Douce imposture de Noël, chap. 3
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VANESSA
Première observation : Victor sent très bon. Je crois que c’est son eau de toilette, la façon dont elle se mélange à sa lessive. Sous son manteau il portait un pull d’un gris foncé orageux qui a l’air d’être en cachemire, avec un pantalon de laine noir, mais des baskets montantes.
Deuxième observation : il conduit plutôt bien. Il respecte les limitations de vitesse et il utilise même son clignotant comme un type normal. Je n’ai pas l’impression que je vais mourir au cours des heures qui viennent, comme ça peut être le cas quand on voyage avec des gens de mon âge.
Troisième observation : il a des goûts musicaux vraiment pourris. Il écoute une espèce de soupe électro lounge, sage et sans âme, qui va vite m’irriter les oreilles. D’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il l’écoute vraiment. Clairement, pour lui, c’est juste une musique de fond. Je pense qu’elle va rapidement me rendre chèvre, mais avant de lui imposer mes choix plus subtils, je vais sans doute devoir l’apprivoiser un peu.
— C’est bizarre qu’on ne se soit jamais rencontrés à la fac, non ?
Il hausse les épaules.
— L’université est vaste, et on a peut-être choisi des spécialités différentes. Moi, je viens de commencer une thèse de maths, et il est possible que je ne sorte plus autant que dans mes folles années. Et toi ?
— Une thèse de maths ? Tu veux devenir prof, ou chercheur ?
Ça ne cadre pas vraiment avec l’impression que j’ai de lui. Les gens riches et beaux passent normalement leur temps à sortir, c’est quasiment écrit dans la constitution. Peut-être qu’il n’a pas l’impression de sortir beaucoup, mais je suis sûre que dans les faits ses soirées sont bien plus animées que les miennes, par exemple.
Il plisse les yeux et me lance un regard contrarié. Il a vraiment des cils immenses, des cils de fille.
— Pourquoi pas ? rétorque-t-il.
— C’est un très beau métier, me justifié-je aussitôt. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer prof de maths. Bien sûr, je ne te connais que depuis cinq minutes, mais d’habitude les profs de maths ont quelque chose de fondamentalement à part, tu vois ce que je veux dire ? Ils ne viennent pas vraiment de notre planète.
Il sourit.
— Mouais, je vois ce que tu veux dire. En fait, tu ne le sais peut-être pas : les mathématiciens trouvent à s’employer dans la recherche, effectivement, mais aussi dans les entreprises, par exemple dans l’informatique, dans la finance, dans l’armée…
— Et ça représente combien de postes à la surface du globe ? Douze ?
Son sourire s’affirme.
— Oui, je suppose qu’en effet, c’est plutôt niche comme spécialité. Mais ça n’en fait pas une quête impossible.
Je sais que je le regarde avec mes yeux ronds, avec cette expression que Clémentine a baptisée « je vais te manger » mais qui n’est, en fait, que de la sidération.
— Donc en gros tu es tellement génial que ça ne t’inquiète pas de t’engager dans une voie de garage ?
J’en déduis qu’il fait peut-être partie de ces gens qui peuvent compter sur un bon piston quand ils en ont besoin. Quand il ne répond pas, je décide que ça confirme ma théorie.
— Et toi ? demande-t-il.
— Management. Je suis en deuxième année de licence.
Il hoche la tête parce que ça n’appelle pas le moindre commentaire, et je lui demande si ça fait longtemps que sa famille habite Le Châtelet.
Il dit que ça fait environ cinq cents ans, avant d’expliquer :
— Mon grand-père est duc, si ça veut encore dire quelque chose. Il a hérité du Bourg.
Le Bourg, c’est le château du coin, excusez du peu. Un immense trésor du bas Moyen Âge/début de la Renaissance qui est resté sous propriété privée, jamais ouvert au public.
— Hah, fais-je. En cinq cents ans, c’est quand même étrange qu’on ne se soit jamais croisés au Colruyt du coin.
Ça le fait rire. Il a un chouette rire, sans un gramme de condescendance, un rire riche et généreux, qui réchauffe.
— J’ai grandi un peu partout, avant d’atterrir en Angleterre, s’excuse-t-il. Mon père est diplomate.
— Et comment tu t’es retrouvé à Nantes ?
— J’ai pris une carte, un compas, et j’ai fait un peu de géométrie, répond-il sans s’étendre davantage.
Je ne sais pas ce que c’est censé vouloir dire. Dans mon expérience (limitée) de la géométrie, on prend un compas pour déterminer des points équidistants. Comme Nantes, Londres et le Châtelet forment par exemple une sorte de triangle équilatéral.
— T’es un peu excentrique comme type, non ?
Il n’a pas l’air de pouvoir déterminer si c’est du lard ou du cochon, lui non plus. Il fronce les sourcils et me jette un coup d’œil inquiet avant de se concentrer à nouveau sur la route. C’est étrange que j’aie réussi à le faire rire tout à l’heure. Je crois qu’on a des humours incompatibles. Avec Clémentine par exemple, la communication est très facile. Avec ce type, je pressens déjà qu’elle sera presque impossible. Nous avons deux villes en commun, mais nous n’habitons pas sur la même planète. Ce n’est pas très grave, mais c’est un peu bizarre.
— Et toi ? veut-il savoir à son tour. Tu as toujours vécu au Châtelet avant de venir à Nantes ?
— J’y ai passé toute mon adolescence, dis-je sans trop m’étendre. Ma Tante Mia a épousé un agriculteur du coin en secondes noces.
— Ta tante ?
Je vois bien qu’il hésite à poser cette question très personnelle — pourquoi habité-je avec ma tante, et pas chez mes parents ?
— Mon père est… décédé quand j’étais petite, et ma mère a des ennuis de santé.
— Ah.
Il regrette d’avoir creusé dans cette direction un peu glauque, ça se voit.
— Je passe toujours Noël chez ma tante, expliqué-je. C’est plus ou moins elle qui m’a élevée.
— Et… tu as des frères et sœurs ?
— Non. Toi ? À part Nina ?
Il esquisse un sourire. Il est content que je me sois souvenue du prénom de sa sœur à la famille trop nombreuse pour une Mini.
— J’ai aussi un petit frère, Raymond. Pas de commentaires sur son prénom, c’est un truc de famille. Ce n’est vraiment pas de sa faute.
— Ça ne me serait pas venu à l’idée de me moquer de son prénom. Et si le Bourg c’est chez ton grand-père, ça veut dire que tu te prépares à une grande fête de Noël en famille ?
Il fait la grimace.
— Ouais. Il va y avoir tous mes cousins.
Il n’a pas l’air de les porter dans son cœur.
— Si ça fait trop de monde et que tu as besoin de t’échapper, lancé-je sans réfléchir, tu n’as qu’à passer me voir chez Mia. On ne fait pas plus tranquille.
L’invitation trop précoce est sortie toute seule, et avec un grand sourire en plus. C’est le problème avec moi : j’adopte les gens trop vite. Je me suis laissé emporter par la conversation, peut-être aussi par son rire, tout à l’heure. Maintenant j’ai lancé une proposition qui est sans doute socialement inconvenante, parce que les jolis aristocrates pâles en cachemire et papier glacé ne calculent probablement pas trop les orphelines de la ferme à la peau chocolat. Mais je ne peux pas ravaler mon offre, même quand Victor m’adresse une autre sorte de grimace, le genre qui dit « pour qui elle se prend, celle-là » et qui me fait bien comprendre à quel point j’ai outrepassé mes droits.
Je brode donc pour amortir le choc.
— On n’est pas envahis par la foule. C’est très calme. À part les vaches, les deux chèvres, le coq et les jurons fleuris de Paul, le mari de Mia, on n’est pas dérangés.
Je ne rends pas vraiment justice à la ferme avec ma description, mon esprit de contradiction me joue des tours. Mais je n’ai pas aimé sa moue condescendante et maintenant, j’éprouve le besoin d’en rajouter. C’est vrai, quoi, pour qui il se prend ? S’il veut profiter de mon calme fermier qui confine à l’ennui mortel, il faut qu’il sache qu’il devra affronter Marcello le coq et Paul le fermier bourru.
De toute évidence, nous avons pris toute la mesure de la distance entre nous. On évolue clairement dans des univers parallèles, et on s’est probablement dit tout ce qu’on avait à se dire.
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