Brûlant chantage de Noël, les premiers chapitres

Sous la rivalité et les coups bas, une attraction irrésistible. 

Très ambitieux tous les deux, Lily et Pablo se retrouvent en concurrence pour un poste dans une prestigieuse agence de design. Lily la peste veut se faire un prénom et elle est prête à tout pour sortir de l’ombre écrasante de ses parents. Y compris à aller trop loin. Mais le ténébreux Pablo a lui aussi les dents longues. 

Quand une coïncidence catapulte Pablo au milieu de la famille de Lily, dans le château de ses ancêtres, ils sont forcés de cohabiter pour les fêtes. 

Une trêve des confiseurs ? Hors de question. Ce sera la guerre. 

Les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre sont si forts que bientôt, ils n’arrivent plus à distinguer la haine du désir. Sous la glace du chantage, des piques et de la vengeance, s’éveillent une intimité brûlante, un respect mutuel, et une tendresse plus encombrante encore. 

Mais ils n’ont pas d’avenir et il faudrait un miracle de Noël pour qu’ils arrivent à s’entendre. 

Luxe, traditions excentriques, clan haut en couleur : passez Noël au château avec cette romance enemies to lovers aux mille nuances de feu et de givre.

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Les thèmes : 

  • Une romance enemies to lovers 
  • L’héroïne est une peste, mais le héros ne va pas se laisser faire.
  • Proximité forcée : la guerre des couvertures 
  • Noël au château : luxe, famille nombreuse, et traditions créatives

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CHAPITRE 1

LILY 

Il fait moins de zéro à Paris, et la météo a laissé planer des espoirs de neige pour cette nuit. Je scrute les nuages en humant l’air du boulevard. Si l’odeur inimitable de la neige est déjà présente, en tout cas, moi, je ne la détecte pas. Dommage. J’aimerais bien un Noël blanc après le Noël au balcon de l’an dernier. Rien de tel qu’un tapis blanc pour tout adoucir, aplanir les angles, et transformer en lieu de conte de fées un moment compliqué.

Neige ou pas, Paris est féérique avec les décorations qui habillent le boulevard. Cette année, la ville est revenue à quelque chose de plus classique, et tout en ayant vaguement conscience que cela me fait passer pour une traditionaliste, je dois bien avouer que j’adore ces myriades de loupiotes jaunes toutes simples qui parent les arbres nus et les façades haussmanniennes. 

À l’horizon, l’Opéra me fait de l’œil. Je préférerais aller me nourrir de culture que de participer à cette fête de Noël. Un Casse-noisette me ferait dix millions de fois plus plaisir qu’une coupe de champagne.

Une moto manœuvrée par un père Noël très jeune avec un piercing dans le nez passe en pétaradant sur le boulevard, à deux centimètres du trottoir, et je fais un bond en arrière. J’ai les mains congelées : j’ai laissé mes gants en haut, sur mon bureau. Je n’ai attrapé que mon manteau, j’étais pressée de sortir pour prendre ce coup de fil en bas, pas au milieu de mes « collègues » et des autres étudiants. Ma mère ne fait pas ressortir les meilleurs aspects de ma personnalité, alors, je préfère en général m’isoler lorsqu’elle m’appelle.

­— Lily, ma chérie. 

— Salut, Maman.

— Comment ça se passe, ton stage ? 

— Bien. 

Je pourrais entrer dans les détails mais elle ne me demande pas vraiment de nouvelles. C’est plus une entrée en matière. Ça s’entend dans sa voix, dans son intonation brusque et un peu cassante. Elle a surtout un truc à me dire. 

— Et ton frère ? enchaîne-t-elle pourtant. Il sort de sa caverne de temps en temps ? 

C’est une autre figure imposée de nos conversations. André, mon « petit » frère de vingt ans, et moi habitons le même immeuble. J’essaye d’évacuer le sujet. 

— Hum, je suis assez occupée et lui aussi, alors, on ne se croise pas trop, mais ça ne veut pas dire que… 

— Bref, conclut-elle immédiatement et pas sans raison, il passe tout son temps à jouer à des jeux vidéo. J’ai intercepté son bulletin de notes avant que ton père ne le voie. Il ne va même plus en cours, si ?

André est censé faire une prépa et ensuite, des études brillantes dans une grande école de commerce. C’est en tout cas le projet que mon père, Jasper Bloome, a formulé pour lui. C’est un plan B parce que Jasper aurait plutôt rêvé qu’André marche dans ses traces et qu’il aille faire des études à Oxford. Le problème, c’est que mon frère aime surtout les jeux vidéo et qu’il veut en faire sa carrière. Mais il n’arrive pas à faire comprendre à nos géniteurs que c’est un choix d’orientation valide. Probablement parce qu’il n’essaye pas. Je ne suis pas sûre qu’il y croie lui-même. André est intelligent, mais passer à l’action lui pose toujours des problèmes. 

— J’en sais rien, Maman. Tu n’as qu’à lui demander. Tu n’as pas besoin d’un informateur. Passe le voir peut-être ? Vous habitez dans la même ville, après tout. Je suis sûre que tu pourrais trouver un petit créneau dans ton emploi du temps. 

— Oh la la, s’agace-t-elle aussitôt, pas la peine de le prendre comme ça, Lily. Bon. De toute façon, ce n’est pas pour parler de ton frère que je t’appelle. 

Non. En général, Arielle Bloome vous appelle surtout pour vous parler d’elle-même. C’est quand même son sujet de prédilection. 

— Je voulais t’avertir, pour les vacances, dit-elle. 

— M’avertir ? De quoi ? 

Noël arrive dans quelques jours et comme tous les ans, le clan Brühler au grand complet doit se réunir dans le château de famille à l’est de Paris, qui est la demeure à l’année de mes grands-parents maternels. 

— Ton père, dit-elle. Il apporte du travail et… il vient aussi avec sa collaboratrice.  

Oh, merde. Moi qui comptais sur un Noël paisible. 

— Hum. Il va devoir travailler pendant la trêve des confiseurs ? demandé-je naïvement, quoique j’aie très bien compris la teneur exacte du message.

Ma mère renifle bruyamment. 

— C’est ça, oui, raille-t-elle. Il va travailler pendant les vacances. 

J’ai reçu l’information, cinq sur cinq. Ma mère est en train de m’expliquer que mon père a une maîtresse et qu’il va l’incruster pour Noël au château de sa belle-famille. 

Il y a vingt-cinq ans, Arielle Brühler a épousé Jasper Bloome, un héritier anglais aux dents longues et au charisme renversant. Elle s’est laissé séduire par son charme, sa beauté, son intelligence et ses montagnes de fric. Je pense qu’elle est sincèrement tombée amoureuse de lui, autant qu’elle en est capable. 

Depuis, il la trompe allègrement avec tout ce qui bouge, et elle se venge en faisant la même chose, et en rendant leurs deux enfants, mon frère et moi, complètement zinzin.

J’aime mes parents, mais… ils ne sont pas de tout repos. 

— Cette fois, ça va beaucoup trop loin, dit ma mère. Je compte sur toi, Lily.

— Tu comptes sur moi pour faire quoi ? demandé-je, à la fois incrédule et complètement blasée. 

— Je compte sur ta solidarité. On n’adresse pas la parole à cette traînée. 

— Okay. Comme tu veux. C’est tout ce que tu voulais me dire ?

— Lily, je n’aime pas ce ton. 

Je lève les yeux au ciel et je pivote sur les pointes de mes escarpins pour reprendre le chemin du bureau. Je sais déjà que la discussion sera terminée dans moins de cinq secondes.

Dans le hall du bâtiment, les décorations sont plus conceptuelles. Un flocon déstructuré a été accroché il y a quelques jours et flotte, suspendu, en éclats concentriques qui m’évoquent surtout des lames de patin à glace. 

— Faites bonne route demain, dis-je à ma mère. Vous venez toujours avec une seule voiture ? Papa et toi ? 

— Probablement pas, m’apprend-elle. 

Je fais la grimace, mais aucun commentaire. 

— Allez, bisous.

Nous raccrochons. 

Personne ne prend l’ascenseur avec moi, alors, j’ai le temps de vérifier mon maquillage dans le miroir. J’essuie le mascara qui a un peu coulé, à cause du froid qui me fait pleurer. Je lisse rapidement mes cheveux bruns avec mes doigts, et je rajoute une couche de rouge à lèvres avant d’adresser à mon reflet un sourire froid parfaitement maîtrisé.

Mode reine des neiges : activé.

Et j’ai bien fait, car Noémie et Verdana me cueillent dès la sortie, lorsque les portes chromées glissent pour révéler l’entrée de l’agence. Noémie, Verdana et moi sommes amies depuis le début de nos études. Les mauvaises langues expliquent ça par le fait que nous sommes les trois pestes riches de notre promo, et c’est sans doute vrai. Nous venons de milieux extrêmement favorisés et nous pouvons, à nous trois, aligner tellement de pistons que les autres élèves sont obligés de nous lécher les pieds. Mes copines en profitent à fond. 

— T’étais où ? fait Noémie. 

C’est une blonde à la coupe de cheveux déstructurée qui fait disparaître ses taches de rousseur sous plusieurs couches de fond de teint. Elle est très jolie, et toujours très apprêtée, avec une préférence pour les robes des années 50 qui mettent en valeur sa silhouette un peu courte. Elle fait quinze centimètres de moins que moi. 

— En bas. J’avais un coup de fil à passer. 

Je ne lui en dirai pas plus. Je les ai habituées à une certaine arrogance pète-sec dans ma communication, et c’est comme ça qu’elles m’adorent. Ou qu’elles adorent me détester. 

— Viens, dit Verdana. Tout le monde est là, Alfred t’attend pour faire son discours. 

Je suis étonnée. Alfred est le PDG fondateur de l’agence de design Arsène Starine qui nous a ouvert ses portes tout le mois de décembre pour un projet utopique et transdisciplinaire. Comprendre : une opération de com et un bon moyen de rafler les meilleurs stagiaires. L’agence d’Alfred, cela dit, est très reconnue, et faire un stage ici serait un honneur pour n’importe lequel d’entre nous, sans parler d’une ligne très convoitée sur chacun de nos C.V.

Hébergés par l’agence à mi-temps, nous sommes cinq à plancher depuis un mois sur un scénario futuriste pas si improbable : le glacier de Thwaites dans l’Antarctique a fini par se casser la figure dans la mer d’Amundsen parce que nous étions incapables de baisser la température chez nous ou d’arrêter de prendre l’avion pour un oui ou pour un non. Le niveau de la mer est monté de quatre mètres et la catastrophe humanitaire globale qui en a résulté a conduit à une initiative exotique : tous les espaces du patrimoine, les églises, les musées, les palais et les châteaux, ont été reconvertis en logements à plus ou moins longue échéance pour les personnes déplacées. Notre équipe était chargée de penser l’espace et de dessiner les modules d’ameublement adaptés. Je me suis éclatée comme rarement dans ma vie à imaginer la salle d’armes du château de grand-papa reconvertie en dortoir comme un vulgaire gymnase et je me suis donnée à fond. J’ai adoré travailler avec les équipes d’Arsène Starine, et avec certains designers en particulier…

— Qu’est-ce que tu fichais ? C’était quoi, ton coup de fil ?

Typique de Verdana de revenir à la charge par la bande. De nous trois, elle est la moins excentrique, la moins remarquée, malgré le prénom à coucher dehors que son typomane de père lui a dégotté. C’est peut-être à cause de ce prénom qu’elle tente toujours de se fondre dans la masse, avec sa coupe sage, ses fringues tendance mais qui sont toujours pile-poil dans les diktats de la saison. 

Je l’ignore. Ça la rend dingue, je le sais. Je me dirige vers la banque d’accueil où Rita, la réceptionniste, semble être en difficulté avec un livreur tardif. Le type s’est penché sur le comptoir et il lui tient la jambe depuis tout à l’heure. Il faut être aveugle pour ne pas distinguer que le body language de Rita lui hurle « Laisse-moi respirer » en quinze langues depuis que je suis arrivée à l’étage. 

Contre cette catégorie bien particulière de gêneurs, j’ai un ton glacial qui est en général d’une grande efficacité. Je l’ai affûté comme un acier mortel. 

— Je peux vous aider ?

Le type me lance un regard appréciateur. Il est baraqué et pas particulièrement canon. Je lève les yeux au ciel. 

— Non, fait-il. À moins qu’un plan à trois t’intéresse. 

— Dehors. 

— Quoi ? 

— J’ai dit, dehors. Rita n’est pas assez bien payée pour supporter les nazes dans ton genre, et si tu tentes quoi que ce soit qui ne soit pas d’un professionnalisme exemplaire, je remuerai ciel et terre jusqu’à ce que tu te fasses virer. C’est compris ?

— T’as pas l’autorité pour me virer. 

— Tu veux parier ?

Mon masque de reine des neiges a un peu glissé, mais tant pis. Le type a vu le monstre sous la surface lisse, et il en prend bonne note. 

— Pas la peine de t’exciter, pouffiasse, lâche-t-il. 

Je me tourne vers Rita pour lui dire : 

— Je pense que tu peux appeler la sécurité.

Inutile. Le type se retire en grommelant et en promettant une vengeance terrible. Je l’ignore. Je ne vérifie pas que Rita va bien. D’après mon expérience, elle va me détester pour ce que je viens de faire, en particulier le commentaire sur son salaire — elle va penser que je la prends de haut. Ou bien peut-être qu’elle aura peur de moi maintenant. J’ai trop sorti les griffes et j’ai pourri l’ambiance de Noël, et le mieux à faire maintenant, c’est de passer à autre chose. D’ailleurs Noémie me tire par la manche. 

— Allez, Lily. Magne-toi maintenant. 

Je la suis.  

Au bout du couloir feutré, habillé de meubles de bois sombre, de tapis anciens sur le parquet en pointe de Hongrie, et de tableaux abstraits ou anciens mariés avec un goût exquis, la salle de réunion est pleine à craquer. La table chargée de petits fours et de flûtes vides attend sagement la fin du discours sous le lustre de plexiglas moderne. Dans un coin de l’immense pièce, le sapin a été habillé de décorations abstraites et le calendrier de l’agence attend qu’une main plus ou moins innocente pioche un nouveau défi dans la case numéro dix-neuf. Alfred, debout sur la petite estrade, s’est posté là avec un micro et une coupe de champagne pleine. 

Quand j’entre, il me décoche un sourire et c’est impossible de ne pas lui répondre. Alfred est un mentor extraordinaire et je suis consciente de la chance incroyable que j’ai eue de pouvoir travailler, même très brièvement, à ses côtés. Je regretterai cette période captivante quand il faudra retourner sur les bancs de l’école en janvier (même si j’adore mon école). 

Tout le monde est déjà là et à la seconde où nous franchissons le seuil, Alfred se lance dans son discours, félicitant les étudiants qui ont participé au projet et exaltant les valeurs de l’agence — créativité, courage, intégrité. J’écoute d’une oreille tout en balayant l’assemblée du regard. Une équipe devait participer à un pitch cet après-midi pour rhabiller de pied en cap tout un pan des services de transports régionaux et je me demande comment la présentation s’est passée. 

Je finis par les trouver près de la fenêtre, Esther, la directrice associée du studio, Timothy, le planneur stratégique, et Pablo. Pablo est un designer junior qui a décroché un stage à l’agence à la rentrée. J’ai entendu qu’il était déjà diplômé et qu’il cherchait du travail. Il est tellement bourré de talent qu’il va sûrement être embauché maintenant, surtout si le pitch s’est bien passé. À en juger par son expression détendue et le sourire qui flotte sur ses traits harmonieux, j’en déduis que c’est le cas. Au moment où je le dévisage, il tourne tout à coup la tête vers moi et hausse un sourcil très brun et interrogateur, une étincelle dans ses yeux sombres.

Qu’est-ce que tu me veux ?

J’ai peu interagi avec Pablo au cours du mois que j’ai passé ici. Nous travaillons sur des projets différents. Nos collisions dans les couloirs se soldent toujours par des quiproquos ou des piques. C’est comme si on n’arrivait pas à trouver la bonne fréquence pour se parler. Il y en a toujours un de nous deux pour offenser l’autre, et je ne comprends pas vraiment pourquoi. C’est d’autant plus frustrant que je ne lui veux aucun mal et que j’admire son travail. C’est probablement ma tête qui ne lui revient pas. Dommage. 

Noémie me bourre un coup de coude dans les côtes. Alfred parle de nous. Je me redresse, rabattant sur mon visage mon masque de reine des glaces, version sourire gracieux et distancié. 

— Quand j’ai proposé cette collaboration à l’école Boulle, dit-il, je ne me doutais pas qu’elle serait aussi fructueuse ni que ses étudiants et étudiantes m’impressionneraient à ce point par leur inventivité, leur ambition, leur motivation. 

Il me regarde droit dans les yeux et il sourit. Je le prends pour moi. Au creux de mon estomac, un espoir se met à vibrer comme une petite abeille au décollage. J’attends depuis longtemps une occasion d’être autre chose que la petite fille riche à qui ses parents louent des pied-à-terre de luxe à Paris et passent tous ses caprices. J’ai envie de devenir quelqu’un, de sortir de leur ombre et de leur coupe. 

Alfred évoque de très bons résultats, touche deux mots des pitchs en cours, puis conclut son discours en levant son verre et en trinquant à la santé de l’agence. Les applaudissements retentissent, puis se muent rapidement en un brouhaha joyeux tandis que la salle s’anime, que les bouchons de champagne sautent, que les verres se remplissent et que la température monte. 

Alfred ne s’est pas fichu de nous : les petits fours sont délicieux et il n’a pas lésiné sur les bouteilles. Je salue des consultants seniors et nous échangeons les dernières nouvelles de la vie du business. J’adore me tenir au courant de l’actualité. Je pourrais vraiment travailler dans une entreprise comme celle-ci, entre l’art et les affaires, dès que je serai diplômée, à la fin de l’année. Mais je suis déterminée à réussir sans utiliser le moindre piston paternel, quoi que puissent en penser mes amies. 

Noémie plaisante avec Vincent, un designer à lunettes carrées et aux yeux rieurs sous un panache de cheveux fous. Verdana lit ses messages et considère son écran de smartphone avec une moue contrariée. 

— Mon père amène sa nouvelle petite amie à Gstaad, se plaint-elle. Elle n’a que deux ans de plus que moi. J’en ai marre de passer Noël avec les cruches qu’il se tape. Il attend de moi que je fasse amie-amie, et ensuite il les largue avant la Saint-Valentin. 

J’ai bien conscience de ce que sa situation la place dans la catégorie « pauvre petite fille de riche », mais je peux aussi la comprendre et éprouver un pincement de cœur pour elle. Depuis le divorce de ses parents, c’est tous les ans le même cirque, apparemment.

— Tu n’as qu’à aller passer Noël avec ta mère, pour changer, lui conseillé-je. 

— Nan, fait-elle. Je préfère aller au ski, finalement. 

Je hausse les épaules. Elle se replonge dans son écran de téléphone et je m’éloigne en direction du couloir pour souffler, mais je suis interceptée par Alfred qui semble déjà avoir un petit coup dans le nez. Ses joues pâles ont rosi et ses lunettes en écaille sont très légèrement de travers. Il entraîne dans son sillage un Pablo ombrageux, sourcils froncés.

— Je peux te parler, Lily ? demande-t-il. J’ai quelque chose à vous dire, à Pablo et à toi.  

Intriguée, je les suis hors de la grande salle de réunion où les décibels grimpent lentement mais sûrement et où les gens commencent à ouvrir les fenêtres. Alfred nous guide dans le couloir à la petite salle de réunion au nord, celle avec les voilages que je trouve déprimants. Il y fait beaucoup plus froid et je me frotte les bras par réflexe, avant d’arrêter parce que ça ne colle pas vraiment avec mon image — une reine des glaces, ça n’a jamais froid. 

Alfred indique d’un geste la table en forme de haricot et nous prenons place tous les trois. 

— Désolé d’avoir attendu le dernier moment pour vous parler, dit Alfred. On a tous été très pris en ces derniers jours avant les fêtes. Surtout avec le pitch transports de cet après-midi. Il paraît que tu as fait des étincelles, Pablo. 

Pablo encaisse le compliment d’un signe de tête et d’un bref sourire, et ils parlent un peu de la présentation de l’après-midi et des prochaines étapes dans ce qui s’annonce sûrement comme une compétition en forme de parcours du combattant. 

Alfred se tourne ensuite vers moi. 

— Toi aussi, Lily. Je voulais te dire que j’ai été très impressionné par ton talent et ton professionnalisme au cours des dernières semaines. 

— Merci, Alfred. Venant de toi, ça veut dire beaucoup.

Pablo plisse ses yeux sombres comme s’il trouvait que je fais de la lèche, alors, je le toise de mon regard royalement frigorifique. 

— C’est pour ça que je voulais vous parler à tous les deux, enchaîne Alfred avec enthousiasme, en ignorant nos mimiques. Vous devez vous douter que je ne distribue pas des stages et des compliments pour la beauté du geste. Je suis en permanence en quête de talents pour l’agence et je cherche à investir sur les meilleurs éléments, ceux qui contribueront à faire de nous une agence de design incontournable. Et vous deux, je pense que vous sortez du lot.

Où est-ce qu’il veut en venir ? L’expression de Pablo ne révèle pas grand-chose, mais je devine qu’il subodore lui aussi une proposition qui sent à moitié l’entourloupe. Pourquoi nous avoir convoqués tous les deux simultanément ? Il ne manquait quand même pas de temps à ce point ?

— L’agence va recruter un nouveau designer junior au printemps, lâche Alfred. Mais je ne peux pas vous embaucher tous les deux, même si ça me ferait très plaisir. Nous aimons payer nos employés correctement et nous sommes obligés de faire attention. Je vais donc être obligé de vous départager. 

Pablo intervient. 

— Puis-je te rappeler que je suis déjà diplômé, et donc que je suis immédiatement disponible ? 

Je tourne vers lui mon plus impérial visage de reine des glaces. 

— Je serai libre en mars, signalé-je. Je dois valider un dernier stage. 

J’imagine que c’est un argument qui joue en ma faveur ? Je n’ai pas immédiatement besoin d’argent pour vivre. Je suis à l’abri du besoin. Je veux être indépendante, mais ça m’est égal si ça nécessite d’enchaîner une douzaine de stages très moyennement rémunérateurs.

— De toute façon, dit Alfred, ce n’est pas uniquement une question de finances. Je veux voir comment vous vous comportez sous la pression. Je veux vous amener à donner le meilleur de vous-mêmes. 

Le sourcil démoniaque de Pablo prend la forme d’un accent circonflexe. Il est à la fois sceptique et titillé par la perspective d’un défi. Je le sais, parce que j’ai exactement la même réaction. 

Un jeu ? Une compétition ? Alfred semble déjà savoir qu’aucun de nous deux ne pourra laisser passer l’occasion. 

— Je veux vous faire travailler sur un pitch fictif tous les deux, en concurrence l’un contre l’autre. Vous me présenterez votre travail début janvier, et je prendrai ma décision à ce moment-là. 

Pablo reste impassible, sérieusement, son expression peut vouloir dire n’importe quoi. En particulier, Tu te fous de moi ? Tu veux que je saute à travers ton cerceau pour un susucre ? Tu ne peux pas prendre de décision sur la foi de tout ce que tu as déjà vu ? 

Et je le sais, encore une fois, parce que je pense la même chose, et parce que je m’applique, moi aussi, à ne pas trahir la moindre émotion. 

— Intéressant, dit Pablo. 

— Pourquoi pas, fais-je de mon côté. 

La vérité, c’est que je crève d’envie de travailler pour Arsène Starine et que l’agence reçoit plus de cinq mille C.V. de jeunes designers tous les ans, je le sais parce que c’est la RH qui me l’a dit. Alors, si pour y entrer, je n’ai qu’un seul concurrent à tailler en pièces, ça me va. Ça me va carrément. 

— Merci pour cette opportunité, murmuré-je. Quand est-ce que tu m’envoies le brief ?

— J’ai hâte de m’y mettre, renchérit Pablo. Je vais donner le meilleur de moi-même. 

Il me coule un œil torve, si noir et si dense qu’on pourrait y noyer une portée de chatons. 

Alfred, lui, a l’air tout content. 

— Super ! conclut-il en se levant. Je vous envoie tout ça pendant les fêtes, et on peut s’en reparler au début de l’année prochaine. 

Et il sort de la pièce en nous laissant là tous les deux, abasourdis.

CHAPITRE 2

PABLO

Pour Alfred, c’est un jeu. Il pourrait très bien prendre une décision tout de suite. Il pourrait embaucher l’un ou l’autre d’entre nous, de préférence moi. Il a eu largement le temps d’éprouver nos compétences. Mais il a ce petit côté joueur. C’est un bon créatif et un visionnaire, mais humainement, il est parfois un peu tangent. 

Bien sûr, ça ne change rien au fait que je tuerais pour une chance de travailler avec lui. 

Ni Lily ni moi n’avons brisé le silence depuis qu’il nous a plantés là. Une personne normale aurait probablement souri, soupiré, ou bien se serait tournée vers moi pour discuter de ce qui vient de se passer et tenter de faire en sorte que cette petite compétition amicale ne se transforme pas inutilement en lutte à couteaux tirés.

Pas Lily Brühler-Bloome, de toute évidence. 

Cette fille est la plus grande pimbêche que la terre ait jamais portée. Non seulement elle représente tout ce que je déteste et se retrouve régulièrement en photo dans les dernières pages des magazines mondains, comme la petite princesse qu’elle est, mais en plus elle se débrouille pour être foncièrement antipathique. Elle ne dit pas bonjour, elle ne se départit jamais de cette expression froide et hautaine. Sérieusement, cette nana a la resting bitch face la plus extravagante qu’il m’ait jamais été donné de voir. C’est dommage, parce qu’elle est très jolie. Dans le genre plastique parfaite, avec ses grands yeux marrons qui tirent sur le violet, ces épaisses boucles brunes soyeuses et ces traits fins, symétriques, parsemés de taches de rousseur.

Enfin, jolie si on aime les grandes maigres, ce qui n’est pas mon cas. 

— Bon, dis-je, prenant l’initiative de la conversation. Je ne m’attendais pas à ça. 

Je m’y attendais, en réalité, mais elle n’a pas besoin de le savoir. 

— Ah bon ? dit-elle. Pourtant, c’est pas mal le style d’Alfred, non ? Pousser les gens à l’excellence au mépris des conventions. 

Elle n’ajoute pas : et au mépris des considérations humaines de base. Je ne suis pas sûr qu’elle les intègre tellement dans son quotidien, elle non plus.

Heureusement que je ne m’attendais pas à ce que l’agence m’offre un CDD pour Noël, hein. Heureusement que j’avais déjà aligné un autre job à la suite de ce stage. J’ai appris il y a deux jours que j’étais recruté pour une mission de décoration intérieure dans la demeure ancestrale d’un riche particulier, dans l’est de la France. Je ne dis pas que c’est le boulot de mes rêves, mais ça me fera une expérience à mettre sur mon C.V. et j’aurai une bonne excuse pour ne pas rentrer chez moi pour les fêtes. 

— Mouais, fais-je. En tout cas, je suppose qu’il faut souhaiter que le meilleur gagne. 

— C’est ça, acquiesce Lily Brühler-Bloome avec un sourire carnassier qui dévoile ses canines très blanches. 

Il ne fait apparemment pas le moindre doute à son esprit que la meilleure, c’est elle. Lily Brühler-Bloome est comme ça. Ce n’est pas la modestie qui m’étouffe.

Je me souviens parfaitement du jour où elle a débarqué à l’agence. J’en étais à mon deuxième mois de stage et je commençais enfin à faire mon trou. J’étais plutôt content de moi. Les consultants de l’agence avaient compris que j’étais un bon élément à mettre dans son équipe et ils commençaient à venir me voir pour m’inclure dans leurs projets.

Puis les étudiants de Boulle sont arrivés, comme un raz de marée jeune déferlant sur notre microcosme. La plupart étaient plutôt conformes au style étudiant-artiste, avec des fringues un peu excentriques, des doux sourires d’excuse et des moments d’absence quand on leur posait des questions trop précises. D’ailleurs ils ne sont pas restés, ils se sont évaporés les uns après les autres au gré d’un processus de sélection complexe qui nous a laissés, au bout de deux mois, avec un noyau dur de six pioupious aux dents longues, dont elle. 

Lily Brühler-Bloome ne porte que des tailleurs de créateur et elle regarde le monde comme si elle catégorisait les gens en rivaux, proies, et alliés potentiels temporaires. Elle fixe les gens, elle les toise, elle les épingle comme des papillons. Ceux qui se mettent à se tortiller de gêne, elle les éviscère. Ceux qui lui résistent, elle se les met dans la poche ou elle les envoie dans le fossé sans qu’on puisse jamais l’accuser d’avoir organisé leur sortie de route. Elle ne recule jamais devant un défi. 

Je l’ai vue faire et je l’ai observée pendant un mois, à demi horrifié, et à demi fasciné par ses techniques de requin. On dirait qu’elle a ça dans son ADN : une agressivité sans scrupule doublée d’une assurance illimitée. Entre le moment où elle renifle l’odeur du sang et celui où elle met sa proie à mort, il ne s’écoule souvent que quelques secondes. 

C’est le genre de fille qui vous rappelle que vous n’êtes pas né avec une petite cuiller en argent dans la bouche, et qu’il n’y a rien à y faire : il vous manquera à tout jamais ce truc en plus qu’elle a de son côté acquis sans le moindre effort.

Je lui rends son regard de tueuse et je me fais une promesse solennelle : je vais lui faire manger la poussière. 

— On retourne à la fête ? propose-t-elle. 

Je hausse les épaules. 

— Allons-y.

Nous nous levons tous deux, un peu maladroits. Elle est grande mais quand même pas autant que moi, même avec ces fichus talons aiguilles dont elle ne se débarrasse jamais, je la dépasse d’une demi-tête. J’ai dit qu’elle n’était pas mon style, et c’est vrai. Physiquement elle ne correspond pas du tout au portrait-robot des filles avec lesquelles je sors. Je les préfère plus rondes et plus blondes, et de manière générale, moins létales. Ça me surprend d’autant plus quand je lui trouve des qualités, comme celle de dégager un parfum subtil et délicat de verveine et de miel relevé d’une note plus piquante qui attise ma curiosité. Mais je suis sûr que c’est une odeur qu’elle a achetée en faisant fumer sa carte bleue. 

Sois sympa avec elle, Pablo. Il faut toujours être sympa avec la concurrence. 

Du coup, je la laisse passer devant et je ferme la porte derrière nous. Je me risque même à faire la conversation. 

— J’ai vu tes croquis et ton projet pour le réaménagement des monuments du patrimoine, lui dis-je donc. Tu as un sacré coup de crayon. 

— Merci. Toi aussi. 

Elle se mord la lèvre et mon regard est aussitôt attiré par le renflement pulpeux laqué de prune. 

— Écoute, Pablo, dit-elle. Je respecte ton travail et je trouve que tu aurais ta place ici. Mais ça ne change rien au fait que je vais me débrouiller pour gagner cette compète.

D’accord. Au moins elle est directe. Ça change de toutes ces demi-conversations que nous avons eues dans les couloirs et au cours desquelles elle m’a complètement snobé. 

— On peut rester tout à fait cordial dans la vraie vie et se livrer une concurrence professionnelle acharnée, émets-je. 

Elle acquiesce. 

— De toute façon, dit-elle, on n’est pas des ennemis. Juste des concurrents. Et on n’a même pas encore reçu ses fichus briefs. Ça ne servirait à rien de s’écharper tout de suite, pas vrai ?

Quelque chose dans son sourire me dit que je ferais bien de me méfier, quand même, si je me retrouve dans une ruelle sombre, seul avec elle. Je lui rends son regard intense et un peu flippant. Une seconde s’étire tandis que je me perds dans la perfection liquide de ses prunelles de tueuse. Puis quelqu’un me percute par-derrière et je fais un pas vers elle pour absorber le choc. Nous sommes suffisamment près l’un de l’autre pour qu’en trébuchant, je la percute. Elle pousse un cri et part vers l’arrière, basculant sur ces talons aiguilles insensés. 

Mon réflexe est de la rattraper avant qu’elle ne s’étale sur la moquette. Mes bras jaillissent et je la ceinture à la taille, arc-bouté sur mes talons pour rétablir l’équilibre, avant de faire un autre pas en avant et de me rapprocher encore. 

Quand j’ai exécuté la manœuvre, on a évité la catastrophe. Elle est toujours debout, je suis toujours debout, et dans mon dos, un abruti qui ne peut être que Jeff glousse un « Pardon M’sieur Dame ! » éraillé. 

Je prends une autre bouffée de parfum à la verveine, parce que ce serait idiot de s’en priver. Les cheveux de Lily Brühler-Bloome sont doux et très certainement saturés de produits capillaires à cent cinquante euros la bouteille. Il n’y a pas un pète de graisse sur son abdomen, à part au niveau de la poitrine, et encore. Sous sa cage thoracique, un cœur affolé bat comme celui d’un oiseau. Je pourrais la casser en deux à la main. 

Au lieu de ça je la repose, je fais deux pas en arrière, et pendant qu’elle reprend ses esprits, je me retourne pour engueuler ce balourd de Jeff. 

— Tu pourrais faire attention, mon gros. T’es déjà bourré ou quoi ? 

Jeff, mon meilleur copain à l’agence, est un producteur junior particulièrement maladroit. Il a perpétuellement l’air dans la lune, avec ses pantalons trop courts, ses gilets pleins de poches et sa coiffure à la dynamite. Mais il n’a pas son pareil pour débrouiller n’importe quelle situation à grands coups de système D. Ce type a la production dans la peau. Il trouve toujours la bonne combine. Et il adore faire la fête.

Jeff ricane quelque chose d’inintelligible, fait demi-tour et repart au pas de course dans les couloirs, pompette en effet, et à la fête de Noël de son taf. Je le regarde partir avec un sourire et en secouant la tête. Alors seulement je m’intéresse à la demoiselle que j’ai sauvée d’une mort certaine. C’est normal qu’elle ne m’ait pas encore remercié ?

Mais au lieu de me témoigner sa reconnaissance, elle commente avec un rictus :

— Quel abruti. 

— Pas du tout. C’est un bon gars. Il a travaillé dur toute l’année et il a besoin de se défouler. 

— Il ne devrait pas le faire dans un cadre professionnel, estime Miss Parfaite.

Hmm. Je pensais qu’il serait judicieux de faire ami-ami, au moins en apparence, mais là c’est vraiment difficile. Je lui demande : 

— Tu es toujours aussi pète-sec ?

— Je ne suis pas assez patiente pour faire des risettes à tout le monde, si c’est ça ta question.

— Ce n’était pas vraiment une question.

— Ça tombe bien, je n’essayais pas vraiment de te répondre.  

Gah. C’est impossible d’être mal embouchée à ce point. La vitesse à laquelle nos échanges partent dans le décor est proprement hallucinante. Si elle est comme ça avec tout le monde, Alfred va la dégager en moins de deux secondes. Il faut juste que j’arrive à lui faire voir à quel point cette fille est porte de prison.

— Tu as peur d’attraper des rides si tu souris, c’est ça ? 

Elle incline la tête de côté. 

— Attends, c’est toi qui ne souris jamais. Pourquoi ce serait à moi de distribuer des risettes ? C’est parce que je suis une meuf ? Il faudrait que je joue les jeunes filles effarouchées et soumises ? 

Imaginer Brühler-Bloome en jeune fille effarouchée et soumise est à la fois très saugrenu et bizarrement émoustillant. Je secoue la tête en réprimant un frisson d’horreur. 

— Pitié, non. Ça ne t’irait pas du tout.

Cette fois elle sourit, c’est très timide, juste une crispation extrêmement légère de la commissure. Un amusement sec. Mais ses yeux à la couleur indéfinissable brillent d’un éclat d’humour. 

Le moment, cependant, est vite passé. 

— Essaye pas de me coller aux basques, Pablo. Tu n’apprendras rien d’utile.

— Je n’en suis pas si sûr, m’entends-je déclarer. Je suis très observateur. On peut déduire une foule de choses rien qu’en t’observant.

Elle hausse un sourcil parfaitement épilé au-dessus d’une paupière parfaitement maquillée.  

— Ah oui ?

— Tout à fait. Tu es une fifille à papa, et tu es née avec tous les avantages que cela peut offrir. Mais tu n’as jamais eu à te battre. Sous ton fin vernis de givre, il y a un petit cœur fragile qui bat, et je vais l’écraser sans difficulté. 

Grands dieux, comment en sommes-nous arrivés là aussi vite ?

Son sourire s’approfondit, mais ce n’est pas un vrai sourire, c’est ce rictus qu’elle adresse à ses victimes avant d’attaquer. 

— Quel fin psychologue, quel détective perspicace, raille-t-elle. Tu peux continuer à te fourvoyer sur mon compte, ça me convient très bien. 

Ça va faire deux minutes que nous sommes là dans le couloir à échanger des piques et des petites brimades, et je n’en reviens pas de m’être laissé entraîner et même, accaparer, par une discussion aussi puérile. Il va peut-être que je fasse gaffe à cette fille si elle arrive à m’embarquer dans ce genre de passe d’armes sans intérêt. Je ferais mieux d’aller discuter avec quelqu’un d’autre. 

Mais au lieu de ça, je remets une petite louche d’huile sur le feu. 

— Tu ne voudrais pas demander à ton père qu’il t’offre un stage ailleurs ? Je suis sûr qu’il doit avoir plein de contacts un peu partout ?

L’expression de son visage m’indique qu’elle n’apprécie pas du tout l’insulte. C’était complètement gratuit de ma part, bien sûr. Je sais pertinemment que cette fille a du talent, un vrai talent, et que sous-entendre qu’elle fonctionne au piston est un coup bas injustifié. 

Elle se mord la lèvre à nouveau et j’attends le moment où elle va me rappeler que ce ne sont pas mes parents, avec leur réseau, qui vont pouvoir me décrocher des stages alléchants dans ce monde ultra-fermé. Je me prépare à recevoir la riposte et c’est presque comme si j’en avais besoin pour me préparer à la bataille qui va suivre. 

Mais rien ne vient. 

Elle n’essaye même pas de se justifier. Elle se contente de tourner les talons, justifiant par là que j’ai vu juste, que le piston joue à plein tube dans sa carrière. Et c’est normal. Elle aurait tort de s’en priver, pas vrai ? Moi aussi, si mes parents étaient puissants, j’en jouerais à fond. Mais ce n’est pas le cas. 

J’ai plus faim qu’elle, ça se voit. Ce job est pour moi.

CHAPITRE 3

LILY

La soirée de Noël se transforme en sortie dans un bar branché. Je ne sais même pas pourquoi j’accepte de me joindre au mouvement. Je suis moulue et j’ai envie d’appeler mon frère André pour m’assurer que notre mère ne lui a pas encore retourné la tête. Je me fais du souci pour lui. 

Et pourtant, je me laisse entraîner. Peut-être que j’ai bu une coupe de trop, ou bien j’ai envie d’oublier un peu la réalité. Je ferais sans doute mieux de suivre mon propre conseil et d’éviter de me lâcher dans le cadre professionnel. Mais avant d’avoir eu le temps de dire ouf, je me retrouve un autre verre à la main, sur une petite piste de danse avec les étudiants de ma promo et les juniors du studio. 

Jeff est complètement bourré maintenant et il tourne autour de toutes les filles de ma promo. Il est clair qu’il a l’intention de se taper une étudiante. Il essaye même de se frotter à moi pendant que je danse, mais je le fusille du regard et il s’éloigne en roulant des yeux exorbités. Ce mec a quelque chose qui ne me revient pas. Il fait le chien fou, le type sans cervelle, et par ailleurs c’est vrai qu’il travaille bien, mais la façon dont il regarde les filles quand il pense que personne ne le voit me met vraiment mal à l’aise. 

Bizarrement Pablo est de la soirée aussi. Je l’aurais imaginé du style à aller se coucher avec les poules pour être performant le lendemain, mais non, il s’est laissé embarquer par Noémie sans même protester. Il ne faudrait pas lui demander de danser pour autant. Il se contente de siroter un verre en discutant avec les autres juniors et en jetant des coups d’œil sceptiques en direction des danseurs. 

Je décide que je m’en fiche. Je m’accorde la soirée pour me défouler, parce que dès demain, je mettrai le paquet pour prouver à Alfred que je suis la recrue idéale. Je laisse la musique m’emporter jusqu’à oublier qui je suis, quel nom je porte, dans quel monde je vis et quel rang je suis censée tenir. J’oublie mes parents et leurs ambitions absurdes. Il n’y a plus que la musique, servie par un DJ qui sait absolument ce qu’il fait, et la nuit qui s’étend devant moi, l’anonymat de la piste de danse.

Après un certain temps passé à me défouler, j’ai besoin de faire une pause et de m’hydrater. Quand je m’éloigne de la piste de danse, Noémie danse avec Vincent. Quant à Verdana, elle a rejoint le petit groupe qui se tient dans un coin sombre et elle s’est rapprochée de Pablo. Ensemble, ils sont probablement occupés à bitcher sur tout ce qui bouge, et je fais partie du lot, sans aucun doute. Ça m’est égal. 

Je prends la direction des toilettes, le cœur battant après avoir dansé et un sourire irrépressible aux lèvres. Me perdre dans la musique m’a fait du bien. Je danse encore en marchant, parcourant le couloir sombre en ondulant sur mes talons, l’esprit soudain plus léger.

Je n’ai pas le temps d’atteindre les toilettes que je suis rattrapée comme par une sorte de boulet de canon. C’est Jeff. Il est encore plus débraillé que d’habitude, complètement hilare, et vraiment bourré à présent. Il ne porte jamais de chemise au taf, uniquement des T-shirts qui se veulent arty et décalés, souvent des modèles collector évoquant des jeux vidéo vintage. 

Il les assortit avec des pantalons étriqués et des chaussettes qui cherchent elles aussi à faire oublier leur laideur par les explosions de couleurs les plus criardes possibles. Je sais de source sûre que certaines des filles de ma promo le trouvent à leur goût et qu’elles sont justement sensibles à ce côté négligent que je le soupçonne de cultiver. 

Je pousse la porte des toilettes des femmes et il entre à ma suite. Mon cœur donne un battement sourd mais je ne laisse pas glisser une seule seconde mon masque de reine des glaces. 

— Jeff, les toilettes des hommes, c’est à côté.

Cet abruti ricane et dit : 

— Ah bon ? Merde. J’ai mal lu les panneaux. 

Il ne fait pas mine de sortir, cependant. Il jette un regard panoramique sur la pièce, comme s’il cherchait quelque chose, peut-être les urinoirs ? Puis il fournit ce commentaire éclairé : 

— On m’avait toujours dit que c’était plus propre chez les filles, mais c’est faux. Vous êtes aussi dégueulasses que nous, pas vrai ? Vous êtes des truies aussi. 

J’ignore la violence sous-jacente dans le ton de son jugement. C’est juste un mec bourré. Je me contente de répéter : 

— C’est les toilettes des filles ici, il va falloir que tu sortes, Jeff, et que tu ailles à côté. 

Mais au lieu d’obtempérer il affronte mon regard pourtant ultra glacial, et il fait un pas vers moi. 

— Tu sais quoi, Lily ? Tu devrais te lâcher un peu. Ça te ferait du bien. 

J’ignore la peur qui fait accélérer les battements de mon cœur. Ce type est un cave, il tient à peine debout, je suis aussi grande que lui, et c’est juste un gros lourd. Je soupire et je me dirige vers le w.c. en essayant de faire abstraction. 

Le problème, c’est qu’il m’emboîte le pas. Il me suit ! Il m’oblige à me retourner une fois dans la cabine et à lui demander encore plus fermement : 

— Tire-toi. Laisse-moi tranquille, Jeff. 

Ce gros con est vraiment bourré pour m’embêter comme ça pendant la soirée de Noël de sa boîte. Il est débile, ou quoi ? 

— Allez, viens. C’est la soirée de Noël. Tu ne vas pas faire ta bonne sœur ?

Je le fusille du regard pour oublier qu’il me fait franchement peur maintenant. Son haleine pue l’alcool, ses yeux sont vitreux. On n’est plus dans une situation professionnelle, on a basculé dans une autre dimension. 

— Sors de là, pour la dernière fois, grondé-je entre mes mâchoires qui se crispent.

Je tente de le pousser dehors et il attrape mon poignet gauche et le serre, fort. Il fait un pas vers moi. Encore un pas et il sera dans les w.c. avec moi, et cette seule idée me rend malade. 

Alors, je ne réfléchis pas vraiment. Avec ma main droite libre, j’attrape la porte ouverte et je la rabats le battant pour la fermer, bien qu’il soit dans le chemin. 

Il se recule vivement. 

— Hé ! Qu’est-ce qui te prend ?

L’attitude débonnaire a disparu et maintenant il est en colère.

— T’as failli m’envoyer la porte en plein dans la tronche ! se plaint-il, agressif. C’est quoi ton problème ?

— Mon problème, c’est que tu me lâches pas ! Laisse. Moi. Tranquille.  

La porte de la cabine est entrouverte mais il tient toujours mon poignet, ce qui fait que mon bras gauche m’empêche de fermer la porte comme je souhaite ardemment le faire à présent.

Zut. Tant pis. 

Je tire sur mon bras d’un coup sec, mais il me tient bien, il me serre de plus en plus fort, pour faire mal. La porte reste entre nous mais il la pousse et je me retrouve coincée contre le mur. 

— Mais quel gros lourd ! 

C’est le moment, je crois, où je pète un câble. Je donne un coup brutal dans la porte et cette fois, vu qu’il est complètement saoul, ses réflexes le lâchent. Abruti par l’alcool, il ne réagit pas à temps. Il se mange la porte dans le nez et titube en arrière avec un cri aigu. Il doit lâcher mon bras et quand la porte s’ouvre à nouveau, je constate qu’il s’est pris le nez à deux mains. 

Je n’attends pas d’en savoir plus avant de me tirer de là en courant. Je me glisse hors du w.c. puis, aussi vite que possible, je m’échappe vers le couloir, retrouvant avec un soulagement horrifié les boums-boums-boums de la salle. Mon cœur bat à toute allure et je ne m’arrête de courir que lorsque je retrouve le reste de mes collègues. 

Je fonce droit vers Pablo et c’est lui que j’accuse aussitôt. Je me pique devant lui et je lui plante un index accusateur dans le sternum. 

— Ton pote est dans les toilettes des dames, grondé-je. 

Pablo n’a pas l’air de comprendre. Il a bu un peu lui aussi, c’est la première fois que je m’en rends compte. Un sourire incrédule et un peu goguenard accompagne son haussement de sourcils. 

— Mon pote ? 

Je décide de me montrer plus explicite, plus claire.

— Jeff. Il s’est « trompé » de toilettes. Tu devrais aller le chercher et le ramener chez lui avant qu’il fasse une bêtise et qu’il tombe sur une fille qui a moins de réflexes que moi. 

Pablo semble percuter qu’il y a un problème. Il fronce ses sourcils sombres. 

— Quoi ?

Le regard de Verdana saute de l’un à l’autre et elle tente de s’incruster dans la conversation. 

— Qu’est-ce qui s’est passé ? 

— Rien, dis-je. Je me tire. Amusez-vous bien.

Avant de partir, je m’adresse à Pablo à nouveau.

— Dis à ton pote que s’il recommence je lui péterai autre chose que le nez. 

— Quoi ? répète-t-il. Attends. Lily. 

Il essaye de me retenir par le poignet, mais comme il attrape exactement au même endroit où Jeff m’a agrippé un instant plus tôt, je crie : 

— Lâche-moi !

J’ai eu un mouvement de recul et j’ai failli percuter quelqu’un qui arrivait juste derrière moi. Un homme. Grand. Je fais volte-face et c’est Timothy, le consultant. Il tient trois verres à deux mains, il rapportait une commande et il s’est détourné pour éviter le gros de la collision, mais il s’est quand même renversé la moitié d’un cocktail sur le costard.

— Désolée, grommelé-je, prenant la fuite.

Ça fait trop d’un coup, trop pour moi en tout cas. Je commence à trembler et j’ai besoin de sortir d’ici. Je pars au pas de course vers le vestiaire. Je pense que je vais craquer et je n’ai aucune envie que ça arrive ici. 

— Attends. Lily. 

Pablo est sur mes talons. Mais je suis partie et je préférerais me faire découper en rondelles que de rester ici une seule seconde de plus. J’ai repéré la sortie et je fonce en ligne droite, évitant les fêtards, les danseurs qui tentent de m’embarquer sur la piste de danse, ceux qui arrivent de l’entrée. 

Enfin j’ai atteint le couloir et je vise la porte. 

— Attends ! Lily ! 

C’est Pablo. Qu’est-ce qu’il fiche à me courir après au lieu d’aller s’occuper de son pote dont le nez pisse le sang dans les toilettes ? C’est débile, toute cette soirée est débile. Je ne me retourne même pas, je ne m’arrête même pas avant d’avoir atteint la porte, de l’avoir poussée. Je me prends une grande bouffée d’air hivernal qui gèle la sueur sur ma peau en une gangue glacée. 

Je fais encore quelques pas avant de m’arrêter sur le trottoir. Alors seulement je prends conscience de ma respiration haletante et du rythme insensé des battements de mon cœur. Je pose une main sur ma poitrine et j’essaye de me calmer. 

Tout va bien, Lily. C’est fini. Tout va bien. Respire. Tout est sous contrôle. 

Mais tout n’est pas sous contrôle, Pablo m’a suivie sur le trottoir et maintenant il envahit mon espace personnel, il ne comprend pas que j’ai envie de partir, ou quoi ? 

— Fous-moi la paix ! grondé-je à nouveau. 

— Attends. Reviens à l’intérieur. Tu vas attraper froid. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ralentis. 

Mais il est trop près et j’étouffe à nouveau. Je fais un pas en arrière et il avance lui aussi dans ma direction, avant de se raviser et de me considérer soudain avec une expression de méfiance. 

— Lily. 

Il n’a pas pris son manteau non plus. Il porte toujours le costume qu’il a mis ce matin pour aller travailler, un costume plus habillé que ce que les types du studio portent au jour le jour. Il s’est sapé pour le pitch et ça lui va bien. Surtout, il faut bien l’avouer, après une journée mouvementée et fatigante puis un ou deux verres, et la chaleur de la boîte. Il a l’air d’un type qui vit en costard bien coupé, ce n’est pas du sur-mesure mais ça tombe très bien sur lui, probablement parce que M. Parfait est le portrait-robot du type pour qui les designers conçoivent des fringues. Il a eu un peu chaud, la peau de son visage brille et ses cheveux ondulés sont décoiffés. Tout ça met en relief ses traits dessinés, découpés, son nez très légèrement aquilin, ses pommettes très hautes, son menton volontaire et sa mâchoire carrée. Tout à coup une pensée me percute, venue de nulle part. Ce mec est le prototype même du jeune loup, talentueux, intelligent, ambitieux et parfait, qui débarque sans casserole et sans passé, et qui va tout rafler. Parce que c’est un mec, parce qu’il le mérite. Je peux mettre des pains dans le nez à tous les Jeff du monde, le vrai danger, c’est Pablo. 

Il me surveille de ses yeux sombres et perçants, comme si j’étais une sorte d’animal sauvage qu’il faut adopter, un chat errant qui va le griffer s’il s’approche, et il a tout à fait raison. S’il fait un pas de plus ça va mal finir. 

— Lily, répète-t-il, comme si ça allait m’apaiser d’entendre mon nom. 

Je le fusille du regard à nouveau et ça semble le faire sourire. Fous-toi de moi, crétin

— Qu’est-ce qui t’arrive ? insiste-t-il. 

— Je veux rentrer chez moi. 

— Sans ton manteau ? Sans ton sac ? Ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Reviens au moins les récupérer. 

Mais je ne veux pas retourner à l’intérieur. Je campe sur mes positions. Une bouffée de vent de décembre s’engouffre sous ma jupe et me glace jusqu’aux tréfonds. Je tremble pour de vrai à présent, mais pas de froid. 

Pablo soupire, lève les yeux au ciel et dans un geste fluide, il se débarrasse de sa veste de costard. Maintenant il est en chemise sur le trottoir du boulevard et il s’avance vers moi en me tendant sa veste ouverte. Un geste galant et pas bienvenu pour deux sous. Je ne veux pas qu’il approche, c’est le plus important. Je recule encore, mais j’arrive au bout du trottoir, et il y a des voitures garées. 

— Ne fais pas l’idiote, dit Pablo. Tu vas choper la crève dans cette tenue. 

Et lui, il ne va pas attraper froid, en chemise par ces températures qui flirtent avec le zéro ? Il insiste, il approche, avec des mouvements lents et continus, comme si j’étais un animal sauvage qui va s’enfuir au moindre bruit, au moindre geste brusque. Il est presque arrivé jusqu’à moi et je suis la première surprise de constater qu’il s’est débrouillé pour m’hypnotiser avec sa danse de chasseur de brousse. 

Il va m’envelopper dans sa veste et j’ai un sursaut de panique. Il referme sur moi les deux pans du vêtement qui est fin, mais chaud, c’est de la laine de bonne qualité, et je prends conscience du froid piquant pour la première fois depuis que je suis sortie de la boîte. Pendant un bref instant il serre la veste autour de moi et une sensation ambiguë, troublante, de confort prend naissance au creux de mon estomac. La veste sent bon ce parfum qu’il porte et qui n’est pas complètement cheap, son after-shave pas totalement insupportable, et une autre odeur qui ne peut être que la sienne propre. Je suis la première choquée de constater que le cocktail n’est pas révoltant, qu’être emballée dans ce vêtement n’est pas affreux, et c’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Quelque chose au fond de moi craque et je crie :

— Mais bordel, je croyais t’avoir demandé de me FOUTRE LA PAIX !

Je me débats tout à coup, comme une forcenée. Au lieu de me laisser partir, il essaye de me ceinturer, et je redouble de furie. 

— LÂCHE-MOI !!!

J’ai hurlé cette fois, d’une voix rauque, éraillée et qui s’est brisée. C’est toute la tension accumulée qui lui explose à la figure tandis que je me démène comme une bête prise au piège et qui préférerait s’arracher un membre que de rester prise dans ses crocs. Je vois rouge et je ne pense qu’à une chose, infliger le plus de dommages possible jusqu’à ce qu’on me laisse partir, à tout prix. 

La porte du bar-boîte s’ouvre et Esther, la directrice associée du studio, jaillit à son tour sur le trottoir, une expression déterminée, féroce, sur son beau visage aux yeux bleus et aux cheveux gris coupés courts. J’aime bien Esther, elle a quelque chose de rassurant, mais ce soir il m’en faudrait plus pour me calmer alors je continue à me débattre et Pablo continue à essayer de me maîtriser, sans voir que ça aggrave encore le problème. 

— Laisse-la, ordonne Esther, une fermeté d’airain dans la voix. 

Son ton normalement mesuré a pris une raideur métallique et cette fois Pablo écoute. Il me lâche, et nous nous retrouvons tous les deux debout, côte à côte sur le trottoir, hors d’haleine. Nos poitrines se soulèvent en rythme ; c’est vraiment saisissant à quel point nous sommes synchrones. 

— Qu’est-ce qui se passe ici ? demande Esther.

Elle a toisé Pablo mais maintenant il est clair qu’elle s’adresse à moi.  

— Aucune idée, répond-il pourtant à ma place. 

Moi, ma bouche se ferme et s’ouvre comme celle d’un poisson stupide. Je ne sais pas comment résumer l’énorme succession de pétages de câble que je viens de vivre. Tout ce que je sais, c’est que je veux rentrer chez moi. 

— Je veux prendre un taxi, dis-je. Je veux rentrer me coucher. 

Esther me dévisage, préoccupée. Elle ne peut pas ignorer que quelque chose m’a traumatisée. Elle se tourne vers Pablo, accusatrice.

— Qu’est-ce qui se passe, Pablo ? 

La température de sa voix a encore chuté de plusieurs degrés. Elle est impressionnante. 

— J’en sais rien ! s’énerve Pablo en jetant les bras au ciel, l’air frustré. Elle ne veut pas me dire ! 

— Ce qu’il y a, sifflé-je alors, c’est que je t’ai dit de me LÂCHER. Plusieurs fois. Pourquoi est-ce que qu’aucun de vous ne peut comprendre ça ? Je veux rentrer chez moi. 

Je vais prendre un taxi. J’en ai marre, je n’en peux plus. Je me défais de sa veste et je la lui rends. 

— Tu peux reprendre ça, Ducon. 

Je lui tends le vêtement de la main gauche et les regards d’Esther et de Pablo tombent tous deux sur mon poignet. Pablo frémit et les yeux bleus acier d’Esther s’arrondissent d’horreur. 

Dans la lumière de l’éclairage public et des guirlandes de Noël, on voit que quelqu’un a serré mon poignet très fort. Il y a des traces, des traces de doigts d’un rouge qui vire déjà au marron. Je sais que c’est fou, mais j’ai la peau pâle et je marque très facilement. 

— Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? demande Esther d’un ton d’airain. 

J’échange un regard avec Pablo. On peut presque voir le blanc de ses yeux tellement il a l’air paniqué. Il se demande vraisemblablement si c’est lui qui m’a fait ça, tout à l’heure, s’il a serré plus fort qu’il ne pensait. 

Je devrais les détromper tous les deux. Je devrais prendre le temps d’expliquer ce qui s’est vraiment passé. Le problème c’est que je n’en peux plus. J’en ai ma claque de cette soirée. Depuis la fin d’après-midi, les événements s’empilent, ajoutant à ma confusion, et tout ce que je veux maintenant, c’est vraiment rentrer chez moi, retrouver le calme de mon petit appartement et ne plus avoir à faire semblant de rien. À cet instant précis, même mon masque de reine des neiges impassible et inaccessible a du mal à rester en place. 

Demain, peut-être, ce sera plus facile. Mais pour ce soir j’ai tout donné, je ne peux plus. Alors au lieu de faire de la pédagogie assommante, et de rétablir la paix dans les chaumières, je décide que je ne dois rien à Pablo. Il n’avait qu’à surveiller son pote le lourdingue. Au lieu de tout expliquer, de faire dégonfler la situation de crise, je marmonne :

— Rien du tout. 

Et je les laisse se débrouiller. Ce sont de grandes personnes, tout ira bien pour eux. Je pivote vers le boulevard, et au même moment, les dieux soient loués, un taxi arrive à notre hauteur. Je le hèle en bondissant entre les véhicules garés, presque au péril de ma vie. Le taxi pile et baisse sa vitre. 

J’espère qu’il prend les paiements par téléphone, mais je ne lui demanderai certainement pas sa confirmation. Je m’engouffre à l’arrière et je donne mon adresse. Je ne jette même pas un coup d’œil vers le trottoir. Je me recroqueville contre le siège en cuir. 

— Vous pouvez monter le chauffage ?

Ça ne l’enchante pas, mais il le fait quand même.

Pour la suite, c’est par ici.

Obsession : Chapitres 16 et 17

Tout ce qui précède est accessible ici !

Joyeuse Samhain ! Pour fêter ça, je vous offre 2 chapitres aujourd’hui, histoire de vous montrer comment Jeanne et Louis se remettent de leur première collision dans le noir… (Spoiler : pas très bien)

Mais attention, ces chapitres gratuits sont les derniers.

J’espère que cet extrait géant en forme de calendrier d’Halloween vous a plu ! Et donné, peut-être, envie de poursuivre votre lecture.

La bonne nouvelle, c’est que le livre est en promotion jusqu’au 1er novembre à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes. C’est le moment d’en profiter !

Et voici les chapitres du jour…

16. JEANNE

Je m’enfuis à travers la forêt en riant. Je traverse sans m’arrêter le cimetière privé du château, avec ses pierres tachées de mousses et éclaboussées de soleil. Mon rire cascade sur les tombes des jeunes duellistes et des amoureuses phtisiques que nous semblons enterrer en série dans la famille. Je cours à perdre haleine, mais à cause du corset que je dois porter ces jours-ci pour faire bonne figure face à nos invités, je continue à perdre du terrain.

Une branche s’accroche dans ma coiffure élaborée, me tire les cheveux, arrache mon ruban. Il n’est plus très loin derrière moi, j’entends son pas rapide et efficace à travers les arbres. À ce stade je ne sais plus si je ris du délice de fuir avec lui l’ennui des mondanités, ou si je ris d’effroi à l’idée qu’il va inévitablement me rejoindre et m’attraper. 

Je finis par ralentir, à moitié asphyxiée. Il arrive à ma hauteur en quelques enjambées et me saisit à la taille. Je sursaute de cette familiarité, mais n’est-ce pas exactement ce dont je rêvais, ses mains qui m’enserrent avec une énergie possessive ? Je l’ai surpris plus d’une fois à jauger mon anatomie. À maintes reprises, j’ai senti son regard sur moi à travers une pièce pleine de monde et de conversations. 

Des personnes importantes nous ont rejoints pour la saison de la chasse. Il n’y a pas de meilleur endroit pour abattre un sanglier que nos bois. Père compte sur le gibier pour me marier, s’il faut contempler les choses en face. 

Il s’est même adjoint les services d’une conseillère, Isaure de Crécy, une vague tante d’origine inconnue, qui semble très juvénile malgré ses cheveux blancs. Arrivée après la pluie, comme un champignon, elle l’a convaincu qu’elle pouvait l’aider à identifier les unions les plus avantageuses pour mon avenir. Tous deux passent une bonne partie de leurs journées à évaluer des prétendants et les moyens les plus sûrs de les attirer. J’en suis presque à me demander si cette femme n’a pas elle-même des vues sur mon père, tant je la trouve encombrante. Lui, veuf depuis longtemps, constitue une proie facile. Je n’avouerai à personne qu’il l’écoute beaucoup trop à mon goût. 

Une seule chose est certaine : plus la perspective d’un grand mariage se confirme, plus ma terreur augmente. 

Je continue à me débattre un peu mais les effets de cette course folle me rattrapent : la forêt autour de moi disparaît, un silence tournoyant envahit mes oreilles, et je m’évanouis dans les bras de Louis. 

À mon réveil, je suis allongée sur un lit de mousse. 

— Désolé cousine, dit Louis, je n’ai pas trouvé tes sels.

Il est assis, le dos contre un arbre, et il me contemple avec un amusement où je lis aussi autre chose. 

Je suis son regard.

— Mon Dieu, Louis ! Tu m’as dévêtue !

Il a dénoué mon corset et je respire certes avec plus d’aisance, mais je suis tout à fait débraillée. 

— Jamais je n’oserai reparaître dans un tel accoutrement ! Et le château qui grouille d’invités !

Mon affolement est réel parce que je ne sais pas me rhabiller sans ma femme de chambre. Cet appareil de torture se ferme dans le dos, très serré, il faut de la force. Ma taille est peut-être fine, mais elle aspire à la liberté.

Louis sourit. 

— Dans ce cas, tu ne peux pas repartir, tu n’as plus qu’à rester ici avec moi. 

Il rampe jusqu’à moi à la façon d’une bête des bois : 

— Tu es ma prisonnière. 

Un frisson parcourt tout mon corps, une chaleur inconnue m’envahit. Je sens qu’il me convoite, à la façon dont il se penche, dont son souffle tout proche se mêle au mien. Je me demande ce qu’il pense de tout cela, de cette partie de chasse, de mes fiançailles, de cette étrange femme qui cherche à charmer tout le château, de nos destins qui se nouent cet automne. 

— Jeanne, tu vas devoir t’arrêter quelques instants pour m’écouter. 

Je sais ce qu’il va me dire, et je ne peux pas l’entendre. 

— Louis…

— Je voulais te donner ceci.

Il fouille dans sa poche, et en sort une bague. Ce n’est pas un bijou précieux. C’est un simple anneau d’argent sur lequel est monté un petit bloc d’ambre poli.

— Jeanne, veux-tu être ma femme ?

Mon cœur palpite, erratique. Louis de Stael, Louis dont je rêve toutes les nuits depuis que je suis toute jeune, vient de me demander en mariage.

Alors comment se fait-il que mon rêve se transforme tout à coup en cauchemar ?

Je joue avec sa bague. Un coup d’œil à son visage m’indique qu’en la passant à mon doigt, je peux m’emparer de cet homme pour toujours. Pour être parfaitement franche, si je fais la fière à bras, c’est parce que cette idée me terrifie. 

Je ne suis pas prête. Je ne veux pas prendre de décision. Peut-être que cela me plaît d’avoir plusieurs prétendants à mes pieds. Bien sûr, le seul qui soit vraiment important pour moi est ici, juste devant moi, les lèvres pincées, les sourcils froncés, pendant que je me referme sur moi-même en faisant « non » de la tête.

— Louis, s’il te plaît, il me faut encore un peu de temps.

— Tu ne vas pas attendre que cette sorcière accomplisse son bon vouloir à Vauvey ? Tu ne crois quand même pas que ses suffrages et ceux de ton père vont se porter naturellement sur moi, quand vos salons grouillent de comtes et de ducs ?

— Mon père n’est pas si influençable, dis-je. Et il ne fera rien sans mon accord.

— Tu es vraiment naïve, petite fille.

Piquée, je lui pince le bras. Je m’enhardis jusqu’à le pincer au côté. Je n’aurais peut-être pas dû prendre de telles familiarités avec lui. Ses yeux s’assombrissent d’un coup et il saisit mes deux poignets dans ses mains, m’immobilisant. Je lutte encore un peu en riant mais il ne plaisante pas. 

— Jeanne, écoute-moi. 

Mais je ne peux pas l’écouter, il est trop près. Je n’ai pas envie de réfléchir. J’ai envie de toucher la peau si douce juste sous son oreille. Je veux sentir son parfum citronné et musqué. Mon intelligence menace de se dissoudre dans un tourbillon de sensations. 

Il s’en aperçoit, un sourire d’inspiration diabolique naît au coin de ses lèvres. Je le vois contempler ma bouche, il hésite, lutte un instant avec lui-même, puis me lâche et fait un pas en arrière, un peu essoufflé, l’air sérieux.

— Je n’ai pas encore compris ce que voulait cette femme, mais je te conseille vraiment de faire attention. Je pense qu’elle a décidé de nous séparer.

— Pourquoi se fatiguerait-elle à faire une chose pareille ? Quel intérêt y verrait-elle ?

Il hausse un sourcil narquois.

— À ton avis ?

— Tu n’as pas de preuve de ce que tu sous-entends, dis-je. 

— Si, hélas. Devine qui j’ai trouvé à m’attendre au bord de la rivière, l’autre jour, quand je suis allé m’y baigner ? 

Un sentiment de jalousie violent s’empare de moi. J’imagine Louis à sa sortie de l’eau, son corps ruisselant de fines gouttelettes, comment se fait-il que je n’aie jamais eu moi-même l’idée de me rendre là-bas pour l’espionner ? Savoir que Madame de Crécy l’a observé à la dérobée me met hors de moi. 

Je proteste, surtout pour me convaincre moi-même que je n’ai pas de rivale :

— Simple coïncidence. Elle se sera perdue dans le bois. 

Louis secoue la tête, incrédule.

— Ce n’était pas une coïncidence. Elle s’était renseignée. Elle avait pris son ombrelle, fait disposer une couverture et apporter une collation. J’ai émergé de l’eau en tenue d’Adam et elle m’a proposé un thé pour me réchauffer, Jeanne.

Je déglutis, horrifiée.  

Il s’approche à nouveau de moi : 

— Je ne veux pas d’Isaure de Crécy. C’est toi que je veux. 

Il m’embrasse. Il prend ma bouche avec une telle impatience que j’en ai le souffle coupé. C’est la quatrième fois que ses lèvres se posent sur les miennes. Bien sûr, je compte ses baisers et je me les remémore jusque dans le moindre détail. 

Mon dos rencontre l’écorce rugueuse d’un arbre. La main de Louis glisse sur ma gorge. Puis il retrousse pas moins de quatre jupons et une autre main, chaude, effleure mon bas ventre en laissant dans son sillage la plus grande confusion. 

Je le réprimande. 

— Je ne suis pas une fille de ferme, Louis. Tu ne peux pas me culbuter dans le foin. 

Il hausse un sourcil sarcastique. 

— Je ne peux pas te culbuter dans le foin ? Où as-tu appris à t’exprimer ainsi ? Tu as passé trop de temps dans la forêt et tu t’es mise à parler comme une laie. 

Sa main se glisse sous le linge brodé, me chatouille, joue avec une mèche de ma toison, puis tire dessus sans ménagement. 

— Aïe !

Je me mords la lèvre. Ses yeux qui couraient sur mon visage se fixent sur ma bouche, son regard d’habitude si clair s’est fait encore plus sombre et profond. Son doigt s’aventure vers des parties très privées de mon anatomie, des parties que je suis la seule à toucher. N’en déplaise aux sœurs. 

— Louis, je t’interdis !…

De son autre main il caresse mon cou et répand une onde de nouveaux frissons :

— Ne m’interdis pas. Je prendrai grand soin de ta vertu et de ta réputation. Mais je veux te voir vivante, je veux te voir vulnérable. S’il te plaît, rien qu’une fois. 

Son doigt se glisse en moi. Je pousse un soupir d’aise et de honte délicieuse.

Romain me balance un coup de coude dans les côtes et désigne du menton le haut-parleur posé sur la table. 

— Je vous rappelle que dans le cadre du forfait, vous vous êtes engagés à corriger les bugs majeurs dans les 48 heures, résonne la voix de Jean-Pierre, mon client. 

Je tousse, je m’étrangle un peu, puis le présent me revient comme une claque en pleine figure et j’éructe machinalement :

— Ce n’est pas un bug, c’est une évolution. 

Je me frotte les côtes. Romain à côté de moi ouvre de grands yeux. Je le regarde méchamment. Quoi, c’était pas une évolution ? Romain est trop gentil. Dans le doute, il oublie d’attaquer. 

À l’autre bout du fil, le client se lance dans une démonstration alambiquée pour me prouver que c’est un bug et non une nouvelle fonction. D’après lui, mes équipes doivent corriger ce problème pour avant-hier faute de quoi nous encourrons des pénalités. Je rétorque : 

— Jean-Pierre, tu veux que je t’envoie les bonnes specs ? Ça peut toujours t’être utile si tu as perdu la dernière version. 

Jean-Pierre, en client incompétent qui a des soucis plus pressants que ses systèmes d’information et notamment son avancement personnel au sein d’un grand groupe, accepte avec grâce ma proposition puis prétexte d’une autre réunion pour quitter le call. Nos lieutenants reprennent leur négociation pied à pied pour qualifier des développements qui rivalisent d’absurdité, pendant que j’essaye de revenir à moi. Je hais mon job. Mais ce que je déteste encore plus, ce sont ces rêves qui me harcèlent à présent nuit et jour. Mon subconscient a perdu tout sens de la mesure. Je me remémore les détails de mon fantasme, plus haut en couleur que la réalité elle-même. Louis en costume d’époque, Isaure, et tutti quanti. Il n’y manquait plus qu’un ou deux fantômes. 

Depuis mon week-end au château, ce type me poursuit. Il va réussir à me faire craquer à distance, sans même lever le petit doigt. Je me sens à la fois perplexe, désemparée, troublée, et furieuse.  

* * *

Trois quarts d’heure plus tard, je me laisse tomber en face d’Alexia sur la banquette de moleskine du bar où nous nous sommes donné rendez-vous. 

— Toujours aussi ponctuelle, commente-t-elle avec une moue.

— Point de 18 h avec des crétins, dis-je, laconique. Désolée. 

Parfois, avoir un boulot très ennuyeux et peu photogénique joue en ma faveur : personne n’a réellement envie de savoir ou de discuter ce qui s’y produit. Les conversations professionnelles me sont miséricordieusement épargnées. Si quelqu’un essaye de me bassiner avec son taf alors que le mien déclenche des bâillements à sa seule évocation, je ne me gêne pas : je coupe court. 

Alexia sait tout cela. Elle est passionnée par son travail de journaliste mais elle se doute que je la vois pas pour parler de son dernier scoop sur les hôtels de luxe. Elle change tout de suite de sujet en touillant nerveusement son mojito.

— Donc, j’ai passé un délicieux week-end à la campagne, il a fait un temps de chiottes…

Je l’interromps : 

— Accouche. Tu l’as vu ? 

Elle soupire. 

— Tout ça te rend de plus en plus sereine et posée, à ce que je constate. 

Je l’envoie bouler d’un geste qui me sert aussi à héler le serveur. Puis je me concentre à nouveau sur Alexia et je la fixe avec une telle intensité qu’elle se tortille sur son siège : 

— Ça a marché ? 

Le week-end dernier, je l’ai mandatée pour essayer de piéger Louis et Isaure. Depuis que je suis rentrée, je ne pense plus qu’à cela : je veux récupérer le contrôle de mon château. J’ai absolument besoin de savoir ce qui s’y passe quand je n’y suis pas. C’est en train de virer à l’obsession. 

Nouveau soupir, haussement d’épaules. Je fusille Alexia du regard. 

— Non, avoue-t-elle. Il m’a démasquée en dix-huit secondes. 

— En dix-huit secondes ? Il a su que tu travaillais pour moi ? 

Elle hoche la tête. Au temps pour l’opération undercover. Je grommelle :

— Je me doutais que j’aurais dû envoyer une meilleure actrice.

Elle me jette gentiment à la figure le petit parasol rose qui décorait son verre. 

— Hé ho, je te signale que j’ai fait l’aller-retour à Saint-Amand-le-trou-du-cul-du-monde dans le week-end pour tes beaux yeux, cochon ! J’aurais pu rester ici au chaud. Boire des cocktails. Me faire une expo. Voir des copains. Me la couler douce. Terminer le bouquin qui va me rendre célèbre. 

— T’as fait l’aller-retour ? T’as pas couché avec lui ?

Ça faisait partie du marché. Elle était d’accord pour m’aider, mais elle voulait tâter la marchandise et je n’avais pas pu avancer une raison objective pour l’en empêcher. Mais elle rit.

— J’avais dit ça seulement pour t’embêter. Je ne touche pas aux mecs de mes copines. 

Je râle :

— C’est pas mon mec. 

Elle glousse. 

— En tout cas, il a l’air de penser qu’il y a quelque chose entre vous deux. Enfin, peut-être qu’il a changé d’avis depuis ta dernière initiative. Un type comme ça, il ne va pas rester cent sept ans sur le marché. 

Le serveur m’apporte mon bloody mary avec un sourire un peu effrayé. On dirait qu’il a quatorze ans. Depuis quelque temps je fais cet effet aux jeunes gens. D’abord je les fascine, puis je les fais pleurer. J’ai beau me dire qu’il faudrait me calmer, lâcher prise sur quelque chose, ma vie est devenue un sac de nœuds et je ne trouve pas le bon fil pour desserrer la pelote. Plus j’essaye de démêler, plus je tire sur les mauvaises cordes, et plus je me retrouve emberlificotée dans un micmac inextricable. Je gronde :

— Je ne supporte pas que mon héritage historique de famille soit le lieu d’un trafic sordide. 

Alexia me dévisage avec des yeux ronds :

— Je pense que tu te montes le bourrichon toute seule. Je viens de te dire qu’à mon avis il en pinçait pour toi, et toi tu pars dans un délire paranoïaque sur un soi-disant trafic qui est une invention de ta part.

— Je sais très bien ce que j’ai vu. 

— Dans tous les cas, dit Alexia, il avait un message pour toi. 

Je me bouche les oreilles à deux mains, mais évidemment, je l’entends quand même. 

— Il te supplie de revenir pour mettre tes affaires en ordre, parce qu’il est sur le point de craquer. 

— C’est quoi d’après toi ? C’est une menace ? 

Elle hausse les épaules. 

— Aucune idée. C’est toi qui maîtrises le contexte. Il avait l’air mal en point, si tu veux le fond de ma pensée. Il n’avait pas vraiment l’œil vif et le poil brillant, encore moins la queue dressée.

L’image qu’elle emploie me déconcentre momentanément et elle s’en aperçoit, arque un sourcil goguenard. Je me donne une contenance en mâchonnant ma paille. J’ai horreur du jus de tomate et abhorre en conséquence le bloody mary, mais il s’accorde bien à mon humeur vindicative et sanguinaire, et j’ai besoin de ça : une piqûre de rappel, pour alimenter ma colère et ma résolution. 

— Tu as fait comme j’ai dit, tu n’es pas allée au château, Isaure ne t’a pas vue ? 

— Non, dit Alexia en roulant des yeux sarcastiques. Tu ne m’as pas vraiment donné envie de le visiter. 

— OK, dans ce cas, nous passons au plan B. Caméra cachée avec le type de Nevers et tu attaques par la gardienne. Tu fais la Parisienne en recherche d’expériences aventureuses, genre « vis ma vie de châtelaine libertine ». Tu insistes pour avoir la totale, costumes d’époque, etc. Je serai là pour superviser les opérations. 

Alexia soupire. 

— Tu es sûre que tu n’exagères pas un peu ? Tu ne pourrais pas essayer de voir les choses avec un peu plus de recul ?  

Je grogne : 

— Je n’ai demandé à personne de me mettre des bâtons dans les roues. Tout ce que je voulais, c’était vendre mon château. 

— Et maintenant, qu’est-ce que tu veux ?  

C’est le genre de question qui montre à quel point Alexia est une bonne copine. 

Je m’avance sur mes coudes et plante mes yeux dans les siens. 

— Je veux débarrasser mon héritage de famille des trafics de ces parasites et j’ai besoin de preuves. Dès que ce sera fait, je promets de redevenir la Jeanne Scarlatti insouciante et printanière que tu connais. 

Elle pouffe. 

— OK, OK, ça va, heureusement que t’as pas un tempérament obsessionnel. Bon, on y retourne alors. Mais t’as intérêt à me payer des super restos gastronomiques avec un sacré pinard, ma cocotte, parce que je ne mets plus les pieds dans cet endroit déprimant sans incitations solides. 

Je glisse : 

— C’est super joli comme coin, en été. Si un jour tu veux te marier dans un château, tu peux compter sur moi. Enfin, si tu trouves un type qui veut bien te supporter. Sinon, mon offre de coloc tient toujours. Et pour le pinard, c’est comme si c’était fait.

Elle ne répond pas et la conversation passe à tout autre chose. 

* * *

Je rentre chez moi. J’habite un appartement moderne dans le vingtième arrondissement, au-dessus du Père-Lachaise. Vendre Vauvey me permettrait d’emménager dans quelque chose de plus grand et d’acheter les vrais meubles, durables et massifs, dont je rêve. Pour l’instant, je me contente d’investir dans des œuvres d’art pour donner une âme à ce petit deux pièces. 

Le voyant du répondeur téléphonique clignote de manière frénétique et je décide de me débarrasser immédiatement de cette corvée. Deux personnes au monde m’appellent sur mon fixe et confient leurs messages à cet appareil suranné. Le cœur battant, je l’enclenche, prête à effacer au vol le premier enregistrement.   

Mais je ne suis pas assez rapide, et le répondeur est trop vieux, et comme chaque soir la voix de Louis a deux bonnes secondes pour s’échapper du haut-parleur et envahir le salon avant d’être interrompue. À mon grand désespoir, mon corps réagit au quart de tour, comme si ma peau couverte de chair de poule était devenue instantanément trop étroite pour moi.

Je ne veux pas l’entendre, je déteste cet effet qu’il me fait. 

Le deuxième enregistrement est aussi de lui. Nouvelle décharge électrique, nouveau spasme furieux sur le bouton « delete ». 

Ce rituel accompli, je passe dans la cuisine et je mange quelque chose sans faim, sans m’asseoir. J’évite de penser aux commentaires négatifs des gens qui me trouvent trop ronde. J’évite également de me remémorer le regard brûlant de Louis Destel sur mes cuisses généreuses. C’est un trésor que je ne peux pas déballer sans me faire du mal. Je le sais parce que ces dernières semaines, il m’est arrivé plusieurs fois de me laisser aller à cette tentation. 

* * *

Après la soirée au château, je me suis réveillée à l’hôtel, les cheveux en pétard, l’esprit en pétard. J’avais passé une partie de la nuit à regarder la télé en vidant méthodiquement le minibar. J’avais donc la gueule de bois et toutes sortes de pensées fourchues et d’idées noires me poussaient à l’intérieur du crâne. Ma chatte, c’était une autre histoire. Elle se rappelait essentiellement sa rencontre avec Louis Destel et n’avait aucune envie de se mettre à jour sur les derniers épisodes de la saga. Je lui ai demandé de se taire, et quand elle n’a pas voulu, je l’ai caressée à rebrousse-poil, pour qu’elle soit en pétard comme le reste de ma personne. 

J’ai avalé mon petit-déjeuner avec colère, sans me rendre compte de ce que j’étais en train d’ingurgiter. J’ai réglé sans faire la conversation avec le patron de l’hôtel, qui semblait souffrir de la solitude et avoir besoin de discuter : c’était au-delà de mes forces. 

J’ai jeté mes sacs dans la voiture et démarré en trombe en direction du château. Les chiens n’avaient qu’à bien se tenir, j’étais bien capable de les étrangler à mains nues s’il leur prenait la fantaisie de me chercher des noises. Je me sentais comme un pitbull alpha à qui on a piqué son os.

Destel m’attendait à l’entrée du chemin, dans sa Fiat hors d’âge couleur tomate bouillie. Il en est sorti dès que je me suis engagée. Ma gorge s’est serrée en le voyant se mouvoir avec grâce, c’est vraiment le type le plus beau que je me sois jamais tapé. Rectification : qui m’ait jamais entubée. 

Il a toqué sur mon pare-brise, il a osé toucher ma voiture, et j’ai baissé ma vitre du côté conducteur. 

— Il faut qu’on parle, a-t-il dit. 

— Bouge-toi de là ou je t’écrase. 

Il a dû lire quelque chose sur mon visage, parce qu’il s’est reculé sans un mot. 

— Je t’ai dit la vérité, a-t-il répété pendant que la vitre remontait. Il faut qu’on tire tout ça au clair. Je ne sais pas ce que tu as vu exactement, mais si c’est ce que je crois, c’est dangereux. 

J’ai grondé entre mes dents avant de réenclencher la première. 

— Foutaises.

Les chiens étaient rentrés et Isaure était là, fidèle au poste. En la voyant à ma descente de voiture, j’ai été prise d’une vague de jalousie tellement puissante que j’ai enfoncé mes mains dans mes poches pour être bien certaine de ne pas étrangler mon employée. 

— Vous êtes partie tôt hier soir, tout s’est bien passé ? a-t-elle eu l’audace de me demander, l’air serein, ses cheveux blond-blanc étincelant au soleil. 

Je ne lui ai pas répondu. Je ne lui ai pas fait le plaisir d’une accusation infondée. Évidemment à la première heure j’avais contacté un ami avocat à Paris pour savoir ce que je pouvais faire. C’est lui qui m’avait conseillé de me calmer et de rechercher des preuves de ce que j’avançais. Virer quelqu’un pour faute lourde sans un dossier solide, ça risque de se terminer aux prud’hommes, m’avait-il fait remarquer. 

Je l’ai dépassée sans desserrer les dents et je m’y suis reprise à trois fois, mais j’ai forcé l’entrée par la grande porte, parce que c’était chez moi.

Isaure m’a suivie dans le dédale des couloirs sans émettre de commentaire, l’air patient, avec un petit sourire satisfait très énervant. 

La grande chambre du premier était entièrement vide. Pas un seul meuble, encore moins de lit à baldaquin. J’ai juré. Avec quelques complices bien musclés, elle avait très bien pu nettoyer la pièce. Même un lit énorme qui pèse deux cents tonnes, ils avaient très bien pu le démonter et le passer par la fenêtre.

J’ai fait le tour à la recherche d’un indice, mais il n’y avait rien, pas le moindre cheveu, mégot de cigarette ou lambeau de dentelle égaré.

Pour finir je suis donc partie la queue entre les jambes, sans pouvoir effacer du visage d’Isaure ce fin sourire narquois, et sans revoir Louis pour lui coller mon poing dans la figure comme j’en avais tellement envie. 

Depuis, je cherche à réunir des preuves, et lui, il essaye de me parler. S’il se présentait devant moi en chair et en os, je me laisserais peut-être convaincre, mais il ne quitte pas sa campagne, et une part de moi-même est déçue.  

* * *

Après une douche bien chaude, je me prépare une verveine avec une bonne rasade de rhum et enfile un pyjama tout doux. Je m’installe dans mon lit sous ma couette à têtes de mort, avec mes coussins en peluche verte, dans ma chambre confortable. J’attrape sur la table de nuit le cahier où je note tous mes rêves depuis un mois, sur injonction de ma psy qui est persuadée de comprendre tout ce qui se passe. 

Je couche sur la page mon rêve éveillé de l’après-midi. 

C’est une preuve de plus. 

S’ils m’ont envoûtée, c’est une pièce à conviction. 

Ouais, dans le tribunal de mes deux qui siège au pays merveilleux de Scarlatti.

Peut-être, mais je suis la reine du pays de Scarlatti, et je trouverai le moyen d’en déloger les intrus. 

Quand j’ai fini d’établir mon rapport, je feuillette le cahier. Certains rêves me rappellent de bons souvenirs, d’autres me glacent de terreur, tous traitent des mêmes sujets : Louis Destel, le château, parfois Isaure. Ma psy parle d’une profonde blessure narcissique. Elle me conseille d’essayer d’analyser ces fragments oniriques, et se démène pour fournir des explications à chacune de mes hallucinations. C’est assez distrayant. Je lobe vers elle des scénarios gais, tristes, violents ou ambigus et je la regarde les renvoyer tous dans mon camp comme elle peut. Elle est créative, sans plus. Le rêve où je suis mariée contre mon gré à un vieux duc ? C’est l’impuissance que je ressens dans une vie professionnelle dominée par une hiérarchie machiste. J’enferme Louis dans une chambre du château afin qu’il ne m’empêche pas de m’enfuir ? C’est ma soif de liberté, j’éprouve le besoin secret d’échapper à cette phallocratie parisienne et d’aller élever des Charolaises en pays berrichon (CQFD). Dans un autre rêve, je tends la bague d’ambre de mon arrière-grand-mère au fossoyeur pour qu’il accepte d’enterrer Louis après son suicide ? Il ne faut y voir que ma culpabilité à l’œuvre, un poids hérité de l’occupation et de l’attitude ambiguë de mes aïeux face à l’envahisseur nazi.

Parfois, je formule des propositions pour éclairer la lecture de cette vie onirique débordante :

— Et si c’était juste la honte de m’être fait avoir par un escroc ? 

Et la psy d’applaudir quand je m’approprie son exercice de paluchage intellectuel.

Les séances sont certes récréatives, mais une partie de moi ne peut s’empêcher de se rebiffer — que peut-elle vraiment comprendre à mon état d’esprit ? Une fois épuisées les pistes et les hypothèses, je reste seule avec ma tristesse et mon inexplicable nostalgie. 

Ces derniers temps, j’ai fini par ne plus l’écouter que d’une oreille, et je pense à autre chose, la liste des bugs, les gens à rassurer chez le client pour leur vendre autre chose, ma prochaine promotion, dans combien de centaines de milliers, de millions d’euros de newbiz. Quand le discours de la psy se tarit, je hoche la tête, je lui tends son blé, je me lève dans le brouillard et je retourne à mon enfer personnel. 

Le cahier est presque entièrement plein. Je me promets de mettre fin à cette histoire avant de devoir m’en acheter un deuxième.

17. LOUIS

— Soufflez là-dedans, s’il vous plaît, dit le policier. 

Je proteste : 

— Je n’ai rien bu du tout ! Je partais travailler. 

Le regard du fonctionnaire se perd vers l’horizon qui s’embrase, contemple la longue ligne droite, les traces de freinage, le platane en bord de champ, et pour finir ma pauvre Fiat, tous airbags dehors, le capot plié en accordéon contre l’écorce dure. L’arbre, lui, n’a pas une éraflure. 

— Vous avez eu de la chance, note le policier.

Je souffle où il me demande de souffler. Évidemment, le test est négatif. L’homme me considère : 

— Alors, c’est peut-être qu’il faut aller vous reposer. 

Je ne me sens pas bien, pas bien du tout, c’est un fait. La sueur qui perle sur mon front me procure une désagréable sensation glaciale. Mes mains se sont mises à trembler, je suis sous le choc. J’aurais pu me tuer. 

— Sortir de la route m’a un peu secoué, c’est tout. Je pense que j’ai juste besoin de rentrer chez moi. 

Il hoche la tête. 

— Vous pouvez appeler une dépanneuse. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas aller à l’hôpital ?

S’il n’était pas passé par là au moment où je m’extrayais de mon véhicule accidenté, je crois bien que j’aurais abandonné la carcasse au milieu du champ et que je serais rentré me coucher directement, me pelotonner en boule sous ma couverture. 

— Si ça ne vous embête pas, dis-je, j’aimerais surtout prévenir les gens qui m’attendaient. 

Je contacte mon client. Il est déjà sur place, il a pris des provisions pour la nuit. C’est un type sympathique qui veut emménager dans une maison de famille que lui a léguée sa grand-tante. Il soupçonne le bâtiment d’héberger des phénomènes paranormaux. J’étais en route pour une veillée d’observation avec lui quand j’ai vu cette femme avec ses grandes jupes qui traversait la route en courant… cette femme ou cette fée ou cette biche… et que j’ai donné un coup de volant brutal pour l’éviter. 

Le client est furieux, et je le comprends. Il a sacrifié son samedi soir pour aller dormir dans une maison qu’il pense hantée, et maintenant, il craint d’y rester seul, tout en redoutant d’avoir l’air ridicule s’il rentre chez lui bredouille. Ceux qui sautent le pas sont souvent marginalisés dans leurs familles, c’est à moi de faire preuve de fiabilité et de les soutenir. Mais cette fois, j’ai échoué dans mon rôle. 

Je raccroche, dépité. Encore une mission avortée. Non seulement je vais avoir du mal à boucler ma fin de mois, mais mon activité à moyen terme est menacée par un phénomène grave. Mon territoire a toujours été très étroit puisque je dois me cantonner à mon triangle fatal Bourges-Nevers-Montluçon. Ces derniers temps, la situation a continué à se dégrader. Mon périmètre semble se restreindre à vue d’œil. En cet instant précis, je présente tous les symptômes qui me saisissent quand j’essaye de m’aventurer trop loin de chez moi, et je ne suis pourtant qu’à dix kilomètres de ma maison. Depuis cette nuit à Vauvey, je suis bouclé dans une prison dont les murs se referment progressivement sur moi. Mes rêves sont de plus en plus terrifiants. Et dorénavant, je peux ajouter les hallucinations à ma liste de problèmes.

Mon portable sonne. C’est Phileas. 

— J’ai besoin de te parler, dit-il. 

— Maintenant ? Ce n’est pas trop le moment…

— C’est assez urgent. Tu travailles ce soir ? 

Je regarde ma voiture définitivement hors d’usage :

— Non, mon job vient de se déprogrammer. 

— On peut se voir ? 

J’accepte et lui demande de venir me chercher au milieu de mon champ. Je décide de m’occuper du dépannage plus tard. Après ma réaction initiale de repli sur moi, je suis content d’avoir un copain à qui parler et de ne pas rester seul. 

Je tape du pied dans une pierre. Le policier, qui recopie des informations des papiers de la voiture, me coule un regard en biais, mais je n’ai rien fait de mal. Je suis juste en train de basculer tout doucement vers la folie. Je rêve au volant et j’ai développé une phobie tellement grave que je me sens physiquement à l’agonie quand je m’éloigne à plus de dix kilomètres de chez moi. Je viens de sortir d’une route presque droite que je connais comme ma poche. Et si Phil ne venait pas me chercher maintenant, je n’aurais aucun mal à rentrer à pied en moins de deux heures. 

Tout ça, à cause de Jeanne Scarlatti, de son château hanté et de son fichu caractère.

* * *

Phil est vautré dans le canapé de mon salon. Il a pris ses aises, son pull a un peu remonté et je peux voir une bande de peau blanche et poilue au-dessus de la ceinture de son pantalon. Il mange des bretzels. Il est mon pote depuis toujours, le plus ancien avec Barbara. Il a peut-être l’air un peu rustre, avec ses vêtements dépareillés et ses cheveux en pétard. Il ne vit pas pour le style, mais c’est un type en or. Depuis que je le connais, il ne m’a jamais déçu ni laissé tomber. 

Il habite dans le centre-ville de Nevers où il a un business de hi-tech, matériel vidéo, alarmes, télédétection, domotique et plus si affinités. C’est un savant fou avec des folies très concrètes, un bricoleur de grand talent. Il aurait pu partir beaucoup plus loin après le lycée, et parfois, je me demande s’il n’est pas resté par solidarité avec moi. Il en serait capable. 

Il a du mal à se faire apprécier de la gent féminine. En matière de relations amoureuses, il pratique un mélange de pragmatisme désabusé et d’optimisme suicidaire, en fonction de son humeur et de son alcoolémie. Il sait qu’il vise une niche, le seul souci c’est qu’il n’a pas encore réussi à l’identifier. C’est probablement une niche vraiment très restreinte qui comprend une femme unique, mais quand il la trouvera, elle aura gagné le gros lot. 

De retour entre mes meubles, j’ai retrouvé peu à peu mes esprits, si ce n’est le moral. J’ai bu un verre du très bon whisky apporté par Phil. À présent, j’essaye surtout de garder les idées claires dans l’espoir incertain qu’une issue se présentera à mon problème. 

On se raconte tout ce que deux mecs peuvent se raconter : je lui ai parlé du château. Il connaît ma disposition particulière pour dialoguer avec les fantômes. Peu importe que lui-même croie ou non aux manifestations surnaturelles : il m’écoute sans me juger. 

Un coup d’œil au cadavre de ma Fiat lui a suffi pour comprendre que la situation était grave. Il a ouvert la portière passager de son Audi en demandant : 

— Toujours phobique ? 

J’ai hoché la tête et pris place à côté de lui, me laissant envelopper par les volutes de jazz qui baignaient l’habitacle d’une énergie paisible. Le retour à Vauvey n’a pas duré deux morceaux. Il nous a servi à boire, et quand on a été tous les deux bien installés dans une ivresse légère, il a enclenché la conversation. 

— C’est de pire en pire, a-t-il commenté.

— Oui. Si tu m’invitais à regarder un match de foot sur ton écran plat géant, je ne suis même pas sûr que j’arriverais jusque chez toi. 

Nouvelle gorgée de whisky pensive. 

— Depuis la nuit au château ? 

— Je n’ai aucun moyen de le prouver, mais oui, je crois. Ça a déclenché quelque chose. 

Il agite ses sourcils en une mimique comique. 

— La nuit au château, ou la propriétaire du château ?

Je hausse les épaules. Ma théorie est que la présence de Jeanne a réveillé quelque chose là-bas l’autre nuit. Elle a aussi réveillé quelque chose en moi. Pour être factuel : des cauchemars redoublés et une insatiable envie de Jeanne Scarlatti. Tellement insatiable que je rêve d’elle toutes les nuits, des rêves érotiques parfois tendres, parfois d’une brutalité qui me fait rougir, moi, un type adulte et vacciné. Mais c’est toujours mieux que les rêves où elle me manque, où je suis malade de ne pas la voir, où j’erre partout en me cognant aux limites de mon domaine et où je finis par me suicider. Tous les moyens sont alors bons pour me supprimer. Je pense à ce stade être en mesure d’écrire une encyclopédie complète sur le suicide, ses formes les plus pratiques ou les plus douloureuses, avec retours d’expérience à l’appui. Je meurs ainsi deux à trois fois par semaine dans mon sommeil, uniquement pour me réveiller en sursaut et retrouver, une fraction de seconde plus tard, cette absence incompréhensible qui est en train de me dévorer. À certains moments, ce vide est si violent qu’il me dépouille de tout sens commun. J’ai des compulsions à appeler Jeanne à Paris, tout en sachant pertinemment qu’elle ne répondra pas et qu’elle aura bien raison. Je lui laisse au moins deux messages par jour, je ne peux pas m’en empêcher. Si ma petite sœur me parlait d’un mec comme moi, j’irais tout de suite casser la gueule à ce type pour lui apprendre à la harceler. Jamais je n’avais été obsédé à ce point par — par quoi ? Par une femme, par un lieu, par une histoire, par une impression, par une manifestation de l’au-delà ?

J’essaye d’expliquer tout ça à Phil sans lui faire peur. 

— Je me fais un peu de mouron pour toi, conclut-il.

Je concède : 

— Je file un mauvais coton. 

On est les rois de l’euphémisme viril. 

Phil vide son verre puis m’annonce : 

— Ça va peut-être t’intéresser. J’ai une nouvelle cliente, une parisienne. Elle veut monter une télésurveillance discrète au château de Vauvey. Du genre espion professionnel.

Mon cœur s’arrête d’un coup, refuse de redémarrer. 

— Elle souhaite que tout soit prêt le plus tôt possible. Je lui ai dit que ça pouvait être fait dès le week-end prochain.

Elle est complètement dingue. Qu’est-ce qu’elle essaye de faire ? 

— Elle ne me croit pas, dis-je. Elle veut piéger quelqu’un, elle cherche des coupables en chair et en os. Elle veut prouver une chose qui n’existe pas. 

Je raconte à Phil mon échange avec la femme qui est venue la semaine dernière. Elle s’est ingéniée à me faire avouer que j’organisais des parties fines au château de Vauvey, ou une idiotie du style. Elle avait en tête un tableau sorti tout droit d’un film de Kubrick. Elle s’était aussi composé un personnage de Parisienne en manque d’émotions fortes tellement caricatural que j’ai dû me retenir de sourire. Évidemment, c’était tentant de faire le rapprochement avec Jeanne. De toute façon, ces jours-ci, tout ce qui m’arrive sollicite des velléités de rapprochement avec Jeanne. La visiteuse, Alexia, n’a même pas essayé de nier, elle s’est dégonflée comme une baudruche. Elle avait l’air de penser que sa copine avait perdu la tête. Cela m’a remonté le moral, d’une façon un peu perverse. Alexia a voulu connaître ma version des faits. Je lui ai fait part de mon inquiétude : en ma qualité de médium avec une déontologie aussi réelle qu’expérimentale, je souhaitais que Jeanne revienne pour discuter. J’ai essayé d’être raisonnable, je crois. Je n’ai que très modérément supplié. En moins d’une heure, elle était repartie, l’air un peu hagard. Je fais cet effet aux gens en ce moment.

Phil écoute en silence. Puis il demande : 

— Il n’y a vraiment rien entre Isaure et toi ? 

— Évidemment que non. Pourquoi cette question ?

Il hausse les épaules. 

— Ça aurait pu, non ? 

Je proteste : 

— Mais non, ça n’aurait pas pu ! Isaure n’est pas du tout mon type ! Et je n’ai pas pour habitude d’abuser des filles qui ont une case en moins ! 

Il me regarde d’un air bizarre. 

— Pas la peine de te vexer, je demande juste à cause de ce qui s’était passé avec elle au lycée. 

— Comment ça ? 

Je ne vois pas du tout de quoi il parle. Il précise :

— Une soirée chez Barbara, après le bac ? 

Je fronce les sourcils. Phil grogne : 

— Tu ne vas pas me dire que tu as oublié.  

— Mais oublié quoi, à la fin ?

— C’est vraiment inique, dit Phil. Je galère comme pas permis pour me réchauffer contre un corps de femme une ou deux fois dans l’année, et toi, tu t’en es tapé tellement que tu ne te les rappelles même plus. 

Je le dévisage, interdit : 

— Toi aussi, tu penses que j’ai couché avec Isaure ?  

Il hausse les épaules, clairement perplexe.

— C’est de notoriété publique. 

Je sens la moutarde me monter au nez.

— Mais c’est faux ! 

Je me remémore mon dernier déjeuner avec Barbara, qui a émis une théorie similaire. 

— Qui t’a raconté une fable pareille ?

— Mais personne ! Je suis quasiment témoin ! proteste Phil. J’y étais. Barbe aussi. Et les Grodin avec leur cousine. 

— Quoi, tu dis que Jeanne était présente ? La cousine des Grodin ? Et il s’est passé quelque chose avec Isaure ? C’est absurde.

Il reprend sur le ton calme et patient qui est sa marque de fabrique :

— La soirée a commencé chez les parents de Barbara, mais ensuite, un petit groupe est parti en vadrouille, je ne me rappelle pas très bien les détails. Je suis tombé dans un fossé. On a squatté un moment chez les Grodin. La moitié des gens s’étaient endormis, mais Isaure et toi vous vous êtes éclipsés tous les deux. Et après, Nathan Grodin t’a fait une réputation d’enfer ; il a raconté à tout le monde qu’en rangeant il avait trouvé des… 

— Je n’ai aucun souvenir de tout ça !

Je tombe des nues. 

— On avait peut-être un peu bu, concède-t-il. On a passé tout le mois de juillet à fêter les résultats du bac chez Barbe et les choses se sont un peu enchaînées. En ce qui me concerne, je célébrais un miracle. J’ai été bourré tout l’été, et ce soir-là, je suis sûr que j’aurais pu embrasser un mouton.

— Tu sais ce que je pense ? T’étais tellement fait que t’as imaginé toute cette histoire. 

— Alors, c’est une hallucination collective, parce que Barbe m’en a reparlé l’autre jour quand je suis allé à Paris pour voir un business angel. 

— Ça s’est bien passé ? 

Depuis des mois, Phil essaye de trouver des investisseurs pour commercialiser sa grande invention, sans succès jusqu’à présent.

— Peu importe, répond-il, l’air sombre. On parlait de toi. 

— De ma vie sexuelle d’ado, pour être précis. Vous en discutez dans mon dos ? Vous n’avez pas mieux à faire ? 

— Il ne faut pas le prendre comme ça ! On se fait du souci pour toi.

Je lâche l’affaire. De toute façon, il y a prescription. Jeanne m’accuse d’avoir couché avec Isaure le mois dernier, et je suis tout à fait certain de ne pas l’avoir fait. 

Mais si ce n’était pas moi, qui a-t-elle vu ? Isaure avec un autre type qui me ressemblait ? Ce n’est pas parce qu’elle ne me plaît pas qu’elle n’a pas le droit de me trouver à son goût, et je ne suis pas un exemplaire si unique. Peut-être qu’elle invite au château des types qui me ressemblent pour mettre en œuvre je ne sais quel fantasme. 

Cependant, je ne crois pas à cette interprétation rationnelle. Cette histoire fait se dresser tous les poils sur ma nuque. Que se passe-t-il à Vauvey ? Pourquoi ces rêves, cette sensation de manque insupportable dès que je m’éloigne du château ? Je n’en ai pas l’ombre d’une idée. Tout ce dont je suis certain, c’est que Jeanne s’apprête à se jeter à nouveau tête baissée dans une situation qu’elle ne comprend pas. 

— Phileas Danton, je veux que tu me tiennes au courant. Je veux savoir quand tu la vois, je veux être sur place le jour J. 

Il se penche pour attraper un bretzel. 

— Pas la peine de m’appeler Phileas Danton, dit-il avant d’accepter dans un grognement, parce qu’il me fait confiance même quand j’ai l’air fou à lier.

C’est vraiment un super pote.  

— Et maintenant, râle-t-il, j’espère que pour me remercier, t’as autre chose à me donner que des biscuits apéritifs. Je n’ai pas mangé de la journée et je crève de faim.

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Obsession : Chapitre 15

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Et voici le chapitre du jour…

15. JEANNE

Je fourre mes affaires éparses dans mon sac, je repère ma culotte qui gît près du feu et je m’en empare, mortifiée. Dire que je me suis littéralement ouverte devant ce type, que je lui ai donné à voir ce que j’ai de plus intime. Il s’est vraiment payé ma tête. 

— Aggh la vache ! Jeanne ! 

Il se tord sur le carrelage, c’est normal, je n’y suis pas allée de main morte. Ça va me classer définitivement dans la catégorie des harpies hystériques qui n’apprécient pas les hommes, et j’en ai rien à foutre. Si quelqu’un veut la vérité en cet instant, non, je n’aime pas les hommes. Je veux quitter cet endroit et m’isoler quelque part pour laisser se déchaîner mes émotions. Je veux pleurer sur ma propre stupidité dans ma chambre d’hôtel, si ce n’est pas trop demander. 

— On peut savoir ce qui t’a pris ? se plaint Louis.

— T’aurais pu être un peu plus discret ! Au minimum !

Il s’assied sur le sol. Il est verdâtre et complètement nu, dans une posture humiliante, et il a encore l’air d’un roi. Je ne peux pas m’empêcher d’admirer son corps. Ses larges épaules, sa poitrine bien dessinée, ses plaquettes de chocolat. Ce type a des plaquettes de chocolat ! C’est la première fois que j’en vois dans la vraie vie. Je pensais que ça n’existait pas, que c’était une invention des magazines, de Photoshop et de Hollywood pour nous faire nous sentir mal dans nos baskets. Ses jambes sont longues et musclées. Sa peau est dorée à la lumière du feu. Quant à son visage, je préfère ne pas le regarder. Ce type est taillé pour l’amour et la duplicité, je le vois bien maintenant. J’enfile rageusement mes bottes, balance mon ordinateur dans mon sac de sport, zippe la fermeture éclair si vite qu’un morceau m’en reste dans la main. Je jette la petite pièce métallique dans la cheminée et passe la bandoulière sur mon épaule. 

Il s’est levé péniblement et essaye de se rhabiller. 

— Attends, Jeanne, tu me parles s’il te plaît ? 

Je m’arrête, butée. 

— Tu viens de te taper la gardienne juste après avoir baisé avec moi, c’est suffisamment clair comme explication pour toi ?

Ses yeux s’arrondissent. 

— Je… quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? 

— Ne fais pas l’innocent, ça ne te va pas du tout !

Ça lui va très bien en fait, il ne manque que les ailes et un accessoire angélique du genre harpe ou plutôt javelot ou un disque. C’est ça. Un javelot divin.

— Je ne comprends pas. Tu m’as vu ? Avec Isaure ? Qu’est-ce que vous avez toutes à me maquer avec Isaure aujourd’hui ?

Ça va finir par arriver jusqu’au cerveau, je suppose, mais je n’ai pas toute la nuit, alors, je reprends mon chemin vers la sortie. Vers ma chambre d’hôtel confortable et chauffée, avec le câble. Et ma valise avec la boîte de Négus, ces délicieuses confiseries nivernaises qui coûtent un bras et demi, avec leur cœur fondant et leur promesse de plombages futurs. 

— Attends ! proteste Louis en se rhabillant. C’est absurde. Je suis resté ici tout le temps. Je ne couche pas avec Isaure. Tu as dû me confondre avec quelqu’un d’autre.

— Ton sosie, c’est bien ce que je disais.  

— C’était sûrement quelqu’un d’autre, qu’est-ce que tu as vu exactement ? 

Je lance par-dessus mon épaule :

— Alors ça, c’est vraiment minable, mettre en doute mes observations et mes déductions pour te dédouaner. Tu fais une entrée triomphale au hit-parade des connards, direct à la première place. Si tu as le culot de m’envoyer une facture, je te ferai parvenir la mienne en retour.

— Je ne mets pas en doute tes observations, s’énerve-t-il. Je me défends contre tes accusations. Je suis resté ici tout ce temps. J’étais dans les vapes après ce que tu m’as fait ! Il y a sûrement une erreur. Tu n’as pas pu me voir avec Isaure parce que je n’ai…

— C’est bien ce que je disais : minable.

J’ouvre la porte. 

— Attends ! crie Louis. 

Maintenant, si je ne me retourne plus, c’est surtout parce que j’ai les yeux qui piquent et pleurer face à ce type est la dernière chose dont j’aie envie. Il reste en moi des cellules, à vrai dire une bonne partie, qui rêveraient de recommencer ce que nous avons fait tout à l’heure, et je le déteste encore plus pour cet effet qu’il me fait.  

J’ai besoin de retrouver l’intimité de ma voiture, tout de suite. Mais Louis me court après en enfilant son pull : 

— Attends, tu penses que tu pourrais avoir vu un fantôme ?

C’est tellement ridicule que je me retourne en ricanant. 

— Explication 1 : Louis Destel est un connard qui se paye ma tête. Explication 2 : je viens de tomber dans mon château sur un fantôme qui est ton portrait craché et en plus il se tape la gardienne ! À ton avis, quel est le scénario le plus plausible ? 

Je pousse la porte et je suis dehors. Je commence à avoir vraiment du mal à retenir mes larmes. 

Le pare-brise de ma voiture est déjà recouvert de givre, mais je m’en fiche, je dois partir au plus vite. 

— Ne démarre pas comme ça. Laisse-moi donner un coup de raclette et explique-moi ce qui t’arrive.

Je crie : 

— Va-t’en ! 

Ma voix est aiguë et stridente, cette fois je me mets vraiment à pleurer, mes clefs tombent par terre, je fouille l’herbe pour les trouver. 

— Jeanne, reste ici, qu’on en discute de manière rationnelle, ou irrationnelle, comme tu préfères…

J’éclate à nouveau d’un rire amer.

J’entends des aboiements qui se rapprochent. Les molosses d’Isaure. Si je ne veux pas me faire mordre les fesses, j’ai intérêt à récupérer mes clefs rapidement. Je vois d’ici les titres de faits divers « le médium et sa maîtresse célébraient des messes noires et sacrifiaient des oies blanches parisiennes ». Ce n’est pas le scoop que j’avais en tête en venant à Vauvey.

— Jeanne ! insiste Louis.

Les chiens déboulent au coin du bâtiment. Ils sont énormes et courent à toute allure. Je débloque la serrure in extremis et me jette sur le siège du passager en claquant la portière derrière moi avant d’actionner le verrouillage centralisé. 

Louis tape sur le carreau, tape sur le toit, un clébard lui saute dessus, une voix claire résonne dans la cour : « assis ! ». C’est Isaure. 

Sans attendre de voir s’il va bien, j’enclenche la marche arrière en laissant libre cours à mes larmes.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 14

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Et voici le chapitre du jour…

14. LOUIS

J’entends encore sa voix qui résonne : « arrête, continue, oui, stop, pitié, non reste, continue », mon esprit est pris en boucle dans ces minutes qui semblent ne pas devoir se terminer. Je suis prisonnier de cet instant, prisonnier de ce que j’ai découvert ici dans les bras de Jeanne Scarlatti.

Et qu’est-ce que j’y ai trouvé ? Je n’en ai foutre pas la moindre idée. 

Tout ce que je sais, c’est que je dors et que je dois me réveiller. Il fait froid, très froid dans la grande pièce. Je lutte contre la léthargie, je franchis peu à peu les portes de ma propre conscience. Où est-elle ? 

Je me doute que je n’ai pas réussi à la convaincre. D’ailleurs, il faut vraiment être crétin pour penser qu’on va convaincre une personne juste en la baisant très fort. Même le type le plus éloquent du monde dans ce département, et je n’ai pas la prétention d’être cet homme, doit bien se rendre compte que c’est une idée absurde. Il n’y a que Louis Destel pour se persuader (dans le feu de l’action) que sa queue peut constituer un argument valide pour prouver l’existence des fantômes. Quel couillon. 

Je suis vidé, j’ai l’impression d’avoir été roulé sur les galets par un millier de vagues. Je me redresse sur un coude, j’ouvre péniblement les yeux, je regarde autour de moi. 

Jeanne entre dans la pièce, glorieuse et sublime dans son jean sale et ses pulls informes. Elle irradie l’énergie. Et la colère.  

— Tu n’as pas de frère jumeau, Louis ? demande-t-elle.

— Non, souris-je, pourquoi ? Tu as un autre fantasme à assouvir ?

Elle ne me rend pas mon sourire. 

— Plus vraiment, non. 

Elle s’avance jusqu’à moi et me balance un puissant coup de pied dans les couilles.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 13

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Et voici le chapitre du jour…

13. JEANNE

Je soulève son bras qui pèse une tonne, je me roule pour me libérer de sa chaleur. Il s’est endormi et ne bronche même pas. Il sent extrêmement bon, c’est presque indécent la sensualité de cette odeur à présent que sa peau s’est réchauffée. Je le respire discrètement, puis je finis tant bien que mal de me dégager. Mes précautions sont bien inutiles, il est inconscient. 

Il me faut un moment pour me lever. J’ai l’impression que je viens de subir un passage à tabac. J’ai envie de me rendormir sur son épaule, mais je ne suis pas le genre de nana à se pelotonner contre sa dernière conquête en soupirant d’amour transi. Par ailleurs, j’ai une vessie qui m’appelle très fort. 

Je mets quelques vêtements un peu au hasard, déplore la disparition temporaire de ma culotte et de mes boots. J’attrape mon téléphone et lance une appli qui fait lampe de poche. Je peste à la perspective de devoir monter jusqu’au second en chaussettes. 

Il fait très froid loin du feu et je suis contente d’avoir pris deux pulls. Marcher me pose un problème, comme si je descendais de cheval. Cette idée me fait rougir : l’idée qu’il ait pu marquer mon corps et me changer. Je fronce les sourcils. L’heure est venue de me mettre moi-même en garde. Je suis une femme libre et indépendante qui vient de baiser dans un château désert en plein mois de février et qui cherche les toilettes. Rien de romantique dans tout cela. Aborde la situation comme le ferait un mec. 

Mon esprit s’affaire pour cheminer sans encombre dans le couloir glacial et sombre, mais une pensée refuse de se taire. Oh. Oh. Cet homme au creux de mes reins. Celui-là. C’est lui que je veux. Est-ce qu’on peut en avoir encore ? 

Mon téléphone émet un bref carillon. Un SMS d’Alexia. Alors, il tient ses promesses le bellâtre de campagne ? Et les fantômes, ils sont au rendez-vous ?  

Je m’arrête par défi pour composer une réponse. Oui… si par « fantômes » tu veux dire « panard spectaculaire ».

La réaction ne tarde pas : Squeeee ! Profite bien.

Je souris. 

Bêtement. 

Je cesse de sourire et reprends mon parcours d’obstacles vers la salle d’eau. Je finis par atteindre l’escalier et le gravir jusqu’au second. Je tends l’oreille, à l’affût d’un bruit à l’autre bout de la rangée de placards honnie, mais je n’entends que le bourdonnement de mon sang et de mes hormones. J’irai faire un tour tout à l’heure. D’abord les toilettes. 

Tu vois, me dis-je, vider sa vessie, c’est au moins aussi jouissif que ce que tu viens de faire avec le « bellâtre de campagne ». 

Le moindre atome de mon corps crie au mensonge et à la supercherie. Je soupire. 

OK, c’était vraiment un pied fantastique, une expérience transformante, et pour l’instant je ne sais pas bien comment je vais faire pour m’en remettre. Mais je considérerai sûrement les choses sous un autre angle dans cinq, dix minutes. Patience. D’ailleurs, je suis une fille indépendante et libérée. Je vais aller m’en faire servir plus. Je vais le réveiller et le harceler à nouveau, on verra bien ce qui arrivera. 

J’échange encore quelques SMS avec Alexia, histoire de conserver la tête froide. Je lui raconte le château, son confort moderne, sa gardienne incompétente. 

Ensuite, comme je n’ai toujours pas réussi à me sortir Louis Destel de l’esprit, je consulte mes mails professionnels. L’équipe de production signale, à son habitude, que tout vient d’exploser mais que la situation est plus ou moins sous contrôle. Je formule à mes geeks les quelques questions et consignes militaires qui s’imposent, histoire de pouvoir répondre de leurs initiatives si le client me tombe dessus au petit matin. 

Puis je réalise que je suis à moitié débraillée dans les toilettes chuintantes d’un château du douzième siècle, en train de bosser en loucedé un samedi soir. Je me rhabille et me prépare à redescendre.

En sortant de la pièce d’eau, je me dirige vers l’endroit où j’ai entendu la berceuse tout à l’heure. Je me campe au centre de la chambre de bonne et je ralentis ma respiration, tous les sens aux aguets. Mais au bout de quelques minutes, je baisse les bras. Il n’y a rien d’autre ici que le froid, le silence et le clair de lune qui éclaire la poussière.

Je redescends par l’escalier sud. Au premier, je m’immobilise, surprise. J’ai aperçu de la lumière dans la chambre du maître de maison. Curieux. En avançant de quelques pas, je comprends que la lueur vacillante n’est pas celle d’une ampoule électrique mais plutôt celle d’une lanterne, d’une bougie ou d’un feu de cheminée. Je m’approche encore quand un petit rire étouffé m’arrête net. Il y a quelqu’un. J’entends même deux voix : un homme et une femme échangent des paroles murmurées et de gloussements brefs. 

Comme c’est bizarre. 

Étant chez moi, j’éprouve une curiosité légitime à l’endroit de ce qui se passe nuitamment dans ce logis du château qui est censé demeurer inoccupé. Je m’avance sur la pointe des pieds, silencieuse — jusqu’au moment où je trébuche sur une dalle irrégulière. J’étouffe un cri et me rétablis de justesse devant la porte entrebâillée. Je risque un œil à l’intérieur et en lâche presque mon téléphone. 

La pièce est éclairée par plusieurs dizaines de bougies, il y en a partout, sur le sol, sur le rebord de la fenêtre par laquelle brille un croissant de lune, sur les meubles. 

D’où viennent donc ce petit ensemble de fauteuils Renaissance, ces tapisseries aux couleurs vives, ce lit à baldaquin drapé de velours moirés ? C’est exactement ainsi que j’aurais décoré cette chambre, ne puis-je m’empêcher de noter. 

Je repère d’un coup d’œil la perruque sur le dossier d’une chaise, les vêtements épars sur le parquet qui luit doucement à la lumière des chandelles. Mais ce qui attire mon attention, évidemment, c’est le couple qui s’ébat, insouciant, dans le lit, sous mon toit. Ils sont franchement réchauffés, car il règne ici un froid plus que glacial.

Je ne vois pas leurs visages. Elle, de longs cheveux blancs dénoués jusqu’au creux de ses reins, est assise sur lui, il est couché sur le dos et le haut de son corps se perd dans l’ombre des rideaux. 

Impossible de se méprendre, cette femme qui baise dans mon château, avec sa surprenante carnation si claire et sa silhouette de sylphide, ne peut être que la gardienne Isaure. Je suis à vrai dire plus choquée par l’ameublement de cette pièce que j’ai vue totalement vide quelques heures plus tôt. Sans ce mystère, j’aurais déjà tourné les talons : les hivers doivent être interminables et solitaires à Vauvey, et elle a bien le droit de s’amuser et de chercher à se réchauffer un peu. Mais je voudrais bien comprendre le sens de cette mise en scène. 

Est-ce une reconstitution historique, avec des petits plus si affinités ? Mon château sert-il de QG à une entreprise de prostitution d’époque (si ça existe) ? Ou bien un club très spécial qui se réunit et fait semblant d’être encore au dix-septième siècle ? Je suis tout de même obligée de tirer cela au clair. Je reste derrière la porte, silencieuse et perplexe. Les souvenirs tout récents de mes propres ébats avec Louis n’en demandaient pas tant pour émerger à nouveau.

Les soupirs se font de plus en plus intenses, Isaure n’y va pas avec le dos de la cuiller. Elle chante de manière totalement impudique. L’homme sous elle se met lui aussi à lancer des cris quasi animaux. Et déjà ils ont fini, il la fait rouler sur le côté avec un rire et se redresse pour un baiser. Je vois son visage, son sourire, ses cheveux. 

C’est Louis. 

Il me faut un moment pour me remettre du choc et c’est suffisant pour me perdre dans le dédale des couloirs.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 12

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Et voici le chapitre du jour…

12. JEANNE

Les mains de Louis ont glissé sous mon gros pull et sous ma polaire. Mes seins sont dressés et douloureux. Quand il les trouve, il pousse une sorte de gémissement dans ma bouche. Quand il les caresse avec la paume de sa main, je me cabre et m’exclame à mon tour dans notre baiser. Je sens son érection contre mon ventre et je ne pense qu’à une chose, me serrer contre lui, mais il s’écarte, hors d’haleine. Ses yeux me dévorent, me clouent sur place, puis se plissent dans une amorce de sourire qui les emplit d’une lumière d’or. Il me prend par la main et me guide jusqu’au petit canapé de tout à l’heure. Il m’assied tout au bord. Il défait ma ceinture, se rapproche pour descendre mon jean sur mes fesses. Ce n’est pas facile de m’enlever mon pantalon, il faut démouler mon postérieur imposant puis mes cuisses robustes. Sa respiration se fait rauque. Il caresse au passage ma culotte de cheval, visiblement captivé par ce qu’il découvre. Ses gestes sont devenus plus lents, presque recueillis, et un flot de pensées envahit mon esprit. Qu’est-ce qui me prend ? Je ne sais même plus lequel de nous deux est en train de se faire arnaquer par l’autre en cet instant précis. Moi, parce qu’il m’a prise au mot et qu’il a décidé d’exploiter mon moment d’égarement tout à l’heure, et les propos fous qui m’ont échappé ? Ou bien est-ce moi qui ne suis pas franche avec lui en jouant les innocentes, en prétendant qu’il ne vient pas de se produire quelque chose d’extrêmement bizarre ? 

Je suis arrivée ici avec une mission, dévoiler au grand jour une arnaque aux fantômes. 

Et maintenant, s’il fallait me montrer parfaitement honnête – ce que je n’ai pas forcément l’intention d’être – je devrais avouer que je commence peut-être à douter.

— Quoi ? demande Louis. 

— Rien, je n’ai rien dit. 

— Tu réfléchis, tu as des arrière-pensées et cela se voit. Parle-moi.  

Je pourrais lui avouer la vérité, que j’en suis presque à m’interroger. C’est probablement tout ce qu’il attend. Une petite brèche dans laquelle s’engouffrer. 

Mais je me méfie encore, alors, je pousse un grand soupir : 

— C’est juste que je ne suis pas tout à fait aussi conquise que toi par ma peau d’orange.

Il empoigne mes cuisses dans un geste d’une impudeur qui me fait rougir et qui laisse apparaître mon capiton dans toute sa gloire. 

— Ma parole, dit-il, tu ne te rends pas compte. 

Les pupilles dilatées, il fait descendre très doucement mon vieux jean informe le long de mes jambes, et c’est l’effeuillage le plus érotique auquel j’aie jamais participé. Il passe un doigt léger sur l’intérieur de ma cuisse et mon clitoris se met littéralement à vibrer. Je ne veux plus qu’une chose : que ces préliminaires aussi flatteurs qu’éprouvants trouvent leur conclusion naturelle. 

Mais non, il prend son temps pour m’enlever mes boots et mes chaussettes. Il me caresse de son souffle et j’émets un autre bruit étranglé. Il saisit mes hanches à deux mains et me tire vers le bord du siège. Puis il écarte mes jambes et m’empêche, d’une pression douce, mais certaine sur mes genoux ouverts, de les refermer. 

Je ne peux rien dissimuler. Il plonge son regard en moi et c’est aussi érotique que s’il y plongeait sa queue. Je me sens complètement nue et exposée. C’est comme s’il cherchait quelque chose, un trésor, une perle de sagesse, à cet endroit-là. Je ne crois pas qu’un type ait jamais considéré avec un tel sérieux cette partie de mon anatomie. Peut-être qu’à la campagne à force de côtoyer le bétail on est plus en prise avec les vérités brutes de la nature, mais personnellement, j’ai toujours eu du mal à comprendre la beauté que l’on prête à l’appareil féminin. Très franchement, je trouve la situation un peu ridicule et je commence à me tortiller, mal à l’aise. 

— Arrête de réfléchir, grogne-t-il. 

Je proteste. 

— Je ne suis pas en train de réfléchir. 

— Mais si. 

Je lutte un peu contre ses mains, par jeu, et il accroît la pression. Mon clitoris se gorge encore plus, si rien ne se passe dans la demi-seconde je vais probablement exploser.

La seule idée que nous puissions être interrompus à nouveau est terrifiante. 

— Je te préviens que si un fantôme… dis-je dans un soupir.

— Non, dit Louis, ça n’arrivera pas, parce que cette fois, je ne vais pas me laisser déconcentrer. Et maintenant, je dois te bâillonner pour que tu arrêtes de parler ? 

— Vu que tu me dis de me taire même quand je ne parle pas, je ne crois pas que ça soit particulièrement utile ni opérant. 

— Silence, femme. 

Il plonge un doigt en moi. Sans préavis. Je m’attendais à une sorte de cunnilingus poli, du genre le type qui rend hommage à la déesse en moi, mais non. Il est entré sans frapper. Je produis un autre borborygme inélégant. 

— Interdiction de refermer les jambes, dit-il.

En temps normal, je n’aime pas qu’on m’interdise quoi que ce soit, mais là, je vais faire une exception. 

Il sort son doigt avec une lenteur calculée et en faisant pression sur mon clitoris. Tous mes muscles se contractent involontairement pour me rapprocher de la source de ce plaisir. Un soupir bruyant m’échappe. Il m’attire à lui encore un peu plus, et quand sa bouche embrasse mon sexe, elle est tout sauf polie. Elle est sensuelle, goulue, c’est un baiser trop rapide qui me laisse à l’extrême bord du fauteuil et de l’orgasme. 

Quoi ? Non, ne t’arrête pas !

Ses mains montent à nouveau à mes seins, mais non, mes seins ne sont pas intéressants ! Continue, reprends là où tu en étais !

Il pince violemment mes tétons et je pousse un cri. Tout mon corps s’est mis sous tension d’un coup, c’est comme s’il avait appuyé sur un interrupteur secret et que le monde entier était passé en technicolor. 

Il poursuit sans se presser, mais ses mains tremblent légèrement quand il saisit la capote que je lui donne. (Avec une pensée reconnaissante pour Alexia et son cadeau optimiste.) 

Il est pile à la bonne hauteur et sa queue se glisse en moi comme si c’était parfaitement naturel qu’elle impose son chemin entre mes chairs, qu’elle aille remplir ce vide qui n’existait pas il y a cinq minutes. Il attrape mes fesses à pleines mains, sans délicatesse, et me presse contre lui, fort. Il entre très profondément et je me sens gagnée par cette nostalgie qui s’accroche à moi depuis le début de la soirée. Nous restons comme ça un instant. Puis il se retire, très doucement, le regard un peu distant et dur, c’est bien sûr une idée absurde, mais j’ai la sensation qu’il jouit de mon désarroi lorsqu’il me laisse. Pourquoi tarde-t-il tant à revenir vers moi ? Je suis prête à supplier quand il s’imprime à nouveau en moi tout en malaxant mon fessier sans ménagement. C’est presque désagréable. Mais au bout de quelques instants de ce traitement cavalier, il s’arrête, se retire et se lève. 

— Viens, dit-il. 

Il s’allonge devant le feu. 

Je le regarde, interdite. 

— J’attends, dit-il. Tu devais venir t’empaler sur ma queue ? 

L’entendre ainsi évoquer ce fantasme dont je ne suis même pas sûre d’être l’auteure m’électrise des doigts de pieds à la racine des cheveux. J’ai du mal à ne pas trembler quand je me lève et je m’avance doucement vers lui. Il me regarde, je suis complètement nue, mais si près du feu, que je n’ai pas froid. 

J’ai une impression de déjà-vu. Je suis certaine que je vais lui faire quelque chose d’irréversible, que je vais le briser. 

Je m’arrête, indécise. 

— Un problème ? demande-t-il.

Son sourire est assez éloquent pour faire fondre toute forme de réticence. Pour toute réponse, je m’approche de lui et j’enjambe son corps avec une attitude que j’espère conquérante, puisque je suis censée me poser en amazone. Je m’entends ordonner d’une voix inhabituelle, trop rauque, trop basse, aux inflexions trop longues pour être totalement mienne : 

— Ne t’occupe pas de moi. Je vais tout te prendre et quand tu seras si pantelant que tu ne te rappelleras même plus de ton nom, je te laisserai peut-être jouir. 

J’écarte les jambes pour le monter en mode rodéo, avec beaucoup de contrôle dans les cuisses. Il tente de toucher ma poitrine, mais j’immobilise ses mains à mi-hauteur. J’utilise les muscles de mes jambes pour me soulever et me laisser redescendre très lentement sur lui. Ses yeux sont mi-clos et sa respiration, lourde. Parfait. Je m’arrête. 

— S’il te plaît, dit-il. 

J’approuve :

— Oui, ça me plaît que tu demandes poliment. 

Du coup, je lâche ses mains qui viennent se river sur mes seins. Je préviens : 

— Pas de blague. 

Ses doigts s’emparent de mes tétons et il me fait comme tout à l’heure cette prise de catch érotique qui oblige tout mon corps à se tendre à bloc. Je gronde : 

— J’ai dit, pas de blague. 

Je me baisse pour prendre appui sur mes bras et je m’éloigne, ne laissant entre nous que l’ébauche d’un point de contact. J’ordonne : 

— Caresse-moi. 

Il ne se fait pas trop prier. Je ne peux pas résister et redescends de mon perchoir avec un long soupir d’aise, mais pas assez vite à son goût. Il s’arque et piaffe sous moi. 

— Tu n’es pas satisfait ? Raconte-moi ce que tu vas me faire quand tu ne pourras plus te contrôler. 

Je continue à me balancer tranquillement d’avant en arrière. Je ne suis plus très loin de l’orgasme. 

Ses yeux clairs s’obscurcissent encore. Il répond d’une voix rauque : 

— Je vais te faire rouler sur la pierre et t’écraser sous moi. Tu pourras trouver cela rude et protester, mais j’aurai perdu la tête par ta faute et je n’entendrai plus rien quand je replierai tes jambes contre mes épaules et que je m’enfoncerai en toi jusqu’à la garde, encore et encore, sans que tu puisses rien y faire. Ne compte pas sur moi pour être délicat. Je vais te fouiller et te ramoner jusqu’à ce que tes nerfs me supplient d’arrêter, et même alors, je ne te laisserai pas partir. 

Mon corps se met à trembler. Je ne sais pas lequel de nous deux perdra les pédales le premier, mais je veux continuer à jouer. Je passe ma langue sur mes lèvres et mon doigt, tout doucement, sur ce renflement timide qui me sert de poitrine. Mon sein se dresse sous son regard, dur et sensible. Je gémis. Ses yeux sont noyés d’ombre à présent et je l’ai dépouillé de son sourire charmeur. D’un coup de reins il me renverse. 

Il vient d’annoncer la couleur, et pourtant, je ne suis pas du tout préparée. Ceci n’est pas une simple partie de jambes en l’air. Sa présence m’envahit, tous mes sens sont submergés et saturés. C’est trop intense ; je crie. Il me regarde, la mine satisfaite, comme pour me dire, « je t’avais prévenue », mais quand nos yeux se croisent son expression change et trahit la surprise, le ravissement, la peur. Il ne s’arrête pas et d’ailleurs, je ne le supporterais pas. Je veux qu’il continue, il n’a pas le droit de laisser tomber maintenant. Il y a un passage à franchir, qui doit m’emporter vers quelque chose d’important. Je n’ai plus d’esprit à proprement parler pour analyser la situation, je n’ai plus que des pores et des synapses pris dans le feu croisé des sensations, un bombardement ininterrompu et terrifiant. Je crois que je crie des encouragements inintelligibles, des menaces, et des prières, et des ordres probablement, mais rien de tout ce que je dis n’a d’effet sur le cours des événements. Il entre et entre encore en moi, il se fraye un chemin pour nous deux vers l’autre côté. Puis tout explose et ce qui sort de mon corps pantelant, je n’ai pas de mots pour le décrire.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 11

Tout ce qui précède est accessible ici ! et je continuerai à mettre un chapitre en ligne par jour jusqu’au 31/10. Si vous préférez lire tout le livre d’un coup, il est en promotion jusqu’au 31/10/2021, à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes.

Et voici le chapitre du jour…

11. LOUIS

Je viens d’avoir la peur de ma vie. C’est la première fois que je vois un esprit tenter, sous mes yeux, de s’emparer d’une personne encore consciente. Je ne pensais même pas que c’était possible. Et cette voix que Jeanne a employée, il m’a semblé la reconnaître. Elle a fait vibrer mes os jusqu’à la moelle. Elle s’est fichée droit dans mon cœur. En ajoutant l’excitation et la trouille qui m’ont mis dans un drôle d’état second, et je ne suis certainement pas impartial. Je me doutais que la mission exigerait beaucoup de moi. Je savais que ce serait trop personnel pour être vraiment confortable, mais c’est pire que ce que j’imaginais. Je ne peux pas faire mon travail. 

Certes, ce n’est pas comme s’il existait un code déontologique des médiums. Mais j’ai eu le temps d’élaborer quelques règles de base, une sorte de bon sens paysan appliqué à l’exercice des professions occultes. Premièrement, ne jamais forcer le client à croire quoi que ce soit. Déjà pas facile. Deuxièmement, je me suis toujours dit que le jour où je tomberais sur un problème surnaturel qui me frappe de trop près, je ferais tout pour ne pas y entraîner de tiers. Et voilà, nous y sommes. Cette fois, je fais définitivement partie du scénario. 

Je prends la décision qui s’impose. 

— On s’en va, dis-je.

— Quoi ? Comment ça ? 

— On plie bagage. J’en ai assez vu. Tout ça ne sent pas bon. Il ne faut pas rester. Rassemble tes affaires, on y va. On peut laisser ma voiture, et utiliser la tienne. 

À nouveau ces yeux de biche si sombres, et encore plus écarquillés que tout à l’heure quand je lui ai parlé de mon rêve. J’ai envie d’y plonger et de m’y perdre.   

D’accord, ce n’est pas le genre d’idée qui va m’aider. Bordel, mais qu’est-ce qui m’arrive ce soir ? Je bande pour ma cliente, je bande pour un spectre au seul son de sa voix… 

Jeanne croise les bras sur sa timide et charmante poitrine. 

— Non, ça ne va pas, non ? On ne va pas partir maintenant. On vient de commencer. On n’a pas affronté les démons. 

— J’espère bien que nous n’avons pas affaire à des démons, mais juste à de simples fantômes ! Et on n’est pas obligés de les affronter. Dans le cas présent, en fait, je le déconseille fortement. 

— Pourquoi ? 

— Ces esprits sont trop forts. Ils peuvent interagir physiquement avec nous. C’est plus dangereux que prévu.

— Voyons ce qui va arriver, dit-elle. Je veux rester.

Elle s’empare de son smartphone comme si de rien n’était. Elle va me rendre dingue. 

— Qu’est-ce que tu fais ? 

— Je poste sur Twitter que je viens d’être possédée par un fantôme. Tiens, je vais aussi mettre la photo du château que j’ai prise tout à l’heure. Cadrage pourri, photo floue et angle sinistre à souhait, ça fait une bonne histoire décalée pour un samedi soir, non ? 

— Et puis quoi encore ? Tu veux que je t’arrange un selfie avec un ectoplasme ? 

Elle ne répond pas, elle est en train de glousser toute seule en téléchargeant sa photo vers les réseaux sociaux. 

— Il n’est pas beau, mon château ? Mince, ça ne capte pas ici, j’avais oublié. 

Je n’arrive pas à lui faire comprendre que c’est sérieux. 

En même temps, il faut bien le reconnaître, ceux qui n’ont jamais été confrontés à l’occulte et au paranormal ont généralement besoin, pour s’adapter, de plus de temps que nous n’en avons pris. J’essaye de bien les préparer, mais là, j’ai été déconcentré. Jeanne Scarlatti m’a court-circuité dès la première seconde, et moi, au lieu de l’envoyer promener, j’ai tout de suite eu envie de la dépouiller de ces réflexes de pitbull pour déflorer la douceur qui doit se cacher sous toute cette agressivité. Oui, c’est ça, je veux lui arracher tous ses masques les uns après les autres, qu’elle soit nue et sans défense devant moi avec sa petite poitrine émouvante et son solide cul bien terrien et… 

Ah, merde, voilà que ça recommence. 

— S’il y a quelque chose qui cloche, dit Jeanne Scarlatti, avec sa bouche en cœur qui ne m’aide pas du tout à me concentrer sur la nécessité d’évacuer les lieux, je veux régler cette histoire une bonne fois pour toutes. Mais pour l’instant, je ne vois pas de raison de s’affoler. 

Je demande, incrédule : 

— Tu ne crois pas avoir été possédée par un esprit à l’instant ? 

— Non.

Elle est d’une mauvaise foi qui dépasse l’entendement. 

— Tu n’as pas eu le sentiment bizarre d’être un peu à côté de toi-même, par exemple de considérer toute cette situation avec un point de vue très légèrement étranger ? De faire des choses qui t’auront été inspirées par une force extérieure ?

Je la sens hésiter, puis elle répond d’une voix trop claire :

— Non, je ne vois pas ce que tu veux dire.

Et d’ouvrir de grands yeux innocents. Elle ne cédera pas. Elle veut vendre son château et elle niera l’évidence jusqu’au bout. Face à sa moue de Sainte-Nitouche, j’ai un mal fou à retenir le mélange de colère et de désir qui s’empare de moi. Je l’imagine très bien, avec ces yeux si expressifs, pendant que je…

OK, je suis vraiment en train de perdre toute cohérence. C’est la frustration de cette situation insensée. Alors que la présence des fantômes n’a jamais été aussi manifeste, et que ma cliente elle-même en a fait l’indéniable expérience, elle trouve encore moyen de refuser de m’écouter. C’est trop pour moi, mon esprit ne suit pas et a tendance à emprunter des chemins de traverse.

Ça fait tellement longtemps que je rêve de voir une autre âme me rejoindre à la marge du réel et partager un peu de ma solitude… j’en perds la boule, voilà, c’est tout. 

Et la proposition brûlante qu’elle vient de me faire, même si elle était sous influence, avec cette voix si incroyablement sexy, n’aide pas du tout. Elle prétend vraiment que les fantômes n’existent pas, qu’elle est restée maîtresse d’elle-même ? 

Tout à coup, j’ai bien envie de la prendre au mot. Je lui fais mon sourire le plus suave : 

— Donc toute la conversation que nous venons d’avoir, c’était sérieux ? 

— Je ne dirais pas que c’était sérieux, non.

— Mais c’est bien toi qui as parlé ? Tout ce qui est sorti de ta bouche, c’était bien ton idée ? Rien ni personne n’est venu jouer avec ton cerveau, embrouiller tes pensées ?

Elle est prise au piège de son propre mensonge et elle le sait. Elle reste immobile une seconde ou deux, puis acquiesce d’un petit signe de tête. Alors, stupide inconscient que je suis, au lieu de partir en courant et de sauver ma cliente avec moi, je lui saute dessus pour la dévorer toute crue. 

J’attrape ses deux mains et je les coince derrière son dos. Je lui roule une pelle comme on en voit sans doute beaucoup à Paris, mais personnellement, à Saint-Amand-le-Dun, je ne l’ai jamais pratiquée jusqu’ici. Ses genoux ploient et un bruit intéressant s’échappe de sa gorge, peut-être que même à Paris on ne lui fait pas des choses pareilles. 

Elle répond. Je sens sa langue qui agresse pratiquement la mienne, ses mains qui se sont libérées pour se planter dans mes cheveux, elle fait tout ce qu’elle peut pour détourner le baiser, pour en faire son baiser à elle, elle se racontera probablement que c’est elle qui a pris l’initiative. Mon corps s’émeut de cette contradiction. Je commence à vraiment souffrir dans mon jean.

Ses mains s’engouffrent sous mon T-shirt, sont partout contre moi, dans mon dos, sur mon torse. Cette fois, ça m’est parfaitement égal qu’un fantôme s’en mêle, ce n’est pas moi qui mettrai fin au corps à corps. Je m’abandonne à ses mains tandis qu’elle me tâte, m’évalue, me sonde, me griffe autant qu’elle me caresse. C’est comme si en dépit de son scepticisme affiché, elle avait envie de savoir, d’aller au fond du sujet, et cela génère chez moi un nouvel espoir de me faire comprendre qui me fait disjoncter.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 10

Tout ce qui précède est accessible ici ! et je continuerai à mettre un chapitre en ligne par jour jusqu’au 31/10. Si vous préférez lire tout le livre d’un coup, il est en promotion jusqu’au 31/10/2021, à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes.

Et voici le chapitre du jour…

10. JEANNE

Je respire un grand coup. Louis Destel me considère de ses yeux jaunes et cette fois, son regard me met franchement mal à l’aise. Qu’est-ce qu’il attend ? Que je dise : « ah ça, mais moi aussi ! ».

C’est très mal me connaître.

J’essaye de me remémorer si je lui ai évoqué mes rêves à moi, mais ce n’est pas le cas. Cette concordance des prénoms, cela peut être une simple coïncidence, en mettant les choses au mieux. Si je décide d’être méfiante, je parlerais éventuellement de suggestion. Ce que je pense, au fond, c’est que l’on se fait indéniablement de l’effet, et que l’on est très tentés de projeter chacun sur l’autre une activité subconsciente qui déborde un peu du cadre. 

Voilà, c’est ça. Une sorte de mécanisme psychologique. Je n’aime pas les psys, mais force est de constater qu’on a tous un subconscient, il faut faire avec.

J’admets volontiers que je suis ébranlée. Je viens de rencontrer un type, mon corps et mon ça ont décidé qu’il me plaisait vraiment beaucoup, au point de générer des phéromones et des phénomènes bizarres dans ma mémoire. Et visiblement pour lui c’est pareil, sauf que ça prend la forme d’une caresse fantôme. C’est original, mais après tout, qui suis-je pour jeter la première pierre ? 

Je ne peux cependant pas avouer ni verbaliser cette attraction réciproque, puisque je suis venue ici dans l’intention précise de le pincer la main dans le sac. Il y a quand même une possibilité non négligeable que je sois en train de me faire avoir.  

Je dis : 

— C’est fou, ce rêve, je suis, euh, très flattée. Mais comment peux-tu être sûr que c’est moi ? Excuse-moi, mais là ça fait beaucoup d’un coup. 

J’ai l’impression de le trahir. Il semble déçu et inquiet même s’il est évident qu’il fait tout ce qu’il peut pour rester neutre. Mais il en faut plus pour me convaincre. Tout ça est trop rocambolesque pour moi. 

Je m’empare de mon ordinateur portable. Pour me rassurer et dissimuler mon trouble, je lance PowerPoint et entreprends de relooker un tableau de chiffres particulièrement peu aguichant. 

* * *

Un mouvement attire mon regard et me distrait de mon écran. Louis attise le feu, visiblement plongé dans ses pensées. Je suis captivée par la grâce de ses gestes. Je pourrais l’admirer toute la nuit. 

À la réflexion, j’aurais sans doute d’autres activités à lui proposer. Mais quelque chose me dit qu’il ne sera pas partant, après la façon dont j’ai accueilli sa grande confidence tout à l’heure. 

Je ne veux pas me faire avoir. Les fantômes, ça n’existe pas. 

Je pose le portable à terre, je me lève et je m’étire. Il est 23 h 55. Je vais travailler encore un peu, même si le cœur et la concentration n’y sont pas. J’ai toujours trouvé apaisante la production de ces documents ineptes. Une forme de méditation, en quelque sorte.

Pelotonnée à nouveau dans le canapé, je tarde un peu à m’y remettre. Je suis bien, détendue. Il fait juste un peu froid. Il faudrait que j’aille chercher ma polaire dans mon sac à dos, mais franchement, je suis bien, et je me sens trop paresseuse pour m’éloigner de l’âtre. 

— Jeanne ? demande Louis, et je tourne vers lui mon visage content, un peu engourdi. Ne t’endors pas, Jeanne ! Ce n’est pas le moment. 

— Hum, pourquoi ? 

— Il ne faut pas dormir, dit Louis. Ou alors, on s’en va. 

Il pose sa main sur mon épaule et me secoue gentiment. Ça a l’air important pour lui. Je bouge un peu sur mon siège, j’essaye d’attraper la timbale de café qu’il me tend, mais mes doigts échouent à saisir le gobelet, qui s’écrase à terre dans un bruit de ferraille. 

— Désolée. Je suis fatiguée, il est tard. 

Il se baisse en marmonnant et entreprend d’essuyer la flaque de café avec quelques mouchoirs en papier. Je veux lui dire que ce n’est pas grave, que personne n’a probablement fait le ménage ici depuis des années, mais aucun son ne franchit mes lèvres. Je ne sais plus vraiment si je suis réveillée ou endormie. 

Louis me lance un regard inquiet. 

— Tu es frigorifiée. Laisse-moi te réchauffer. 

L’air préoccupé, il enlève sa polaire et la pose sur moi. Le textile est doux et chaud, il sent la citronnelle et les soirs d’été. Je suis bien, encore plus tentée par un somme. Il me borde dans la veste comme si j’étais un petit enfant, sauf que ses mains qui me tâtent suscitent dans mon corps des réactions plutôt réservées aux plus de dix-huit ans. J’émets un petit soupir d’aise, mais il a repris ses distances. 

— Le château pompe toute notre énergie, m’explique-t-il. Il faut qu’on reste éveillés. Les esprits cherchent la chaleur, ils veulent se lover tout contre les vivants, et quand ils peuvent, ils prennent le contrôle. Une possession, ce n’est pas joli-joli. Quant aux exorcismes… disons que c’est une expérience que je ne souhaite à personne, et la moitié du temps, ça ne marche pas. 

Il est mignon quand il dit ça. Je me mets à rire doucement, je n’ai aucune envie de me secouer. Je suis bien. Mes paupières sont très lourdes et mes yeux se ferment. 

— Jeanne, prévient-il, je suis sérieux, c’est dangereux. 

Mais il n’y a rien à faire. Personne ne me dérobera ces quelques instants de torpeur. Même pas un type sculptural avec des cuisses en acier et des yeux de chat. Je m’en fiche, je suis bien. 

Je perçois de loin le timbre chaud de sa voix qui me demande de me réveiller, de rester avec lui, les yeux ouverts… mais je ne cherche plus à lutter.

J’ai encore conscience de sa présence, mais je crois bien que je me suis assoupie. C’est comme si une partie de ma personne dormait du sommeil du juste, tandis qu’une autre poursuit la conversation pour donner le change. Je m’entends parler d’une voix traînante : 

— Il ne faut pas se faire du souci comme ça, Louis, c’est mauvais pour la santé.

— Mais si, dit Louis, bien sûr que je suis inquiet. Vauvey est hanté, je viens d’en avoir la preuve.

— Fais-moi confiance, dis-je. Tu n’as rien à craindre. Ça va aller. 

Soudain réveillée, je me lève, mue par un regain d’énergie. Je sens toujours la langueur qui s’était emparée de moi tout à l’heure, mais un instinct me dicte de me rapprocher de lui, je ne peux plus résister, un pas devant l’autre, j’avance vers lui. Je vois très bien l’effet que je lui fais. Mon corps avec lequel je suis si souvent en bisbille est devenu un objet de désir et cela me donne de l’assurance. Je m’arrête à moins d’un mètre de lui. Je suis assez près pour entendre l’infime soupir qui s’échappe de sa bouche et qui me touche beaucoup plus que n’importe quelle parole. 

Il me veut, je le lis sur son visage et dans tout son corps. 

Cette certitude détonne quelque chose au plus profond de moi. J’ai les jambes en coton et mes genoux voudraient fléchir, mais quelque chose m’oblige à continuer, à m’approcher tout près de lui, au point que je sens sa respiration sur mon visage. La caresse de son souffle sur mes lèvres fait quelque chose de totalement inédit à mon imagination. Pourtant, je suis surprise quand j’entends ma propre voix s’élever avec assurance. Je ne la reconnais pas tant elle est rauque, basse, mélancolique. 

— J’ai envie de faire ça depuis tout à l’heure, dis-je.

Je passe ma main très doucement sur sa joue et je vois ses pupilles s’agrandir jusqu’à noyer son regard d’un éclat sombre, tandis que le cercle de ses iris se réduit à une mince bande dorée. 

— Jeanne… 

Je l’arrête tout de suite. 

— Assez discuté, dis-je. J’ai entendu tout ce que j’avais besoin de savoir. Je t’ai attendu si longtemps. 

(Hein ? Non, je n’ai pas attendu du tout, je suis arrivée ce midi par l’A77, c’est la première fois qu’on se voit, on se connaît depuis quelques heures à peine). 

Quelque chose, une force sourde, écrase ma réticence dans l’œuf, éteint ma protestation, et je me rapproche encore de Louis. Mon cœur trébuche dans ma poitrine, mais mon pas est sûr. 

— Cette fois, Louis, tu ne m’échapperas pas. 

Il me lance un coup d’œil surpris avant de répondre : 

— Je ne crois pas que ce soit cela, notre problème. J’ai bien l’impression que c’est plutôt l’inverse. Tu vas partir en courant, ou tu vas rester un peu ? 

Quoi ? Qu’est-ce qu’il dit ? Comment peut-il savoir ? 

Mais la force qui m’a poussée jusqu’à lui balaye à nouveau mes doutes et je m’entends proposer de la même voix grave et légèrement voilée :

— Tu sais ce que j’ai envie de te faire, Louis ? J’ai eu tout le temps du monde pour y réfléchir. Je vais te dépouiller de tous tes vêtements ici au coin du feu, de t’admirer sous toutes les coutures, de te caresser jusqu’à ce que tu n’aies plus un millilitre de sang dans le cerveau. 

Il déglutit, passe sa langue sur ses lèvres et je tente de mordre cette bouche charnue si appétissante. Mais il se recule. 

— Et après ? veut-il savoir. 

Sa voix a baissé de plusieurs tons et mon cœur s’est mis à battre très vite. 

Je continue : 

— Après, tu vas t’allonger sur le dos et je vais, tout doucement, venir m’empaler sur ta queue. 

Je n’en reviens pas moi-même de prononcer ces paroles crues à voix haute. L’ambiance y est sûrement pour quelque chose. Dans cet endroit sinistre et coupé du monde, je ne suis pas la même personne. J’adresse à Louis un sourire délibéré et je vois tous ses muscles se tendre. 

— Je vais bouger lentement contre toi, je vais me caresser sur ton corps. Je te laisserai sortir puis entrer à nouveau en moi, très profondément, mais avec une telle lenteur que tu ne sauras même plus si je suis en train de te baiser ou de te torturer. 

Il grogne et je risque un œil vers son entrejambe. Ouaip. Il apprécie.

— Je veux t’emmener à l’extrême limite, m’entends-je dire. 

Je ne suis pas sûre de ne pas être déjà, moi-même, à l’extrême limite de ce que je peux endurer. Mes joues me brûlent et doivent être cramoisies. 

Louis Destel arque un sourcil. Évidemment, ma couleur tomate n’a pas dû lui échapper. 

— Et ensuite ? demande-t-il. C’est dangereux de pousser un homme dans ses retranchements. 

Je suis prête à battre en retraite, mais la même influence, celle qui m’attire vers lui depuis tout à l’heure, continue de me soutenir. 

— C’est ça l’idée, dis-je. Je vais jouer avec tes nerfs jusqu’à ce que tu perdes toute forme de contrôle. 

Qu’est-ce que je suis en train de raconter ? Ce n’est tout de même pas l’unique verre de Pouilly qui a pu me monter à la tête de cette façon ? Si c’est le cas, il va falloir que je m’en paye une caisse.  

Et s’il me prend au mot, s’il souscrit à mon fantasme, est-ce que je serai capable de délivrer, comme ils disent dans mon job ? 

Bah, il est bien trop tard pour poser ce genre de question.

— Tu joues avec le feu, tu vas te brûler, gronde Louis. 

— On va bien voir, dis-je. Et maintenant, déshabille-toi s’il te plaît. 

Il semble hésiter. Il a l’air à la fois envoûté et inquiet. 

— Jeanne ? C’est bien toi ? 

— Mais oui, je grogne. Qui veux-tu que ce soit ? 

Comme il ne se dévêt pas tout à fait assez vite à mon goût, j’attrape la boucle de sa ceinture. Louis prend une grande inspiration, un spasme secoue son corps. Le bout de mes doigts touche la peau tendre de son bas-ventre et je sursaute à mon tour. Un grondement d’approbation s’échappe de ma gorge.

— Ne t’inquiète pas, Louis, nous n’allons pas te manger. 

(Nous ? OK, je me sens définitivement un peu bizarre, c’est vrai.)

Je soupire : 

— C’est bon de te retrouver, Louis, tu m’as tellement manqué. 

La main de Louis se pose sur mon poignet, m’écarte de lui, doucement, mais fermement. 

— Jeanne ?

Il me regarde d’un air suspicieux. 

Cette fois, je suis d’accord, je me rends compte de l’étrangeté des paroles que je prononce. 

Je sens la force qui m’anime depuis tout à l’heure s’effondrer et disparaître dans les profondeurs de mon être. 

Je me recule et me laisse tomber dans le canapé, un peu sonnée. Louis me regarde en fronçant les sourcils. 

— Qu’est-ce qui vient de se passer, là ?

Je réponds d’une toute petite voix hésitante (une toute petite voix pour moi, Jeanne Scarlatti) : 

— Juste un coup de chaud, je crois. C’est probablement les hormones. Peut-être le manque de sommeil.

Il rit et fait un mouvement de tête incrédule : 

— Tu as senti une présence ? Tu peux me le dire. Je te croirai. Moi aussi j’ai… 

Ma parole, il a l’air presque soulagé. Je nie en bloc. Non, non, non. Pas de présence. Juste mon ça en rut, c’est déjà bien suffisant, déjà bien assez gênant. 

— Jeanne, dit Louis, je suis sérieux. Je pense que l’esprit du lieu vient d’essayer de prendre possession de ton corps.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession : Chapitre 9

Tout ce qui précède est accessible ici ! et je continuerai à mettre un chapitre en ligne par jour jusqu’au 31/10. Si vous préférez lire tout le livre d’un coup, il est en promotion jusqu’au 31/10/2021, à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes.

Et voici le chapitre du jour…

9. JEANNE

Je me laisse tomber dans le canapé. 

Je dois dire que je m’attendais à tout, sauf à ça. 

Si c’est une escroquerie, c’est l’escroquerie la plus naze du monde. Il est le seul à voir des fantômes et il n’essaye même pas de me persuader que je les ai vus aussi ! Il semble très affecté, très inquiet. En fait, il a l’air bouleversé.

Je n’y comprends plus rien. Il n’en veut pas à mon fric. Il en veut très probablement à ma vertu, mais ce n’était pas la peine de se donner tout ce mal si tout ce qu’il voulait était me sauter dessus. Dans n’importe quel bar, ça aurait marché. D’ailleurs, c’est moi qui l’ai pris d’assaut, et lui qui a rompu le contact. 

Hum, ça, mon ego n’avait pas forcément besoin qu’on le lui rappelle.

Concentre-toi, Scarlatti. 

Louis Destel, le voyant-médium, prétend avoir senti la caresse d’un fantôme. Ça ferait de lui une sorte de fou lubrique à fantasme bizarre, sauf qu’il vient de me raconter un rêve. Et ce rêve s’emboîte presque parfaitement avec ceux que je fais, moi, toutes les nuits.

Il pense qu’il rêve de moi. Il veut que je lui dise que je rêve de lui ? 

Je ne sais pas de qui je rêve, je rêve d’un homme invisible, sans visage. Je rêve d’un fantôme en quelque sorte, d’une absence. Jusqu’à présent, j’étais convaincue que mon subconscient se défoulait pour soulager mon esprit surchauffé de toutes ses vexations diurnes : la frustration d’un travail qui me pèse, dont tout le monde me dit qu’il me va comme un gant, mais dans lequel je ne m’épanouis pas. La déception de vivre dans une ville où les hommes ne me trouvent pas assez féminine, pas assez influençable, pas assez obéissante – une conquérante à grosses fesses, une emmerdeuse. Et par-dessus le marché, je suis de plus en plus désespérée de me défaire de ce château. Je veux me débarrasser de ces racines qui m’encombrent et que je n’arrive pas à extirper du sol, même à grand renfort de séances de psy à cent balles de l’heure. 

J’étais persuadée que je crevais de toutes ces frustrations. Tout à coup, une idée s’est immiscée dans mon esprit, c’est Louis Destel qui vient de la planter là. Et soudain, je me demande si je ne serais pas plutôt en train de mourir de nostalgie. 

Moi. Jeanne Scarlatti. Nostalgique.

Je croise les bras, je tente d’invoquer mon alliée familière, la colère. 

Mon rêve, puisqu’en effet je souffre moi aussi d’épisodes oniriques récurrents, le voici. Je parcours les couloirs de Vauvey, à la recherche d’un homme. Pas n’importe lequel, il a beau ne pas avoir de visage ni même de personnalité propre, je sais qu’il est l’amour de ma vie. Pour tout l’or du monde, je serais incapable de me remémorer ce qui nous a séparés. C’est un malentendu, une erreur tragique, je n’ai pas compris : je me suis absentée, j’ai poursuivi un mirage, je me suis laissé éloigner, et à mon retour il n’était plus là. 

Je marche de plus en plus vite, je cours, je me mets à pleurer. Je trébuche, parce que je porte de grandes jupes malcommodes, et que c’est une très mauvaise idée de courir sur un sol inégal quand on ne voit plus rien à travers ses larmes. Je sanglote, je m’étrangle à moitié. 

Autour de moi, le silence est fracassant, mais ça ne m’empêche pas de l’appeler. 

Je me rends compte que je n’ai jamais vu cet absent de mes rêves, mais que je connais son prénom, parce que je le crie à m’en esquinter les cordes vocales.

Louis.

Il s’appelle Louis, lui aussi.

La suite demain ! Ou bien ici.

Obsession (Les âmes enchaînées t.1) : Chapitre 8

Tout ce qui précède est accessible ici ! et je continuerai à mettre un chapitre en ligne par jour jusqu’au 31/10. Si vous préférez lire tout le livre d’un coup, il est en promotion jusqu’au 31/10/2021, à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes.

Et voici le chapitre du jour…

8. LOUIS

« Je m’attendais à quelque chose de plus spectaculaire », a-t-elle dit. Avant de sommer tout bonnement les esprits de se manifester et d’entamer un compte à rebours. 

— Dix… neuf…

Elle a collé un ultimatum à un fantôme. Elle est dingue. J’ai rarement vu cliente aussi arrogante, butée et impatiente. Et elle me considère toujours comme un imposteur. J’ai envie de lui attraper les épaules à deux mains et de la secouer jusqu’à ce qu’elle daigne ouvrir les yeux et percuter ce que j’essaye de lui montrer. 

— Huit… sept…

Attends, en fait, je n’ai pas envie de la secouer. J’ai envie de lui fermer son clapet, de prendre ses lèvres d’assaut et de lui arracher autre chose que ces fichues paroles censées, cartésiennes et logiques. 

— Six… cinq…

J’ai envie de voir son côté animal. 

— Quatre… trois… deux…

Sauf que je suis un type bien élevé, et qu’on m’a appris que c’était mal venu de tenter de clouer le bec à une femme avec un baiser. 

— Un !

Alors, je suis plutôt étonné quand c’est elle qui me saute dessus. 

Elle est compacte, lourde, solide, chaude. Le contact envoie à mon système nerveux une explosion d’informations dont mon corps ne sait plus quoi faire — il réagit comme il peut à cet excès de sensations. 

L’idée de libérer la bête sauvage en Jeanne me faisait fantasmer il y a un instant, et voilà que c’est elle qui me transforme en créature féroce. Ses mains se sont enfouies dans mes cheveux et moi, je m’empare de sa taille, je la serre et je la malaxe contre moi comme pour me fondre dans sa masse. Puisqu’elle a décidé qu’on ne s’embarrasserait pas de politesses, je n’y mets pas tellement les formes quand j’entreprends de devenir intime avec ce postérieur généreux qui m’obsède depuis tout à l’heure. Mon approche possessive, limite brutale, arrache à Jeanne un grognement tandis qu’elle se colle encore plus contre moi. Si elle continue à m’embrasser comme ça, je vais jouir dans mon pantalon. 

Je soulève sa chemise de bûcheron qui ne devrait pas me sembler aussi sexy. Sous le pilou-pilou, sa peau est si brûlante et douce que j’en perds le nord, je caresse son ventre à la recherche de son soutif.

Elle ne porte pas de soutif. Je gémis dans sa bouche et elle m’assaille de plus belle. 

Une main glaciale se glisse sous mon T-shirt. Le contraste entre sa peau chaude et ses doigts froids fait encore grossir mon érection, si je ne plonge pas en elle dans la demi-seconde je ne réponds plus de rien. J’ai envie de la réchauffer, de la prendre contre moi, de m’imprimer dans ses chairs, de la faire changer d’avis. 

Elle me griffe les omoplates, me tire les cheveux, attrape le devant de ma ceinture pour la dégrafer et le contact de sa main chaude contre mon bas-ventre envoie des éclairs noirs zébrer mon champ de vision lorsque le peu de sang qui restait dans mon cerveau décide de migrer vers le sud…

Attends une minute. 

Je me raidis, mon cœur s’arrête. 

À qui appartient cette paume gelée qui flirte avec mes dorsaux ? 

Je dessaoule d’un seul coup et romps le baiser, me reculant de deux bons mètres. La caresse dans mon dos se prolonge un instant avant de s’estomper, cependant que je dévisage Jeanne, horrifié. 

Et merde.

Jeanne est évidemment perplexe, je la vois déjà osciller entre la colère et la confusion.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Mon cœur bat à toute allure, j’ai le souffle court, et pas seulement à cause du baiser que nous venons d’échanger.  

Je déglutis, je me recule encore en trébuchant. 

Elle me considère, un sourcil dressé en accent circonflexe. 

J’hésite une demi-seconde. Il faut que j’arrive à lui expliquer… dans tous les cas, je suis obligé de lui dire la vérité. Au moment où elle franchit mes lèvres, je me rends compte combien elle est peu crédible. 

— Il y avait quelqu’un d’autre avec nous dans ce baiser.

Ça fait vraiment médium de télévision. Mais bon dieu, je n’ai jamais éprouvé le contact d’une présence paranormale de façon aussi concrète, physique et rapprochée. Je viens de me faire tripoter par un fantôme.

— Quoi ?! 

Je n’ai pas le choix maintenant, il faut que je développe mon explication, et tant pis si j’ai l’air bête. Ce n’est pas la première fois que je me heurte à une sceptique. Mais là, avec cette charge de désir que je sens encore malgré le choc, c’est particulièrement douloureux de m’en tenir à ma vérité et de renoncer à ce moment que nous venons de partager. 

— J’ai reçu à l’instant des caresses d’une tierce personne, dis-je avec la très nette impression de me tirer dans le pied avec un fusil de chasse au sanglier. 

— Tu veux dire, un fantôme ? 

Je vois bien sûr son visage qu’elle hésite entre partir en courant, rire aux éclats et me prendre en pitié. Elle doit penser que je suis fou. Pourtant, j’aimerais tellement qu’elle me comprenne. 

— Tu as réveillé quelque chose, dis-je. Tu m’as embrassé, et ça a produit un effet sur la, euh, la présence locale. 

— Aha, répond-elle. Mais pourquoi est-ce que je n’ai rien senti du tout ? 

À mon tour de hausser un sourcil narquois.

Elle se reprend en rougissant : 

— Je veux dire, pourquoi est-ce que moi, aucun esprit n’est venu me toucher ?

Je lève les épaules. 

— Je suis plus réceptif que toi à leur existence. 

Elle rit, d’un rire triste qui manque vraiment de chaleur :

— C’est l’euphémisme de la semaine.

Et nous revoilà à la case départ. Alors que minuit approche et que la situation m’échappe, je suis toujours seul à sentir un danger qui nous guette.

Je me passe une main sur la figure. Les esprits qui se baladent ici peuvent me toucher, avoir une influence tangible sur mon corps. Cette idée me fait froid dans le dos. 

Réfléchis bien Louis, réfléchis. Comment vas-tu faire pour que cette tête de pioche consente à t’accorder au moins le bénéfice du doute ?

Tu sais très bien ce qu’il te reste à faire. Il faut lui parler des rêves. Ça passe ou ça casse, il n’y a pas d’autre solution. 

Je m’éclaircis la gorge. 

— Écoute, Jeanne, il faut que je te raconte des choses un peu personnelles qui vont peut-être te sembler bizarres. Moi aussi je rêve de ce château. 

Je n’ai pas plus tôt prononcé ces paroles qu’un poids quitte mes épaules. Cette sensation, même fugace, me donne envie de continuer, de tout déballer, et tant pis si c’est une erreur. 

— J’en rêve toutes les nuits, dis-je. J’en rêve au point que cela m’empêche de dormir, que je redoute tous les soirs le moment de poser ma tête sur l’oreiller. 

À l’expression de son visage, je comprends que cela lui parle. Je suis sûr qu’elle rêve, elle aussi. Cette idée m’enivre. Et si je n’étais pas seul ? Je continue mon histoire. De toute façon, même si je voulais m’arrêter, je ne pourrai plus. 

— Il y a une femme dans certains de mes rêves. Nous sommes très proches, nous sommes amants. Les rêves varient quelque peu d’une nuit à l’autre, mais la plupart d’entre eux ne s’écartent guère d’un scénario commun : elle part, elle va me quitter pour toujours. Et moi, je la supplie de rester. Par tous les moyens.

Je verrouille mon esprit, je fais le vide, j’essaye de m’en tenir à un résumé sobre qui n’horrifiera pas trop — je l’espère encore — mon interlocutrice.

— Les rêves sont tous différents, ils mélangent plusieurs époques, et la femme en face de moi c’est… comme dans le poème de Verlaine. À chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.  

Les yeux de Jeanne sont rivés aux miens, écarquillés par une expression que j’ai du mal à déchiffrer. Elle a vraiment des yeux immenses, et si sombres. En cet instant, elle me fait penser à une biche, à un animal doux de la forêt, c’est tellement peu caractéristique de la personnalité de cochon fonceur qu’elle m’a laissée voir depuis tout à l’heure que j’ai envie de m’approcher et de la prendre dans mes bras. Mais il faut que je raconte mon histoire jusqu’à la fin. Je ferme les yeux.

— Et cette femme, dans mes rêves, j’ai l’impression que c’est toi. 

Je m’arrête avant de lui en dire plus, mais les détails précis sont gravés très profondément dans mon esprit. Elle veut partir et moi, je l’en empêche, physiquement. Je la retiens de toutes mes forces, je la prends dans mes bras, je la serre contre moi. Je serais incapable de lui faire du mal, mais elle est solide et elle lutte, et moi, je me débats aussi pour défendre mon point de vue. Je suis terrorisé à l’idée qu’elle me quitte. J’essaye désespérément de la convaincre, de garder le contact avec son esprit et avec son corps. Pour les besoins de la démonstration je n’hésite pas à la plaquer contre un mur, ici même à Vauvey, à retrousser ses jupes et envahir sa bouche. Quand elle me supplie à la fois de la laisser s’en aller et de la baiser, je ne me fais pas prier, et nous poursuivons notre corps à corps comme cela, debout et tous habillés. Elle aspire à de nouveaux horizons et moi, je veux la garder au château, c’est comme si je tentais de l’emmurer dans la pierre à la seule force de mon désir pour qu’elle ne puisse jamais me quitter. Quand nous jouissons, nous partons en éclats. Il me faut un temps infini pour retrouver mes sens, et lorsque je reviens à moi, elle a disparu. 

Le souvenir cherche à se prolonger, mais je l’en empêche. Ce qui suit naturellement la rupture dans mes rêves, je ne l’évoque jamais à l’état éveillé.

La suite demain ! Ou bien ici.