Obsession : Chapitres 16 et 17

Tout ce qui précède est accessible ici !

Joyeuse Samhain ! Pour fêter ça, je vous offre 2 chapitres aujourd’hui, histoire de vous montrer comment Jeanne et Louis se remettent de leur première collision dans le noir… (Spoiler : pas très bien)

Mais attention, ces chapitres gratuits sont les derniers.

J’espère que cet extrait géant en forme de calendrier d’Halloween vous a plu ! Et donné, peut-être, envie de poursuivre votre lecture.

La bonne nouvelle, c’est que le livre est en promotion jusqu’au 1er novembre à 0,99 euro sur un bon nombre de plateformes. C’est le moment d’en profiter !

Et voici les chapitres du jour…

16. JEANNE

Je m’enfuis à travers la forêt en riant. Je traverse sans m’arrêter le cimetière privé du château, avec ses pierres tachées de mousses et éclaboussées de soleil. Mon rire cascade sur les tombes des jeunes duellistes et des amoureuses phtisiques que nous semblons enterrer en série dans la famille. Je cours à perdre haleine, mais à cause du corset que je dois porter ces jours-ci pour faire bonne figure face à nos invités, je continue à perdre du terrain.

Une branche s’accroche dans ma coiffure élaborée, me tire les cheveux, arrache mon ruban. Il n’est plus très loin derrière moi, j’entends son pas rapide et efficace à travers les arbres. À ce stade je ne sais plus si je ris du délice de fuir avec lui l’ennui des mondanités, ou si je ris d’effroi à l’idée qu’il va inévitablement me rejoindre et m’attraper. 

Je finis par ralentir, à moitié asphyxiée. Il arrive à ma hauteur en quelques enjambées et me saisit à la taille. Je sursaute de cette familiarité, mais n’est-ce pas exactement ce dont je rêvais, ses mains qui m’enserrent avec une énergie possessive ? Je l’ai surpris plus d’une fois à jauger mon anatomie. À maintes reprises, j’ai senti son regard sur moi à travers une pièce pleine de monde et de conversations. 

Des personnes importantes nous ont rejoints pour la saison de la chasse. Il n’y a pas de meilleur endroit pour abattre un sanglier que nos bois. Père compte sur le gibier pour me marier, s’il faut contempler les choses en face. 

Il s’est même adjoint les services d’une conseillère, Isaure de Crécy, une vague tante d’origine inconnue, qui semble très juvénile malgré ses cheveux blancs. Arrivée après la pluie, comme un champignon, elle l’a convaincu qu’elle pouvait l’aider à identifier les unions les plus avantageuses pour mon avenir. Tous deux passent une bonne partie de leurs journées à évaluer des prétendants et les moyens les plus sûrs de les attirer. J’en suis presque à me demander si cette femme n’a pas elle-même des vues sur mon père, tant je la trouve encombrante. Lui, veuf depuis longtemps, constitue une proie facile. Je n’avouerai à personne qu’il l’écoute beaucoup trop à mon goût. 

Une seule chose est certaine : plus la perspective d’un grand mariage se confirme, plus ma terreur augmente. 

Je continue à me débattre un peu mais les effets de cette course folle me rattrapent : la forêt autour de moi disparaît, un silence tournoyant envahit mes oreilles, et je m’évanouis dans les bras de Louis. 

À mon réveil, je suis allongée sur un lit de mousse. 

— Désolé cousine, dit Louis, je n’ai pas trouvé tes sels.

Il est assis, le dos contre un arbre, et il me contemple avec un amusement où je lis aussi autre chose. 

Je suis son regard.

— Mon Dieu, Louis ! Tu m’as dévêtue !

Il a dénoué mon corset et je respire certes avec plus d’aisance, mais je suis tout à fait débraillée. 

— Jamais je n’oserai reparaître dans un tel accoutrement ! Et le château qui grouille d’invités !

Mon affolement est réel parce que je ne sais pas me rhabiller sans ma femme de chambre. Cet appareil de torture se ferme dans le dos, très serré, il faut de la force. Ma taille est peut-être fine, mais elle aspire à la liberté.

Louis sourit. 

— Dans ce cas, tu ne peux pas repartir, tu n’as plus qu’à rester ici avec moi. 

Il rampe jusqu’à moi à la façon d’une bête des bois : 

— Tu es ma prisonnière. 

Un frisson parcourt tout mon corps, une chaleur inconnue m’envahit. Je sens qu’il me convoite, à la façon dont il se penche, dont son souffle tout proche se mêle au mien. Je me demande ce qu’il pense de tout cela, de cette partie de chasse, de mes fiançailles, de cette étrange femme qui cherche à charmer tout le château, de nos destins qui se nouent cet automne. 

— Jeanne, tu vas devoir t’arrêter quelques instants pour m’écouter. 

Je sais ce qu’il va me dire, et je ne peux pas l’entendre. 

— Louis…

— Je voulais te donner ceci.

Il fouille dans sa poche, et en sort une bague. Ce n’est pas un bijou précieux. C’est un simple anneau d’argent sur lequel est monté un petit bloc d’ambre poli.

— Jeanne, veux-tu être ma femme ?

Mon cœur palpite, erratique. Louis de Stael, Louis dont je rêve toutes les nuits depuis que je suis toute jeune, vient de me demander en mariage.

Alors comment se fait-il que mon rêve se transforme tout à coup en cauchemar ?

Je joue avec sa bague. Un coup d’œil à son visage m’indique qu’en la passant à mon doigt, je peux m’emparer de cet homme pour toujours. Pour être parfaitement franche, si je fais la fière à bras, c’est parce que cette idée me terrifie. 

Je ne suis pas prête. Je ne veux pas prendre de décision. Peut-être que cela me plaît d’avoir plusieurs prétendants à mes pieds. Bien sûr, le seul qui soit vraiment important pour moi est ici, juste devant moi, les lèvres pincées, les sourcils froncés, pendant que je me referme sur moi-même en faisant « non » de la tête.

— Louis, s’il te plaît, il me faut encore un peu de temps.

— Tu ne vas pas attendre que cette sorcière accomplisse son bon vouloir à Vauvey ? Tu ne crois quand même pas que ses suffrages et ceux de ton père vont se porter naturellement sur moi, quand vos salons grouillent de comtes et de ducs ?

— Mon père n’est pas si influençable, dis-je. Et il ne fera rien sans mon accord.

— Tu es vraiment naïve, petite fille.

Piquée, je lui pince le bras. Je m’enhardis jusqu’à le pincer au côté. Je n’aurais peut-être pas dû prendre de telles familiarités avec lui. Ses yeux s’assombrissent d’un coup et il saisit mes deux poignets dans ses mains, m’immobilisant. Je lutte encore un peu en riant mais il ne plaisante pas. 

— Jeanne, écoute-moi. 

Mais je ne peux pas l’écouter, il est trop près. Je n’ai pas envie de réfléchir. J’ai envie de toucher la peau si douce juste sous son oreille. Je veux sentir son parfum citronné et musqué. Mon intelligence menace de se dissoudre dans un tourbillon de sensations. 

Il s’en aperçoit, un sourire d’inspiration diabolique naît au coin de ses lèvres. Je le vois contempler ma bouche, il hésite, lutte un instant avec lui-même, puis me lâche et fait un pas en arrière, un peu essoufflé, l’air sérieux.

— Je n’ai pas encore compris ce que voulait cette femme, mais je te conseille vraiment de faire attention. Je pense qu’elle a décidé de nous séparer.

— Pourquoi se fatiguerait-elle à faire une chose pareille ? Quel intérêt y verrait-elle ?

Il hausse un sourcil narquois.

— À ton avis ?

— Tu n’as pas de preuve de ce que tu sous-entends, dis-je. 

— Si, hélas. Devine qui j’ai trouvé à m’attendre au bord de la rivière, l’autre jour, quand je suis allé m’y baigner ? 

Un sentiment de jalousie violent s’empare de moi. J’imagine Louis à sa sortie de l’eau, son corps ruisselant de fines gouttelettes, comment se fait-il que je n’aie jamais eu moi-même l’idée de me rendre là-bas pour l’espionner ? Savoir que Madame de Crécy l’a observé à la dérobée me met hors de moi. 

Je proteste, surtout pour me convaincre moi-même que je n’ai pas de rivale :

— Simple coïncidence. Elle se sera perdue dans le bois. 

Louis secoue la tête, incrédule.

— Ce n’était pas une coïncidence. Elle s’était renseignée. Elle avait pris son ombrelle, fait disposer une couverture et apporter une collation. J’ai émergé de l’eau en tenue d’Adam et elle m’a proposé un thé pour me réchauffer, Jeanne.

Je déglutis, horrifiée.  

Il s’approche à nouveau de moi : 

— Je ne veux pas d’Isaure de Crécy. C’est toi que je veux. 

Il m’embrasse. Il prend ma bouche avec une telle impatience que j’en ai le souffle coupé. C’est la quatrième fois que ses lèvres se posent sur les miennes. Bien sûr, je compte ses baisers et je me les remémore jusque dans le moindre détail. 

Mon dos rencontre l’écorce rugueuse d’un arbre. La main de Louis glisse sur ma gorge. Puis il retrousse pas moins de quatre jupons et une autre main, chaude, effleure mon bas ventre en laissant dans son sillage la plus grande confusion. 

Je le réprimande. 

— Je ne suis pas une fille de ferme, Louis. Tu ne peux pas me culbuter dans le foin. 

Il hausse un sourcil sarcastique. 

— Je ne peux pas te culbuter dans le foin ? Où as-tu appris à t’exprimer ainsi ? Tu as passé trop de temps dans la forêt et tu t’es mise à parler comme une laie. 

Sa main se glisse sous le linge brodé, me chatouille, joue avec une mèche de ma toison, puis tire dessus sans ménagement. 

— Aïe !

Je me mords la lèvre. Ses yeux qui couraient sur mon visage se fixent sur ma bouche, son regard d’habitude si clair s’est fait encore plus sombre et profond. Son doigt s’aventure vers des parties très privées de mon anatomie, des parties que je suis la seule à toucher. N’en déplaise aux sœurs. 

— Louis, je t’interdis !…

De son autre main il caresse mon cou et répand une onde de nouveaux frissons :

— Ne m’interdis pas. Je prendrai grand soin de ta vertu et de ta réputation. Mais je veux te voir vivante, je veux te voir vulnérable. S’il te plaît, rien qu’une fois. 

Son doigt se glisse en moi. Je pousse un soupir d’aise et de honte délicieuse.

Romain me balance un coup de coude dans les côtes et désigne du menton le haut-parleur posé sur la table. 

— Je vous rappelle que dans le cadre du forfait, vous vous êtes engagés à corriger les bugs majeurs dans les 48 heures, résonne la voix de Jean-Pierre, mon client. 

Je tousse, je m’étrangle un peu, puis le présent me revient comme une claque en pleine figure et j’éructe machinalement :

— Ce n’est pas un bug, c’est une évolution. 

Je me frotte les côtes. Romain à côté de moi ouvre de grands yeux. Je le regarde méchamment. Quoi, c’était pas une évolution ? Romain est trop gentil. Dans le doute, il oublie d’attaquer. 

À l’autre bout du fil, le client se lance dans une démonstration alambiquée pour me prouver que c’est un bug et non une nouvelle fonction. D’après lui, mes équipes doivent corriger ce problème pour avant-hier faute de quoi nous encourrons des pénalités. Je rétorque : 

— Jean-Pierre, tu veux que je t’envoie les bonnes specs ? Ça peut toujours t’être utile si tu as perdu la dernière version. 

Jean-Pierre, en client incompétent qui a des soucis plus pressants que ses systèmes d’information et notamment son avancement personnel au sein d’un grand groupe, accepte avec grâce ma proposition puis prétexte d’une autre réunion pour quitter le call. Nos lieutenants reprennent leur négociation pied à pied pour qualifier des développements qui rivalisent d’absurdité, pendant que j’essaye de revenir à moi. Je hais mon job. Mais ce que je déteste encore plus, ce sont ces rêves qui me harcèlent à présent nuit et jour. Mon subconscient a perdu tout sens de la mesure. Je me remémore les détails de mon fantasme, plus haut en couleur que la réalité elle-même. Louis en costume d’époque, Isaure, et tutti quanti. Il n’y manquait plus qu’un ou deux fantômes. 

Depuis mon week-end au château, ce type me poursuit. Il va réussir à me faire craquer à distance, sans même lever le petit doigt. Je me sens à la fois perplexe, désemparée, troublée, et furieuse.  

* * *

Trois quarts d’heure plus tard, je me laisse tomber en face d’Alexia sur la banquette de moleskine du bar où nous nous sommes donné rendez-vous. 

— Toujours aussi ponctuelle, commente-t-elle avec une moue.

— Point de 18 h avec des crétins, dis-je, laconique. Désolée. 

Parfois, avoir un boulot très ennuyeux et peu photogénique joue en ma faveur : personne n’a réellement envie de savoir ou de discuter ce qui s’y produit. Les conversations professionnelles me sont miséricordieusement épargnées. Si quelqu’un essaye de me bassiner avec son taf alors que le mien déclenche des bâillements à sa seule évocation, je ne me gêne pas : je coupe court. 

Alexia sait tout cela. Elle est passionnée par son travail de journaliste mais elle se doute que je la vois pas pour parler de son dernier scoop sur les hôtels de luxe. Elle change tout de suite de sujet en touillant nerveusement son mojito.

— Donc, j’ai passé un délicieux week-end à la campagne, il a fait un temps de chiottes…

Je l’interromps : 

— Accouche. Tu l’as vu ? 

Elle soupire. 

— Tout ça te rend de plus en plus sereine et posée, à ce que je constate. 

Je l’envoie bouler d’un geste qui me sert aussi à héler le serveur. Puis je me concentre à nouveau sur Alexia et je la fixe avec une telle intensité qu’elle se tortille sur son siège : 

— Ça a marché ? 

Le week-end dernier, je l’ai mandatée pour essayer de piéger Louis et Isaure. Depuis que je suis rentrée, je ne pense plus qu’à cela : je veux récupérer le contrôle de mon château. J’ai absolument besoin de savoir ce qui s’y passe quand je n’y suis pas. C’est en train de virer à l’obsession. 

Nouveau soupir, haussement d’épaules. Je fusille Alexia du regard. 

— Non, avoue-t-elle. Il m’a démasquée en dix-huit secondes. 

— En dix-huit secondes ? Il a su que tu travaillais pour moi ? 

Elle hoche la tête. Au temps pour l’opération undercover. Je grommelle :

— Je me doutais que j’aurais dû envoyer une meilleure actrice.

Elle me jette gentiment à la figure le petit parasol rose qui décorait son verre. 

— Hé ho, je te signale que j’ai fait l’aller-retour à Saint-Amand-le-trou-du-cul-du-monde dans le week-end pour tes beaux yeux, cochon ! J’aurais pu rester ici au chaud. Boire des cocktails. Me faire une expo. Voir des copains. Me la couler douce. Terminer le bouquin qui va me rendre célèbre. 

— T’as fait l’aller-retour ? T’as pas couché avec lui ?

Ça faisait partie du marché. Elle était d’accord pour m’aider, mais elle voulait tâter la marchandise et je n’avais pas pu avancer une raison objective pour l’en empêcher. Mais elle rit.

— J’avais dit ça seulement pour t’embêter. Je ne touche pas aux mecs de mes copines. 

Je râle :

— C’est pas mon mec. 

Elle glousse. 

— En tout cas, il a l’air de penser qu’il y a quelque chose entre vous deux. Enfin, peut-être qu’il a changé d’avis depuis ta dernière initiative. Un type comme ça, il ne va pas rester cent sept ans sur le marché. 

Le serveur m’apporte mon bloody mary avec un sourire un peu effrayé. On dirait qu’il a quatorze ans. Depuis quelque temps je fais cet effet aux jeunes gens. D’abord je les fascine, puis je les fais pleurer. J’ai beau me dire qu’il faudrait me calmer, lâcher prise sur quelque chose, ma vie est devenue un sac de nœuds et je ne trouve pas le bon fil pour desserrer la pelote. Plus j’essaye de démêler, plus je tire sur les mauvaises cordes, et plus je me retrouve emberlificotée dans un micmac inextricable. Je gronde :

— Je ne supporte pas que mon héritage historique de famille soit le lieu d’un trafic sordide. 

Alexia me dévisage avec des yeux ronds :

— Je pense que tu te montes le bourrichon toute seule. Je viens de te dire qu’à mon avis il en pinçait pour toi, et toi tu pars dans un délire paranoïaque sur un soi-disant trafic qui est une invention de ta part.

— Je sais très bien ce que j’ai vu. 

— Dans tous les cas, dit Alexia, il avait un message pour toi. 

Je me bouche les oreilles à deux mains, mais évidemment, je l’entends quand même. 

— Il te supplie de revenir pour mettre tes affaires en ordre, parce qu’il est sur le point de craquer. 

— C’est quoi d’après toi ? C’est une menace ? 

Elle hausse les épaules. 

— Aucune idée. C’est toi qui maîtrises le contexte. Il avait l’air mal en point, si tu veux le fond de ma pensée. Il n’avait pas vraiment l’œil vif et le poil brillant, encore moins la queue dressée.

L’image qu’elle emploie me déconcentre momentanément et elle s’en aperçoit, arque un sourcil goguenard. Je me donne une contenance en mâchonnant ma paille. J’ai horreur du jus de tomate et abhorre en conséquence le bloody mary, mais il s’accorde bien à mon humeur vindicative et sanguinaire, et j’ai besoin de ça : une piqûre de rappel, pour alimenter ma colère et ma résolution. 

— Tu as fait comme j’ai dit, tu n’es pas allée au château, Isaure ne t’a pas vue ? 

— Non, dit Alexia en roulant des yeux sarcastiques. Tu ne m’as pas vraiment donné envie de le visiter. 

— OK, dans ce cas, nous passons au plan B. Caméra cachée avec le type de Nevers et tu attaques par la gardienne. Tu fais la Parisienne en recherche d’expériences aventureuses, genre « vis ma vie de châtelaine libertine ». Tu insistes pour avoir la totale, costumes d’époque, etc. Je serai là pour superviser les opérations. 

Alexia soupire. 

— Tu es sûre que tu n’exagères pas un peu ? Tu ne pourrais pas essayer de voir les choses avec un peu plus de recul ?  

Je grogne : 

— Je n’ai demandé à personne de me mettre des bâtons dans les roues. Tout ce que je voulais, c’était vendre mon château. 

— Et maintenant, qu’est-ce que tu veux ?  

C’est le genre de question qui montre à quel point Alexia est une bonne copine. 

Je m’avance sur mes coudes et plante mes yeux dans les siens. 

— Je veux débarrasser mon héritage de famille des trafics de ces parasites et j’ai besoin de preuves. Dès que ce sera fait, je promets de redevenir la Jeanne Scarlatti insouciante et printanière que tu connais. 

Elle pouffe. 

— OK, OK, ça va, heureusement que t’as pas un tempérament obsessionnel. Bon, on y retourne alors. Mais t’as intérêt à me payer des super restos gastronomiques avec un sacré pinard, ma cocotte, parce que je ne mets plus les pieds dans cet endroit déprimant sans incitations solides. 

Je glisse : 

— C’est super joli comme coin, en été. Si un jour tu veux te marier dans un château, tu peux compter sur moi. Enfin, si tu trouves un type qui veut bien te supporter. Sinon, mon offre de coloc tient toujours. Et pour le pinard, c’est comme si c’était fait.

Elle ne répond pas et la conversation passe à tout autre chose. 

* * *

Je rentre chez moi. J’habite un appartement moderne dans le vingtième arrondissement, au-dessus du Père-Lachaise. Vendre Vauvey me permettrait d’emménager dans quelque chose de plus grand et d’acheter les vrais meubles, durables et massifs, dont je rêve. Pour l’instant, je me contente d’investir dans des œuvres d’art pour donner une âme à ce petit deux pièces. 

Le voyant du répondeur téléphonique clignote de manière frénétique et je décide de me débarrasser immédiatement de cette corvée. Deux personnes au monde m’appellent sur mon fixe et confient leurs messages à cet appareil suranné. Le cœur battant, je l’enclenche, prête à effacer au vol le premier enregistrement.   

Mais je ne suis pas assez rapide, et le répondeur est trop vieux, et comme chaque soir la voix de Louis a deux bonnes secondes pour s’échapper du haut-parleur et envahir le salon avant d’être interrompue. À mon grand désespoir, mon corps réagit au quart de tour, comme si ma peau couverte de chair de poule était devenue instantanément trop étroite pour moi.

Je ne veux pas l’entendre, je déteste cet effet qu’il me fait. 

Le deuxième enregistrement est aussi de lui. Nouvelle décharge électrique, nouveau spasme furieux sur le bouton « delete ». 

Ce rituel accompli, je passe dans la cuisine et je mange quelque chose sans faim, sans m’asseoir. J’évite de penser aux commentaires négatifs des gens qui me trouvent trop ronde. J’évite également de me remémorer le regard brûlant de Louis Destel sur mes cuisses généreuses. C’est un trésor que je ne peux pas déballer sans me faire du mal. Je le sais parce que ces dernières semaines, il m’est arrivé plusieurs fois de me laisser aller à cette tentation. 

* * *

Après la soirée au château, je me suis réveillée à l’hôtel, les cheveux en pétard, l’esprit en pétard. J’avais passé une partie de la nuit à regarder la télé en vidant méthodiquement le minibar. J’avais donc la gueule de bois et toutes sortes de pensées fourchues et d’idées noires me poussaient à l’intérieur du crâne. Ma chatte, c’était une autre histoire. Elle se rappelait essentiellement sa rencontre avec Louis Destel et n’avait aucune envie de se mettre à jour sur les derniers épisodes de la saga. Je lui ai demandé de se taire, et quand elle n’a pas voulu, je l’ai caressée à rebrousse-poil, pour qu’elle soit en pétard comme le reste de ma personne. 

J’ai avalé mon petit-déjeuner avec colère, sans me rendre compte de ce que j’étais en train d’ingurgiter. J’ai réglé sans faire la conversation avec le patron de l’hôtel, qui semblait souffrir de la solitude et avoir besoin de discuter : c’était au-delà de mes forces. 

J’ai jeté mes sacs dans la voiture et démarré en trombe en direction du château. Les chiens n’avaient qu’à bien se tenir, j’étais bien capable de les étrangler à mains nues s’il leur prenait la fantaisie de me chercher des noises. Je me sentais comme un pitbull alpha à qui on a piqué son os.

Destel m’attendait à l’entrée du chemin, dans sa Fiat hors d’âge couleur tomate bouillie. Il en est sorti dès que je me suis engagée. Ma gorge s’est serrée en le voyant se mouvoir avec grâce, c’est vraiment le type le plus beau que je me sois jamais tapé. Rectification : qui m’ait jamais entubée. 

Il a toqué sur mon pare-brise, il a osé toucher ma voiture, et j’ai baissé ma vitre du côté conducteur. 

— Il faut qu’on parle, a-t-il dit. 

— Bouge-toi de là ou je t’écrase. 

Il a dû lire quelque chose sur mon visage, parce qu’il s’est reculé sans un mot. 

— Je t’ai dit la vérité, a-t-il répété pendant que la vitre remontait. Il faut qu’on tire tout ça au clair. Je ne sais pas ce que tu as vu exactement, mais si c’est ce que je crois, c’est dangereux. 

J’ai grondé entre mes dents avant de réenclencher la première. 

— Foutaises.

Les chiens étaient rentrés et Isaure était là, fidèle au poste. En la voyant à ma descente de voiture, j’ai été prise d’une vague de jalousie tellement puissante que j’ai enfoncé mes mains dans mes poches pour être bien certaine de ne pas étrangler mon employée. 

— Vous êtes partie tôt hier soir, tout s’est bien passé ? a-t-elle eu l’audace de me demander, l’air serein, ses cheveux blond-blanc étincelant au soleil. 

Je ne lui ai pas répondu. Je ne lui ai pas fait le plaisir d’une accusation infondée. Évidemment à la première heure j’avais contacté un ami avocat à Paris pour savoir ce que je pouvais faire. C’est lui qui m’avait conseillé de me calmer et de rechercher des preuves de ce que j’avançais. Virer quelqu’un pour faute lourde sans un dossier solide, ça risque de se terminer aux prud’hommes, m’avait-il fait remarquer. 

Je l’ai dépassée sans desserrer les dents et je m’y suis reprise à trois fois, mais j’ai forcé l’entrée par la grande porte, parce que c’était chez moi.

Isaure m’a suivie dans le dédale des couloirs sans émettre de commentaire, l’air patient, avec un petit sourire satisfait très énervant. 

La grande chambre du premier était entièrement vide. Pas un seul meuble, encore moins de lit à baldaquin. J’ai juré. Avec quelques complices bien musclés, elle avait très bien pu nettoyer la pièce. Même un lit énorme qui pèse deux cents tonnes, ils avaient très bien pu le démonter et le passer par la fenêtre.

J’ai fait le tour à la recherche d’un indice, mais il n’y avait rien, pas le moindre cheveu, mégot de cigarette ou lambeau de dentelle égaré.

Pour finir je suis donc partie la queue entre les jambes, sans pouvoir effacer du visage d’Isaure ce fin sourire narquois, et sans revoir Louis pour lui coller mon poing dans la figure comme j’en avais tellement envie. 

Depuis, je cherche à réunir des preuves, et lui, il essaye de me parler. S’il se présentait devant moi en chair et en os, je me laisserais peut-être convaincre, mais il ne quitte pas sa campagne, et une part de moi-même est déçue.  

* * *

Après une douche bien chaude, je me prépare une verveine avec une bonne rasade de rhum et enfile un pyjama tout doux. Je m’installe dans mon lit sous ma couette à têtes de mort, avec mes coussins en peluche verte, dans ma chambre confortable. J’attrape sur la table de nuit le cahier où je note tous mes rêves depuis un mois, sur injonction de ma psy qui est persuadée de comprendre tout ce qui se passe. 

Je couche sur la page mon rêve éveillé de l’après-midi. 

C’est une preuve de plus. 

S’ils m’ont envoûtée, c’est une pièce à conviction. 

Ouais, dans le tribunal de mes deux qui siège au pays merveilleux de Scarlatti.

Peut-être, mais je suis la reine du pays de Scarlatti, et je trouverai le moyen d’en déloger les intrus. 

Quand j’ai fini d’établir mon rapport, je feuillette le cahier. Certains rêves me rappellent de bons souvenirs, d’autres me glacent de terreur, tous traitent des mêmes sujets : Louis Destel, le château, parfois Isaure. Ma psy parle d’une profonde blessure narcissique. Elle me conseille d’essayer d’analyser ces fragments oniriques, et se démène pour fournir des explications à chacune de mes hallucinations. C’est assez distrayant. Je lobe vers elle des scénarios gais, tristes, violents ou ambigus et je la regarde les renvoyer tous dans mon camp comme elle peut. Elle est créative, sans plus. Le rêve où je suis mariée contre mon gré à un vieux duc ? C’est l’impuissance que je ressens dans une vie professionnelle dominée par une hiérarchie machiste. J’enferme Louis dans une chambre du château afin qu’il ne m’empêche pas de m’enfuir ? C’est ma soif de liberté, j’éprouve le besoin secret d’échapper à cette phallocratie parisienne et d’aller élever des Charolaises en pays berrichon (CQFD). Dans un autre rêve, je tends la bague d’ambre de mon arrière-grand-mère au fossoyeur pour qu’il accepte d’enterrer Louis après son suicide ? Il ne faut y voir que ma culpabilité à l’œuvre, un poids hérité de l’occupation et de l’attitude ambiguë de mes aïeux face à l’envahisseur nazi.

Parfois, je formule des propositions pour éclairer la lecture de cette vie onirique débordante :

— Et si c’était juste la honte de m’être fait avoir par un escroc ? 

Et la psy d’applaudir quand je m’approprie son exercice de paluchage intellectuel.

Les séances sont certes récréatives, mais une partie de moi ne peut s’empêcher de se rebiffer — que peut-elle vraiment comprendre à mon état d’esprit ? Une fois épuisées les pistes et les hypothèses, je reste seule avec ma tristesse et mon inexplicable nostalgie. 

Ces derniers temps, j’ai fini par ne plus l’écouter que d’une oreille, et je pense à autre chose, la liste des bugs, les gens à rassurer chez le client pour leur vendre autre chose, ma prochaine promotion, dans combien de centaines de milliers, de millions d’euros de newbiz. Quand le discours de la psy se tarit, je hoche la tête, je lui tends son blé, je me lève dans le brouillard et je retourne à mon enfer personnel. 

Le cahier est presque entièrement plein. Je me promets de mettre fin à cette histoire avant de devoir m’en acheter un deuxième.

17. LOUIS

— Soufflez là-dedans, s’il vous plaît, dit le policier. 

Je proteste : 

— Je n’ai rien bu du tout ! Je partais travailler. 

Le regard du fonctionnaire se perd vers l’horizon qui s’embrase, contemple la longue ligne droite, les traces de freinage, le platane en bord de champ, et pour finir ma pauvre Fiat, tous airbags dehors, le capot plié en accordéon contre l’écorce dure. L’arbre, lui, n’a pas une éraflure. 

— Vous avez eu de la chance, note le policier.

Je souffle où il me demande de souffler. Évidemment, le test est négatif. L’homme me considère : 

— Alors, c’est peut-être qu’il faut aller vous reposer. 

Je ne me sens pas bien, pas bien du tout, c’est un fait. La sueur qui perle sur mon front me procure une désagréable sensation glaciale. Mes mains se sont mises à trembler, je suis sous le choc. J’aurais pu me tuer. 

— Sortir de la route m’a un peu secoué, c’est tout. Je pense que j’ai juste besoin de rentrer chez moi. 

Il hoche la tête. 

— Vous pouvez appeler une dépanneuse. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas aller à l’hôpital ?

S’il n’était pas passé par là au moment où je m’extrayais de mon véhicule accidenté, je crois bien que j’aurais abandonné la carcasse au milieu du champ et que je serais rentré me coucher directement, me pelotonner en boule sous ma couverture. 

— Si ça ne vous embête pas, dis-je, j’aimerais surtout prévenir les gens qui m’attendaient. 

Je contacte mon client. Il est déjà sur place, il a pris des provisions pour la nuit. C’est un type sympathique qui veut emménager dans une maison de famille que lui a léguée sa grand-tante. Il soupçonne le bâtiment d’héberger des phénomènes paranormaux. J’étais en route pour une veillée d’observation avec lui quand j’ai vu cette femme avec ses grandes jupes qui traversait la route en courant… cette femme ou cette fée ou cette biche… et que j’ai donné un coup de volant brutal pour l’éviter. 

Le client est furieux, et je le comprends. Il a sacrifié son samedi soir pour aller dormir dans une maison qu’il pense hantée, et maintenant, il craint d’y rester seul, tout en redoutant d’avoir l’air ridicule s’il rentre chez lui bredouille. Ceux qui sautent le pas sont souvent marginalisés dans leurs familles, c’est à moi de faire preuve de fiabilité et de les soutenir. Mais cette fois, j’ai échoué dans mon rôle. 

Je raccroche, dépité. Encore une mission avortée. Non seulement je vais avoir du mal à boucler ma fin de mois, mais mon activité à moyen terme est menacée par un phénomène grave. Mon territoire a toujours été très étroit puisque je dois me cantonner à mon triangle fatal Bourges-Nevers-Montluçon. Ces derniers temps, la situation a continué à se dégrader. Mon périmètre semble se restreindre à vue d’œil. En cet instant précis, je présente tous les symptômes qui me saisissent quand j’essaye de m’aventurer trop loin de chez moi, et je ne suis pourtant qu’à dix kilomètres de ma maison. Depuis cette nuit à Vauvey, je suis bouclé dans une prison dont les murs se referment progressivement sur moi. Mes rêves sont de plus en plus terrifiants. Et dorénavant, je peux ajouter les hallucinations à ma liste de problèmes.

Mon portable sonne. C’est Phileas. 

— J’ai besoin de te parler, dit-il. 

— Maintenant ? Ce n’est pas trop le moment…

— C’est assez urgent. Tu travailles ce soir ? 

Je regarde ma voiture définitivement hors d’usage :

— Non, mon job vient de se déprogrammer. 

— On peut se voir ? 

J’accepte et lui demande de venir me chercher au milieu de mon champ. Je décide de m’occuper du dépannage plus tard. Après ma réaction initiale de repli sur moi, je suis content d’avoir un copain à qui parler et de ne pas rester seul. 

Je tape du pied dans une pierre. Le policier, qui recopie des informations des papiers de la voiture, me coule un regard en biais, mais je n’ai rien fait de mal. Je suis juste en train de basculer tout doucement vers la folie. Je rêve au volant et j’ai développé une phobie tellement grave que je me sens physiquement à l’agonie quand je m’éloigne à plus de dix kilomètres de chez moi. Je viens de sortir d’une route presque droite que je connais comme ma poche. Et si Phil ne venait pas me chercher maintenant, je n’aurais aucun mal à rentrer à pied en moins de deux heures. 

Tout ça, à cause de Jeanne Scarlatti, de son château hanté et de son fichu caractère.

* * *

Phil est vautré dans le canapé de mon salon. Il a pris ses aises, son pull a un peu remonté et je peux voir une bande de peau blanche et poilue au-dessus de la ceinture de son pantalon. Il mange des bretzels. Il est mon pote depuis toujours, le plus ancien avec Barbara. Il a peut-être l’air un peu rustre, avec ses vêtements dépareillés et ses cheveux en pétard. Il ne vit pas pour le style, mais c’est un type en or. Depuis que je le connais, il ne m’a jamais déçu ni laissé tomber. 

Il habite dans le centre-ville de Nevers où il a un business de hi-tech, matériel vidéo, alarmes, télédétection, domotique et plus si affinités. C’est un savant fou avec des folies très concrètes, un bricoleur de grand talent. Il aurait pu partir beaucoup plus loin après le lycée, et parfois, je me demande s’il n’est pas resté par solidarité avec moi. Il en serait capable. 

Il a du mal à se faire apprécier de la gent féminine. En matière de relations amoureuses, il pratique un mélange de pragmatisme désabusé et d’optimisme suicidaire, en fonction de son humeur et de son alcoolémie. Il sait qu’il vise une niche, le seul souci c’est qu’il n’a pas encore réussi à l’identifier. C’est probablement une niche vraiment très restreinte qui comprend une femme unique, mais quand il la trouvera, elle aura gagné le gros lot. 

De retour entre mes meubles, j’ai retrouvé peu à peu mes esprits, si ce n’est le moral. J’ai bu un verre du très bon whisky apporté par Phil. À présent, j’essaye surtout de garder les idées claires dans l’espoir incertain qu’une issue se présentera à mon problème. 

On se raconte tout ce que deux mecs peuvent se raconter : je lui ai parlé du château. Il connaît ma disposition particulière pour dialoguer avec les fantômes. Peu importe que lui-même croie ou non aux manifestations surnaturelles : il m’écoute sans me juger. 

Un coup d’œil au cadavre de ma Fiat lui a suffi pour comprendre que la situation était grave. Il a ouvert la portière passager de son Audi en demandant : 

— Toujours phobique ? 

J’ai hoché la tête et pris place à côté de lui, me laissant envelopper par les volutes de jazz qui baignaient l’habitacle d’une énergie paisible. Le retour à Vauvey n’a pas duré deux morceaux. Il nous a servi à boire, et quand on a été tous les deux bien installés dans une ivresse légère, il a enclenché la conversation. 

— C’est de pire en pire, a-t-il commenté.

— Oui. Si tu m’invitais à regarder un match de foot sur ton écran plat géant, je ne suis même pas sûr que j’arriverais jusque chez toi. 

Nouvelle gorgée de whisky pensive. 

— Depuis la nuit au château ? 

— Je n’ai aucun moyen de le prouver, mais oui, je crois. Ça a déclenché quelque chose. 

Il agite ses sourcils en une mimique comique. 

— La nuit au château, ou la propriétaire du château ?

Je hausse les épaules. Ma théorie est que la présence de Jeanne a réveillé quelque chose là-bas l’autre nuit. Elle a aussi réveillé quelque chose en moi. Pour être factuel : des cauchemars redoublés et une insatiable envie de Jeanne Scarlatti. Tellement insatiable que je rêve d’elle toutes les nuits, des rêves érotiques parfois tendres, parfois d’une brutalité qui me fait rougir, moi, un type adulte et vacciné. Mais c’est toujours mieux que les rêves où elle me manque, où je suis malade de ne pas la voir, où j’erre partout en me cognant aux limites de mon domaine et où je finis par me suicider. Tous les moyens sont alors bons pour me supprimer. Je pense à ce stade être en mesure d’écrire une encyclopédie complète sur le suicide, ses formes les plus pratiques ou les plus douloureuses, avec retours d’expérience à l’appui. Je meurs ainsi deux à trois fois par semaine dans mon sommeil, uniquement pour me réveiller en sursaut et retrouver, une fraction de seconde plus tard, cette absence incompréhensible qui est en train de me dévorer. À certains moments, ce vide est si violent qu’il me dépouille de tout sens commun. J’ai des compulsions à appeler Jeanne à Paris, tout en sachant pertinemment qu’elle ne répondra pas et qu’elle aura bien raison. Je lui laisse au moins deux messages par jour, je ne peux pas m’en empêcher. Si ma petite sœur me parlait d’un mec comme moi, j’irais tout de suite casser la gueule à ce type pour lui apprendre à la harceler. Jamais je n’avais été obsédé à ce point par — par quoi ? Par une femme, par un lieu, par une histoire, par une impression, par une manifestation de l’au-delà ?

J’essaye d’expliquer tout ça à Phil sans lui faire peur. 

— Je me fais un peu de mouron pour toi, conclut-il.

Je concède : 

— Je file un mauvais coton. 

On est les rois de l’euphémisme viril. 

Phil vide son verre puis m’annonce : 

— Ça va peut-être t’intéresser. J’ai une nouvelle cliente, une parisienne. Elle veut monter une télésurveillance discrète au château de Vauvey. Du genre espion professionnel.

Mon cœur s’arrête d’un coup, refuse de redémarrer. 

— Elle souhaite que tout soit prêt le plus tôt possible. Je lui ai dit que ça pouvait être fait dès le week-end prochain.

Elle est complètement dingue. Qu’est-ce qu’elle essaye de faire ? 

— Elle ne me croit pas, dis-je. Elle veut piéger quelqu’un, elle cherche des coupables en chair et en os. Elle veut prouver une chose qui n’existe pas. 

Je raconte à Phil mon échange avec la femme qui est venue la semaine dernière. Elle s’est ingéniée à me faire avouer que j’organisais des parties fines au château de Vauvey, ou une idiotie du style. Elle avait en tête un tableau sorti tout droit d’un film de Kubrick. Elle s’était aussi composé un personnage de Parisienne en manque d’émotions fortes tellement caricatural que j’ai dû me retenir de sourire. Évidemment, c’était tentant de faire le rapprochement avec Jeanne. De toute façon, ces jours-ci, tout ce qui m’arrive sollicite des velléités de rapprochement avec Jeanne. La visiteuse, Alexia, n’a même pas essayé de nier, elle s’est dégonflée comme une baudruche. Elle avait l’air de penser que sa copine avait perdu la tête. Cela m’a remonté le moral, d’une façon un peu perverse. Alexia a voulu connaître ma version des faits. Je lui ai fait part de mon inquiétude : en ma qualité de médium avec une déontologie aussi réelle qu’expérimentale, je souhaitais que Jeanne revienne pour discuter. J’ai essayé d’être raisonnable, je crois. Je n’ai que très modérément supplié. En moins d’une heure, elle était repartie, l’air un peu hagard. Je fais cet effet aux gens en ce moment.

Phil écoute en silence. Puis il demande : 

— Il n’y a vraiment rien entre Isaure et toi ? 

— Évidemment que non. Pourquoi cette question ?

Il hausse les épaules. 

— Ça aurait pu, non ? 

Je proteste : 

— Mais non, ça n’aurait pas pu ! Isaure n’est pas du tout mon type ! Et je n’ai pas pour habitude d’abuser des filles qui ont une case en moins ! 

Il me regarde d’un air bizarre. 

— Pas la peine de te vexer, je demande juste à cause de ce qui s’était passé avec elle au lycée. 

— Comment ça ? 

Je ne vois pas du tout de quoi il parle. Il précise :

— Une soirée chez Barbara, après le bac ? 

Je fronce les sourcils. Phil grogne : 

— Tu ne vas pas me dire que tu as oublié.  

— Mais oublié quoi, à la fin ?

— C’est vraiment inique, dit Phil. Je galère comme pas permis pour me réchauffer contre un corps de femme une ou deux fois dans l’année, et toi, tu t’en es tapé tellement que tu ne te les rappelles même plus. 

Je le dévisage, interdit : 

— Toi aussi, tu penses que j’ai couché avec Isaure ?  

Il hausse les épaules, clairement perplexe.

— C’est de notoriété publique. 

Je sens la moutarde me monter au nez.

— Mais c’est faux ! 

Je me remémore mon dernier déjeuner avec Barbara, qui a émis une théorie similaire. 

— Qui t’a raconté une fable pareille ?

— Mais personne ! Je suis quasiment témoin ! proteste Phil. J’y étais. Barbe aussi. Et les Grodin avec leur cousine. 

— Quoi, tu dis que Jeanne était présente ? La cousine des Grodin ? Et il s’est passé quelque chose avec Isaure ? C’est absurde.

Il reprend sur le ton calme et patient qui est sa marque de fabrique :

— La soirée a commencé chez les parents de Barbara, mais ensuite, un petit groupe est parti en vadrouille, je ne me rappelle pas très bien les détails. Je suis tombé dans un fossé. On a squatté un moment chez les Grodin. La moitié des gens s’étaient endormis, mais Isaure et toi vous vous êtes éclipsés tous les deux. Et après, Nathan Grodin t’a fait une réputation d’enfer ; il a raconté à tout le monde qu’en rangeant il avait trouvé des… 

— Je n’ai aucun souvenir de tout ça !

Je tombe des nues. 

— On avait peut-être un peu bu, concède-t-il. On a passé tout le mois de juillet à fêter les résultats du bac chez Barbe et les choses se sont un peu enchaînées. En ce qui me concerne, je célébrais un miracle. J’ai été bourré tout l’été, et ce soir-là, je suis sûr que j’aurais pu embrasser un mouton.

— Tu sais ce que je pense ? T’étais tellement fait que t’as imaginé toute cette histoire. 

— Alors, c’est une hallucination collective, parce que Barbe m’en a reparlé l’autre jour quand je suis allé à Paris pour voir un business angel. 

— Ça s’est bien passé ? 

Depuis des mois, Phil essaye de trouver des investisseurs pour commercialiser sa grande invention, sans succès jusqu’à présent.

— Peu importe, répond-il, l’air sombre. On parlait de toi. 

— De ma vie sexuelle d’ado, pour être précis. Vous en discutez dans mon dos ? Vous n’avez pas mieux à faire ? 

— Il ne faut pas le prendre comme ça ! On se fait du souci pour toi.

Je lâche l’affaire. De toute façon, il y a prescription. Jeanne m’accuse d’avoir couché avec Isaure le mois dernier, et je suis tout à fait certain de ne pas l’avoir fait. 

Mais si ce n’était pas moi, qui a-t-elle vu ? Isaure avec un autre type qui me ressemblait ? Ce n’est pas parce qu’elle ne me plaît pas qu’elle n’a pas le droit de me trouver à son goût, et je ne suis pas un exemplaire si unique. Peut-être qu’elle invite au château des types qui me ressemblent pour mettre en œuvre je ne sais quel fantasme. 

Cependant, je ne crois pas à cette interprétation rationnelle. Cette histoire fait se dresser tous les poils sur ma nuque. Que se passe-t-il à Vauvey ? Pourquoi ces rêves, cette sensation de manque insupportable dès que je m’éloigne du château ? Je n’en ai pas l’ombre d’une idée. Tout ce dont je suis certain, c’est que Jeanne s’apprête à se jeter à nouveau tête baissée dans une situation qu’elle ne comprend pas. 

— Phileas Danton, je veux que tu me tiennes au courant. Je veux savoir quand tu la vois, je veux être sur place le jour J. 

Il se penche pour attraper un bretzel. 

— Pas la peine de m’appeler Phileas Danton, dit-il avant d’accepter dans un grognement, parce qu’il me fait confiance même quand j’ai l’air fou à lier.

C’est vraiment un super pote.  

— Et maintenant, râle-t-il, j’espère que pour me remercier, t’as autre chose à me donner que des biscuits apéritifs. Je n’ai pas mangé de la journée et je crève de faim.

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