Douce imposture de Noël, chap. 4

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. À l’heure qu’il est, elle est déjà disponible en ebook sur presque toutes les plateformes, et je viens tout juste de formater la version papier ! 

Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

CHAPITRE 4

VICTOR

La station-service est blindée de vacanciers qui courent dans la nuit froide pour faire le plein, acheter un sandwich et, si possible, battre la neige de vitesse. Il fait un froid de gueux et je remonte le col de mon manteau de ma main libre, avant de raccrocher le pistolet sur la pompe à essence, puis d’essuyer le reste de carburant sur mes doigts dans un mouchoir trouvé au fond de ma poche. 

Pendant que je fais le plein, Vanessa attend dans la voiture. On a prévu de faire une pause rapide, un quart d’heure au maximum. Elle insiste pour prendre le volant, même si nous n’avons encore fait que deux cent cinquante kilomètres. Je l’ai pourtant prévenue que je risquais de m’endormir si je cessais de conduire, et je ne veux pas qu’elle se coltine tout le reste de la route à elle toute seule. Elle a l’air d’avoir douze ans, petite et noyée dans une énorme doudoune d’un orange plutôt violent, des yeux immenses qui lui donnent un petit air d’oiseau effrayé, au point que j’ai même été inspiré de lui demander si elle avait son permis — quel abruti j’ai fait. 

Je retourne m’asseoir au volant, mais au moment où je me prépare à redémarrer pour aller me garer dans le parking, mon téléphone sonne. C’est Raymond. 

— Vas-y, réponds, propose Vanessa. Je vais trouver une place pour la voiture et je te rejoins à l’entrée du magasin. 

Je la remercie d’un signe de tête et je sors en laissant les clefs sur le contact pour répondre à mon frère, tout en surveillant du coin de l’œil les manœuvres de ma copilote qui s’installe au volant sans même prendre la peine de sortir de la voiture, alors qu’elle est dans une Mini. Il faut vraiment être minuscule pour réussir un exploit pareil.

— Coucou, fait Raymond.

Mon petit frère a dix-neuf ans et son problème principal dans la vie est sa gentillesse. Il est gentil avec tout le monde, tout le temps. Il a décidé tout bébé que ce serait son mode par défaut d’interaction avec le monde. Il refuse de voir tous les problèmes que ça lui attire. Il faudrait qu’il s’endurcisse un peu, mais il n’a pas envie.

— Salut, lui dis-je, en gagnant le trottoir devant la station et sa supérette. Tu es déjà arrivé ? 

— Depuis hier, indique-t-il. J’ai pris mes quartiers dans la chambre verte. 

La chambre verte est la plus froide de tout le château, haut la main. À Noël, il y gèle quasiment la nuit. J’exagère à peine. Raymond se la fait toujours refiler, et il ne se plaint jamais. 

— Tu étais le dernier arrivé, à part moi ? vérifié-je.

— Non. Il manque encore Lily. Et Nina.

Notre sœur aînée Nina occupe toujours la suite dite des demoiselles, parce que c’est la seule qui peut contenir sa famille nombreuse, et par ailleurs les murs très épais empêchent que les cris stridents de ses jumeaux hyperactifs de deux ans et demi ne dérangent tout le monde. Mais Lily ? Notre cousine est une jeune peste en bonne santé, et elle n’est pas en sucre.

— Lily ne pouvait pas la prendre, la chambre verte ?

— Je lui ai laissé la bleue, fait savoir Raymond. 

Je m’apprête, d’une voix lasse, à faire le grand frère, lorsque je m’aperçois que tout à ma contrariété de voir mon benjamin se laisser encore marcher sur les pieds, j’ai oublié de suivre des yeux la Mini qui s’éloignait. Où est-elle ? 

Je balaye le parking du regard. Où est-elle partie avec ma voiture ? 

— Raymond, poursuis-je néanmoins, prends toutes tes affaires immédiatement, et va t’installer dans la chambre bleue. C’est ton grand frère qui te l’ordonne.

— Mais Lily l’a réservée, proteste Raymond, et moi ça ne me dérange pas.

C’est facile de prendre sa gentillesse pour de l’indécision, quand en réalité, il peut être aussi têtu qu’une mule.

— Lily peut bien se les cailler un peu aussi de temps en temps, plaidé-je. Ça lui fera les pieds. Ce sera très bon pour son caractère, je te jure que tu lui ferais une fleur. 

Raymond rit.

— Hah, tu m’as tellement manqué. J’ai hâte de te voir.

Je me radoucis aussitôt, parce que c’est impossible de faire autrement.

— Moi aussi, tu m’as manqué. On est au niveau de Tours. 

— Quoi ? Mais il te reste encore des heures de route. 

— Ouais, environ quatre heures.

— Fais gaffe, ils annoncent de la neige ce soir. 

— Je sais. 

Je sens une tape sur mon épaule et je me retourne. Je dois baisser la tête pour repérer Vanessa qui se tient devant moi, souriante, presque sautillante, mes clefs de voiture à la main. Elle indique d’un geste le parking de derrière, où elle a garé la Mini. Je la remercie d’un signe de tête, mais pour une raison qui m’échappe, son visage se ferme aussitôt. 

Je suis sur le point de mettre un terme à la conversation avec Raymond quand il s’éclaircit la voix. 

— Il faut aussi que je te dise un truc, Victor. Je pense que ça vaudra mieux si tu es préparé.

— Quoi donc ? ris-je, prêt à ce qu’il me raconte un autre des nombreux caprices de Lily ou d’André, nos cousins les plus divas.

— Les Dorcat-Brühler n’arrivent que demain, mais Ludo est déjà là, vu qu’il venait de Paris. 

Les Dorcat-Brühler sont nos autres cousins. Mes grands-parents ont eu trois filles — Maman, l’aînée, et deux sœurs, Arielle et Juliette, qui ont épousé respectivement un Jasper Bloome et un Gontran Dorcat.

— Han-han ?

Je ne prends pas sur moi une seule seconde pour cacher ma joie : je déteste Ludo, le fils de ma tante Juliette et l’aîné de mes cousins, celui qui a presque mon âge. C’est un abruti suffisant qui peut se montrer d’une rare brutalité, surtout quand il croise des gens faibles ou timides. Il aime écraser les plus petits que lui, il trouve que ça fait viril. On a grandi ensemble, on a passé toutes nos vacances ensemble. Il est ce que j’ai de plus proche d’un ennemi juré ou d’un double maléfique. Et bien sûr, ces choses-là ne s’arrangent jamais en grandissant, contrairement à ce que l’on vous dit pour vous remonter le moral. Ludo a toujours été imbuvable avec Raymond, en particulier, même si je crois bien que Raymond s’en fiche, parce que sa bulle de gentillesse inaltérable le protège. Moi, ça me rend totalement dingue.

— Oui, poursuit mon frère, et Ludo est venu avec sa petite amie. Et il dit que tu la connais. Elle s’appelle Irène, ça te parle ? Ludo n’a pas été très subtil. Il a sauté sur la première occasion de nous faire comprendre que vous étiez sortis ensemble, Irène et toi, il y a longtemps. 

J’ai failli en lâcher le téléphone et il s’en faut de peu que je ne peste à la figure de Vanessa, qui n’a pas eu le temps de s’éloigner et se tient juste en face de moi. J’ai peur un instant qu’elle n’ait entendu, mais c’est stupide. 

— Victor ? fait Raymond, tandis que plus près de moi, la préoccupation s’affiche sur le visage de Vanessa. 

Probablement parce que j’ai émis un grondement d’incrédulité absolument caverneux. 

— Ouais, grincé-je. Irène. Je vois très bien qui c’est. 

— C’est drôle, ou pas ? Bizarre, comme coïncidence, non ?

— Super drôle. 

— C’est bien ce que je me disais. J’ai cru comprendre que ça amusait Ludo d’organiser une confrontation impromptue entre vous deux à Noël, et du coup, j’ai préféré te prévenir pour t’éviter une surprise désagréable.

— Tu as bien fait. Merci. 

— Et Ludo a laissé entendre que c’était très sérieux, entre Irène et lui. J’imagine que sinon, il ne l’aurait pas ramenée dans la famille à Noël, hein. Ça va aller ? 

— Mais oui, le rassuré-je. Pas de problème. C’est de l’histoire ancienne pour moi.

Mais mon cœur a pris l’ascenseur rapide vers le sous-sol et je ne me trouve pas très convaincant. Je mets rapidement fin à la communication et je rempoche le téléphone pour suivre Vanessa vers la station-service. Je me sens nauséeux. 

Irène n’est pas juste « une fille avec qui je suis sorti il y a deux ans ». J’avais vingt-deux ans quand on s’est rencontrés, et j’ai très sérieusement cru que c’était la femme de ma vie. J’ai été emporté par une passion dévorante que je ne m’explique pas à ce jour, et je me suis rendu compte trop tard que j’étais seul, dans notre duo, à éprouver ce genre de sentiments, avec une telle intensité. 

Cette fille a failli me griller le cerveau. Quand elle s’est éloignée après un an de folles déclarations et d’étreintes passionnées, de soirées intenses et de week-ends ensoleillés, plus vraiment intéressée par ce que j’avais à offrir, j’ai cru que ma vie était finie. Avant de me quitter, elle m’a trompé, à droite et à gauche, pendant de longs mois. Lorsque j’ai découvert le pot aux roses, elle a plaidé la faiblesse, elle a dit qu’elle voulait rester avec moi, mais qu’elle s’ennuyait, et que j’étais trop dépendant d’elle. Même en la sachant de mauvaise foi, je n’ai pas réussi à accepter la rupture. 

Je l’ai poursuivie, presque harcelée. Ça n’a pas été joli du tout. Pendant quelques mois, j’ai perdu toute espèce de mesure, j’étais le type qui dormait sur son paillasson et qui errait dehors sous la pluie, juste pour avoir une chance de la voir. J’ai eu l’impression qu’elle en jouait, mais je peux me tromper, et dans tous les cas, je ne veux pas être ce type-là. J’ai complètement déliré et gaspillé une année d’études. Je me suis fait peur à moi-même : je ne savais pas que l’amour fou pouvait vous mettre dans cet état, vous réduire à pareil esclavage. 

Quand Irène est partie travailler à Paris, j’ai remonté la pente peu à peu, mais j’ai retenu la leçon : il ne faut jamais se livrer tout à fait. Surtout quand on a, peut-être, au fond de soi, quelque chose de désaxé qui vous pousse à la folie pure. Si c’est ça l’amour, il vaut mieux que j’évite, vraiment. Ce n’est pas pour moi.

Et voilà qu’Irène revient dans ma vie, comme si l’on était dans un mauvais vaudeville, et qu’il va falloir faire face à… je ne sais même pas ce que je ressens en cet instant, à part de la nausée. 

J’ai attrapé machinalement un sandwich dans le grand bac des nourritures sous plastique et je le laisse retomber parmi les autres. Je n’ai pas faim du tout. Vanessa, juste à côté, n’est pas en train de se sélectionner un dîner : elle me dévisage d’un air soucieux. 

— Ça ne va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme. Il s’est passé un truc ? 

Ma gorge émet un rire sec, un peu effrayant. 

— Ouais. Écoute, ça ne t’embête pas de prendre le volant, tout compte fait ? Je ne suis pas sûr d’être en état de conduire tout de suite. 

Ses yeux bruns s’agrandissent dans une mimique très intense, mi-comique, mi-effrayante. Elle a vraiment un visage très expressif.

— Merde, lâche-t-elle. 

Avant de se reprendre, une main devant la bouche : 

— Pardon. 

Elle s’excuse d’avoir été grossière mais en fait, sa réaction me fait du bien. C’est ce que j’aurais dû dire moi-même. Putain de bordel de merde.

Je me demande si Irène a pitié de moi aujourd’hui. Je me demande si elle a raconté à Ludo dans quels états je m’étais mis pour elle. Je me demande si ça a fait rire Ludo. Je me demande quelle sera ma réaction quand je me retrouverai face à Irène à nouveau. J’ai peur de replonger, comme avec une drogue dure, et de ne plus me reconnaître.  

Je me passe une main sur la figure. 

— Tu as encore quelque chose à acheter ici ? demande Vanessa. Sinon, on peut y aller. Tu peux me raconter dans la voiture, si… si ça te fait du bien. Tu n’es pas obligé du tout. Mais parfois, ça fait du bien de tout déverser dans une oreille parfaitement inconnue. 

C’est la deuxième fois qu’elle formule une proposition aussi amicale. Tout à l’heure, elle m’a carrément invité à venir visiter la ferme de sa tante. Ça m’a étonné, ça sortait vraiment de nulle part, c’était généreux et spontané et ça m’a pris de court. Je me demande s’il ne faudrait pas que je la présente à Raymond. Elle a l’air habitée par le même esprit de pure gentillesse.

J’ai la gorge nouée et je réponds juste :

— Merci. 

Mais je sais déjà que je ne me confierai pas. 

La lumière dans ses yeux s’éteint brusquement et elle hoche la tête à son tour. 

— De rien, de rien.

J’ai l’impression que mon refus l’a blessée et j’essaye d’expliquer, sans trop en dire non plus :

— C’est mieux comme ça. 

Je ne la connais pas, alors, je ne vais pas lui dire la vérité — que je ne peux pas parler parce que ça fait beaucoup trop mal.

Le chapitre 5 est en ligne ici et pour avoir tout le livre, c’est par ici.

Commentaires fermés sur Douce imposture de Noël, chap. 4