Douce imposture de Noël, chap.5

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VANESSA

Il y a encore pas mal de monde sur la route. Victor s’est comme recroquevillé dans son siège. Il n’a pas retiré son manteau et je crois qu’il fait semblant de dormir. J’ai fait la grasse-matinée ce matin et j’ai pris un petit-déjeuner tardif, mais je n’ai pas déjeuné et je commence à avoir très faim. J’aurais besoin de son aide pour attraper mes sandwichs. Et pour changer la musique, au nom de tout ce qui est sacré, je n’en peux plus de cette soupe qu’il passe dans sa voiture.

Je ne crois pas qu’il dorme vraiment. Je le soupçonne d’avoir juste fermé les yeux pour échapper à la conversation avec moi, ou pour se consacrer à ses propres pensées. C’est perceptible à la tension dans son corps. Et sa tête ne dodeline pas vers l’avant comme cela arrive fréquemment quand vous vous laissez aller en voiture. 

Pour finir je n’y tiens plus. J’éteins cette musique qui me scie les nerfs. Conduire affamée et sans conversation, passe encore, mais pas avec ce truc dans les oreilles. 

Mon offensive sur son autoradio est ce qui le tire de l’immobilité.

— On est déjà au bout de la playlist ? s’étonne-t-il.

— On est au bout de ma patience. Écoute, Victor, je suis désolée. Tu m’es sympathique et je suis honorée de partager deux villes avec toi, mais en matière de goûts musicaux, on va avoir un problème. Je ne supporterai pas une seconde de plus de cette sauce électro gnian-gnian. 

Je crains un instant d’être en train de l’offusquer irrémédiablement, mais non, ça le fait rire. J’en profite pour demander :

— Ça va mieux ?

Mais il soupire au lieu de répondre. Je sais que je ne devrais pas insister, que je vais encore me prendre un de ces coups d’œil dédaigneux dont ce type semble avoir le secret, et qui bizarrement arrivent à m’atteindre. Et pourtant, je le fais quand même. 

— Écoute, je sais que Noël est un moment délicieux pour une grande partie de la population, mais je suis bien placée pour savoir aussi que ce n’est pas le cas pour tout le monde. Donc vraiment, ne te sens pas obligé de te montrer héroïque avec moi. On a le droit de penser que les fêtes c’est pourri.

Il fronce les sourcils et se redresse dans son siège. 

— Tu trouves que Noël est une fête pourrie ?

Et voilà que tout à coup, c’est moi qui me retrouve sur la sellette. Je hausse les épaules.  

— Ouais. C’est un moment qui appelle l’harmonie, la sérénité, la paix, le retour au foyer. Et qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas d’harmonie dans sa vie ? Ou pas de foyer ? On a l’air con, voilà, c’est tout. 

Victor soupire, puis pousse un rire amer.

— Ouais. Moi, mon problème, c’est plus un excès de foyer. 

Je souris, tout en mesurant bien à nouveau le fossé qui nous sépare.

— Tu dois affronter combien de cousins exactement dans ce château gigantesque ? 

— Trois, tous infernaux. Il y a aussi mon adorable sœur avec sa nombreuse marmaille. Et mon petit frère, mais c’est une crème. 

— Ton petit frère Raymond ?

Il semble surpris que j’aie retenu le prénom de son frère. Il sourit affectueusement, et ça transforme complètement sa physionomie, même dans la pénombre de l’habitacle.

— Il a dix-neuf ans, mais c’est comme s’il était vénérable. Toute la laideur du monde glisse sur sa peau comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne voit que le positif en toute chose. Souvent, je l’envie. Mais ça me fait surtout flipper pour lui, j’avoue. 

Je hoche la tête. 

— Tu as peur qu’il se fasse rouler dans la farine. 

Il rit. 

— Ce n’est pas une crainte sans fondement, mais un risque avéré. Il ne se passe pas un jour sans qu’il se fasse avoir. 

Il me raconte une histoire de chambre bleue et de chambre verte sous-chauffée. D’un côté son anecdote fait référence à un horrible problème de riche. De l’autre, je pense que je peux comprendre, et son inquiétude pour son petit frère est touchante. Je ne sais pas pourquoi je me sens invitée à parler de ma propre situation de couchage. 

— Je dors dans la « chambre d’amis ». Le reste de l’année, elle sert de dépotoir. Je ne sais pas ce que je vais y trouver. Parfois ce sont de vieux vélos en réparation, parfois six rangées de conserves de légumes du potager, parfois une portée de petits chats. Selon le projet du moment. Ma tante Mia peut être un peu… intense, parfois. 

— Mais c’est plutôt chouette, non ? estime Victor, qui ne connaît pas mon histoire familiale ni ses failles. Au moins, c’est vivant. Et il y a de la place pour les surprises. Moi, je suis invariablement logé dans la chambre rouge.

Il me décrit une suite de rêve telle qu’à mon avis on n’en voit même pas dans les hôtels de luxe. 

— Je loge là, parce que je suis l’aîné de ma génération, si l’on excepte ma sœur, qui ne compte pas vu qu’elle est une fille. Sans commentaire. Mon cousin Ludo est né un jour après moi, et chez nous, ces choses-là ont du poids. Il y a eu une sorte de compétition entre ma mère et ma tante, juste avant leurs accouchements respectifs. Elles savaient que le rang de naissance était un truc fondamental. 

— Mais elles ? Elles comptent pour du beurre ? 

— Non, bien sûr que non. En tout cas pas à mes yeux, et à bien des égards, la famille ne fonctionne plus comme une dynastie de la Renaissance, heureusement. Mais il reste une espèce de fond d’ancien régime qui irrigue tout, et je dis « irriguer » pour ne pas dire « corrompre ». C’est vraiment spécial. Et puis c’est absurde de toute façon. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de qui hérite du titre ou de l’énorme tas de caillasses inchauffable ? En tout cas, moi, je m’en fiche. 

— Peut-être que ta tante et ton cousin Ludo ne s’en fichent pas, eux.

Il rit. 

— Ça, c’est sûr. Ludo semble avoir pour seul objectif dans l’existence de me faire payer ma naissance prématurée.

— Prématurée ? 

— Ouais. Je devais naître six semaines après Ludo. Ma tante arrivait à son terme, mais ma mère est partie faire du cheval, et le reste, c’est des détails médicaux un peu gores.

J’éclate de rire, parce qu’on dirait un téléfilm américain des années 80.

— Un certain esprit de compétition semble régner dans vos rangs.

— C’est un euphémisme terrifiant, estime Victor. 

Il semble s’être détendu un peu au fil de la conversation. On sent que, malgré les tensions et les histoires rocambolesques, il aime sa famille et il est fier de lui appartenir. 

— Je suis sûre que ça va bien se passer, dis-je. 

Il émet une sorte de bruit qui ressemble à un groumpf, et mon estomac lui fait écho de manière dix fois plus caverneuse. 

— Hum, dis-je, tu as faim ? 

— Un peu, admet-il.

­— Sur ce strapontin que tu appelles une banquette arrière, il y a un sac en tissu avec des sandwichs. On peut partager si tu veux, c’est prévu. 

Il me lance un coup d’œil étonné, puis attrape le sac et se met à fouiller à l’intérieur. Je m’attends à ce qu’il accueille avec dédain mon pique-nique basique, mais il ne montre que de l’enthousiasme. 

— Où est-ce que tu as trouvé ces sandwichs ? Ils sentent incroyablement bon.

— Euh, ben, je les ai faits avec les restes du frigo. J’avais une espèce de mélange de légumes cuisiné par ma coloc, des boulettes de viande basiques et une sauce au yaourt et aux herbes. J’ai tout mélangé, épicé un peu, et ta-daa.

— Sérieusement ? 

— Ben ouais.

À vrai dire, il ne me viendrait pas à l’idée d’acheter un sandwich. Je préviens quand même Victor : 

— Si ça se trouve, hein, c’est infâme. Attends quand même d’avoir goûté pour me remercier.

Il goûte, mâchonne un moment d’un air pensif, le regard perdu dans le lointain, tandis que je conduis, et que parfois aussi, je m’efforce de saisir les trucs bizarres que les phares des voitures font à la couleur de ses yeux. 

— Non, décide-t-il enfin. C’est surprenant mais c’est très bon. Je suis bien content de ne pas avoir acheté une horreur à la station-service. Merci de m’avoir sauvé. 

C’est la formulation qui me fait sourire. J’aime bien sauver les gens.

— De rien. 

C’est vrai : mon sandwich est plutôt réussi. Mais il s’avère pas très pratique à manger au volant. Victor s’en rend compte rapidement et il sort un rouleau d’essuie-tout de sa boîte à gant, avec lequel il entreprend aussitôt de me couvrir. 

— Ce serait fâcheux de tacher une aussi flamboyante doudoune, estime-t-il. 

L’atmosphère s’est beaucoup détendue dans l’habitacle, elle est même devenue presque chaleureuse. C’est la magie de la bouffe. Ça marche à tous les coups. 

— Qu’est-ce que vous mangez à Noël, dans ton château de conte de fées ? m’enquiers-je après m’être méthodiquement léché les doigts.

La conversation est facile avec lui finalement, en dépit ou peut-être à cause du fossé qui nous sépare. Chacun semble nourrir la curiosité de l’autre. 

— Ça va du conventionnel à l’extravagant, dit Victor. De la dinde, des huîtres, du foie gras, le tout arrosé de copieuses quantités d’alcool. Des gibiers aux champignons et aux airelles. Des gigots de sept heures. Des desserts à douze étages. 

— Ça a l’air génial. 

— Sur le papier, ça l’est, convient-il. 

— Mais ? 

— Ça manque parfois de spontanéité, ajoute-t-il avec une grimace. Et par moments, l’atmosphère de compétition est tellement irrespirable que ça me coupe l’appétit. 

Je me demande si c’est pour ça qu’il fait une thèse de maths, pour échapper à la compétition.

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Et pour avoir tout le livre, c’est là.

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