Douce imposture de Noël, chap.10
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
Vous avez vu la version papier ? J’ai reçu mon exemplaire hier.
VICTOR
Les grilles du château sont entrouvertes, je suis clairement attendu. Nous avons roulé doucement et j’ai raté le déjeuner, ce qui m’arrange plutôt. J’ai laissé Vanessa il y a un quart d’heure, devant la grille d’une grande ferme moderne et proprette. J’étais curieux de voir les chèvres, et aussi, pour être honnête, sa tante, l’intérieur de la maison, mais je n’allais pas non plus m’immiscer dans ses retrouvailles avec sa famille.
Je savais aussi que c’était sans doute de la pure procrastination de ma part, parce que je voulais retarder au maximum le moment d’arriver ici, au Bourg. Or, bien qu’il y ait des choses ici auxquelles je ne suis pas prêt à faire face, le château est aussi l’endroit où je retrouve Raymond, mes grands-parents, mes parents, ma sœur Nina, mon beau-frère Rasmus et leurs enfants. Toutes les branches ne sont pas pourries dans notre arbre généalogique, tant s’en faut.
J’espère tout de même qu’à cette heure-ci, la plupart des membres de ma famille seront sortis, et que je vais pouvoir m’installer tranquille. La Mini parcourt la grande allée bordée de chênes en faisant crisser les graviers et la neige sous ses pneus. C’est un peu comme si elle-même, elle grinçait des dents, et freinait des quatre fers.
Pourtant, je devrais être content de revenir. J’aime cet endroit, et les grands arbres noueux sont magnifiques, ainsi couverts de neige. C’est plutôt féérique. Quand le coude dans l’allée fait apparaître le château de la Renaissance, lui-même immaculé avec sa pierre blanche et ses tours élancées, ma poitrine se gonfle d’une fierté ambiguë et les yeux me piquent. Les animaux de buis qui peuplent le petit jardin à la française sont déjà ornés de mille loupiotes qui seront sûrement allumées ce soir, tout comme les décorations aux balcons et aux fenêtres.
Une silhouette longiligne est debout sur la pelouse enneigée, devant le très vaste perron du château, en manteau et pantalon noir. Un grand chien beige, un labrador, surgit soudain d’une congère, lancé à toute allure dans la poudreuse, une vieille balle de tennis dans la gueule. L’animal tente de ralentir à l’approche de la silhouette, se foire lamentablement, fonce dans le jeune homme qui trébuche et s’écroule dans la neige en riant pendant que le chien fou bat de la queue frénétiquement.
Je claque la portière et m’approche du type à terre qui se relève en tentant de maîtriser son fou rire — c’est Raymond, mon frère. Il est couvert de neige, de bave, et il se marre en essayant de repousser les caresses bourrues du chien.
— Arrête ! Baloo, arrête.
Le nom de Baloo est très bien choisi : non seulement il est aussi gros qu’un ours, mais en plus, il lui en faut vraiment très très peu pour être heureux. Et comme jouer avec Raymond est son idée personnelle du paradis…
Je tends la main à mon frère pour l’aider à se relever et je tance le chien au passage, pour qu’il n’aille pas se figurer que l’humain a cessé d’être son supérieur hiérarchique dans cette maison. Il n’y a pas un atome de méchanceté dans ce clébard, mais il est énorme, et il y a des enfants.
Raymond secoue la neige qui adhère à son manteau, laisse tomber quand la poudreuse se tasse et reste collée à la laine, et se jette sur moi pour m’embrasser, neige, morve de chien et tutti quanti.
— C’est pas trop tôt ! Tu as fait bonne route ?
— Très bonne. Tout était déneigé, même au Châtelet. Tu es tout seul ?
— Grand-père fait sa sieste, Papa travaille, et tous les autres sont partis faire une balade en forêt. Viens. Je vais t’aider à porter tes affaires. Tu as beaucoup de cadeaux de Noël ?
— Haha. Des tonnes, mais uniquement pour les enfants.
Raymond semble dépité. À dix-neuf ans, je me demande parfois s’il ne croirait pas encore secrètement au père Noël.
— Je te compte parmi les enfants, précisé-je.
Son visage s’éclaire d’un sourire lumineux.
Il me ressemble beaucoup, mais avec une bouille toute ronde qui le dessert un peu, parce que tout le monde s’imagine qu’il est encore un bébé. Ses cheveux sont d’un châtain très clair comme les miens, mais au lieu d’aller régulièrement chez le coiffeur, il les laisse pousser bien trop longs, boucler sur sa nuque et rebiquer sur ses épaules. C’est ignoble.
— Je vais te payer une visite en urgence chez le coiffeur, signalé-je tandis qu’il s’empare d’un de mes sacs.
— Maman a déjà menacé, rétorque Raymond, mais cette année, je ne vais pas me laisser faire. Vous allez supporter mon look pendant deux semaines. Ça ne va pas vous tuer.
Raymond fait une prépa littéraire en banlieue parisienne, et il loge dans une chambre d’étudiant non loin de son lycée.
— Mais les gens qui te supportent toute l’année, Ray ? Et les filles ? Tu y as pensé, à l’effet de ta coupe « surfeur en loden » sur les filles ? Ça doit les perturber un peu, non ?
Il éclate de rire, puis s’interrompt presque aussitôt pour affirmer très sérieusement :
— Les filles m’aiment comme je suis.
Ah, intéressant.
— Une fille en particulier ? Ou bien toutes ?
Les effectifs dans la classe de Ray sont constitués à 75 % de filles, mais je ne l’ai jamais vu avec une petite amie.
Il plisse ses yeux clairs et profite de ce que nous avons atteint l’entrée du château pour ignorer ma question en me tournant le dos et en me donnant au passage un gros coup avec mon propre sac. Je riposte en le poussant d’une bourrade et il pénètre ainsi, en trébuchant et en riant, dans le vestibule.
Dans l’entrée, comme tous les ans, mes grands-parents ont installé une couronne de branchages géante, avec des cierges énormes qui brûlent presque toute la journée. Et dans le couloir, je découvre le calendrier de l’avent de cette année : une œuvre, peinture ou gravure d’artiste méconnu, dévoilée et accrochée chaque jour par mon grand-père pour ma grand-mère. Oui, tous les ans à Noël, il lui offre vingt-cinq œuvres d’art. Cette année, le thème semble être la danse. Vingt-trois couples enlacés, ballerines graciles et déhanchés endiablés dans tous les styles et sur tous les supports. Il reste encore un peu de place pour les numéros vingt-quatre et vingt-cinq. Je secoue la tête en souriant, parce que les gestes romantiques de mon grand-père pour ma grand-mère sont aussi extravagants que légendaires. Puis je suis ramené sur terre, à mes propres limitations.
— Comment ça s’est passé, hier soir ? demandé-je en baissant la voix pour être sûr de ne pas être entendu.
Raymond fait la grimace.
— C’était bizarre. On aurait dit un gigaconcours de quéquette pour savoir qui était le plus beau, entre Lily, André, et Ludo avec tu-sais-qui. Tout y est passé : popularité sur les réseaux sociaux, nombre de soirées depuis le début de l’année, argent de poche, points aux compétitions sportives… je te jure, c’était flippant.
— Les adultes ne les ont pas mouchés ? demandé-je, avant de me rappeler que nous sommes tous techniquement des adultes à présent.
Ray sourit.
— Nan. Ils se sont contentés de les mettre en bout de table pour pouvoir à leur aise faire gouzi-gouzi avec les petits.
J’imagine le tableau, mon grand-père complètement gâteux devant les mignonnes terreurs à pattes de ma sœur Nina, et mes parents parlant bébé à qui mieux mieux.
Je fais la grimace et Raymond conclut :
— Deux bouts de table complètement zinzins, et au milieu, Rasmus et moi comme les seuls éléments de santé mentale perdus dans ce chaos. Tu nous as manqué.
Je souris. Le jour où notre sœur Nina nous a convoqués, Raymond et moi, dans un pub parisien, pour nous présenter Rasmus, avant de décréter sur un ton vindicatif qu’elle allait le faire entrer dans la famille, au chausse-pied si nécessaire, nous sommes tous deux tombés presque aussi amoureux de lui qu’elle l’était déjà. Rasmus est chercheur en botanique, ça veut dire qu’il est largement plus à l’aise avec un arbre pour interlocuteur qu’avec une tribu nombreuse de snobinards au sang bleu. Se balader avec lui dans la forêt est une expérience de taille à changer le cours d’une vie. Je le suspecte d’avoir largement misé sur ses connaissances pour séduire ma sœur. Mais d’après elle, elle est surtout d’abord tombée en arrêt devant son physique. Précisons qu’à l’université de Louvain, où Rasmus donne des cours depuis qu’il s’est fait transférer du Québec, ses élèves le surnomment Groot. Le côté homme des bois de deux mètres, rugueux, musclé, et timide, il n’en fallait pas tellement plus pour embarquer notre Nina. Et vu qu’ils se sont rencontrés au fin fond des bois canadiens, alors qu’elle s’était perdue et blessée, que la nuit tombait et que les loups hurlaient autour d’elle… Nina parle encore de son séjour là-bas avec des petites étoiles dans les yeux.
Rasmus est génial, et il fallait bien ça pour relever le niveau aux réunions de clan.
— Je ne suis pas pressé d’avoir la famille au complet, soupiré-je.
Raymond hausse les épaules.
— Tout va bien se passer.
C’est un peu sa réponse à tout. Raymond est comme ça : sa sollicitude est infinie, mais les problèmes n’existent pas vraiment dans sa dimension.
Tout en discutant, nous avons monté l’escalier jusqu’au second, et nous voici arrivés à l’embranchement fatidique. D’un côté, le couloir mène à la chambre rouge qui est censé être la mienne. De l’autre, il part vers la tour d’angle frigorifique avec son lit branlant. À ma place, je suis sûr que Ludo irait prendre ses quartiers dans la chambre rouge en fichant mes affaires dehors. Mais je ne suis pas Ludo. Par ailleurs, la seule idée d’approcher la pièce où il a dormi avec Irène me dresse le duvet sur la nuque. Au fond, pour être tout à fait honnête, je me fiche de ma chambre rouge. Je suis même presque content du changement. La tour d’angle est objectivement plus commode. Elle est plus proche de la chambre de Raymond et des appartements de Nina. Je maximiserai le temps passé avec eux et nous pourrons faire bloc contre nos cousins. Va pour la tour d’angle.
Une fois mes affaires déposées dans les placards, et les cadeaux de Noël cachés en hauteur, hors de portée de mes petits neveux et de mon idiot de petit frère, je suis aussi prêt à affronter les autres que je le serai jamais. Une rumeur dans les tréfonds du château m’apprend que, justement, les promeneurs sont rentrés.
Quelques secondes plus tard, une horde d’enfants en bonnets de père Noël se rue dans ma chambre, puis dans mes bras.
— VICTOR !!!
Ma sœur et Rasmus ont fabriqué en série quatre garçons presque identiques, formés exclusivement sur le modèle bûcheron du Grand Nord de leur papa. Le plus grand, Noé, a six ans. Son petit frère, Arthur, quatre. Les jumeaux, deux ans et demi. Un chien débarque avec eux : Horace, le vieux bâtard qui suit mon grand-père partout, un animal hyperintelligent qui ne perd pas une miette des interactions humaines. Avec la tache blonde sur son œil, il ressemble à un secrétaire particulier d’antan qui porterait le monocle, et il juge tout ce qui se passe autour de lui avec la même acuité silencieuse.
Nina suit de peu, souriante et échevelée, les joues roses et les vêtements de travers. Ma sœur n’a jamais réussi à se conformer aux normes qu’on essayait de lui imposer. Ce n’est pas qu’elle soit rebelle, c’est juste qu’elle est daltonienne des convenances ; ça lui passe au-dessus de la tête. Je l’adore, et j’aimerais bien être comme elle, mais ce gène qu’ils ont tous deux, Ray et elle, hérité de notre mère, je n’y ai pas eu droit.
En les serrant tous dans mes bras, les enfants, Nina, puis Rasmus, je mesure à quel point je suis chanceux d’avoir atterri dans cette famille. Qu’importe si tous mes cousins sans exception sont insupportables ? Je peux bien faire abstraction pendant quelques jours.
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