Douce imposture de Noël, chap. 14
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VANESSA
En traversant le perron du château, je me sens tout à coup très nerveuse. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter cette invitation ? Victor m’a assuré à nouveau que les gens de sa famille qui comptaient pour lui — ses grands-parents, ses parents, son frère et sa sœur, son beau-frère — étaient gentils, curieux, et qu’ils adoreraient sûrement m’avoir à déjeuner.
Mais du coup, maintenant, je ne vois que le corollaire, gros comme une maison : le reste de sa famille est imbuvable, snob, et va probablement me détester.
C’est trop tard pour reculer, cependant. J’ai accepté l’invitation, Victor est venu me chercher, j’ai embarqué plusieurs boîtes de gâteaux de Noël joliment décorés et arraché de haute lutte la bénédiction de Mia. Nina, la sœur de Victor, m’a prêté cette adorable robe en laine rouge, souple et fluide. J’en ai profité pour passer à mes oreilles des boucles de ma création, en crochet et en fil d’argent avec des plumes — des attrape-rêves. Elles me donnent un air exotique, mystérieux et malicieux, en faisant briller mes yeux sombres.
Nous sommes accueillis sur le perron par un jeune homme qui est une version plus ronde de Victor, et un labrador beige qui se jette sur moi et file instantanément mon collant. Je pousse un cri, puis ne peux m’empêcher d’éclater de rire à cause de l’enthousiasme délirant de ce chien et de ses battements de queue frénétiques.
— Désolé, désolé ! s’exclame le jeune homme qui se présente comme Raymond, le petit frère de Victor.
Puis, ayant plus ou moins maîtrisé l’animal de compagnie, il lève la tête vers moi et je détecte aussitôt une lueur appréciatrice dans ses yeux. Quand j’ai eu fini de me préparer, Victor a gentiment dit que j’étais très belle, mais il est resté très neutre en énonçant ce propos, et j’ai compris qu’il s’agissait essentiellement d’une formule de politesse plus ou moins obligatoire. Raymond est plus spontané, plus chaleureux. Je l’observe avec curiosité. Avec son visage ouvert et ses cheveux trop longs, il ressemble, lui aussi, un peu à un chien fou, gentil et plein de vie. Il émane de lui une énergie très différente de celle de son frère, qui est si réservé.
Raymond a attrapé le collier du chien et s’arc-boute vers l’arrière en riant pour empêcher le labrador, Baloo, de me sauter dessus à nouveau. Victor secoue la tête avec un sourire mi-réprobateur, mi-attendri. Une voix féminine se fait entendre dans l’entrée, et une jeune femme sort nous rejoindre. Elle aussi ressemble beaucoup à Victor, même carnation très claire, mêmes cheveux châtains épais et ondulés, mêmes yeux d’une couleur indescriptible et presque surréaliste. Sauf que là où Victor semble tiré à quatre épingles, elle a quelque chose de joyeusement débraillé, comme si elle revenait d’embrasser quelqu’un en cachette derrière une porte. Ça me la rend instantanément sympathique, tout en m’obligeant à me demander ce qui a rendu Victor si secret et maussade, quand ses frères et sœurs vibrent d’énergie et de vitalité.
C’est Nina, sa grande sœur, celle qui a une flopée d’enfants — quatre garçons, je suppose que ça suffit à expliquer le côté un peu dépassé par la situation. Elle se déclare enchantée de me rencontrer.
— Merci pour la robe, dis-je en souriant, et en lui donnant, pour la remercier, une des boîtes de gâteaux que j’ai apportés en cadeaux.
— Elle te va super bien, s’extasie Nina. Bien mieux qu’à moi, avec ce petit bidon que je n’arrive plus à perdre.
En fait, Nina est exquise. Elle fait partie de ces femmes qui portent tellement bien les petites rondeurs qu’on ne comprend même plus pourquoi le reste de l’humanité s’escrime à perdre du poids bêtement.
— Tu devrais la garder ! décide-t-elle. Fais voir tes boucles d’oreilles ? Où les as-tu trouvées ? Elles sont démentes.
Quand je lui dis que je les ai conçues et fabriquées moi-même, elle pousse des cris d’enthousiasme.
— Si je te donne ma robe, il faut que tu acceptes de me les vendre.
J’éclate de rire tant le marché me paraît déséquilibré en ma faveur.
— Je vais même te les donner, promets-je. Mais après le déjeuner, si ça ne t’embête pas. Ça te va ?
Toutes mes réticences sont oubliées, tant Raymond et Nina sont adorables. Je ne suis pas loin de me demander comment Victor se débrouille pour appréhender ces vacances de Noël.
Et le Bourg est un endroit sublime. Le mobilier renaissance pur et pratique, sans artifices, les tapis et les multiples portraits aux murs, figurant des personnages de toutes époques, font totalement oublier le confort moderne qui est par ailleurs impeccable. Dans les pièces du rez-de-chaussée, il fait presque aussi doux qu’à la ferme. C’est sans doute dû aux feux de cheminée qui crépitent dans plusieurs des gigantesques pièces aux grandes fenêtres bien rénovées. Et les décorations de Noël — houx, cristal, immenses boules multicolores, mobiles délicats figurant des anges à trompettes — sont dignes d’un magazine. Tout en admirant le château, j’écoute la conversation de la fratrie qui débat des meilleures recettes de vin chaud.
Et puis, quelques minutes plus tard, l’atmosphère change à nouveau, virant à une tension presque palpable lorsqu’une fille brune apparaît au détour d’un couloir. C’est une liane au teint de porcelaine qui s’avance vers nous en se déhanchant, tel un mannequin sur un podium, les yeux rivés à un smartphone plein de charms à strass et de pompons. Elle porte un jean noir très ajusté avec des talons aiguilles vertigineux et une veste noire bordée de fourrure. Son maquillage est impeccable. Elle s’arrête à quelques mètres de nous, comme si elle venait tout juste de calculer notre présence, ce qui est impossible : le rire de Raymond pourrait sans problème réveiller tout le château de la belle au bois dormant, ronces comprises. Les yeux de la jeune fille se posent sur moi et elle fronce les sourcils d’un air contrarié, avant de s’approcher de nous de sa démarche ondulante.
Un sourire méchant vient transformer son visage parfait aux yeux charbonneux et aux lèvres parfaitement ourlées, peintes de gloss prune.
— Salut, dit-elle en se plantant devant moi, sans me tendre la main ou la joue.
— Salut Lily, dit Victor sur un ton neutre. Je te présente Vanessa, je l’ai rencontrée à la fac et elle est du Châtelet.
— Toi aussi, tu fais une thèse de maths ? ricane Lily, l’air incrédule.
— Non, dis-je. Je suis un cursus de management.
Elle se met ouvertement à bâiller. Nina annonce fièrement :
— Vanessa est aussi créatrice de bijoux ! Regarde ses boucles d’oreilles.
Le regard de Lily se coule vers mes oreilles et je sens une sorte de caresse froide et désagréable me dégouliner dans le cou. Elle a des yeux sublimes, d’une nuance de marron rougeoyante, dans laquelle je jurerais discerner des facettes violettes. Elle est très belle et elle le sait.
— Super, lâche-t-elle. Encore des babioles ethniques à deux balles.
Je hausse les sourcils, accueillant l’insulte comme elle le mérite : en la remettant à sa place, puis en décidant de l’ignorer tout à fait.
— Sois polie, s’il te plaît, Lily, grince Victor, tout en plaçant une main protectrice sur mon bras.
Lily lève les yeux au ciel dans une pose d’exaspération frustrée dont je suis certaine qu’elle l’a répétée moult et moult fois devant un miroir.
— Oh la la, si l’on ne peut plus dire ce qu’on pense !
Nina se tourne vers moi :
— Lily fait l’école Boulle à Paris, mais elle a des goûts assez classiques, glisse-t-elle d’un air malicieux.
Je lui souris, réprimant un pincement envieux, parce que j’aurais adoré fréquenter cette école moi aussi : c’était la formation de mes rêves. Mia a mis son véto, car elle considérait cet investissement de carrière comme trop risqué.
— J’ai du goût, dit Lily, piquée, en haussant les épaules. Pas comme certaines. Victor aussi a du goût. En temps normal, ajoute-t-elle après un silence aussi court qu’éloquent.
Son sous-entendu résonne dans tout le couloir : je suis un article de mauvais goût que Victor a ramassé, de manière inexplicable, dans on ne sait quel endroit louche et plébéien.
Victor se tend, et je n’ai pas envie qu’il se batte pour moi. Je suis assez grande pour me défendre toute seule.
— Tu dessines aussi des bijoux ? Ou autre chose, peut-être ? demandé-je poliment à Lily.
— Je ne suis qu’en deuxième année, se renfrogne celle-ci. Je veux travailler en studio de création, ou en bureau de style.
— Super, dis-je, en ravalant ma jalousie instinctive. Tu n’as rien créé de spécial pour le moment, du coup ?
Quand elle me fusille du regard, je n’en rajoute pas. Je me contente de dire :
— Je serais ravie d’en discuter avec toi à l’occasion.
Elle se détourne et s’enfuit vers un salon avoisinant, disparaissant de sa démarche chaloupée.
— Vanessa 1, Lily 0, prononce Nina.
— Sois gentille, dit Raymond.
Victor lève les yeux au ciel. Et puis, l’incident est passé. Mais l’émerveillement des premières minutes est mort.
— Désolé pour ça, dit Victor.
— Tu n’as pas à t’excuser pour elle, dis-je. Ce n’est pas toi qui as fait son éducation, si ?
Mais j’ai parlé un peu trop vite et un peu trop haut, pile au moment où une femme élégante en tailleur prune et Louboutin hauts perchés émerge à son tour dans le couloir où nous progressons. Elle est brune comme Lily et a cette même couleur d’yeux rare, à la fois chaude et impérieuse, ce marron qui tire sur le violet.
Elle me tend une main molle.
— Oh, bonjour, fait-elle d’un air totalement blasé. Vous devez être la nouvelle amie de Victor. Je suis Arielle Bloome, la tante de Victor, la mère de Lily et d’André.
J’imagine qu’elle a entendu ma remarque sur l’éducation de sa fille, mais si elle pense que je vais me répandre en excuses et autres signes de confusion, elle se trompe. Je serre sa paume languide d’une poigne énergique et pendant qu’elle la retire précipitamment avec une grimace, je la salue à mon tour.
— Enchantée. Vanessa Lauret.
— Lauret ? C’est de quelle origine ? demande aussitôt Arielle Bloome.
— Euh… ma mère est née à la Réunion.
— Ah, fait sa tante en ouvrant de grands yeux.
Victor secoue la tête et passe à autre chose.
— Est-ce que Grand-père et Grand-mère sont dans le coin ?
Arielle Bloome hausse les épaules :
— Aucune idée.
Puis, elle nous plante là, opérant une sortie tout aussi impériale que celle de sa fille.
— Je suis désolé, dit Victor. Ce sont deux pestes. Je commence à me demander si ce déjeuner était une bonne idée. Je n’en reviens pas qu’elles se tiennent aussi mal.
Il attrape ma main et je serre la sienne d’une pression rapide, compatissante : parce que moi, je suis juste livrée en pâture à ces gens pour quelques heures, mais lui, c’est sa famille ad vitam et il est coincé avec. Nina et Raymond ne semblent pas affectés outre mesure, ils parlent déjà d’autre chose, et jouent avec le chien. Mais ces deux conversations passives agressives coup sur coup semblent avoir déstabilisé Victor. Et je me souviens du but de cette expédition : je suis venue parce que j’avais le temps, et le désir d’échapper à la ferme, et d’être pour lui une « présence amicale », parce que je sentais confusément qu’il en avait besoin. Je suis là pour le soutenir, lui, face à l’adversité.
— Ne t’inquiète pas pour moi, murmuré-je. Je suis une grande fille, et ce n’est pas la première fois que j’ai ce genre d’échange avec des snobinards un peu racistes sur les bords.
Il fait la grimace.
— C’est ça qu’on est ? Des snobinards un peu racistes sur les bords ?
Je lui souris.
— Non. Toi, tu es juste rugueux et taciturne. Pas mesquin ni sournois, pas dans mon expérience en tout cas. Juste un peu ours.
Mes non-compliments lui arrachent un rire bref.
— Rugueux et taciturne ? Ours ?? Waouh.
Je hausse les épaules.
— Pas d’une façon foncièrement désagréable. On a juste envie de t’apprivoiser.
Ses joues rosissent et je jurerais que ça lui fait un peu plaisir, tout en le mettant mal à l’aise. Raymond intervient.
— Si tu pouvais apprivoiser Victor, ce serait génial. Personne n’a jamais réussi à le faire sortir de sa fichue réserve à la noix.
— Ray ! proteste l’intéressé en fronçant les sourcils.
Puis, quelques pas plus loin, il n’y a plus de couloir pour gagner du temps, et nous débouchons dans un salon tellement immense que l’on pourrait sans doute y caler deux fois notre appartement, à Clem et à moi. Il est peuplé de silhouettes élégantes et de visages curieux qui sont tous tournés vers nous. Au fond de la pièce, à côté d’une cheminée surmontée d’un miroir ancien au cadre sculpté doré, un sapin gigantesque touche le haut plafond. Je me fige, un peu impressionnée malgré tout. Victor attrape aussitôt ma main et me tire gentiment à sa suite, vers un couple de personnes plus âgées que je suppose aussitôt être ses grands-parents.
Il me présente. Sa grand-mère me salue d’un signe de tête très réservé qui me fait aussitôt penser à Victor lui-même. D’ailleurs elle a elle aussi ces yeux d’un bleu à la fois si trouble et si clair. Son grand-père, un grand type sec qui semble auréolé d’une couronne de cheveux blancs vaporeux, incline le front et sourit d’un air affable. Nous échangeons quelques politesses et je remets à la grand-mère de Victor une boîte en fer blanc remplie de petits gâteaux de Noël, ainsi qu’une fleur de la serre de Paul pour la remercier de son invitation, une magnifique orchidée que Mia a très soigneusement emballée avant de me la confier.
Là, elle me sourit, et c’est comme une aurore boréale qui illumine son visage si sérieux et d’apparence si sévère.
Je pense que son petit-fils tient beaucoup d’elle, et comme je semble n’avoir aucun filtre ce midi, je lui en fais aussitôt la remarque.
— Oh ! s’écrie-t-elle, vous trouvez ?
Victor a l’air surpris et maintenant, tout le monde veut savoir ce que j’entends par là : le père et la mère de Victor, une femme qui doit être son autre tante, Juliette — cela fait beaucoup de famille d’un coup. Je me mords l’intérieur de la joue. Zut. Nous n’avons même pas encore eu le temps de nous acquitter des présentations que déjà je me mêle de porter des jugements sur les héritages des uns et des autres ! Maintenant je suis sommée de m’expliquer et je vais devoir trouver quelque chose à dire pour ma défense.
— Vous avez la même couleur d’yeux et le même genre de réserve, murmuré-je, pas très à l’aise.
Puis je pense : merde, si tu as envie de faire un compliment, vas-y carrément. Tu t’en fiches qu’ils ne t’invitent plus jamais de ta vie ! Qu’est-ce que ça peut faire. Alors, je mets le deuxième pied dans le plat avec panache :
— On pourrait vous croire austères ou réticents, et puis tout à coup, quand votre visage s’éclaire, il dévoile des trésors de chaleur et de générosité… mais on a intérêt à les mériter.
Voilà. Ça, c’est fait. Pour moi, en tout cas, c’est un compliment. Maintenant, on va savoir dans trois secondes si je serai, cette année, la jeune femme qui s’est fait jeter hors du Bourg pour son effronterie et son impolitesse.
Mais le grand-père de Victor déclare :
— C’est tout à fait ça ! je n’aurais pas mieux dit moi-même. Et vous savez quoi, c’est même pour ça que je l’ai épousée. C’est le genre de physionomie et de personnalité qui crée un suspense insoutenable. Une fois qu’on est accro, on ne peut plus s’en libérer. C’est exactement ce que je vous souhaite avec Victor, mon petit.
Zut. J’échange un regard surpris avec Victor, qui a froncé les sourcils. Son grand-père n’a visiblement pas été très bien briefé sur la nature exacte de nos relations. Il ne sait pas que je ne suis pas la petite amie de Victor, juste une « présence amicale » rencontrée il y a deux jours.
J’ouvre la bouche pour rétablir la vérité, quand une voix masculine moqueuse se fait entendre sur notre gauche.
— Génial ! Victor a enfin trouvé une gonzesse qui apprécie ses pudeurs de violette !
La ride se creuse encore entre les sourcils de Victor et mes yeux se posent sur le nouveau venu, un grand type baraqué qui a les cheveux châtains comme Victor, mais des yeux noisettes dans un visage carré. Il arbore, en fait, un pur physique de quarterback américain, comme dans les feuilletons pour collégiens, mais en un peu plus vieux, peut-être de l’âge de Victor. Il tient calée sous son aisselle une jeune femme blonde d’une beauté à couper le souffle et qui fixe Victor avec une expression d’incompréhension totale.
Je comprends tout à coup : voici les fameux Ludo et Irène. Le cousin semble aussi sûr de lui, arrogant et lourdingue que je m’étais laissée aller à l’imaginer d’après les descriptions de Victor. Quant à elle…
La fameuse Irène est absolument parfaite. Il n’y a pas vraiment d’autre mot pour la décrire. Grande et élancée, elle porte une robe, une veste, des chaussures et un maquillage impeccables, dans des tonalités taupe, champagne et ivoire que personne ne maîtrise à son âge, en tout cas pas dans le commun des mortels. Elle ressemble à une perle dans un écrin. Elle est d’une beauté surréelle, avec un visage aux traits harmonieux, d’une symétrie sans faille, des lèvres pulpeuses, des yeux immenses, un nez droit sur lequel jouent quelques taches de rousseur qu’elle a probablement laissées là juste pour souligner la perfection de son teint et de tout le reste. Ses cheveux d’un blond presque blanc semblent être tissés de fils d’or fin. Elle n’est tout simplement pas de ce monde.
Quand je jette un coup d’œil à Victor, à côté de moi, il est tout aussi fasciné que moi, et très franchement, qui ne le serait pas ? Moi-même, je peine à décoller mes yeux de cette fille. Pendant ce temps, Ludo se rengorge, bien conscient d’avoir à son bras un trophée d’une valeur inestimable.
Quel bullshit. Je secoue la tête. Qu’est-ce que je voulais dire, déjà ? Ah, oui, préciser que Victor n’est pas mon petit ami.
Mais c’est trop tard. L’apparition, je veux dire, Irène, tend déjà la main vers moi, avec un geste d’une grâce si délicate que je me demande si je suis censée la serrer ou lui faire le baisemain. L’expression fugace de sidération que j’ai aperçue sur son visage a complètement disparu, laissant la place à un sourire parfait :
— Oh, comme je suis heureuse de te rencontrer. Je savais qu’il y avait quelque part sur la planète une femme qui rendrait enfin Victor heureux.
Il y a tellement de problèmes dans cette phrase, je ne sais plus trop où donner de la tête. Victor non plus, apparemment, qui s’étrangle discrètement à mon côté. J’ai envie de rappeler qu’il y a sur Terre un bon milliard et demi de femmes qui seraient ravies de recevoir l’affection de Victor et probablement son amour. Il faut préciser aussi, cependant, que nous ne sommes pas ensemble. Et que faire de cette stupéfaction déçue que j’ai saisie sur les traits d’Irène tout à l’heure ? J’ai eu presque l’impression, l’espace d’un court instant, que c’était de la jalousie. Pas la bonne sorte de jalousie, en admettant qu’elle existe — non, la jalousie terrible de la femme qui ne peut accepter que son ancien amour refasse sa vie et passe à autre chose.
Jusqu’ici je trouvais Irène bien égoïste et indélicate de venir étaler au Bourg sa relation avec Ludovic, quitte à rendre Victor malheureux. Tout à coup, je me demande s’il n’entre pas carrément de la malveillance dans ses actions, si elle n’agit pas dans le but parfaitement conscient de torturer le pauvre Victor pour satisfaire quelque égo tordu. Et Ludo qui marche dans la combine, est-ce qu’il pense comme moi ? Cette Irène me ferait presque un peu peur — presque.
Je ne sais pas vraiment ce qui me passe par la tête, pourquoi je laisse filer l’ambiguïté. Un instinct de protection au fond de moi prend le contrôle de ma bouche et au lieu de dissiper le malentendu, je dis :
— Je sais, je suis extrêmement chanceuse d’avoir rencontré Victor.
Je laisse planer le doute quant à notre relation, et je passe ma main autour de sa taille. Comprenne qui pourra.
Je le sens se raidir contre moi, et je sais immédiatement que mon geste va trop loin à son goût. Mais au même moment, un de ces sourires inespérés et ravageurs apparaît sur son visage, et il tourne la tête vers moi, pour me l’offrir.
Je vacille, à la fois consciente de la façon dont le reste de l’assemblée va percevoir ce sourire après notre conversation, et un peu éblouie. Le grand-père de Victor rit doucement et déjà, je me demande à quoi Victor pense. Est-ce qu’il est capable de produire ce genre de sourire sur commande ? Je songe tout à la fois :
On va s’en sortir. On fait une bonne équipe.
Et :
Je suis la présence amicale à son côté, mais j’aurais tort de me laisser trop affecter par ce sourire.
Parce qu’il est tout de même raide comme un piquet à mon côté, et sacrément mal à l’aise, à mon avis, même si je suis la seule à m’en apercevoir. Je souris moi aussi, cependant, tout en me demandant dans quoi je me suis fourrée, tandis que son grand-père le taquine et que sa grand-mère nous observe en silence. Et déjà j’entends d’ici l’information se propager dans la famille — La nouvelle petite amie de Victor est venue déjeuner avec nous ! Il nous l’avait bien cachée, celle-là. Oui, elle est noire. Et c’est une peste. Elle n’a aucune éducation !
Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.
Toutes les informations sur le livre & les liens d’achat sont là.
Commentaires fermés sur Douce imposture de Noël, chap. 14