Douce imposture de Noël, chap. 15
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VICTOR
Je craque entre la poire et le fromage, et je vais faire un tour dans les couloirs pour me dégourdir les jambes. Ces déjeuners de fête sont dix fois trop longs. Je n’ai qu’une hâte, enfiler un manteau et sortir faire un tour avant que la nuit n’arrive. Et j’ai trop besoin de parler à Vanessa, de lui présenter mes excuses les plus plates pour ce déjeuner de cauchemar qui s’éternise.
Elle se défend bien, ce n’est pas du tout la question. À l’heure qu’il est, sous le feu de la curiosité feinte des Dorcat-Brühler, elle répond du tac au tac et ne laisse passer aucune insulte tout en faisant preuve d’une immense patience, mais en les renvoyant dans leurs foyers dès qu’ils dépassent trop les bornes, ce qui arrive environ une réplique sur cinq. Je vais y retourner tout de suite, par solidarité, même si elle n’a pas besoin de moi pour la sauver. Ça, c’est très clair.
Maman surgit du petit salon jaune et m’arrête en pleine déambulation.
— Dis donc, mon grand, tu nous avais bien caché ton jeu !
Je fronce les sourcils, ne comprenant pas de quoi elle parle.
— Vanessa, complète-t-elle. Quelle énergie ! Elle a du mordant, cette fille.
Je me mords la lèvre. Qu’est-ce que je dois lui dire ? Lui expliquer que Vanessa n’est pas vraiment ma petite amie, quand nous jouons la comédie depuis le début du repas ? Depuis ce moment où nous nous sommes retrouvés nez à nez avec Irène et où elle a eu ce geste protecteur ? Elle s’est approchée de moi, elle a dit quelque chose de gentil, et a glissé son bras autour de moi, ce qui m’a pris totalement au dépourvu. J’avais juste besoin d’une amie, pas qu’elle me revendique devant mes grands-parents. À quoi est-ce qu’elle joue ?
Et cependant, je dois reconnaître que son geste de solidarité m’a touché. Pour la première fois depuis un long moment, j’ai senti que je n’étais pas seul, et ce fut une sensation délicieuse.
Délicieuse, et fallacieuse.
Seulement voilà : comme je ne me suis pas arraché à son étreinte avec un glapissement de hérisson outragé, tout le monde a supposé que nous couchions ensemble. Parce que je suis… comment Vanessa l’a-t-elle formulé tout à l’heure ? Rugueux et taciturne. Donc une fille qui s’approche de moi et m’arrache un sourire est forcément ma petite amie. C’est une idée que je trouve vraiment perturbante. Je sais très bien que je suis réservé. Je ne donne pas mon cœur à n’importe qui. A fortiori, je ne le donne plus à personne, après ce qu’Irène en a fait.
Toujours est-il que j’ai marché dans la combine. J’ai donné le change, j’ai suivi l’impulsion de Vanessa, parce que sur le moment, ça m’a semblé être la seule solution pour m’éviter la noyade. Irène était éblouissante et l’expression à la fois avide et atterrée sur son visage criait : Victor ne peut pas être avec cette fille ! Il est à moi. En la découvrant, j’ai ressenti comme un coup de poing en plein plexus. Son regard possessif m’a agrippé aux tripes pour les tordre, me procurant une sensation quelque part entre la terreur, la nausée, et une violente vague de désir qui m’a laissé complètement horrifié. Même en sachant ce qu’elle m’a fait, et en voyant qu’elle est prête à recommencer, peut-être juste pour le plaisir de me torturer, je sais déjà que je serai incapable de lui résister.
Alors oui, je me suis accroché à Vanessa, comme on s’accroche à une planche de salut. J’ai été complètement crétin. Il faut que je lui parle, que nous démêlions ensemble ce sac de nœuds. Probablement que nous nous inventions une rupture le plus tôt possible.
— On se parlera plus tard, mon fils, ajoute Maman, mais je suis bien contente pour toi.
Ses bons sentiments et ses félicitations complètement imméritées m’alourdissent encore plus sûrement que le vin que j’ai absorbé au déjeuner.
Il est temps de retourner dans l’arène. Je fais demi-tour et je reprends le chemin de la salle à manger.
Quand j’arrive sur le seuil de l’immense pièce, je m’arrête une seconde pour écouter les conversations. À un bout de la table, mes grands-parents et mes parents parlent avec les Bloome des institutions européennes et de je ne sais quel haut fonctionnaire qui veut se recaser au Fonds Monétaire International. Un peu plus loin, Lily prend des selfies et pianote sur son téléphone chéri tandis que son frère André, qui n’a pas osé dégainer sa console de jeux vidéo, bâille en regardant le plafond. Parfois il glisse des petits morceaux de nourriture au chien Baloo qui bat de la queue sur le parquet, envahi par un bonheur béat. Les yeux de Rasmus sont perdus dans ceux de Nina et rien ne semble pouvoir les sortir de leur tête-à-tête fasciné. Leurs enfants font la sieste, mis à part l’aîné qui lit sagement dans un coin, et les deux amoureux en profitent. Cela laisse Vanessa en pleine conversation avec Raymond, Ludo et Irène.
Quand je m’approche, elle lève les yeux vers moi et me lance un regard mi-alarmé, mi-embarrassé, du style, dans quelle galère penses-tu que nous nous soyons fourrés ? Je lui adresse un sourire perplexe moi aussi et retourne m’asseoir avec eux.
Avant de me figer.
Irène est en train de régaler la galerie des histoires de sa vie de couple avec moi.
— Il est jaloux à la limite du maladif avec toi aussi ? demande-t-elle à Vanessa sur le ton de la conversation. Quand nous étions ensemble, je ne pouvais littéralement pas sortir sans lui. Il se rendait malade.
Ça, c’est parce qu’elle laissait planer le doute sur ses intentions et sa fidélité, en permanence ; je m’en souviens très bien et d’ailleurs ça me noue l’estomac encore aujourd’hui, bien que nous ne soyons plus ensemble.
— Non, dit tranquillement Vanessa, qui navigue à vue de manière plutôt crédible dans toute cette situation, depuis des heures. Notre relation n’a rien du tout d’étouffant. Elle est très équilibrée, au contraire.
Elle papillonne des yeux, faisant bouger ses cils immenses et étinceler ses yeux sombres, et me sourit lorsque je viens me rasseoir auprès d’elle.
La nuit va tomber bientôt et quelqu’un a déjà allumé les bougies. La lumière se reflète sur la peau sombre de Vanessa et sculpte ses traits. Elle a l’air impressionnante dans cet éclairage en clair-obscur. Et on voit bien que c’est une battante. Elle défend ma cause depuis des heures sans faiblir. Je sais très bien qu’elle n’est pas mon amoureuse, mais ça n’empêche pas mon cœur de se gonfler de gratitude, même lorsque la présence d’Irène joue avec mes nerfs.
— Ah, fait cette dernière, il faut dire qu’entre nous, il y a toujours eu de sacrées étincelles, pas vrai, Victor ?
Elle cherche mes yeux au passage, avec insistance, comme si elle exigeait que je me souvienne du moindre corps à corps, de chaque étreinte passionnée, de la façon dont je croyais me noyer à chaque fois que je plongeais en elle.
Le regard de Ludo va de l’une à l’autre des deux jeunes femmes. Il semble un peu dépassé et comme toujours lorsqu’il ne parvient pas à décoder une situation, il frappe au milieu, à l’aveugle.
— C’est toi qui es passionnée et torride, ma chère, glisse-t-il à Irène avec un haussement de sourcils qui se veut sans doute comique, mais qui tombe un peu à plat.
Vanessa ne rate pas le virage.
— Oh, dit-elle, je ne sais pas. On parle souvent du feu sous la glace…
Elle laisse planer la fin de sa phrase, elle me coule un regard en biais, et elle laisse le silence faire son travail. Le silence et le fard que je pique, sourcils froncés, contrarié, en entendant ces femmes discuter de mes prétendues performances au plumard, alors que l’une d’elles est mon ex catastrophe et l’autre, juste une… présence amicale.
Quand enfin les cafés arrivent, je suis lessivé. Dès que c’est possible, j’entraîne Vanessa avec moi. On a assez donné, il est temps que ce déjeuner de la mort se termine. Il est déjà plus de seize heures.
— Viens, je vais te faire visiter les étages.
Un peu plus loin, Nina qui a entendu me lance un regard narquois. Ludovic ne veut pas demeurer en reste et presse déjà Irène de venir avec lui faire « une sieste ». Son intention est très, très clairement crapuleuse. Je ne pense pas que cela échappe à qui que ce soit dans la pièce. Irène se lève malgré tout avec dignité, et en passant devant moi, elle me décoche un regard à fendre la glace, un regard qui dit — Je vais m’envoyer en l’air avec Ludo, mais pendant ce temps-là, tu sais quoi ? Je penserai à toi.
Je déglutis, et c’est Vanessa qui me tire hors de la pièce par la manche.
— Allons plutôt faire un tour dehors, non ? propose-t-elle dès que nous sommes sortis de la salle à manger.
On respire mieux dans le couloir, même si mon cœur bat toujours bien trop vite, et bien trop fort. J’acquiesce.
— Bonne idée. Je te ferai visiter le château plus tard, si ça ne t’embête pas.
La seule idée de passer devant la porte de la chambre rouge et de surprendre un bruit indécent me retourne l’estomac. Vanessa semble le comprendre.
— Viens, répète-t-elle, comme si elle savait aussi que le seul moyen de guérir ce genre de transe, c’est de bouger. Euh… c’est par où ?
J’émets un rire bref, et je lui montre la sortie.
Vanessa est venue avec des bottes élégantes mais qui ne sont pas adaptées à la neige. Je farfouille un moment dans les chaussures entreposées là avant de lui trouver une paire à sa taille.
— Attends, dit-elle quand je les lui tends, je ne peux pas prendre les bottes de n’importe qui comme ça !
— Pourquoi pas ? Je te fiche mon billet qu’ils en ont tous au moins trois paires. Personne ne s’en rendra compte.
Ça la gêne visiblement, et elle hésite, avant de céder. Nous mettons nos manteaux, et nous sortons.
Dehors, il fait pratiquement nuit maintenant. Une lune pâle s’est déjà levée et le parc enneigé s’habille d’une lueur mauve féérique. Comme nous sortons, les minuscules ampoules des guirlandes s’allument dans les buis, dans l’allée de chênes qui mène au château. Comme toujours, tout est si impeccablement disposé qu’on dirait un phénomène naturel, comme si des milliers de lucioles hivernales avaient élu domicile dans le parc du château.
— C’est magnifique, souffle Vanessa.
J’acquiesce. Oui, c’est magnifique. Et apaisant.
— Merci pour… tout ça, dis-je en désignant la maison d’un geste englobant. Et désolé pour toute cette embrouille.
Elle rit.
— Quelle embrouille ? Le moment où ton grand-père a cru qu’on était ensemble et où j’ai fait la bêtise de marcher dans la combine ? C’est moi qui suis désolée. J’ai senti une sorte de danger, et mon instinct de protection a pris le dessus. Je ne sais même pas très bien moi-même ce qui s’est passé.
— Irène m’a fait une peur bleue avec sa réaction à ta présence, et j’ai failli piquer une attaque de panique. Ta réaction m’a pratiquement sauvé la vie, dis-je.
Ce n’est pas l’exacte vérité, et Vanessa s’en rend compte immédiatement :
— Une attaque de panique ? Tu es sûr ?
Je m’éclaircis la gorge.
— Non. Tu as raison. Ce n’était pas tout à fait ça. Elle m’a regardé comme si elle voulait me dévorer pour son quatre heures, et mon corps a réagi comme s’il ne s’était jamais fait avoir par cette fille. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je devrais me foutre de tout ce qui la concerne…
Vanessa complète.
— Et pourtant, ce n’est pas le cas du tout. Elle arrive encore à t’envoûter.
J’acquiesce, sombre.
Nos pas crissaient dans la grande allée de graviers, mais maintenant nous avons atteint la pelouse, et le bruit de nos bottes caressant la poudreuse est doux comme de la soie, comme des baisers.
— Tu veux retourner avec elle ? demande Vanessa.
— Non, dis-je, avant de me poser plus sérieusement la question.
Est-ce que je veux récupérer Irène ? Est-ce que ma réaction viscérale à sa simple présence est le signe que nous devons être ensemble ?
— Je ne crois pas qu’elle me veuille vraiment, dis-je.
Elle veut que je reste à sa disposition. Elle veut un amoureux transi à genoux dont elle pourra à son aise piétiner le cœur.
— Je crois qu’elle est dangereuse pour moi, ajouté-je. Merci de m’avoir protégé pendant ce déjeuner.
— Je dois avouer qu’elle est assez flippante, dit Vanessa en se baissant pour ramasser de la neige dans le creux de ses mains gantées. Je n’aimerais pas être à ta place.
— Ça ne t’est jamais arrivé ? demandé-je. De te faire avoir jusqu’au trognon, en toute conscience, par amour pour quelqu’un ?
Elle a l’air tellement forte. Même sans détacher ses cheveux, elle a quelque chose d’une superhéroïne, une puissance en marche à côté de laquelle on a envie de faire un bout de chemin. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je songe à quel point ma première impression d’elle a pu être trompeuse, quand je l’ai trouvée minuscule et endoudounée sur le pas de ma porte, à Nantes.
Qu’est-ce qui a changé ? Objectivement, pas grand-chose. Elle m’a juste un peu sauvé la vie aujourd’hui.
— Tu veux savoir si j’ai déjà perdu totalement les pédales par amour ? s’amuse-t-elle. Non. J’ai vingt ans. J’ai à peine vécu.
— Ce n’est pas l’impression que tu donnes, objecté-je.
— Pourtant, c’est la réalité. Je suis un bébé. Je n’ai pas rencontré la passion amoureuse, et je ne suis pas sûre d’en avoir tout à fait envie. Perdre les pédales n’est pas une expérience qui me tente vraiment. Toi qui as testé, est-ce que tu recommandes ?
Je réfléchis sérieusement à sa question, ramassant moi aussi de la neige au creux de mes paumes. Elle est si légère et collante que c’est presque difficile de former une boule.
— Dans les premiers temps, j’ai trouvé ça enivrant de me sentir emporté par cette lame de fond dévastatrice, capable de tout balayer sur son passage. Je ne savais pas si l’amour existait et quand j’ai cru que sa réalité m’était soudain prouvée, j’ai pensé entrevoir le paradis.
— Et ensuite ?
— Ensuite, ce n’était pas le paradis. En fait, c’était l’enfer. J’étais comme un drogué. Des hauts de plus en plus rares, des creux de plus en plus profonds. J’ai commencé par boire la tasse, par perdre la boule quand Irène ne rentrait pas après une soirée, ou quand elle me taquinait en disant qu’elle allait prendre un deuxième amant.
— Elle ne voyait pas que ça te faisait du mal ?
— Je pense qu’elle le voyait, et qu’elle en jouissait. Je crois qu’elle a un bon petit côté sadique. Et moi, je marchais à fond dans son jeu.
Je frissonne en me demandant si ça fonctionnerait encore aujourd’hui. Si Irène jetait vraiment son dévolu sur moi à nouveau, est-ce que je saurais lui échapper ? Ne pas être capable de répondre à cette question me terrifie.
— Elle est dangereuse, estime Vanessa.
— Oui. En tout cas, elle est dangereuse pour moi. Peut-être pas pour un type comme Ludo, si imbu de sa personne qu’il en est imperméable à certains des charmes d’Irène. Lui, son côté macho lui sert de protection. Il la traite comme un trophée, comme une jolie conquête à son bras, et il ne souffrira peut-être pas trop. Mais pour moi, ce genre de relation est toxique. Je devrais éviter ces montagnes russes, si je me fais avoir si facilement. Quand on est cardiaque, peut-être qu’il ne faut pas pratiquer les sports extrêmes.
Vanessa fronce les sourcils et nous marchons un moment en silence.
— En tout cas, dis-je au bout d’un moment, merci pour ton aide ce midi.
Elle s’arrête, de la neige jusqu’aux genoux.
— Et comment tu vas faire, maintenant ? demande-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Aucune idée.
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