Douce imposture de Noël, chap. 21
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VICTOR
Avachi depuis vingt minutes au creux d’un canapé de cuir confortable, au coin du feu et devant le sapin, je sirote distraitement un vin chaud, tout en surveillant d’un œil les enfants qui jouent au croquet sur le tapis moelleux. Tous les Noëls de mon enfance sont contenus dans la scène qui se déroule devant moi : moi aussi, j’ai adoré ce jeu de croquet, avec ses arceaux en bois que l’on avait le droit de poser n’importe où dans le salon, ses boules et ses maillets de bois peint de rouge, de bleu céruléen, de bleu marine, de vert bouteille, de jaune soleil. Bien sûr, contrairement à Noé, l’aîné de Nina, qui gronde son frère cadet Arthur un peu trop petit, à quatre ans, pour être très habile à ce jeu, moi, je ne manquais pas de compagnons de mon âge pour jouer. J’avais plutôt le problème inverse. Entre Ludo, moi, et notre cousine issue de germaine Carmen, qui nous suit d’un an, la compétition faisait rage, et les maillets ne servaient pas toujours à taper uniquement dans les boules de bois.
Dans ma famille, Noël est fêté surtout le 25 décembre. Le 24 au soir, chacun fait ce qu’il veut, du moment que nous sommes tous réunis sous le même toit. On peut grignoter un repas léger et boire du champagne ou du vin chaud avant de se rendre à la messe de minuit, pour ceux qui adhèrent à ce genre de choses. Je décide en général de profiter de ceux que j’aime et d’oublier les autres.
Ce soir, c’est difficile. Ma dernière conversation avec Vanessa m’a laissé un drôle de goût de pas fini et je me reproche de l’avoir embrassée comme ça, sans lui demander son avis. Je me suis lancé dans ce baiser sans réfléchir, et maintenant, je ne sais plus quoi penser. Elle a pris mon geste à la légère mais je crains d’avoir compliqué les choses entre nous. Je voudrais que nous soyons amis, et j’ai bien peur d’avoir bêtement ouvert une porte sur d’autres possibilités que je ne souhaite pas, en fait, explorer. Elle a décidé de m’aider et je ne comprends toujours pas très bien pourquoi. Et moi, j’ai abusé de sa bonne volonté. Je n’aurais jamais dû l’embrasser, je ne sais pas ce qui m’a pris.
Dans la cuisine, j’avais minimisé mon intérêt physique pour elle, pour ne pas la mettre mal à l’aise, et j’avais l’impression horrible qu’elle avait reçu mon détachement comme une insulte de plus, alors qu’elle avait déjà passé sa journée à dévier des insultes pour moi. Me sentant comme le pire des salauds, je lui ai couru après pour réparer l’outrage, et je m’y suis pris comme un manche. Devant tout le monde. J’ai suivi de la pire façon le mauvais conseil de Pierrot, et je crains à présent de m’être aliéné l’amie que je venais tout juste de me faire. Quel abruti.
Alors que je contemple les petits qui jouent tout en m’autoflagellant, quelqu’un se laisse tomber juste à côté de moi dans le canapé, une silhouette claire et légère. Avant même de tourner la tête, je sais déjà de qui il s’agit, à son parfum raffiné et entêtant, à la douceur de sa peau et de ses vêtements contre moi. C’est Irène, bien sûr.
Pourquoi elle me colle comme ça ? Je cherche à me décaler un peu pour éviter ce contact trop rapproché, mais l’accoudoir m’empêche de vraiment m’écarter.
— Tu me fuis ? demande Irène, amusée.
— Non. Pourquoi je te fuirais ?
— C’est la question que je me posais aussi, dit-elle.
Je cherche à lire ses intentions sur son visage. Maintenant elle regarde le feu et son profil se détache, fin et élégant. Elle a relevé ses cheveux en une coiffure que je devine faussement négligée. Je ne suis pas un expert, mais ça lui a probablement pris un moment de réussir ce chignon lâche. Elle savait sans doute que ça donnerait envie de faire s’écrouler sur ses épaules la masse de ses cheveux blonds, rien qu’en tirant sur une épingle. Et je me demande soudain si elle s’est coiffée comme ça pour faire plaisir à Ludo, ou pour imiter Vanessa et ses mystérieux cheveux fous emprisonnés par cette pince cruelle.
Si c’est le cas, 1) elle n’a rien compris aux cheveux de Vanessa, et 2) ça marche sur moi, ça marche à fond.
— Qu’est-ce que tu veux ? lui demandé-je, privilégiant une attaque directe.
Ça la fait rire.
— Juste discuter. Prendre de tes nouvelles. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé.
Incroyable. Je secoue la tête, sidéré.
— On ne se parle plus, parce que tu es partie, Irène. D’ailleurs si tu avais tellement envie de me parler, ce n’était pas la peine de t’inviter en vacances chez mes grands-parents. Tu pouvais m’appeler à tout moment.
Je n’aurais peut-être pas répondu.
À la réflexion, bien sûr que si, j’aurais répondu. Je me serais jeté sur le téléphone, quitte à m’en vouloir après, parce que même après deux ans de sevrage, je suis encore accro à cette fille. Et je commence à me dire que je le serai toujours.
— Tu sais, Victor, réplique-t-elle d’une voix douce, où traîne la plus légère trace de soupir nostalgique, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis comme ça. Je n’ai pas très bonne mémoire, et je ne suis pas très fidèle.
Et tu disposes surtout de ce talent magique de faire de tous tes défauts les problèmes des autres, pensé-je aussitôt avec colère.
Mais bien sûr, ça marche à nouveau. L’idée qu’Irène est un courant d’air à saisir, un trésor à protéger, crée une fois de plus en moi l’impulsion souhaitée — un pic de désir absurde qui me secoue à mon corps défendant, comme une crampe, comme une attaque. Et ça me met vraiment en boule. Je serre les doigts sur ma tasse plus vraiment chaude et presque vide, je contracte les mâchoires, incrédule, dégoûté. Je ne vais quand même pas replonger pour son truc vieux comme le monde, si ?
— Où est passé Ludo ? demandé-je en regardant autour de nous.
Elle rit doucement : elle sait très bien qu’elle me met mal à l’aise. C’est sa façon de chasser.
— Sous la douche, m’apprend-elle.
Je gronde sans le vouloir. Je devrais fuir, mais je n’en ai déjà plus envie, surtout quand Irène pose une main légère, douce, chaude, sur mon avant-bras. L’effet chair de poule est instantané, ce contact évoque aussitôt les souvenirs de toutes les fois où elle m’a touché.
Je lutte contre sa magie noire en utilisant le premier talisman qui me tombe sous la main : le souvenir du baiser échangé avec Vanessa. Je ne devrais pas me servir de Vanessa comme ça. Ce n’était pas le but de ce baiser, pour autant qu’il ait eu un but. Je ne suis pas censé fantasmer sur une amie pour tenir à distance mon ex maléfique. Mais je suis aux abois, à court de forces pour fuir.
— Vanessa me plaît beaucoup, susurre Irène au même moment.
— Merci, maugréé-je.
— Vous vous êtes rencontrés comment ?
— À la fac.
Irène rit.
— Je vois que tu es toujours aussi bavard. J’imagine que vous ne vous êtes pas rencontrés en cours ? Elle est beaucoup plus jeune que nous, non ? Elle est encore en licence.
— En soirée, grogné-je, laconique. On s’est rencontrés en soirée. Et on a des amis communs.
— Oh, fait Irène, je les connais ?
L’impression qu’un filet se resserre inexorablement autour de moi, pour m’étouffer, ne fait que s’intensifier. Au fond de moi, ma résolution s’effrite peu à peu. Il y a une part de moi, une part sombre, qui n’a qu’un seul rêve au fond : appartenir à Irène. Qu’elle souhaite me revendiquer à nouveau, que son désir pour moi renaisse et qu’elle me prenne à nouveau sous son emprise, aussi délicieuse que nocive.
Bien sûr, j’ai aussi un cerveau qui lutte contre cette aliénation. Mais les informations qu’il me transmet semblent si théoriques, si lointaines vues d’ici, alors que la main d’Irène prend ses quartiers sur ma cuisse, l’air de rien.
— Non, tu ne les connais pas, dis-je. J’ai beaucoup de nouveaux amis.
J’essaye de lui claquer la porte de ma nouvelle vie au nez, mais elle s’en fiche, elle est déjà à l’intérieur.
— Je n’en doute pas, sourit-elle. Tu vois encore Mélanie et Arnaud ?
Sa question susurrée convoque les images de nos dîners entre couples, des restaurants luxueux où elle insistait pour que nous allions, des boîtes, des soirées.
— Non.
J’ai toujours soupçonné Mélanie de connaître dans le détail toute la liste des infidélités d’Irène, alors, dans ces conditions, il m’était difficile de ne pas lui en vouloir à mort quand Irène est partie.
— C’est sérieux, toi et Vanessa ? désire savoir Irène.
Je n’ai pas envie de répondre à cette question. Déjà parce que ce n’est pas sérieux, vu que c’est une invention. Ensuite, parce que je ne dois à Irène aucune information de ce type.
— C’est sérieux, toi et Ludo ? rétorqué-je.
Ma riposte lui arrache un nouveau rire perlé.
— Tu es tellement farouche quand tu t’y mets. Un vrai petit oursin.
Je fronce les sourcils. Le matin, je suis un ours, et le soir, un oursin. Qu’est-ce qu’elles ont toutes aujourd’hui à distribuer des noms d’animaux ?
— Mais pour répondre à ta question, enchaîne Irène, non, ce n’est pas du tout sérieux avec Ludo. Il n’y a pas grand-chose de sérieux, dans ma vie. Je n’ai pas eu tellement de relations dignes de ce nom.
Puis elle tourne la tête vers moi, braquant sur moi ses yeux clairs, ses iris invraisemblablement beaux, avec un sourire nostalgique.
— En fait, il n’y en a eu qu’une seule, si tu veux tout savoir.
J’ai beau savoir pertinemment qu’elle me manipule, mon cœur bat à deux cents à l’heure, et toutes mes hormones suintent dans mon cerveau. Si ça se trouve, vous étiez faits l’un pour l’autre. Si ça se trouve, elle a un peu changé. Et puis si elle n’avait pas changé, est-ce que ce serait si grave ? Tu n’aurais pas envie d’être son esclave à nouveau ?
Je secoue la tête, exaspéré, pour dissiper ces pensées dangereuses, mais bien sûr, elles s’accrochent.
— Tu es jeune, Irène. Si Ludo n’est pas le bon, tu rencontreras sûrement quelqu’un d’autre qui vaudra le déplacement.
J’ai essayé d’affecter un ton légèrement supérieur et décontracté, mais ma voix a tremblé et Irène n’est probablement pas dupe. Son sourire se fait plus triste encore.
— Le problème, c’est que je crois que je l’ai déjà rencontré, et que je l’ai perdu.
J’ai soudain l’impression qu’on me tient la tête sous l’eau et que je ne suis plus très loin de l’asphyxie. Il faut que je quitte cette conversation, que je rompe cet envoûtement. Sinon, si je la laisse continuer, je vais me noyer. Il faut que j’aille en cuisine, que je descende parler à Pierrot, que je trouve Raymond ou quelqu’un de normal qui saura me raisonner.
Vanessa.
Je porte la main à ma poche, où se trouve mon téléphone. Mais je n’ai pas suffisamment anticipé, j’ai dû déjà plonger trop loin. Lorsqu’Irène se tourne dans le canapé pour me faire face, que sa jambe s’ouvre, frôlant la mienne, je me fige, paralysé.
C’est mon corps, mon corps stupide qui me trahit, qui est littéralement incapable de lui dire non. J’ai envie de me jeter sur elle, de l’écraser contre le canapé, de dévorer sa bouche, de pétrir sa chair, de me venger sur son corps pâle et délicieux de tout ce qu’elle m’a fait subir.
Je suis malade.
Je me frotte le visage de la main, me sentant ivre, alors que je n’ai pratiquement rien bu. Je vois quasiment double.
Le sourire d’Irène s’élargit, elle se penche vers moi. Mon cœur donne un soubresaut si sourd qu’il en est presque douloureux. Elle s’approche encore, pose sa main sur mon épaule, presque dans l’encolure de ma chemise, touchant la peau de mon cou qui se couvre aussitôt de chair de poule. Elle frôle ma joue de ses lèvres, si légèrement que je ne sens presque pas la caresse de sa bouche — sauf que je la sens. Je ne sens même que ça. Ma peau rétrécit de plusieurs tailles et mon sexe, qui était déjà à l’étroit dans mon pantalon, se gonfle pour de bon, déjà prêt à exploser. Je gronde, à moitié par désir, à moitié pour la supplier de cesser cette humiliation et de me laisser en paix.
Puis elle se lève, me plantant là, avec mon cœur qui bat la chamade et tous mes sens en alerte.
— À plus tard, lance-t-elle, moqueuse, triomphante, par-dessus son épaule.
Et elle disparaît derrière le grand sapin, vers l’autre salon. J’arrive à peine à respirer.
Tandis que j’essaye de me calmer, mon téléphone tinte dans ma poche, et je l’attrape aussitôt, reconnaissant de cette diversion qui me permet au moins de garder la face, comme si j’avais encore une once de dignité.
Je me sens sale, stupide, furieux.
C’est un SMS de Vanessa. Mon cœur imbécile se réjouit, enfin une bouée de secours pour éviter la noyade, une présence amie.
VANESSA : Nous attaquons la deuxième entrée et je vais mourir. Je jure que je ne pourrai plus rien avaler pendant une semaine après tout ça. Vous allez me tuer. Ça va de ton côté ?
Je pense : non, ça ne va pas du tout. Je suis en perdition. Je vais probablement craquer si Irène se mêle de me tourmenter encore. J’ai besoin de me confier, d’en parler à quelqu’un qui comprendra et qui ne me jugera pas.
Mais c’est le soir de Noël, et Vanessa est avec sa famille. À quoi ça servirait de l’appeler à l’aide ? À rien du tout. Le danger est passé, provisoirement. Pour la première fois de ma vie je bénis l’existence de Ludo et son machisme possessif, il gardera sûrement un œil sur Irène dès qu’il sera sorti de cette foutue douche, et moi… moi, je m’arrangerai pour ne plus me retrouver avec elle. Je prendrai plus de précautions dorénavant.
C’est ça. Je ne vais pas raconter à Vanessa ce qui vient de se passer. J’ai trop honte, et puis Irène est mon problème, et probablement celui de mon psy. Je n’aurais pas dû me confier à Vanessa.
VICTOR : Ça va aller.
Ma grand-mère entre dans le salon, m’adresse un de ses sourires discrets. Je peux partir si je veux, les enfants ne seront plus sans surveillance. Je me lève à mon tour, j’ai besoin de marcher, de dissiper toutes ces émotions désordonnées. J’hésite à aller voir Pierrot, puis je me ravise à nouveau. Lui aussi a mieux à faire ce soir, avec cette maison pleine.
J’opte pour un tour dehors, quand je tombe sur mon père qui sort de son bureau.
— Ah, Victor ! Viens discuter deux minutes.
Pas le temps de m’éclipser discrètement : il m’a vu. Va pour une discussion père-fils. Au moins, ça me fera une diversion.
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