Douce imposture de Noël, chap. 22

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Le grand bureau que mon père occupe au rez-de-chaussée du château, les rares fois où il vient en visite ici, est la preuve parfaite de l’attachement de mon grand-père pour son gendre. Il est le fils qu’il n’a jamais eu, c’est très clair. 

Mon paternel est l’ambassadeur de France à Londres, excusez du peu. Autrement dit, il ne vient pas en France tous les jours. Et quand il se déplace, il passe généralement son temps à travailler. C’est sa vie, son œuvre, et il consacre toute son énergie à ses fonctions. Il est comme ça, bienveillant, droit, et très absent. Son ambition qui doit être dévorante pour qu’il ait réussi une carrière pareille prend la forme d’une dévotion totale à son poste, d’un effacement complet de sa personne privée. Il est le type même du haut fonctionnaire apolitique. J’en suis donc réduit à l’admirer de loin : je ne peux pas vraiment dire que j’aie une relation avec lui. Je ne le connais vraiment pas assez bien pour ça, et lui non plus ne me connaît pas. Je crois qu’il m’aime de loin, d’un amour un peu vague, et qu’il attend de moi que je lui rende la politesse. 

Quand nous nous croisons, ce qui est rare depuis des années, nous avons des conversations incroyablement formelles, souvent presque solennelles. Quand il dit « discuter deux minutes », ça veut vraiment dire ça : que la conversation ne durera pas plus de cent vingt secondes. Ce soir, ça donne quelque chose comme ça. 

— Comment vas-tu, mon fils ? demande-t-il en rajustant ses petites lunettes cerclées d’or sur son nez très légèrement aquilin, celui dont j’ai hérité.

— Très bien, merci. 

— Toujours déterminé à faire des maths ? 

— Toujours. 

— Tu sais, quoi que tu choisisses dans la vie, je suis persuadé que tu le feras bien. 

(Une expression pleine de tact, toute diplomatique, de sa déception.)

— Merci. 

— Tu sais que tu manques à ta mère. Tu pourrais venir nous voir plus souvent.

— Entendu. Je m’y efforcerai. 

— Es-tu heureux ? 

— Très, oui. Et toi ? 

Quand je lui renvoie en pleine face cette question complètement idiote, il m’adresse toujours le même sourire énigmatique, avant de se fendre d’une tape sur mon épaule qui est complètement étrangère à son répertoire d’affects et de gestes habituels. Mon père n’est pas du tout quelqu’un de tactile. Avec moi, il se force, bien que je ne sois pas tactile non plus, vu que j’ai été élevé par cet homme. 

Je n’ai aucune idée de la façon dont Raymond s’est débrouillé pour être si spontané et chaleureux. Sans doute mon père s’est-il dit qu’il n’arriverait pas à jouer son rôle de parent avec tous ses enfants, et s’est-il concentré avant tout sur moi, avec le succès que l’on connaît. Nina et Raymond sont restés dans le giron de ma mère, qui leur a offert des confrontations dignes de ce nom, et qui au final, les a bien mieux réussis. 

De toute façon, il est de notoriété publique que c’était ma mère qui voulait des enfants « pour s’occuper », pas mon père. C’est le discours officiel tel qu’il le sert dans les dîners, encore aujourd’hui, tandis que ma mère sourit d’un air bienveillant qui signifie à la fois « cause toujours » et « j’aime cet individu bien qu’il soit totalement déconnecté de ma réalité ». Mon frère, ma sœur et moi, nous sommes essentiellement des cadeaux, des concessions faites à ma mère au nom de l’amour.

Dans ces conditions, je ne sais pas trop pourquoi Maman a fini par laisser le champ libre à mon père pour mon éducation. Peut-être qu’aucun des deux ne s’est aperçu que je grandissais sans véritable tuteur ? J’étais tellement sage de toute façon. Je ne salissais jamais mes vêtements comme Nina, je ne rentrais jamais à la maison avec des chats errants, des gamins des rues un peu truands sur les bords ou des histoires de manteaux offerts à des sans-abris comme Raymond, qui a toujours adopté tout le monde sur son passage. J’étais tranquille et sans histoire, sauf quand je me battais avec Ludo, et alors, c’était mon grand-père qui me ramenait dans le droit chemin, avec des réprimandes qui avaient toujours un goût de félicitations. 

Après sa petite tape, mon géniteur se replie déjà vers son bureau et ses précieux dossiers, satisfait de notre échange et du devoir paternel accompli. Avant de s’arrêter quelques pas plus loin :

— Je suis ravi d’avoir rencontré Vanessa, mon fils. C’est un choix très inhabituel de partenaire pour toi. 

Je fronce les sourcils, et pour une fois, je me rebiffe. 

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ? 

Pour une fois, j’aimerais bien qu’il parle autre chose avec moi que cette novlangue de diplomate. Pris au dépourvu, il hésite, bégaye presque.

— Euh… ahem… Je voulais juste dire que sa personnalité volontaire et enjouée était bien loin des manières policées, presque conventionnelles, de tes amoureuses habituelles, et que je trouvais intéressante cette évolution, développe-t-il. Tu as dû changer sans que je m’en aperçoive. 

Là, pour le coup, ça me fait rire. Je ne vois pas comment il pourrait constater du changement chez moi, vu que nous nous parlons environ cinq minutes par an, en tout cumulé. Mon bref éclat le laisse encore plus perplexe que tout le reste de ma personne, et cette fois il déclare forfait, me saluant d’un signe de tête affable avant de battre en retraite derrière son grand bureau, jusqu’à ce que je quitte la pièce.

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