Douce imposture de Noël, chap. 24

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Le matin du 25, l’échange de cadeaux en petit comité avec Mia et Paul se passe assez bien. J’ai décidé de leur offrir à tous deux des pulls que je me suis donné beaucoup de mal à tricoter moi-même. Mon truc, c’est plutôt le crochet, les ouvrages de précision, mais je n’ai pas pu résister à l’idée de leur offrir ce luxe. À mon avis, il n’y a rien de plus sophistiqué qu’un vêtement unique réalisé avec amour dans un matériau noble. 

Mia a d’abord l’air un peu gênée par les couleurs de laine assez radicales que j’ai employées — des mauves vibrants, des orange chatoyants, avec quelques bonnes touches de rose flamboyant. 

— C’est voyant, prononce-t-elle. 

Je lui souris. 

— C’est un peu comme un coucher de soleil tropical. Tu ne trouves pas ?

Je voudrais lui rappeler qu’elle a été éclatante un jour, qu’elle n’a pas toujours été cette fermière un peu maussade en velours milleraies marron. J’ai vu les photos.

— Je ne peux pas le mettre avec cette jupe, soupire-t-elle en posant soigneusement mon cadeau sur le dossier d’un fauteuil. 

On dirait qu’elle n’ose pas y toucher, comme s’il était radioactif.

— C’est juste un pull, m’agacé-je alors, un peu vexée.

Paul, de son côté, n’a pas tergiversé, lui. Il a aussitôt revêtu sur son jean bleu le pull de Noël que je lui ai offert, dans un camaïeu tout aussi baroque de roses et de rouges. Comme prévu, ça va très bien à son teint un peu rougi par les intempéries. 

Paul est un type très noueux dont les cheveux se clairsèment, avec des yeux noisette et de taille moyenne. Sur le papier, il n’a absolument rien d’exceptionnel. Et il s’habille comme un sac parce que de toute façon, c’est pour avoir les pieds dans la terre et la bouse toute la journée. Il est taiseux et quand il a quelque chose à dire, il y va à l’économie, toujours très direct. Il irradie une sorte de confiance, de sérénité. Sa présence est bénéfique pour Mia, et rien que pour ça, je ne peux que l’apprécier. 

Mia le regarde parader dans son nouveau pull, semble hésiter à l’imiter, puis renonce, et embraye plutôt sur autre chose. 

— Tu disais que tu allais passer au château ce matin ? me demande-t-elle.

— Oui, j’ai des cadeaux à donner là-bas. 

Mia et Paul échangent un coup d’œil aussi peu discret qu’il est insondable. Mais au moins, Mia ne formule pas le moindre commentaire.

— Ne tarde pas trop alors, prévient-elle, la dinde sera prête à treize heures. 

Je me lève. 

— Juste le temps d’appeler ma coloc pour lui souhaiter un joyeux Noël, et je me mets en route. 

Clem décroche au milieu d’un vacarme inconcevable. J’entends des voix, au moins deux morceaux de musique concurrents (du Wagner et du rap francophone, mais je peux me tromper), des hurlements dont certains m’inquiètent un peu, des pleurs d’enfants, des aboiements de chiens. Je suis obligée de me boucher une oreille et de me concentrer à mort pour retrouver dans ce brouhaha la voix claire et mélodieuse de ma coloc.

— Joyeux Noël, ma belle ! beugle-t-elle. Merci pour ton cadeau !

Je hurle presque dans l’appareil : 

— De rien ! Joyeux Noël à toi ! Merci pour ton cadeau aussi ! Tu veux que je rappelle plus tard ? On dirait qu’il y a quelqu’un qui s’est fait mal ?

— Non ! fait Clem. Enfin, un peu, mais ça va aller. Mon oncle Amédée est un gros drama queen. Il s’est juste un peu coincé le doigt, il va survivre. Mon frangin va l’emmener aux urgences. 

Elle élève la voix, omettant d’obturer le combiné, si bien que je me prends son hurlement dans les oreilles et que je dois écarter le téléphone de ma tête pour ne pas perdre mes facultés auditives. 

— Ho, Mick, t’es pas bourré au moins ? Sinon je peux y aller. Ah ? OK. Essaye de t’accrocher aux derniers points sur ton permis, hein ! 

Dans le fond, j’entends Mick affirmer qu’il est parfaitement sobre. Ici, dans la cuisine, Mia me fusille du regard et désigne du menton la cour de la ferme. J’attrape mon manteau et je m’enveloppe dedans tout en quittant la cuisine. Dès que je sors et que je commence à parler à nouveau, Heckel et Jeckel apparaissent au bout de leur enclos, deux têtes de biques curieuses.

— C’est business as usual, t’inquiète, m’assure Clem. Attends, je vais me planquer dans la salle de bain. Ce sera plus calme.

Elle s’éloigne du tumulte et ferme une porte entre elle et le chaos. C’est mieux pour discuter. Je lui demande : 

— Ça va ? Tu arrives à vivre sans cannelle ? 

Elle rit. 

— C’est dur. Et toi ? Comment ça se passe, au pays du froid ?

— Ça va, souris-je. Il y a eu quelques développements imprévus. 

— Ah ? Raconte. 

Je pars de la coïncidence qui m’a fait prendre la route dans la voiture d’un autre enfant du pays, et de tout ce qui s’est ensuivi. Je n’omets rien, ni Irène, ni la supercherie dans laquelle j’ai embarqué Victor, ou bien Victor m’a embarquée. Je lui raconte aussi le baiser d’hier après-midi, celui qui ne voulait rien dire mais qui m’a fait un peu trop d’effet. 

— Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, commente Clem lorsque j’ai fini.

— On peut dire ça. 

— Tu vas donner suite ?

— Donner suite à quoi ?

Clem a le meilleur rire du monde.

— Ce type. Tu vas en faire quelque chose ? 

— Un ami. Je vais en faire un ami. 

Mais Clem ne l’entend pas exactement de cette oreille.
— Attends. Laisse-moi résumer. Vous vous êtes tellement bien entendus pendant votre périple que maintenant vous vous voyez tous les jours, et tu as même raconté à toute sa famille que vous étiez ensemble. 

— Ça ne s’est pas fait comme ça, protesté-je. C’était plus un mensonge par omission qu’autre chose. 

— Ouais, ouais. Sauf que la dernière fois que vous vous êtes vus, il t’a roulé une pelle mémorable… 

— Il était dans son rôle, rectifié-je. 

— Han han. Tu peux te raconter ce que tu voudras, ma cocotte, moi, je vous prédis de très nombreux bébés. Et ce qui est bien, c’est que vous aurez une histoire sympa pour eux quand ils vous demanderont comment vous vous êtes rencontrés ! 

— Arrête, supplié-je, agacée. Il n’est pas question que ça aille plus loin. Je fais juste ça pour le dépanner. On ne vient pas du tout du même monde. 

— Quoi, c’est un martien ?

— C’est un duc ou un comte ou je ne sais quoi. C’est pratiquement la même chose, pour autant que je puisse m’en rendre compte.

— Il est snob ?

— Non. Je ne sais pas. Je ne crois pas. 

— Il te plaît, ou non ?

— Ce n’est pas la question.

Clem devient tout à coup très sérieuse. 

— Vanessa, ma chérie, s’il y a une chose que je sais sur toi, c’est que tu n’es pas du genre à subir une situation qui ne te convient pas. Donc si tu t’es embarquée là-dedans, c’est que tu le voulais bien. 

Mais elle ne me connaît pas encore si bien que ça. Elle ne sait pas que les choses sont plus compliquées, et que parfois, comme tout le monde, je me laisse embringuer malgré moi, pour des raisons qui m’échappent, dans des histoires qui me dépassent. 

Il est onze heures trente du matin quand je gare devant le château l’antique camionnette de Paul. La route glisse un peu et je suis soulagée d’être arrivée à bon port. Accidenter son précieux outil de travail était ma hantise. J’enclenche le frein à main, puis j’attrape le sac en tissu sur le siège du passager d’un geste décidé. J’ai une heure, montre en main, avant que Mia ne se mette à fulminer. 

Je descends de la voiture en lissant les plis de ma nouvelle jupe. C’est un cadeau de moi à moi, et elle est sublime : un kilt long, orange et jaune et vert, qui va à merveille avec mes bottes à talons. Je me sens invincible dans cette tenue. Je porte un bijou de ma création, à nouveau : un pendentif élaboré qui mêle des fils d’argent et de la soie violette et bleue, sur le pull noir ajusté tout simple, très joli, offert par Clem. Je suis pleine de couleurs, sans en faire non plus des tonnes. Je suis assez contente de ne pas être accueillie par un labrador lancé à pleine vapeur, pour changer, même si j’y étais psychologiquement préparée. 

Dès que je pose le pied au rez-de-chaussée, dont la porte n’est pas fermée, je tombe sur Victor, qui a dû m’entendre arriver et qui est venu à ma rencontre. En m’apercevant, il sourit. 

— Tu es très belle, dit-il avec sérieux. Il faudrait juste que tu détaches tes cheveux, et ce serait parfait. 

Je le dévisage entre mes cils, nullement impressionnée. Premièrement, il me fait un compliment parce qu’il a dû sentir hier soir que je n’avais pas apprécié la façon dont Pierrot et lui ont discuté, de manière si factuelle, de son manque d’attirance pour moi. C’est comme le baiser, c’est du toc. Ensuite, il peut toujours courir pour que je lâche mes cheveux comme ça en milieu hostile. Je décide de lui expliquer. On se connaît assez bien maintenant. 

— Mes cheveux sont une extension de moi, je les lâche avec les gens qui me sont proches, et en compagnie de qui je me sens bien, acceptée comme je suis. 

Il objecte aussitôt : 

— Tu les as détachés avec moi, l’autre jour à l’hôtel. 

— Oui. D’ailleurs je ne sais pas trop pourquoi. En temps normal, jamais je ne me serais laissée aller à le faire avec un quasi-inconnu comme toi, même amical

Il me regarde d’un air étrange, les sourcils froncés, et je poursuis : 

— Ne le prends pas mal. C’est juste très rare. Même avec Mia et Paul, je ne les détache pas. Plutôt chez moi, avec Clem, ou mes autres amis proches.

Il me dévisage, toujours avec cette lueur bizarre dans le regard. 

— Mais tu l’as fait avec moi, insiste-t-il. 

— Je t’ai dit que je ne savais pas pourquoi, m’agacé-je.

— Je m’en fiche. 

Son front s’est déplissé et maintenant ça semble positivement le ravir, cette idée que je l’ai accepté dans mon cercle amical très proche quelques heures après l’avoir rencontré, sur un instinct, une impulsion inexpliquée. Et forcément, ça ne fait que renforcer cette envie absurde que j’ai, moi, de l’adopter.

On n’ira nulle part avec ce genre de délires.

— Écoute, dis-je, on ne va pas épiloguer là-dessus. Ici, ne le prends pas mal, mais vu l’accueil que m’ont réservé certains de tes cousins, il n’est pas question que je me lâche. 

— Même si on était seuls dans une pièce ?

Les mots n’ont pas si tôt franchi ses lèvres qu’il semble déjà avoir envie de les ravaler. Je souris patiemment. 

— Arrête d’insister, Victor. On verra bien, mais pas aujourd’hui. Bon. Je n’ai qu’une heure avant de devoir rentrer, vous les voulez, vos cadeaux, ou pas ? 

Toute sa physionomie s’éclaire, comme celle d’un gosse. 

— Tu as apporté des cadeaux ? 

— Ouaip. Mais seulement pour toi, Ray, et Nina. Je n’ai pas eu le temps d’en faire plus, désolée.

— Parfait. Je n’étais pas sûr de devoir glisser sous le sapin un cadeau prétendument de ta part, pour moi. Histoire que nous soyons crédibles.

— Ah. Très prévoyant de ta part.   

Ça me chiffonne un peu qu’il fasse de ce rituel des cadeaux une nouvelle mascarade, et je crois qu’il sent quand je me renfrogne. Du coup, il se rembrunit à son tour. 

Je me mords la lèvre. Ça n’ira pas. Soit on démarre une véritable amitié, soit on s’investit dans cette pièce de théâtre pour protéger Victor d’Irène, pour autant qu’il en ait vraiment besoin/envie. On ne va pas pouvoir faire les deux, être de nouveaux amis authentiques et des amoureux d’opérette. Pas dans un temps aussi limité.

Par ailleurs, je n’ai pas vraiment envie de me prendre un râteau, fût-il amical. Peut-être qu’il vaudrait mieux nous en tenir au script, ignorer cette espèce de synchronicité entre nous qui veut que nos humeurs se répondent aussi facilement, y compris quand elles se font sombres. 

Toute la famille est réunie au pied du sapin, qui est féérique : énorme, et semé de décorations anciennes qui ont visiblement traversé les âges. Des anges de bois sculptés et peints ravissants côtoient dans les branches droites aux épines drues des boules de verre soufflé coloré, ainsi qu’une myriade de minuscules bougeoirs garnis de mini-chandelles allumées, qui bafouent allègrement toutes les normes de sécurité de la planète.

— Vanessa, quelle délicieuse surprise ! s’exclame le grand-père de Victor, qui semble m’adorer depuis que j’ai fait un compliment (même bizarre) à l’amour de sa vie. 

Je salue les grands-parents, échange quelques banalités et quelques vœux. Je leur ai apporté une des terrines préparées par Mia, faute d’une meilleure idée. Puis je dispose mes paquets sous le sapin, cherchant les chaussures de Victor, puis celles de son frère et de sa sœur. Bien que je n’aie laissé aucune des miennes, quelqu’un s’en est occupé à ma place, et a disposé une paire de ballerines de danseuse en trente-huit (ma taille) avec un écriteau portant mon prénom. C’est trop mignon. Je soupçonne aussitôt Nina. 

Celle-ci est très occupée avec ses enfants qui ont découvert leurs cadeaux aux aurores et doivent naturellement tous les essayer. 

Victor me tend une coupe de champagne et me tire par la manche. 

— Viens ouvrir ton paquet. 

Je lui souris, curieuse et touchée qu’il ait pensé à me faire un cadeau, même si c’est pour tromper la galerie. 

Et je ne m’attends pas du tout à trouver des bottes fourrées. Qui ont même l’air d’être à ma taille, et neuves.

— Comment tu as fait ? chuchoté-je. 

— C’est grâce à Nina. Vous faites la même pointure. Elle les avait prises pour elle, et j’ai réussi à la convaincre qu’elle n’en avait pas vraiment besoin. J’ai dû négocier ferme. Et lui faire avaler que j’étais un gros abruti qui avait oublié mon vrai cadeau pour toi à Nantes. Elle sait que c’est juste un cadeau de remplacement, pour que tu aies quelque chose sous le sapin de ma part. 

Bien sûr, songé-je, déçue. Ce n’est pas vraiment un cadeau, c’est une couverture ; il m’avait prévenue. Qu’est-ce que j’allais m’imaginer ? 

— Si tu choisis de clarifier la situation avec elle, je les lui rendrai, bien évidemment, promets-je. 

Après tout, Nina est sa sœur. Une fausse petite amie, ce n’est pas forcément quelque chose que l’on cache à sa sœur. Tout dépend de leur relation. 

Une expression déçue de vif déplaisir gagne aussitôt les traits harmonieux, tellement parfaits, de Victor. Quand il fait cette tête-là, l’arc de sa bouche pourrait être celui d’une statue.

— Sûrement pas, s’agace-t-il. C’est un cadeau honnête et sincère, même s’il est un peu de dernière minute. Et il n’est pas de la part de Nina, mais de la mienne. Tu n’imagines même pas les tractations qu’il a fallu mener. Sérieusement. 

Je plisse les yeux, incertaine. 

— Accepte, insiste Victor. Vraiment. En plus, je suis sûr qu’elles t’iront à merveille. Et oui, c’est vrai, c’est un peu égoïste. C’est parce que j’ai bien l’intention de faire encore de nombreuses batailles de boules de neige avec toi, avant que le manteau blanc ne fonde tout à fait. 

Il a reneigé un peu cette nuit, et surtout, il fait très froid. Le peu de neige qui a fondu a regelé dans les arbres, sur les toits, créant des décorations de Noël plus délicates encore. Ce matin, sous un soleil hivernal très pâle, le parc ressemble réellement à un décor de contes de fées.  

— Merci, dis-je, plus émue par la déclaration d’amitié de Victor que par son cadeau.

Je désigne du doigt le paquet que j’ai déposé pour lui. 

— Celui-là, là-bas, c’est le mien. 

Son sourire s’élargit.

— Avec le papier peint tie & dye ? Je ne vois pas comment j’aurais pu en douter, se moque-t-il. 

— Je n’avais pas de papier cadeau adapté, alors je l’ai fabriqué moi-même avec de l’encre et du papier kraft cette nuit, expliqué-je. 

Cette révélation lui fait écarquiller des yeux tout ronds. Il décolle les morceaux de ruban adhésif avec une infinie délicatesse, au lieu de déchirer l’emballage. Puis il fronce les sourcils. 

Moi, je regarde son visage refléter la moindre de ses pensées. En fait, ses émotions jouent les montagnes russes en permanence. Je ne comprends pas comment j’ai pu le trouver glacial, quand ça me crève les yeux à présent : il est un hypersensible qui fait tout ce qu’il peut pour le cacher, et qui se plante lamentablement.

— « Bande son pour rééduquer l’oreille et les goûts musicaux de Victor » ? Je dois bien le prendre ? 

Je hoche la tête en riant. 

— Tu le prends comme tu veux, mais tu les écoutes. J’ai passé presque toute la nuit à sélectionner les meilleurs morceaux de tous les temps pour ce CD. 

— « Posologie : 30 minutes par jour minimum jusqu’à guérison complète, » lit-il encore. Merci ? Merci. La pochette du CD est géniale. 

Je l’ai faite au crochet, dans les couleurs de Noël, avec des fils rouges et verts et des petits grelots dorés trouvés à la ferme dans le tiroir du bric-à-brac. Je suis plutôt contente de moi. À l’intérieur de la boîte du CD, l’impression est un collage maison réalisé sur mon ordinateur. 

— C’est toi en train de danser, expliqué-je. 

— Ouah. Je danse comme un dieu. 

En fait, j’ai dégoté une photo de Victor en ligne, dans un trombinoscope de la fac, un cliché très sérieux où il sourit à peine, et j’ai collé son visage sur le corps de John Travolta, en plein délire Saturday Night Fever. 

— Oh, c’est charmant, fait une voix dans mon dos. 

Arielle s’est penchée par-dessus mon épaule pour lorgner sur le CD. 

— Rien ne vaut un cadeau fait main, estime Victor. 

— Moui, juge sa tante, son ton dubitatif. 

J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas que le fric sur Terre, vu qu’elle n’a pas l’air d’être au courant. Puis Victor passe sa main autour de ma taille, et toutes les pensées conscientes, toutes les répliques pète-sec et toute l’animosité résiduelle en moi foutent le camp sous les tropiques. Il enroule sa paume chaude sur ma hanche et ce n’était définitivement pas scripté. Je n’étais pas prévenue, et je n’ai pas le temps de gérer. Comme pour le baiser hier soir, je suis prise au dépourvu. C’est sûrement pour ça que sa main répand une série de frissons à la surface de ma peau, à cause du chaud-froid inattendu. 

Je lève la tête vers lui, incapable de sourire, je dois même avoir l’air un peu effrayée. Quand mes yeux rencontrent les siens, il est tout aussi sérieux et tous mes muscles se dissolvent dans une chaleur molle et traîtresse. J’entreprends aussitôt de me raisonner. S’il paraît si sérieux, c’est sûrement parce qu’il essaye de me faire comprendre, par ce geste, que mon cadeau improvisé avec zéro moyens lui a fait plaisir, qu’il me soutient lui aussi, et qu’on est dans le même camp. C’est terrifiant comme la proximité de son corps éveille chez moi des réactions aberrantes. Du genre battements de cœur accélérés et douce chaleur qui se répand dans mon abdomen. Tout ça pour un bras autour de la taille qui ne signifie rien du tout.

Je me dégage gentiment et j’invente un prétexte pour justifier ma fuite. 

— Viens, je veux donner leurs cadeaux à Nina et Raymond. 

Victor plisse le front, puis il me suit à travers le grand salon. 

Nina est ravie du pendentif que je lui ai offert, assorti à ses nouvelles boucles d’oreilles (elle les porte ce matin). Lily, qui passe au même moment, affiche son dédain, mais Nina adore mon cadeau. C’est évident à la façon dont elle me saute dessus pour m’étreindre comme si j’étais sa meilleure amie. 

Il faut dire qu’elle me croit peut-être très amoureuse de son frère. Elle aussi, je la trompe, et elle ne l’a pas du tout mérité. 

J’ai eu un peu plus de mal avec le cadeau de Raymond. Faute d’idée qui lui ressemble, j’ai fini par lui fabriquer un truc à la gomme. 

— C’est de la sorcellerie, expliqué-je devant sa mine surprise (déconfite ?). Il paraît qu’il y a des sorciers malabars dans ma famille très élargie, à la Réunion, alors, je t’ai fait une sorte de « garantie ». C’est une amulette pour t’apporter la fortune et la joie dans la nouvelle année. Et aussi l’amour, si tu le cherches. 

Raymond contemple un instant avec des yeux ébahis la petite structure abstraite de laine crochetée qui pend au bout d’une ficelle, avec des plumes, des perles, des petits bouts de papier enroulés sur lesquels j’ai écrit de minuscules mots gentils. 

— C’est très librement interprété, vu que je ne suis pas une vraie sorcière, me sens-je obligée de préciser.

— Mon Dieu, heureusement, dit Juliette, l’autre tante de Victor, en passant près de nous et en décochant un regard dégoûté à ma confection. 

Je me tourne vers Raymond avec une grimace. 

— Si tu n’aimes pas, je suis désolée. Je ne te connais pas très bien et j’ai imaginé ça pour toi, mais ne le prends pas mal, d’accord ?

Raymond déglutit et tourne vers moi son regard clair. 

— Mais si, dit-il, d’une voix enrouée. C’est génial. Je l’adore. Meilleur cadeau de Noël du monde. 

— Ton père t’a offert un ordinateur portable et un billet d’avion pour les Caraïbes, lui rappelle sa mère depuis le canapé.

Raymond se tourne vers elle : 

— Mais Vanessa m’a offert la fortune, la joie et l’amour, Maman !

Sa mère sourit et secoue la tête. 

— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire pour rivaliser, c’est sûr. 

Victor prend ma main et la serre doucement.

— Je dois dire que je suis un peu jaloux, glisse-t-il. 

Comme tout à l’heure, c’est un geste amical, de gratitude. Sauf que ça propage des picotements et des frissons dans ma main, mon bras, jusque dans ma nuque. C’est terriblement gênant, embarrassant, malvenu. Je pique du nez dans ma coupe de champagne. 

— Vous voulez bien arrêter de vous tripoter en permanence, vous deux ? s’amuse Nina. 

Son frère cadet se tourne vers elle, incrédule. 

— Alors ça, riposte-t-il, c’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. C’est toi qui vas me donner des leçons de bienséance ?

— Rasmus et moi sommes mariés, avec quatre enfants ! 

— Ça ne vous donne pas le droit de vous peloter en public, renchérit Raymond. 

Le débat part sur les démonstrations d’affection en famille, pour savoir si elles sont charmantes ou totalement gênantes. Je ne suis que d’une oreille, pensant à ce qui est totalement déplacé, à mon avis : ma réaction à la proximité de Victor. Depuis ce baiser d’hier soir. Il y a un problème, et je ne comprends pas bien ce que c’est. Un gros problème. 

Mais si, me siffle une voix sous mon crâne, perfide — la voix de la raison et de la réalité. Tu sais exactement ce qui se passe.  

Ma gorge se serre. Je n’ai pas vraiment envie de regarder en face cette évidence très embarrassante, presque incompréhensible compte tenu de ce qui s’est produit au cours des derniers jours. 

Il se pourrait vraiment que Victor me plaise.

Mais il n’est pas disponible, toujours empêtré dans son histoire toxique avec Irène. Et moi, je ne lui plais pas. Ces choses-là ne se commandent pas, ma propre réaction le prouve à 200 %.

— Je crois que je ferais mieux de rentrer sans trop tarder, murmuré-je. Mia va m’attendre pour le déjeuner. 

Je remercie pour le cadeau, je souhaite à tout le monde un joyeux Noël, et je m’éclipse, non sans passer devant Irène qui surveille la discussion, un peu à l’écart. Si elle est bien à sa place sous le bras de Ludo, qui lui dispense des caresses distraites, elle a le regard rivé sur Victor.

La suite demain. Ou bien ici.

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