Obsession (les âmes enchaînées t.1) : chapitre 5
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LOUIS
Je descends l’escalier comme dans un songe. Je suis si à côté de moi-même que je trébuche au milieu de la volée de marches et que c’est Jeanne Scarlatti qui me rattrape d’une poigne étonnamment solide.
— Faites attention, Louis, regardez où vous posez les pieds, s’il y a des fantômes ici, ils sont sûrement tous au bas de l’escalier avec le crâne enfoncé.
Je bafouille un remerciement, j’essaye de calmer mon cœur qui s’est emballé. Je viens de recevoir une telle giclée d’adrénaline que toute ma peau s’est mise à pulser et à picoter. J’ai vu la chambre de mon rêve, celle où je me supprime.
J’ai besoin d’un remontant et de deux secondes pour absorber le choc et réfléchir, mais ma cliente ne m’en laisse pas une seule, elle m’embarque vers la grande salle où elle a décidé de faire un feu épique. Je ne m’aperçois de sa propre confusion que lorsque je reviens assez à moi-même pour constater les traces noires qui zèbrent ses avant-bras. Après sa séance de ménage à mains nues dans tout le premier étage, elle n’est pas allée, comme elle l’annonçait, se débarbouiller à grande eau.
Avant de passer dans ce couloir, je sentais bien que les vieux murs exerçaient une sorte de pression sur mon esprit. Cette pièce vide m’a terrifié, et maintenant, mes oreilles bruissent de murmures, bien qu’il fasse encore jour. Même dans d’autres maisons puissamment hantées, je n’ai jamais éprouvé cette sensation.
Je me répète que je suis médium et que j’ai l’habitude des coïncidences à vous faire dresser le duvet sur le cou. Les apparitions macabres, j’ai assez d’empathie pour les voir, et assez de bouteille pour les tenir à distance. Tout cela marche très bien, sur le papier, et du moment que je ne suis pas impliqué. Mais cette fois, c’est différent. Cet endroit est la clef d’une énigme qui me concerne et ce château, cette cliente peuvent m’aider à la résoudre.
C’est bien ma chance, alors que j’ai désespérément besoin de convaincre et d’être crû, je trouve en face de moi une cartésienne pur jus manifestement persuadée que j’essaye de la berner. Que pense-t-elle après nous avoir vus tous les deux sur une peinture du temps jadis ? Sans doute que je travaille avec Isaure pour lui faire avaler je ne sais quel conte abracadabrant. D’ailleurs, je suppose qu’Isaure aurait très bien pu retoucher les tableaux pour qu’ils nous représentent. Après tout, elle nous connaît tous les deux. Je ne sais pas pourquoi elle irait entreprendre une telle supercherie, mais c’est possible.
Je suis presque certain que Jeanne a entendu quelque chose tout à l’heure quand je l’ai surprise à démonter le parquet à mains nues. Elle ne voit les fantômes que comme une production de personnes malveillantes qui lui cherchent des noises, elle ne considère pas l’éventualité de leur existence. Elle essaye d’aller au fond des choses par ses propres moyens, avec ses propres outils. Moi, je crois qu’elle se trompe. Mais est-il important de déterminer qui a tort ou qui a raison alors que le château nous réserve probablement une nuit, disons, intéressante ?
Je ferais bien de me ressaisir et de nous préparer un peu mieux avant que l’obscurité ne s’épaississe. Il faut absolument que nous parvenions à communiquer, Jeanne et moi. C’est sans doute à moi de faire un pas dans sa direction, et alors, peut-être qu’elle consentira elle aussi à réexaminer sa vision des choses ?
Je me tourne vers elle :
— Ce n’est pas parce que je crois aux fantômes que je ne cherche pas d’explications rationnelles.
Elle me jette un regard soupçonneux :
— Des explications pour quoi ?
— Le tableau de tout à l’heure. Et ceci.
J’ôte de mon doigt le bijou d’ambre pour le lui montrer. Elle pousse un cri de surprise.
— La bague de mon arrière-grand-mère !
Je joue avec la pierre qui reflète les dernières lueurs du coucher de soleil dans le salon. Je raconte :
— Ma mère me l’a donnée, en m’expliquant que c’était un héritage de famille, qu’il se transmettait de génération en génération comme cette couleur d’iris un peu particulière.
Elle me regarde droit dans les yeux puis elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Je souris. Je suis flatté que ma glorieuse originalité suscite une réaction chez cette femme indépendante qui a l’air difficile à impressionner.
Je me lance dans une démonstration raisonnable et rationnelle :
— Après tout, Saint-Amand est grand comme un mouchoir de poche, après la guerre beaucoup de biens ont changé de mains. La bague sera passée d’un clan à l’autre et quelqu’un aura inventé cette histoire de pierre pour rendre les Destel encore plus intéressants qu’ils ne l’étaient déjà.
— Vous n’êtes pas le seul, hum, médium dans votre famille ? demande-t-elle.
— Nombre de mes ancêtres se sont montrés assez excentriques et se sont passionnés pour les sciences occultes, mais je n’ai jamais réussi à prouver s’ils possédaient vraiment des talents de médium.
Je pense qu’elle attend de moi un peu de rigueur logique. Et je ne peux tout de même pas lui dire que la moitié des Destel se suicident et que le reste finit à l’asile. Ce genre de réalité est plutôt de nature à plomber la conversation. Alors, je continue.
— Quant à cet autre tableau qui nous représente tous deux, je ne sais pas trop ce que je dois en conclure. Bien sûr, il pourrait avoir été retouché récemment, par exemple quand cette histoire de fantômes a commencé, et que votre vente a capoté. Pour en avoir le cœur net, il faudrait un œil d’expert.
Elle ne bronche pas, signe que c’est probablement son interprétation préférée.
— Cependant, dis-je, je crois aussi aux esprits, parce que j’ai fait l’expérience concrète de leur existence. Je ne suis pas capable de dire à ce stade ce qui se passe à Vauvey, mais j’ai le sentiment que le château est loin d’être un tas de cailloux inerte. Vous seriez sage d’envisager toutes les possibilités. Je pense qu’il faut que nous jouions cartes sur table.
— Entendu, dit-elle lentement. Vous avez des cartes à abattre sur la table ?
— Je parlais de votre histoire à vous, de ce qui vous lie à Vauvey.
— Rien d’autre que quelques souvenirs d’enfance calamiteux, dit-elle, les mâchoires serrées.
Mais sa réponse ne me suffit pas :
— J’ai du mal à croire que la vente soit une décision purement économique. Vous êtes attachée à cet endroit, c’est évident.
L’espace d’un court instant, ses yeux s’agrandissent comme ceux d’une biche dans les phares d’une voiture. Mais elle se reprend vite, si vite que je doute de lui avoir vu cette expression vulnérable.
— C’est une décision économique, grince-t-elle. Vous savez combien Vauvey me coûte ? Il engloutit chaque mois la moitié de mon salaire, et ça ne l’empêche pas de tomber en ruines. J’ai parfois l’impression qu’il essaye de m’entraîner dans sa chute, de m’enterrer sous ses gravats.
J’attrape la balle au bond :
— Vous voyez, c’est exactement ce que je voulais dire. Vous sentez confusément que vous êtes liée au château. J’ai besoin d’en savoir plus. Avez-vous noté des coïncidences bizarres ? Fait des rêves ? Tout à l’heure au second, qu’est-ce que vous avez vu ou entendu ?
En empilant les questions, je ne peux pas m’empêcher de remarquer l’accent pressant et désespéré qui s’immisce dans ma voix.
— D’accord, dit-elle, j’admets que j’en fais des cauchemars.
Je m’assieds dans le canapé, les jambes en coton.
— Ces cauchemars, vous pouvez me les raconter ?
Mais elle se campe devant moi, les mains sur les hanches :
— C’est personnel. Ça ne vous regarde pas. C’est entre mon psy et moi, à la rigueur.
— Je ne crois pas aux psys.
— Moi non plus, avoue-t-elle.
Je m’aperçois que je n’aurais qu’à lui faire part de mon propre rêve, mais j’hésite encore, pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai honte. Et si je lui raconte, elle va me prendre pour un fou ou pour un obsédé. Pour peu que ses rêves à elles soient vraiment des manifestations de son subconscient et pas des appels du surnaturel, elle va trouver mon histoire totalement louche et je n’arriverai jamais à gagner sa confiance.
La suite demain ou bien ici !
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