Obsession (Les âmes enchaînées t.1) : chapitre 6

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Et voici le chapitre du jour…

6. JEANNE

Ça m’énerve. Mon escroc est bien meilleur que je ne le pensais. Il a admis lui-même qu’il ne possédait pas de preuve irréfutable de présence surnaturelle dans ces lieux. Ce qu’il fait est trop subtil pour que je puisse l’épingler à coup sûr : il tisse un faisceau de présomptions dont aucune n’est imparable, mais qui toutes ensemble contribuent, il faut bien l’avouer, à créer une certaine ambiance. Je suis sûre qu’une personne plus impressionnable que moi s’y laisserait prendre. 

Depuis tout à l’heure, les signaux faibles s’accumulent ainsi. Il a prétendu ne pas entendre la berceuse. Et la bague — cet héritage, nous avons tous deux de bons arguments pour le revendiquer, il l’a reconnu lui-même. Qu’est-ce que je suis censée en déduire ? Que nos deux familles ont une histoire commune ? C’est ça, son grand scénario de la mort ? Il va me sortir un plan à la Dracula, genre on est liés par le sang ?  

Pour ce qui est du tableau, Isaure a très bien pu le retoucher, à vrai dire n’importe qui aurait pu s’en charger. Et quant à sa dernière invention — la fameuse pièce qui l’a tant impressionné tout à l’heure au premier étage —, il ne m’a toujours pas dit ce qu’il avait vu. Il joue très bien la comédie.  

J’aurais dû mieux me préparer. J’aurais dû passer un coup de fil à ce copain d’Alexia qui a organisé un reportage dans une maison soi-disant hantée. J’aurais dû demander à Destel des références. J’aurais dû me montrer plus patiente quand j’ai pris sur moi pour appeler mon cousin Nathan, au lieu de lui raccrocher au nez parce qu’invariablement, au bout d’une minute de conversation, il m’exaspère. 

OK, la prestation de chasse aux fantômes est peut-être gratuite, mais je m’investis, j’ai renoncé à ma nuit d’hôtel spa, alors, maintenant, je veux le grand show. 

Un rapide coup d’œil à mon magnéto enregistreur me confirme qu’il me reste de la batterie et de la mémoire disponible. J’enclenche l’appareil, qui émet un petit bip. Destel tourne ses yeux jaunes vers moi. Je fais semblant de jouer avec mon téléphone, puis je me lève et me dirige vers la cheminée. Il fait vraiment froid à présent. Depuis la mort de notre précédente tentative de conversation, le médium s’est installé avec une liseuse dans le canapé Ikea qui fait face au feu. Il a rangé sagement ses affaires, un sac à dos et un panier, à côté de lui. Je me demande bien quel genre de livres peut l’intéresser. En tout cas, il ne semble pas très concentré. Quant à moi, j’ai retardé autant que possible le moment de me rapprocher de la flamme, parce que je sais qu’une fois entrée dans le cercle de chaleur, je n’arriverai sûrement plus à m’en extraire. 

Je propose : 

— On se tutoie ? 

Il acquiesce à peine, puis désigne la place à côté de lui : 

— Installe-toi près du feu, si tu veux.

J’avise une méridienne de style Empire qui fait l’angle avec son siège. 

— Merci, je vais me mettre là. Je dormirai un peu quand ma batterie sera déchargée. 

— Je ne te le conseille pas. S’il y a vraiment une présence ici, il ne faut pas baisser sa garde.

Je fais la moue. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil, alors, j’espère bien que je ne serai pas dérangée par autre chose qu’un cauchemar de ma série habituelle. Celui avec le pendu par exemple.

Je pourrais aller m’asseoir à côté de lui dans le canapé, je suis sûre qu’il me réchaufferait et son épaule semble très confortable. Quand je me réveillerais en sursaut, il me serrerait dans ses bras pour me rassurer.  

Attends une minute. 

Je saute un peu sur place pour me dégourdir et consigner les idées dans les tiroirs adaptés. Puis je pose mon céans sur la méridienne.

Le meuble délicat s’effondre sous mon poids et mon postérieur heurte violemment le carreau. Je peste. 

— Ça va ? Rien de cassé ? 

Je m’époussette le derrière en contemplant les débris de ce rare vestige d’un passé glorieux. Voilà. Un de moins. D’un coup de pied, j’envoie valser un morceau de bois tout rongé des vers. Tout est donc vraiment pourri ici. 

Destel observe ma colère avec intérêt. Qu’est-ce qu’il veut, à la fin ? Que je lui raconte mes rêves ? Comme ça, il saura quel spectacle de marionnettes sera le plus efficace pour m’impressionner ? Je devrais peut-être lui en dire plus, afin qu’on puisse progresser un peu, mais j’éprouve trop de réticence à me mettre à nu. 

Et puis, je suis déjà assez embarrassée de m’être effondrée avec si peu de grâce, d’avoir détruit un héritage historique à la seule force de ma croupe. J’imagine tous les commentaires auxquels ma mésaventure invite naturellement : oui, c’est bien fait, avec des fesses pareilles, on s’attendait à ce que le fauteuil cède. Complexes et pensées négatives jaillissent immédiatement dans mon esprit. Ce serait si facile de me laisser aller à les écouter. Vous tombez sur vos parties charnues devant un type trop beau, c’est exactement le genre de situation qui ouvre la boîte de Pandore, mais devinez quoi — je ferme la boîte et je m’assieds sur le couvercle. C’est très confortable.

Heh. Bien malin le malheur du monde qui délogera ma callipyge et solide anatomie.

Je m’éclaircis la gorge et le regard de Destel quitte mon postérieur pour se planter dans mes yeux. Je commente sur un ton enjoué :

— Ça va aller. Juste un petit accident. Ce n’est pas comme si le château en avait après moi !

Il toussote discrètement. Quoi, il pense vraiment que le château m’en veut ? Je réprime un grognement incrédule en me laissant tomber à côté de lui dans le canapé, qui lui, tient bon. 

Ikea, 1 — Napoléon, 0.

Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Je m’arme d’un sourire et fais les yeux aussi innocents que ceux d’une héroïne de manga, pour qu’il comprenne bien que je désire la paix. 

— Drôle d’ambiance, hein ? Tu penses que nous allons être témoins d’un phénomène paranormal ? Il faut s’attendre à quoi ? 

Il s’éclaircit la gorge à nouveau. 

— Franchement, je ne sais pas. Dans mon expérience, les présences fantomatiques ne se comportent pas vraiment comme dans les histoires ou les émissions de télévision. On ne verra pas de spectre translucide déambuler le long des couloirs en agitant ses chaînes et en gémissant. Mais on peut leur donner un peu d’énergie pour les aider à se matérialiser.

Aaah, d’aaaaaccord.

Mon esprit cartésien se révolte bruyamment, mais je l’envoie en silence se faire voir avec les autres problèmes dans la boîte de Pandore bien fermée.

Tout ceci requiert néanmoins quelques précisions.

— Tu en croises souvent, des manifestations de ce type ? Ne le prends pas mal, mais comment en es-tu venu à exercer ce job bizarre ?

Il a l’air content (soulagé ?) que je m’intéresse à son business. 

— J’ai découvert que j’étais médium au cours de mon adolescence. J’avais entraîné une fille dans une maison abandonnée, et on a fait… une mauvaise rencontre. 

— Quoi, tu veux dire que votre… activité, a dérangé une sorte de présence locale ? 

Je commence à le voir venir : il va me vendre un conte selon lequel il faut se décontracter un peu pour libérer les instances fantomatiques. Ce n’est pas à mon portefeuille qu’il en veut. Cette idée devrait me mettre hors de moi. Elle me fait surtout rougir jusqu’à la racine des cheveux. J’ai une vision très précise de Destel adolescent, cette fille n’avait aucune chance. Je suis tout à coup douloureusement consciente de sa présence à côté de moi. Bien sûr, pester intérieurement contre mes pigments en folie ne conduit qu’à une chose : une couleur tomate encore plus soutenue. Je le fusille du regard, je le mets au défi de trouver cela amusant. Mais il a surtout l’air troublé. 

— On n’était pas allés très loin, précise-t-il, comme si cette information pouvait apaiser la flambée. 

— Et, euh, ça s’est concrétisé de quelle façon ? 

— L’échelle a pris feu et, comme on était au premier étage, on a failli y rester. 

— Ouah, je ne me doutais pas que les spectres pouvaient être dangereux. 

Il hausse les épaules : 

— Ça dépend. C’est pour ça que je suis là, pour en savoir plus. 

— Et donc tu détiens le pouvoir de, hem, déclencher des manifestations surnaturelles en…

Cette fois, c’est lui qui détourne le regard. OK, peut-être qu’il n’était pas en train de me faire une proposition louche.  

— Ce qui s’est confirmé par la suite, dit-il, c’est que les fantômes réagissent à ma présence. 

— Et ta pratique de médium, en quoi consiste-t-elle au juste ? Tu prononces des incantations, tu engages le dialogue ? 

Il ferme sa liseuse.

— Dialogue, c’est un grand mot. Les esprits ne peuvent généralement pas interagir avec nous. Parfois, j’ai l’impression que les distances entre les mondes s’estompent. En leur donnant de l’énergie, j’arrive à apprendre le minimum sur eux pour savoir s’ils sont hostiles, bienveillants ou juste envahissants. Je ne fais rien de très spécial. Je me contente de me présenter et de les nourrir, un peu, mais pas trop.

— C’est le job de rêve, autrement dit, je raille. Moins fatigant en tout cas que mon taf dans le conseil. 

Il hausse un sourcil. 

— Je pense que l’on peut qualifier de limité le potentiel économique de mon activité, et par ailleurs les conditions de travail sont parfois tangentes, dit-il en désignant la grande pièce glaciale. Alors, je ne dirais pas vraiment que c’est le job de rêve.

— Et donc, pourquoi continues-tu dans cette… orientation professionnelle, si ce n’est pas pour l’argent et le confort ? Pour la gloire ? Les groupies ? 

Son rire sonne un peu amer. 

— Je me suis persuadé que je pouvais aider des gens et que je suis fait pour ça, que je n’ai pas le choix. 

Plus je discute avec lui, plus j’ai l’impression qu’il est sincère. Ce qui laisse deux possibilités. 

A) Les fantômes existent.

Et surtout :

B) Ce type est un doux dingue, un illuminé gentil qui veut bien faire, manipulé par un tiers qui me cherche des noises. Il n’a pas l’air stupide, il doit donc être un peu fou. Peut-être que je ferais mieux de me demander qui a intérêt à voir échouer cette vente. L’agent essaye peut-être de faire baisser le prix pour investir dans la pierre ? Sinon un promoteur ? Un agriculteur qui lorgne sur mes terres ? 

Mes processus mentaux sont parasités par des visions de Destel roulant dans le foin. Fichue persistance rétinienne. Je trouve soudain qu’il fait très chaud au coin du feu. Je demande : 

— Et que faut-il leur donner, comme énergie, à ces esprits ? Par exemple, si l’on donnait une grande fête, ils viendraient ? 

Il y a déjà eu des fêtes au château. Les mariages et les baptêmes de famille étaient célébrés ici dans la chapelle, et je n’ai jamais entendu parler d’histoires de fantômes. 

— Les fêtes, dit Louis Destel, il vaut mieux éviter avant de savoir où l’on met les pieds. En matière d’énergie, ça fait beaucoup. La foule, les corps qui dansent, la musique, l’alcool qui a raison des inhibitions, les rencontres… Les fantômes ont envie de vivre à nouveau, le simple pouls humain les attire. Alors une fête…

J’insiste : 

— Mais ça ferait la blague ? 

— Tu as vu « the Shining » ?

Je ris. Ce sont des contes pour se faire peur. 

Je réalise que je m’amuse, que ces histoires à coucher dehors se révèlent très distrayantes. Plus trépidantes en tout cas que ma présentation PowerPoint. 

— Et ça t’est déjà arrivé d’assister à un accident grave dû à des fantômes ?

Son visage se rembrunit. 

— Le cœur d’un de mes clients a lâché quand il se trouvait seul dans sa maison hantée. Impossible bien sûr de démontrer que ses fantômes lui avaient joué un tour de trop. Jusqu’ici, lors de mes veillées, j’ai toujours réussi à éviter les tragédies. 

C’est bien pratique. Une crise cardiaque. Aucun témoin. Ça ne prouve rien du tout. 

— Et comment t’y prends-tu pour lutter contre les esprits malins ?

— Je ne lutte pas. Certains esprits ne sont pas dangereux. Mais si ça craint trop, il faut partir. 

— Partir ? Abandonner le navire ? 

— Oui, voire raser le bâtiment. 

— Ça me paraît un peu extrême. Un exorcisme, ça ne suffit pas ?

— Dans la majorité des cas, les exorcismes que je connais ne fonctionnent pas et il faut renoncer. Mais parfois, c’est l’énergie de la famille elle-même qui met les spectres en furie. Ou simplement un certain profil d’occupants — les couples avec un nouveau-né, les amants aux relations trop passionnelles ou avec un problème d’adultère. 

La tuile, s’il est de bonne foi, ce serait qu’il décide que mon beau château de Vauvey fait partie de ces lieux irrécupérables. 

Je relance : 

— Donc ce soir, quelle serait la dose d’énergie appropriée à leur fournir, à ces fantômes ?  

— Je commence en général par un feu et un repas. Des actions qui ne sont menaçantes pour personne. 

— Je n’ai rien apporté, dis-je. 

Louis montre son panier : 

— Moi, j’ai tout prévu. 

Il sort un plat rectangulaire recouvert d’une feuille de papier aluminium.

— Il est encore chaud, mais on peut le mettre sur la braise quelques minutes. 

— Qu’est-ce que c’est ?

— Lasagnes maison. 

— C’est toi qui les as faites ? 

Il acquiesce. Un coup d’œil au panier m’apprend qu’il y a là-dedans de la vraie vaisselle, du vin et même de la salade. Pendant que j’assimile l’information, il débouche la bouteille et sert deux verres de blanc. 

— Il ne faut pas trop boire, mais c’est bien de lâcher prise un tout petit peu. 

Nous trinquons. Le vin s’avère excellent, complexe et minéral avec une note d’agrumes et de fruits exotiques. Drôle de coïncidence, il évoque un peu le parfum de Louis Destel.

— C’est le Pouilly de Barbara, explique-t-il. Tu l’as croisée dans ma boutique. 

Je m’exclame, incrédule :

— La Barbie que j’ai vue tout à l’heure s’appelle vraiment Barbara ? 

J’ai du mal à cacher mon hilarité. 

— Une amie d’enfance, précise-t-il. Depuis le primaire. Elle pense t’avoir déjà vue.

Je hoche la tête. 

— C’est possible, j’ai beaucoup de famille à Saint-Amand. J’ai passé quelques vacances ici malgré moi. 

— Elle parle d’une soirée chez elle, après le bac. En 2000. 

Je note au passage que nous avons effectivement le même âge. 

— Ah, dis-je, cet été-là. Une fête chez Barbie ? Et je m’y trouvais ? Avec ou sans fantômes ? C’est curieux, je ne m’en souviens pas. 

— Moi non plus, mais ma Barbouze a une mémoire d’éléphant. Ses parents avaient déserté Saint-Amand. On a dû faire la fiesta un jour sur deux cet été-là. 

Je fais la grimace. 

— J’étais censée rester chez mes cousins pour toutes les vacances, mais je me suis enfuie dès juillet. Il est possible que j’aie refoulé une grande partie de tout cela, désolée. Je suis peut-être allée à une ou deux soirées avec eux, mais j’ai aussi été enfermée dans des placards, perdue dans les bois avec pour toute compagnie une lampe de poche, etc.

Le médium fait une mimique compatissante. 

— Les Grodin, se contente-t-il de dire. 

Et en effet, cela se passe de commentaire. J’abonde dans son sens : 

— Ils ne se sont guère arrangés depuis, ils ont juste changé de catégorie, de poussins ils sont devenus poids lourds.

Nous considérons un instant la grodinitude et les lasagnes qui réchauffent sur leur lit de braises. Puis je me remets à parler, moins pour meubler le silence que pour prolonger un moment consensuel dans notre conversation. Après tout, nous sommes tombés d’accord sur quelque chose. Merci, les Grodin.

— Dès que j’ai eu dix-huit ans, je me suis enfuie à Paris. Après l’internat, j’étais censée suivre des cours à l’université de Bourgogne, et rentrer les week-ends chez mon oncle et ma tante. J’ai préféré me débrouiller toute seule. Je n’oublierai jamais l’instant où j’ai eu en main la clef de ma première chambre de bonne à Paris : ça a été le meilleur moment de ma vie. J’ai toujours su que je valais mieux que tout ça. Euh, pardon. 

Dans mon enthousiasme, je crains de l’avoir un peu insulté. Mais il ne semble pas affecté. 

— Y a pas de quoi. Moi, j’ai fait toutes mes études par correspondance.

Je m’exclame :  

— Depuis Saint-Amand ?

— Mais oui. Je n’ai pas bougé. 

Je ne comprends pas. Il n’a pas l’air stupide ni handicapé, il aurait pu faire cinquante bornes hors du bled pour se former à autre chose que l’escroquerie, à mon avis. 

— Après l’été du bac, explique-t-il, j’ai été très malade, et j’ai raté la rentrée. De toute façon, suite à ma première grange hantée, les choses s’étaient beaucoup aggravées, et j’avais le choix entre devenir fou et chercher activement des réponses à mes questions. Comme aucune fac n’enseigne les phénomènes paranormaux tels que je les connais, je me suis préparé un cocktail de cours sur mesure, par correspondance. J’ai harcelé quelques professeurs que j’admirais pour qu’ils m’incluent en auditeur libre ou qu’ils me conseillent. Ce n’était pas diplômant, mais je m’en fichais un peu. Histoire, théologie, ethnologie, latin, thermodynamique, mécanique quantique et un peu de neurosciences : j’ai picoré là où j’ai pu. Ensuite, j’ai tenté de structurer tout cela en une thèse dont personne n’a voulu.  

J’en reste comme deux ronds de flan. 

— Et tu as trouvé les réponses que tu cherchais ?

— Pas vraiment.

— Tu n’as jamais eu envie de quitter la région ? D’essayer autre chose ?  

Il regarde le feu. De profil, ses yeux plongés dans les flammes semblent encore plus jaunes.

— J’ai compris il y a très longtemps que j’allais devoir faire ma vie ici. Je n’arrive pas à m’éloigner de cet endroit. 

Je hausse les épaules : 

— Et moi, j’ai toujours su que j’allais partir. 

La qualité de notre silence a changé, il est plus chargé à présent que nous avons retrouvé tout ce qui nous oppose. Heureusement, les lasagnes sont chaudes et Louis découpe deux parts généreuses dans le plat fumant, avant d’ajouter une montagne de salade.

— Tout ça ? 

Il fronce les sourcils. 

— Quoi, c’est trop ? Il fait moins douze et on a des fantômes à impressionner. 

Je finis par laisser tomber la coquetterie et par saisir l’assiette avec gratitude. Je plante ma fourchette dans la béchamel et le fromage gratiné.

La première bouchée me réchauffe. Les lasagnes sont divines. La phrase qui franchit mes lèvres prouve que mon estomac est le véritable centre de décision de mon corps. 

— Je peux t’embrasser ? 

La fourchette à mi-parcours, il tourne la tête avec l’air surpris du type que l’on dérange en train de se nourrir — une expression candide et simple qui change quand nos regards se croisent. Sa pomme d’Adam descend puis remonte, ses yeux s’étrécissent, il se demande si c’est du lard ou du cochon. 

Je lui adresse un sourire en coin : 

— Ces lasagnes sont de classe mondiale. Les meilleures que j’aie jamais mangées. 

— Ah, et donc ça mérite un baiser ? Bien qu’elles aient été préparées par un escroc ? 

Il râle, mais semble content du compliment. 

— Je me suis donné du mal, dit-il en se rapprochant de moi prudemment, à la manière d’un chat qui a décidé d’examiner la souris, mais qui voudrait s’assurer que son effort va payer. Maintenant, il se tient vraiment tout près. Je sens l’odeur de sa peau. 

Et une voix féminine traverse la grande salle. 

— Excusez-moi, Louis, madame Scarlatti, il y a un petit problème… 

La gardienne nous hèle depuis le seuil de la porte qui fait face à la cheminée, de l’autre côté de la pièce.

— Quoi ? grogne Louis. 

— Quelqu’un a lâché tous les chiens, dit Isaure ; c’est vous ?

— Non, dit Louis, impatient. On est ici depuis tout à l’heure. Je ne vois pas pourquoi on irait libérer tes pitbulls. 

Je n’aime pas particulièrement le ton qu’il prend pour lui parler, comme si elle était stupide, mais la vérité, c’est qu’elle débarque au mauvais moment, et que moi aussi elle me met les nerfs en pelote déjà à la base. 

— J’ai essayé de les rappeler, mais ils ne répondent pas, dit Isaure. 

— Ce sont tes chiens, réprimande Louis, c’est à toi de les maîtriser. 

— Ils ont dû sentir des intrus. Comme ils sont dressés pour les chasser, j’ai du mal à les faire revenir. Évitez de sortir tout de suite si vous pouvez, d’accord ? Ils ne vous connaissent pas. 

— On n’envisageait pas de quitter la pièce, dit Louis. 

— Je vois ça, dit Isaure. Bon, je vous laisse, euh, travailler. Vous ne voulez pas un café ? 

— Non, merci, pas de café, répondons-nous en chœur. 

Elle fait une mimique contrariée et désapprobatrice (de quoi se mêle-t-elle ?) puis se retire dans l’ombre du couloir. 

Louis a reporté toute son attention sur son assiette. Le moment d’ambiguïté est passé.

Je ne peux pas être déçue, tout ça est un peu ridicule, qu’est-ce qui m’a pris ?

— OK, dis-je. Bon. Ces fantômes ? Ils se montrent ou pas ?

Il regarde sa montre. 

— Il est onze heures. J’espère juste que ce n’est pas le château qui a lâché les chiens. 

J’ouvre la bouche pour dire à quel point je trouve cette idée délirante, mais, peut-être par égard pour lui, je me retiens.

La suite demain ! Ou bien ici.

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