Douce imposture de Noël, chap. 18

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Je peux marcher, j’ai fait un nœud à l’élastique de la ceinture et j’espère qu’il tiendra. Je n’ai pas le sentiment d’être particulièrement élégante en cet instant, et en plus j’ai froid aux pieds, surtout que Victor a oublié de me prêter des chaussettes. Note bien que ce serait sans doute encore plus ridicule, si je portais aussi ses chaussettes. 

La scène de tout à l’heure dans la salle de bain m’a confortée dans l’idée qu’Irène est dangereuse pour Victor. Je commence à me dire que j’ai fourré mon nez dans une histoire qui non seulement ne me regarde pas du tout, mais qui en plus sent très mauvais. Est-ce que mes instincts de protection vis-à-vis de Victor sont bien placés ? Non. Pas du tout. J’ai un vieux doute, je me demande ce que je fiche ici, dans ce château de contes de fées, à vouloir affronter la reine des fées alors que je suis un peu sortie de nulle part et que dans cet accoutrement, en plus, je me fais l’effet d’un hobbit. J’ai confiance en moi en temps normal, mais là, les conditions ne sont pas idéales, et je me sens tout à coup bien loin de chez moi.  

Après m’être trompée et avoir un peu erré au rez-de-chaussée du Bourg sans croiser personne, je finis par trouver la cuisine. Elle est gigantesque, comme tout le reste, avec plusieurs fours et une grande cheminée où flambe un feu d’enfer. Et elle sent presque aussi bon que celle de la ferme — un reste du fumet délicieux de l’agneau rôti de ce midi se mêle à des arômes de pudding épicé, de vin chaud et de chocolat. Je trouve rapidement l’explication de ce phénomène : un bonhomme chauve, massif et souriant qui porte un grand tablier blanc de drap épais, et qui surveille en souriant la cuisson d’une marmite entière de chocolat chaud. 

Il se tourne vers moi à mon arrivée. 

— La voilà ! s’exclame-t-il en souriant. 

Il doit avoir cinquante ou peut-être soixante ans. Son visage est plein de petites rides d’expression et ses yeux sont d’un bleu perçant, presque fluorescent. Il est plus large d’épaules que rond, avec des mains comme des battoirs. 

— Je suis Pierrot, le cuistot, explique-t-il quand je lui souris, interrogative. Je vous ai fait du chocolat chaud. 

Il baisse les yeux vers mes pieds. 

— Victor, espèce d’idiot, tu n’as pas donné de chaussons à ta belle !

Alors seulement j’aperçois Victor qui est assis sur une chaise contre le mur, au coin du feu. Pierrot se déchausse et fait glisser vers moi ses chaussures d’intérieur, elles aussi douze fois trop grandes pour moi. Je suis le petit Poucet dans le château de l’ogre.  

— Oh ! fais-je. Non. Je n’oserais pas vous piquer vos chaussons.

— Si, si, me rembarre Pierrot, ose immédiatement. Et tutoie-moi. Assieds-toi avec l’autre dadais près du feu. C’est bientôt prêt. 

Je pouffe, parce qu’il a traité Victor de dadais, et j’obtempère. Les chaussons sont confortables et il fait chaud au coin du feu. Victor m’accueille à côté de lui avec un sourire de gamin. 

— Victor était en train de me raconter ses malheurs, dit Pierrot. 

— Ses malheurs ? 

— Le retour de la foldingue, et ta tentative courageuse mais un peu tarée pour le sauver. 

— Oh. 

Visiblement, Victor n’a pas de secret pour Pierrot. 

— Ce que j’ai du mal à comprendre, embraye ce dernier en plongeant une cuiller en bois gigantesque dans sa grande marmite de chocolat, c’est comment il peut encore se sentir attiré par cette sorcière quand tu es là, juste à côté de lui. 

Je tourne la tête pour regarder Victor, tout en trouvant qu’il va sacrément vite en besogne quand il se confie à ce Pierrot. Victor soupire. 

— Ce n’est pas de ma faute. Irène a le don de me rendre zinzin, c’est indépendant de ma volonté. Tu crois que ça m’amuse ? 

Un grand soupir soulève la gigantesque poitrine du cuistot. Il attrape des bols énormes sur une étagère à sa droite, puis y verse à la louche un chocolat onctueux et fumant. Bien que j’aie passé la moitié de ma journée à table, j’en ai aussitôt l’eau à la bouche.

— C’est vous… c’est toi qui te charges de toute la cuisine dans la maison ? demandé-je. 

— Ouaip. 

— Ce déjeuner était… fabuleux, dis-je. Je ne sais pas comment ils font tous pour rester aussi minces. 

— Ils sont névrosés, estime Pierrot, c’est ça le problème. Mon but dans l’existence, c’est de les faire grossir. Surtout celui-ci, ajoute-t-il en désignant Victor d’un signe de la tête. Petit, c’était une pitoyable crevette. Je l’ai bien fait grandir, d’un été sur l’autre. Il n’est toujours pas bien épais, mais je trouve que je l’ai bien réussi. 

Je hoche la tête. Sa dévotion pour Victor est touchante. C’est complètement impossible de ne pas craquer un peu pour ce type colossal aux yeux bleu fluo. Surtout quand il me tend un bol et que je plonge mes lèvres dans le chocolat, chaud, épicé, sucré, crémeux… 

— Tout simplement divin, murmuré-je. 

— Merci, se rengorge Pierrot. 

Dans cette cuisine, Victor semble plus détendu. Je pense qu’il vient ici pour se faire requinquer. C’est un bon endroit où oublier le monde extérieur et ses prédateurs. Sauf que…

— Il va quand même falloir que je rentre chez moi, dis-je en apercevant l’horloge au-dessus du plan de travail. 

Il est déjà presque dix-huit heures. Mia va sûrement m’allumer parce que je l’ai laissée préparer le réveillon toute seule. 

­ — Oui, dit Pierrot, ta famille doit t’attendre, n’oublions pas que c’est Noël ce soir. Mais qu’est-ce qu’on va faire de celui-là ? 

Victor hausse les épaules, mais j’ai vu sa pomme d’Adam s’agiter comme s’il déglutissait péniblement. C’est clair qu’il appréhende la soirée. 

— Tout ira bien, déclare-t-il, stoïque. Il faut que Vanessa rentre dans sa famille. 

— Ouais, dis-je. Sinon Mia me tue. Tu tiendras le coup ? 

— Je boirai du champagne. 

— Appelle-moi en cas de souci. Envoie des SMS. Ou des signaux de fumée. Ou bien viens me retrouver. 

— Ça ira, répète Victor. 

— Je passerai te voir demain main, décidé-je. Je ne resterai pas longtemps, mais je peux passer. 

Victor acquiesce. 

— Mais viens aussi demain après-midi. On ira faire du cheval dans la forêt enneigée. 

— Romantique, juge Pierrot. 

— En tout bien tout honneur, ajoute Victor. 

— Si tu le dis, insiste Pierrot. 

Victor lève les yeux au ciel. Je finis mon chocolat, bien certaine que je ne pourrai rien avaler du dîner de Mia ce soir. Je repose mon bol sur le bord de la grande cheminée de pierre.

— Tu vas faire quelque chose pour éloigner les mauvais esprits avant de partir ? me demande Pierrot.

— Euh… Qu’est-ce que tu entends par là ? 

— Juste que tu devrais marquer ton territoire avant de partir dans la nuit. Il y a des bêtes féroces dans ces couloirs qui ne comprennent pas d’autres langages que celui de la prédation, tu sais. 

— Hein ? Je ne suis pas sûre de bien saisir ce que tu racontes, Pierrot. 

— Pierrot, commence Victor, je ne crois pas que…

Le cuisinier le fait taire d’un geste de la main. 

— Écoutez-moi, tous les deux. Vous avez inventé cette histoire rocambolesque pour protéger Victor de la redoutable Irène. Je ne sais pas très bien quelle logique bizarre s’est emparée de votre cerveau, mes tourtereaux, mais je sais une chose : dans les couloirs, ça discute ferme, et ça jase, même. Arielle trouve ça bizarre, cette histoire de petite amie sortie de ton chapeau. Ludo dit que tu es jaloux, que tu as inventé ça parce qu’il a attiré Irène dans ses filets. Quant à la princesse Irène elle-même… Elle est venue se renseigner ici en personne, sous couvert de se faire servir un thé. Quelqu’un a dû lui dire que je connaissais tous tes petits secrets, mon garçon, et elle a essayé de me cuisiner, de me faire réagir aux dernières nouvelles. Comme je n’avais jamais vu Vanessa ni même entendu parler d’elle, vu que vous vous êtes rencontrés avant-hier, j’ai dû avoir l’air surpris et je te fiche mon billet que ça ne lui a pas échappé. Elle a un œil de lynx, celle-là. 

— Comment tu te débrouilles pour savoir autant de choses sur tout ce qui se passe ici, sans jamais quitter cette cuisine, ça me dépasse, grommelle Victor. 

— La cuisine est le point névralgique de toute maison, rétorque Pierrot. Quand vas-tu le comprendre enfin ? 

Victor soupire. 

— OK, fait-il. Tout le monde parle de Vanessa et moi. Et après ? 

Pierrot soupire. 

— Je pense qu’il faut que Vanessa pose ses pattes sur toi, et qu’elle fasse bien comprendre haut et fort à tout le monde que vous êtes un vrai couple. Sinon, votre couverture ne tiendra pas cinq minutes, surtout si vous vous séparez pour passer les fêtes chacun de son côté. Tu n’as qu’à l’embrasser devant tout le monde, par exemple. Ça t’achètera un peu de tranquillité, histoire de tenir pendant Noël. 

Victor fronce les sourcils d’un air contrarié et moi, je réfléchis. 

— Tu crois vraiment ? demandé-je à Pierrot. 

Embrasser Victor ?

— Ouaip. Je connais tous les membres de cette famille comme si je les avais faits, depuis le temps. Je ne dis pas que je suis fier de ce qu’ils sont tous devenus, mais je connais tous leurs travers par cœur. Je vous prescris donc un énorme baiser de cinéma, avec un maximum de spectateurs. Ça devrait calmer les langues de vipères.

J’essaye d’ignorer la moue de plus en plus dégoûtée de Victor, et d’adopter pour ma part une expression de neutralité bienveillante. Pierrot éclate de rire en voyant la tête de Victor. 

— Calme ta joie, mon gars.

— Pardon, dit Victor en me jetant un coup d’œil contrit. 

— T’inquiète, le rassuré-je, même si mon orgueil féminin en a pris pour son grade, forcément.

J’ai un égo comme tout le monde, je ne suis pas complètement insensible. Pierrot en rajoute aussitôt une couche en tançant Victor : 

— Quitte à jouer la comédie, tu ne pouvais pas en choisir une qui te plaise vraiment ? 

— Purée, dis-je, arrêtez vos compliments, c’est trop pour une seule femme. 

Pierrot éclate d’un rire tonitruant. 

— Vanessa me plaît, proteste Victor sans grande conviction. 

— C’est sûr qu’habillée comme ça, ajoute Pierrot. 

— J’aime ses cheveux, ajoute Victor. Quand elle les détache. 

Le sourire de Pierrot s’élargit et ma gorge se noue. Je me sens prise au piège. Je mets aussitôt le holà : 

— Mes cheveux ne sont pas un jouet ou un accessoire de théâtre. 

Ils sont ma personnalité, mon essence, ma liberté, mon identité. Je refuse de les lâcher dans cette maison pleine de pervers narcissiques, même pour les beaux yeux de Victor, c’est non.

— S’il te plaît, insiste ce dernier. 

Je soupire, puis je tiens bon. 

— Nan. 

— Et moi ? demande Pierrot. Je peux les voir ? 

— Nan.

­— Tant pis, dit-il. 

Je commence à mieux cerner ce mec. C’est une énorme commère qui se mêle de toutes les affaires de la maison. Il semble dévoué à Victor, mais moi, il sait qu’il ne me doit rien. 

Je me lève. 

— Bon, j’y vais. À demain, Victor. Tu peux prendre congé de ta famille pour moi ? Je n’ose pas aller les trouver dans cette tenue. Bon courage pour ce soir. On s’appelle. Pierrot, merci encore pour ce succulent déjeuner. Et pour le chocolat.

Et je sors de la cuisine en laissant là ses chaussons, un peu perplexe, déstabilisée.

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