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Et voici le chapitre du jour…
7. JEANNE
Et voilà qu’il est 23 h 15 et que je n’ai toujours rien. Le dîner, bien que très agréable, n’a ranimé aucune présence. Tout ce qu’il a réveillé, c’est mon appétit. Je commence à réaliser que je risque d’échouer dans mon projet de démasquer la grande escroquerie qui m’empêche de vendre Vauvey au plus offrant. Pas le moindre gémissement fantomatique, pas la plus petite orbe artisanale. Et je n’ai pas trouvé la source de la musique que j’ai entendue tout à l’heure.
J’hésite à remonter au deuxième pour écouter si la berceuse tourne encore, mais je ne verrai sûrement rien de plus à présent que la nuit est tombée, et sortir de la chaleur du feu pour aller me casser la figure dans des couloirs glacés ne me dit vraiment rien.
Je grommelle :
— Je m’attendais à quelque chose de plus spectaculaire.
— Je pense que tu devrais faire attention à ce que tu souhaites, prévient Louis.
Depuis notre rapprochement manqué tout à l’heure, nous avons repris des distances plus respectables et évité soigneusement les sujets de conversation personnels.
Saisie d’une impérieuse envie de faire les cent pas pour me reconcentrer sur mon objectif premier, qui est de me débarrasser du château, je me redresse d’un bond, mais dois me rasseoir immédiatement. Tout s’est mis à tourner autour de moi.
— Ça ne va pas ? demande Louis Destel.
Je n’ai pas fait très attention et j’ai dû boire un peu plus que prévu.
— Mais si. Je me suis levée un peu vite. Bon. Ils sont où, ces fantômes ? Passons un accord. Nous essayons de tirer cette histoire au clair de façon honnête.
Louis se tend sur le canapé à côté de moi. Je sens le coussin qui bouge, je vois la cuisse athlétique qui se crispe. Mon regard s’attarde sur l’anatomie parfaite de cette jambe.
— Je suis honnête avec toi depuis tout à l’heure.
— Oh, mais oui, je n’en doute pas ! Et je te fais entièrement confiance. Alors, puisque nous sommes d’accord, nous n’avons plus qu’à faire le nécessaire pour entrer en contact gentiment avec nos amis les esprits.
Louis soulève la bouteille pour l’examiner ; elle est encore à moitié pleine. Le regard jaune me passe en revue des pieds à la tête ; une vague de chaleur se répand dans tout mon organisme. Apparemment, mon corps s’est fait une opinion sur la situation et sur les opportunités qui se présentent, sans me consulter. Mon cerveau conscient, heureusement, n’a pas complètement perdu le fil.
— Allez, on se met d’accord. On fait tout ce qu’il faut pour entrer en contact avec les spectres, voir quel est le problème, s’ils veulent en discuter avec nous de manière raisonnable. Et s’il ne se passe rien, tu fais ton rapport sincère à notre ami l’agent immobilier, et ma vente reprend son cours. Ça te va ?
— Ça ne marche pas exactement comme ça, proteste-t-il.
S’il me dit encore une seule fois que ça ne marche pas comme ça, je jure que je vais péter un câble.
— Mais oui, je sais, il y a plein de choses qui ne se font pas dans le monde des esprits, mais moi, Jeanne Scarlatti, je déclare que je n’en PEUX PLUS et que je veux discuter avec les occupants de MON CHÂTEAU. Là, maintenant, tout de suite.
Il soupire.
Si ça l’embête de se farcir une cliente bourrée, il n’avait qu’à ne pas me faire boire.
Nous attendons. Je tape doucement du pied sur les tommettes :
— Je leur laisse dix secondes pour se manifester, à ces apparitions spectrales. Dix… neuf…
Je m’impatiente. Encore huit secondes, et je passe à l’action.
— Sept… six…
Il paraît que les fantômes veulent de l’énergie, et justement il se trouve que j’en ai à revendre.
— Cinq… quatre…
On dit aussi que les passions humaines les réveillent au quart de tour.
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Et voici le chapitre du jour…
6. JEANNE
Ça m’énerve. Mon escroc est bien meilleur que je ne le pensais. Il a admis lui-même qu’il ne possédait pas de preuve irréfutable de présence surnaturelle dans ces lieux. Ce qu’il fait est trop subtil pour que je puisse l’épingler à coup sûr : il tisse un faisceau de présomptions dont aucune n’est imparable, mais qui toutes ensemble contribuent, il faut bien l’avouer, à créer une certaine ambiance. Je suis sûre qu’une personne plus impressionnable que moi s’y laisserait prendre.
Depuis tout à l’heure, les signaux faibles s’accumulent ainsi. Il a prétendu ne pas entendre la berceuse. Et la bague — cet héritage, nous avons tous deux de bons arguments pour le revendiquer, il l’a reconnu lui-même. Qu’est-ce que je suis censée en déduire ? Que nos deux familles ont une histoire commune ? C’est ça, son grand scénario de la mort ? Il va me sortir un plan à la Dracula, genre on est liés par le sang ?
Pour ce qui est du tableau, Isaure a très bien pu le retoucher, à vrai dire n’importe qui aurait pu s’en charger. Et quant à sa dernière invention — la fameuse pièce qui l’a tant impressionné tout à l’heure au premier étage —, il ne m’a toujours pas dit ce qu’il avait vu. Il joue très bien la comédie.
J’aurais dû mieux me préparer. J’aurais dû passer un coup de fil à ce copain d’Alexia qui a organisé un reportage dans une maison soi-disant hantée. J’aurais dû demander à Destel des références. J’aurais dû me montrer plus patiente quand j’ai pris sur moi pour appeler mon cousin Nathan, au lieu de lui raccrocher au nez parce qu’invariablement, au bout d’une minute de conversation, il m’exaspère.
OK, la prestation de chasse aux fantômes est peut-être gratuite, mais je m’investis, j’ai renoncé à ma nuit d’hôtel spa, alors, maintenant, je veux le grand show.
Un rapide coup d’œil à mon magnéto enregistreur me confirme qu’il me reste de la batterie et de la mémoire disponible. J’enclenche l’appareil, qui émet un petit bip. Destel tourne ses yeux jaunes vers moi. Je fais semblant de jouer avec mon téléphone, puis je me lève et me dirige vers la cheminée. Il fait vraiment froid à présent. Depuis la mort de notre précédente tentative de conversation, le médium s’est installé avec une liseuse dans le canapé Ikea qui fait face au feu. Il a rangé sagement ses affaires, un sac à dos et un panier, à côté de lui. Je me demande bien quel genre de livres peut l’intéresser. En tout cas, il ne semble pas très concentré. Quant à moi, j’ai retardé autant que possible le moment de me rapprocher de la flamme, parce que je sais qu’une fois entrée dans le cercle de chaleur, je n’arriverai sûrement plus à m’en extraire.
Je propose :
— On se tutoie ?
Il acquiesce à peine, puis désigne la place à côté de lui :
— Installe-toi près du feu, si tu veux.
J’avise une méridienne de style Empire qui fait l’angle avec son siège.
— Merci, je vais me mettre là. Je dormirai un peu quand ma batterie sera déchargée.
— Je ne te le conseille pas. S’il y a vraiment une présence ici, il ne faut pas baisser sa garde.
Je fais la moue. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil, alors, j’espère bien que je ne serai pas dérangée par autre chose qu’un cauchemar de ma série habituelle. Celui avec le pendu par exemple.
Je pourrais aller m’asseoir à côté de lui dans le canapé, je suis sûre qu’il me réchaufferait et son épaule semble très confortable. Quand je me réveillerais en sursaut, il me serrerait dans ses bras pour me rassurer.
Attends une minute.
Je saute un peu sur place pour me dégourdir et consigner les idées dans les tiroirs adaptés. Puis je pose mon céans sur la méridienne.
Le meuble délicat s’effondre sous mon poids et mon postérieur heurte violemment le carreau. Je peste.
— Ça va ? Rien de cassé ?
Je m’époussette le derrière en contemplant les débris de ce rare vestige d’un passé glorieux. Voilà. Un de moins. D’un coup de pied, j’envoie valser un morceau de bois tout rongé des vers. Tout est donc vraiment pourri ici.
Destel observe ma colère avec intérêt. Qu’est-ce qu’il veut, à la fin ? Que je lui raconte mes rêves ? Comme ça, il saura quel spectacle de marionnettes sera le plus efficace pour m’impressionner ? Je devrais peut-être lui en dire plus, afin qu’on puisse progresser un peu, mais j’éprouve trop de réticence à me mettre à nu.
Et puis, je suis déjà assez embarrassée de m’être effondrée avec si peu de grâce, d’avoir détruit un héritage historique à la seule force de ma croupe. J’imagine tous les commentaires auxquels ma mésaventure invite naturellement : oui, c’est bien fait, avec des fesses pareilles, on s’attendait à ce que le fauteuil cède. Complexes et pensées négatives jaillissent immédiatement dans mon esprit. Ce serait si facile de me laisser aller à les écouter. Vous tombez sur vos parties charnues devant un type trop beau, c’est exactement le genre de situation qui ouvre la boîte de Pandore, mais devinez quoi — je ferme la boîte et je m’assieds sur le couvercle. C’est très confortable.
Heh. Bien malin le malheur du monde qui délogera ma callipyge et solide anatomie.
Je m’éclaircis la gorge et le regard de Destel quitte mon postérieur pour se planter dans mes yeux. Je commente sur un ton enjoué :
— Ça va aller. Juste un petit accident. Ce n’est pas comme si le château en avait après moi !
Il toussote discrètement. Quoi, il pense vraiment que le château m’en veut ? Je réprime un grognement incrédule en me laissant tomber à côté de lui dans le canapé, qui lui, tient bon.
Ikea, 1 — Napoléon, 0.
Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Je m’arme d’un sourire et fais les yeux aussi innocents que ceux d’une héroïne de manga, pour qu’il comprenne bien que je désire la paix.
— Drôle d’ambiance, hein ? Tu penses que nous allons être témoins d’un phénomène paranormal ? Il faut s’attendre à quoi ?
Il s’éclaircit la gorge à nouveau.
— Franchement, je ne sais pas. Dans mon expérience, les présences fantomatiques ne se comportent pas vraiment comme dans les histoires ou les émissions de télévision. On ne verra pas de spectre translucide déambuler le long des couloirs en agitant ses chaînes et en gémissant. Mais on peut leur donner un peu d’énergie pour les aider à se matérialiser.
Aaah, d’aaaaaccord.
Mon esprit cartésien se révolte bruyamment, mais je l’envoie en silence se faire voir avec les autres problèmes dans la boîte de Pandore bien fermée.
Tout ceci requiert néanmoins quelques précisions.
— Tu en croises souvent, des manifestations de ce type ? Ne le prends pas mal, mais comment en es-tu venu à exercer ce job bizarre ?
Il a l’air content (soulagé ?) que je m’intéresse à son business.
— J’ai découvert que j’étais médium au cours de mon adolescence. J’avais entraîné une fille dans une maison abandonnée, et on a fait… une mauvaise rencontre.
— Quoi, tu veux dire que votre… activité, a dérangé une sorte de présence locale ?
Je commence à le voir venir : il va me vendre un conte selon lequel il faut se décontracter un peu pour libérer les instances fantomatiques. Ce n’est pas à mon portefeuille qu’il en veut. Cette idée devrait me mettre hors de moi. Elle me fait surtout rougir jusqu’à la racine des cheveux. J’ai une vision très précise de Destel adolescent, cette fille n’avait aucune chance. Je suis tout à coup douloureusement consciente de sa présence à côté de moi. Bien sûr, pester intérieurement contre mes pigments en folie ne conduit qu’à une chose : une couleur tomate encore plus soutenue. Je le fusille du regard, je le mets au défi de trouver cela amusant. Mais il a surtout l’air troublé.
— On n’était pas allés très loin, précise-t-il, comme si cette information pouvait apaiser la flambée.
— Et, euh, ça s’est concrétisé de quelle façon ?
— L’échelle a pris feu et, comme on était au premier étage, on a failli y rester.
— Ouah, je ne me doutais pas que les spectres pouvaient être dangereux.
Il hausse les épaules :
— Ça dépend. C’est pour ça que je suis là, pour en savoir plus.
— Et donc tu détiens le pouvoir de, hem, déclencher des manifestations surnaturelles en…
Cette fois, c’est lui qui détourne le regard. OK, peut-être qu’il n’était pas en train de me faire une proposition louche.
— Ce qui s’est confirmé par la suite, dit-il, c’est que les fantômes réagissent à ma présence.
— Et ta pratique de médium, en quoi consiste-t-elle au juste ? Tu prononces des incantations, tu engages le dialogue ?
Il ferme sa liseuse.
— Dialogue, c’est un grand mot. Les esprits ne peuvent généralement pas interagir avec nous. Parfois, j’ai l’impression que les distances entre les mondes s’estompent. En leur donnant de l’énergie, j’arrive à apprendre le minimum sur eux pour savoir s’ils sont hostiles, bienveillants ou juste envahissants. Je ne fais rien de très spécial. Je me contente de me présenter et de les nourrir, un peu, mais pas trop.
— C’est le job de rêve, autrement dit, je raille. Moins fatigant en tout cas que mon taf dans le conseil.
Il hausse un sourcil.
— Je pense que l’on peut qualifier de limité le potentiel économique de mon activité, et par ailleurs les conditions de travail sont parfois tangentes, dit-il en désignant la grande pièce glaciale. Alors, je ne dirais pas vraiment que c’est le job de rêve.
— Et donc, pourquoi continues-tu dans cette… orientation professionnelle, si ce n’est pas pour l’argent et le confort ? Pour la gloire ? Les groupies ?
Son rire sonne un peu amer.
— Je me suis persuadé que je pouvais aider des gens et que je suis fait pour ça, que je n’ai pas le choix.
Plus je discute avec lui, plus j’ai l’impression qu’il est sincère. Ce qui laisse deux possibilités.
A) Les fantômes existent.
Et surtout :
B) Ce type est un doux dingue, un illuminé gentil qui veut bien faire, manipulé par un tiers qui me cherche des noises. Il n’a pas l’air stupide, il doit donc être un peu fou. Peut-être que je ferais mieux de me demander qui a intérêt à voir échouer cette vente. L’agent essaye peut-être de faire baisser le prix pour investir dans la pierre ? Sinon un promoteur ? Un agriculteur qui lorgne sur mes terres ?
Mes processus mentaux sont parasités par des visions de Destel roulant dans le foin. Fichue persistance rétinienne. Je trouve soudain qu’il fait très chaud au coin du feu. Je demande :
— Et que faut-il leur donner, comme énergie, à ces esprits ? Par exemple, si l’on donnait une grande fête, ils viendraient ?
Il y a déjà eu des fêtes au château. Les mariages et les baptêmes de famille étaient célébrés ici dans la chapelle, et je n’ai jamais entendu parler d’histoires de fantômes.
— Les fêtes, dit Louis Destel, il vaut mieux éviter avant de savoir où l’on met les pieds. En matière d’énergie, ça fait beaucoup. La foule, les corps qui dansent, la musique, l’alcool qui a raison des inhibitions, les rencontres… Les fantômes ont envie de vivre à nouveau, le simple pouls humain les attire. Alors une fête…
J’insiste :
— Mais ça ferait la blague ?
— Tu as vu « the Shining » ?
Je ris. Ce sont des contes pour se faire peur.
Je réalise que je m’amuse, que ces histoires à coucher dehors se révèlent très distrayantes. Plus trépidantes en tout cas que ma présentation PowerPoint.
— Et ça t’est déjà arrivé d’assister à un accident grave dû à des fantômes ?
Son visage se rembrunit.
— Le cœur d’un de mes clients a lâché quand il se trouvait seul dans sa maison hantée. Impossible bien sûr de démontrer que ses fantômes lui avaient joué un tour de trop. Jusqu’ici, lors de mes veillées, j’ai toujours réussi à éviter les tragédies.
C’est bien pratique. Une crise cardiaque. Aucun témoin. Ça ne prouve rien du tout.
— Et comment t’y prends-tu pour lutter contre les esprits malins ?
— Je ne lutte pas. Certains esprits ne sont pas dangereux. Mais si ça craint trop, il faut partir.
— Partir ? Abandonner le navire ?
— Oui, voire raser le bâtiment.
— Ça me paraît un peu extrême. Un exorcisme, ça ne suffit pas ?
— Dans la majorité des cas, les exorcismes que je connais ne fonctionnent pas et il faut renoncer. Mais parfois, c’est l’énergie de la famille elle-même qui met les spectres en furie. Ou simplement un certain profil d’occupants — les couples avec un nouveau-né, les amants aux relations trop passionnelles ou avec un problème d’adultère.
La tuile, s’il est de bonne foi, ce serait qu’il décide que mon beau château de Vauvey fait partie de ces lieux irrécupérables.
Je relance :
— Donc ce soir, quelle serait la dose d’énergie appropriée à leur fournir, à ces fantômes ?
— Je commence en général par un feu et un repas. Des actions qui ne sont menaçantes pour personne.
— Je n’ai rien apporté, dis-je.
Louis montre son panier :
— Moi, j’ai tout prévu.
Il sort un plat rectangulaire recouvert d’une feuille de papier aluminium.
— Il est encore chaud, mais on peut le mettre sur la braise quelques minutes.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Lasagnes maison.
— C’est toi qui les as faites ?
Il acquiesce. Un coup d’œil au panier m’apprend qu’il y a là-dedans de la vraie vaisselle, du vin et même de la salade. Pendant que j’assimile l’information, il débouche la bouteille et sert deux verres de blanc.
— Il ne faut pas trop boire, mais c’est bien de lâcher prise un tout petit peu.
Nous trinquons. Le vin s’avère excellent, complexe et minéral avec une note d’agrumes et de fruits exotiques. Drôle de coïncidence, il évoque un peu le parfum de Louis Destel.
— C’est le Pouilly de Barbara, explique-t-il. Tu l’as croisée dans ma boutique.
Je m’exclame, incrédule :
— La Barbie que j’ai vue tout à l’heure s’appelle vraiment Barbara ?
J’ai du mal à cacher mon hilarité.
— Une amie d’enfance, précise-t-il. Depuis le primaire. Elle pense t’avoir déjà vue.
Je hoche la tête.
— C’est possible, j’ai beaucoup de famille à Saint-Amand. J’ai passé quelques vacances ici malgré moi.
— Elle parle d’une soirée chez elle, après le bac. En 2000.
Je note au passage que nous avons effectivement le même âge.
— Ah, dis-je, cet été-là. Une fête chez Barbie ? Et je m’y trouvais ? Avec ou sans fantômes ? C’est curieux, je ne m’en souviens pas.
— Moi non plus, mais ma Barbouze a une mémoire d’éléphant. Ses parents avaient déserté Saint-Amand. On a dû faire la fiesta un jour sur deux cet été-là.
Je fais la grimace.
— J’étais censée rester chez mes cousins pour toutes les vacances, mais je me suis enfuie dès juillet. Il est possible que j’aie refoulé une grande partie de tout cela, désolée. Je suis peut-être allée à une ou deux soirées avec eux, mais j’ai aussi été enfermée dans des placards, perdue dans les bois avec pour toute compagnie une lampe de poche, etc.
Le médium fait une mimique compatissante.
— Les Grodin, se contente-t-il de dire.
Et en effet, cela se passe de commentaire. J’abonde dans son sens :
— Ils ne se sont guère arrangés depuis, ils ont juste changé de catégorie, de poussins ils sont devenus poids lourds.
Nous considérons un instant la grodinitude et les lasagnes qui réchauffent sur leur lit de braises. Puis je me remets à parler, moins pour meubler le silence que pour prolonger un moment consensuel dans notre conversation. Après tout, nous sommes tombés d’accord sur quelque chose. Merci, les Grodin.
— Dès que j’ai eu dix-huit ans, je me suis enfuie à Paris. Après l’internat, j’étais censée suivre des cours à l’université de Bourgogne, et rentrer les week-ends chez mon oncle et ma tante. J’ai préféré me débrouiller toute seule. Je n’oublierai jamais l’instant où j’ai eu en main la clef de ma première chambre de bonne à Paris : ça a été le meilleur moment de ma vie. J’ai toujours su que je valais mieux que tout ça. Euh, pardon.
Dans mon enthousiasme, je crains de l’avoir un peu insulté. Mais il ne semble pas affecté.
— Y a pas de quoi. Moi, j’ai fait toutes mes études par correspondance.
Je m’exclame :
— Depuis Saint-Amand ?
— Mais oui. Je n’ai pas bougé.
Je ne comprends pas. Il n’a pas l’air stupide ni handicapé, il aurait pu faire cinquante bornes hors du bled pour se former à autre chose que l’escroquerie, à mon avis.
— Après l’été du bac, explique-t-il, j’ai été très malade, et j’ai raté la rentrée. De toute façon, suite à ma première grange hantée, les choses s’étaient beaucoup aggravées, et j’avais le choix entre devenir fou et chercher activement des réponses à mes questions. Comme aucune fac n’enseigne les phénomènes paranormaux tels que je les connais, je me suis préparé un cocktail de cours sur mesure, par correspondance. J’ai harcelé quelques professeurs que j’admirais pour qu’ils m’incluent en auditeur libre ou qu’ils me conseillent. Ce n’était pas diplômant, mais je m’en fichais un peu. Histoire, théologie, ethnologie, latin, thermodynamique, mécanique quantique et un peu de neurosciences : j’ai picoré là où j’ai pu. Ensuite, j’ai tenté de structurer tout cela en une thèse dont personne n’a voulu.
J’en reste comme deux ronds de flan.
— Et tu as trouvé les réponses que tu cherchais ?
— Pas vraiment.
— Tu n’as jamais eu envie de quitter la région ? D’essayer autre chose ?
Il regarde le feu. De profil, ses yeux plongés dans les flammes semblent encore plus jaunes.
— J’ai compris il y a très longtemps que j’allais devoir faire ma vie ici. Je n’arrive pas à m’éloigner de cet endroit.
Je hausse les épaules :
— Et moi, j’ai toujours su que j’allais partir.
La qualité de notre silence a changé, il est plus chargé à présent que nous avons retrouvé tout ce qui nous oppose. Heureusement, les lasagnes sont chaudes et Louis découpe deux parts généreuses dans le plat fumant, avant d’ajouter une montagne de salade.
— Tout ça ?
Il fronce les sourcils.
— Quoi, c’est trop ? Il fait moins douze et on a des fantômes à impressionner.
Je finis par laisser tomber la coquetterie et par saisir l’assiette avec gratitude. Je plante ma fourchette dans la béchamel et le fromage gratiné.
La première bouchée me réchauffe. Les lasagnes sont divines. La phrase qui franchit mes lèvres prouve que mon estomac est le véritable centre de décision de mon corps.
— Je peux t’embrasser ?
La fourchette à mi-parcours, il tourne la tête avec l’air surpris du type que l’on dérange en train de se nourrir — une expression candide et simple qui change quand nos regards se croisent. Sa pomme d’Adam descend puis remonte, ses yeux s’étrécissent, il se demande si c’est du lard ou du cochon.
Je lui adresse un sourire en coin :
— Ces lasagnes sont de classe mondiale. Les meilleures que j’aie jamais mangées.
— Ah, et donc ça mérite un baiser ? Bien qu’elles aient été préparées par un escroc ?
Il râle, mais semble content du compliment.
— Je me suis donné du mal, dit-il en se rapprochant de moi prudemment, à la manière d’un chat qui a décidé d’examiner la souris, mais qui voudrait s’assurer que son effort va payer. Maintenant, il se tient vraiment tout près. Je sens l’odeur de sa peau.
Et une voix féminine traverse la grande salle.
— Excusez-moi, Louis, madame Scarlatti, il y a un petit problème…
La gardienne nous hèle depuis le seuil de la porte qui fait face à la cheminée, de l’autre côté de la pièce.
— Quoi ? grogne Louis.
— Quelqu’un a lâché tous les chiens, dit Isaure ; c’est vous ?
— Non, dit Louis, impatient. On est ici depuis tout à l’heure. Je ne vois pas pourquoi on irait libérer tes pitbulls.
Je n’aime pas particulièrement le ton qu’il prend pour lui parler, comme si elle était stupide, mais la vérité, c’est qu’elle débarque au mauvais moment, et que moi aussi elle me met les nerfs en pelote déjà à la base.
— J’ai essayé de les rappeler, mais ils ne répondent pas, dit Isaure.
— Ce sont tes chiens, réprimande Louis, c’est à toi de les maîtriser.
— Ils ont dû sentir des intrus. Comme ils sont dressés pour les chasser, j’ai du mal à les faire revenir. Évitez de sortir tout de suite si vous pouvez, d’accord ? Ils ne vous connaissent pas.
— On n’envisageait pas de quitter la pièce, dit Louis.
— Je vois ça, dit Isaure. Bon, je vous laisse, euh, travailler. Vous ne voulez pas un café ?
— Non, merci, pas de café, répondons-nous en chœur.
Elle fait une mimique contrariée et désapprobatrice (de quoi se mêle-t-elle ?) puis se retire dans l’ombre du couloir.
Louis a reporté toute son attention sur son assiette. Le moment d’ambiguïté est passé.
Je ne peux pas être déçue, tout ça est un peu ridicule, qu’est-ce qui m’a pris ?
— OK, dis-je. Bon. Ces fantômes ? Ils se montrent ou pas ?
Il regarde sa montre.
— Il est onze heures. J’espère juste que ce n’est pas le château qui a lâché les chiens.
J’ouvre la bouche pour dire à quel point je trouve cette idée délirante, mais, peut-être par égard pour lui, je me retiens.
Je descends l’escalier comme dans un songe. Je suis si à côté de moi-même que je trébuche au milieu de la volée de marches et que c’est Jeanne Scarlatti qui me rattrape d’une poigne étonnamment solide.
— Faites attention, Louis, regardez où vous posez les pieds, s’il y a des fantômes ici, ils sont sûrement tous au bas de l’escalier avec le crâne enfoncé.
Je bafouille un remerciement, j’essaye de calmer mon cœur qui s’est emballé. Je viens de recevoir une telle giclée d’adrénaline que toute ma peau s’est mise à pulser et à picoter. J’ai vu la chambre de mon rêve, celle où je me supprime.
J’ai besoin d’un remontant et de deux secondes pour absorber le choc et réfléchir, mais ma cliente ne m’en laisse pas une seule, elle m’embarque vers la grande salle où elle a décidé de faire un feu épique. Je ne m’aperçois de sa propre confusion que lorsque je reviens assez à moi-même pour constater les traces noires qui zèbrent ses avant-bras. Après sa séance de ménage à mains nues dans tout le premier étage, elle n’est pas allée, comme elle l’annonçait, se débarbouiller à grande eau.
Avant de passer dans ce couloir, je sentais bien que les vieux murs exerçaient une sorte de pression sur mon esprit. Cette pièce vide m’a terrifié, et maintenant, mes oreilles bruissent de murmures, bien qu’il fasse encore jour. Même dans d’autres maisons puissamment hantées, je n’ai jamais éprouvé cette sensation.
Je me répète que je suis médium et que j’ai l’habitude des coïncidences à vous faire dresser le duvet sur le cou. Les apparitions macabres, j’ai assez d’empathie pour les voir, et assez de bouteille pour les tenir à distance. Tout cela marche très bien, sur le papier, et du moment que je ne suis pas impliqué. Mais cette fois, c’est différent. Cet endroit est la clef d’une énigme qui me concerne et ce château, cette cliente peuvent m’aider à la résoudre.
C’est bien ma chance, alors que j’ai désespérément besoin de convaincre et d’être crû, je trouve en face de moi une cartésienne pur jus manifestement persuadée que j’essaye de la berner. Que pense-t-elle après nous avoir vus tous les deux sur une peinture du temps jadis ? Sans doute que je travaille avec Isaure pour lui faire avaler je ne sais quel conte abracadabrant. D’ailleurs, je suppose qu’Isaure aurait très bien pu retoucher les tableaux pour qu’ils nous représentent. Après tout, elle nous connaît tous les deux. Je ne sais pas pourquoi elle irait entreprendre une telle supercherie, mais c’est possible.
Je suis presque certain que Jeanne a entendu quelque chose tout à l’heure quand je l’ai surprise à démonter le parquet à mains nues. Elle ne voit les fantômes que comme une production de personnes malveillantes qui lui cherchent des noises, elle ne considère pas l’éventualité de leur existence. Elle essaye d’aller au fond des choses par ses propres moyens, avec ses propres outils. Moi, je crois qu’elle se trompe. Mais est-il important de déterminer qui a tort ou qui a raison alors que le château nous réserve probablement une nuit, disons, intéressante ?
Je ferais bien de me ressaisir et de nous préparer un peu mieux avant que l’obscurité ne s’épaississe. Il faut absolument que nous parvenions à communiquer, Jeanne et moi. C’est sans doute à moi de faire un pas dans sa direction, et alors, peut-être qu’elle consentira elle aussi à réexaminer sa vision des choses ?
Je me tourne vers elle :
— Ce n’est pas parce que je crois aux fantômes que je ne cherche pas d’explications rationnelles.
Elle me jette un regard soupçonneux :
— Des explications pour quoi ?
— Le tableau de tout à l’heure. Et ceci.
J’ôte de mon doigt le bijou d’ambre pour le lui montrer. Elle pousse un cri de surprise.
— La bague de mon arrière-grand-mère !
Je joue avec la pierre qui reflète les dernières lueurs du coucher de soleil dans le salon. Je raconte :
— Ma mère me l’a donnée, en m’expliquant que c’était un héritage de famille, qu’il se transmettait de génération en génération comme cette couleur d’iris un peu particulière.
Elle me regarde droit dans les yeux puis elle rougit jusqu’à la racine des cheveux. Je souris. Je suis flatté que ma glorieuse originalité suscite une réaction chez cette femme indépendante qui a l’air difficile à impressionner.
Je me lance dans une démonstration raisonnable et rationnelle :
— Après tout, Saint-Amand est grand comme un mouchoir de poche, après la guerre beaucoup de biens ont changé de mains. La bague sera passée d’un clan à l’autre et quelqu’un aura inventé cette histoire de pierre pour rendre les Destel encore plus intéressants qu’ils ne l’étaient déjà.
— Vous n’êtes pas le seul, hum, médium dans votre famille ? demande-t-elle.
— Nombre de mes ancêtres se sont montrés assez excentriques et se sont passionnés pour les sciences occultes, mais je n’ai jamais réussi à prouver s’ils possédaient vraiment des talents de médium.
Je pense qu’elle attend de moi un peu de rigueur logique. Et je ne peux tout de même pas lui dire que la moitié des Destel se suicident et que le reste finit à l’asile. Ce genre de réalité est plutôt de nature à plomber la conversation. Alors, je continue.
— Quant à cet autre tableau qui nous représente tous deux, je ne sais pas trop ce que je dois en conclure. Bien sûr, il pourrait avoir été retouché récemment, par exemple quand cette histoire de fantômes a commencé, et que votre vente a capoté. Pour en avoir le cœur net, il faudrait un œil d’expert.
Elle ne bronche pas, signe que c’est probablement son interprétation préférée.
— Cependant, dis-je, je crois aussi aux esprits, parce que j’ai fait l’expérience concrète de leur existence. Je ne suis pas capable de dire à ce stade ce qui se passe à Vauvey, mais j’ai le sentiment que le château est loin d’être un tas de cailloux inerte. Vous seriez sage d’envisager toutes les possibilités. Je pense qu’il faut que nous jouions cartes sur table.
— Entendu, dit-elle lentement. Vous avez des cartes à abattre sur la table ?
— Je parlais de votre histoire à vous, de ce qui vous lie à Vauvey.
— Rien d’autre que quelques souvenirs d’enfance calamiteux, dit-elle, les mâchoires serrées.
Mais sa réponse ne me suffit pas :
— J’ai du mal à croire que la vente soit une décision purement économique. Vous êtes attachée à cet endroit, c’est évident.
L’espace d’un court instant, ses yeux s’agrandissent comme ceux d’une biche dans les phares d’une voiture. Mais elle se reprend vite, si vite que je doute de lui avoir vu cette expression vulnérable.
— C’est une décision économique, grince-t-elle. Vous savez combien Vauvey me coûte ? Il engloutit chaque mois la moitié de mon salaire, et ça ne l’empêche pas de tomber en ruines. J’ai parfois l’impression qu’il essaye de m’entraîner dans sa chute, de m’enterrer sous ses gravats.
J’attrape la balle au bond :
— Vous voyez, c’est exactement ce que je voulais dire. Vous sentez confusément que vous êtes liée au château. J’ai besoin d’en savoir plus. Avez-vous noté des coïncidences bizarres ? Fait des rêves ? Tout à l’heure au second, qu’est-ce que vous avez vu ou entendu ?
En empilant les questions, je ne peux pas m’empêcher de remarquer l’accent pressant et désespéré qui s’immisce dans ma voix.
— D’accord, dit-elle, j’admets que j’en fais des cauchemars.
Je m’assieds dans le canapé, les jambes en coton.
— Ces cauchemars, vous pouvez me les raconter ?
Mais elle se campe devant moi, les mains sur les hanches :
— C’est personnel. Ça ne vous regarde pas. C’est entre mon psy et moi, à la rigueur.
— Je ne crois pas aux psys.
— Moi non plus, avoue-t-elle.
Je m’aperçois que je n’aurais qu’à lui faire part de mon propre rêve, mais j’hésite encore, pour plusieurs raisons. D’abord, j’ai honte. Et si je lui raconte, elle va me prendre pour un fou ou pour un obsédé. Pour peu que ses rêves à elles soient vraiment des manifestations de son subconscient et pas des appels du surnaturel, elle va trouver mon histoire totalement louche et je n’arriverai jamais à gagner sa confiance.
Et s’ils s’étaient déjà rencontrés dans une autre vie ?
Yuppie parisienne, Jeanne vit à cent à l’heure. Un seul boulet à son pied : ce château berrichon dont elle a hérité et ne parvient pas à se défaire. Aux dernières nouvelles il serait hanté, invendable sans un exorcisme en bonne et due forme. Voilà Jeanne contrainte de solliciter l’intervention d’un voyant-médium, Louis Destel. Persuadée qu’il ne peut s’agir que d’un charlatan, elle s’escrime à amasser des preuves pour dénoncer publiquement l’arnaque dont elle est victime… et ne réussit qu’à tomber amoureuse.
Louis est médium, moins par choix que par malédiction personnelle. Il est aussi incapable de s’éloigner du village de Saint-Amand-le-Dun, sans cesse rappelé à son château médiéval par une force mystérieuse. Quand Jeanne Scarlatti fait appel à lui pour une veillée spirite, Louis se prépare à en découdre enfin avec ses fantômes. À condition que son agaçante et voluptueuse cliente ne lui monte pas à la tête avant.
Réunis malgré eux pour une soirée dans un château hors du temps, ils réveillent des passions aussi anciennes que dangereuses.
Pour fêter la réédition de ce livre (précédemment paru sous le titre « Le médium de mes rêves »), voici les premiers chapitres. Si vous cherchez des liens d’achat, c’est ici pour Kobo, Amazon, Apple Books, ou encore sur d’autres boutiques.
1. JEANNE
Je racle mes pieds chaussés de boots sur le trottoir inégal en cherchant un signe d’activité à travers la vitrine poussiéreuse. L’enseigne proclame encore : « Josette Mercerie ». Il y a quelqu’un. Une forme se meut au fond de la boutique, éclairée par la lumière blafarde d’un écran d’ordinateur.
Ping, fait mon téléphone. Un SMS d’Alexia :
Alors ? veut-elle savoir. Il y a des rideaux en velours bordeaux ? Une fumée d’encens s’échappe par la moindre aération ? Tu es attirée irrésistiblement comme par un magnétisme mystérieux ?
Je soupire avant de répondre : Rien de tout ça. Pour le folklore, tu repasseras. De l’extérieur, ça ressemble à une agence de voyages soviétique, mais sans les vacances organisées sur la côte Bulgare. Spartiate et sinistre comme j’aime.
Je frissonne, parce que la colère qui m’a propulsée jusqu’ici ne suffit pas à me réchauffer. Il fait un froid humide et triste dans les rues de Saint-Amand-le-Dun. Nous sommes samedi et je pourrais être en train de lire dans mon petit nid parisien au retour de la salle de sport, ou de bruncher avec ma meilleure amie. Au lieu de quoi, je me prépare à affronter le rendez-vous le plus improbable et le plus déprimant de ma courte expérience de propriétaire terrienne.
Je suis née à Saint-Amand, mais je n’y ai pas habité longtemps. Au décès de mes parents, j’ai préféré m’éloigner de ma famille et j’ai opté pour la pension, puis j’ai fait mes études et ma vie à Paris. Il y a deux ans, mes grands-parents ont quitté ce monde en me laissant un cadeau empoisonné : le château de Vauvey, un joyau historique du douzième siècle qui ne tient plus debout que par hasard.
Depuis, j’essaye de le vendre. Il est trop grand, trop en ruines, trop peuplé de souvenirs désagréables à mon goût. Hélas, il y a peu de candidats crédibles à l’acquisition de biens de ce type. L’an dernier, j’ai cru être enfin sur une piste, mais la banque de mes acheteurs a refusé de les suivre. Au lieu de brader le château pour la moitié de sa valeur, ce qui n’est pas mon genre, je l’ai remis sur le marché.
À Noël, j’ai connu la joie délirante de trouver sous le sapin une autre proposition sérieuse. Un couple de bobos en mal de choses concrètes voulait transformer Vauvey en hôtel haut de gamme. Mais deux mois plus tard, mauvaise nouvelle : l’offre était retirée. Le lendemain, j’ai reçu un appel de mon agent immobilier, qui m’a éclairée sur la cause de cette nouvelle défection. Mon château, m’a-t-il dit, est hanté. Bien sûr, j’ai failli en tomber de ma chaise.
J’entends encore ce type m’expliquer que mes acheteurs étaient terrifiés et que la transaction ne serait pas conclue. Comme je ne crois pas aux fantômes, j’ai éprouvé des difficultés à digérer ce message. L’agent, calme et candide, m’a avertie qu’il cessait toutes les opérations tant que je ne serais pas passée par un spécialiste en affaires surnaturelles pour régler ce problème. Bien sûr, il avait une adresse à me recommander. J’ai pensé un moment qu’il s’agissait d’un appel du pied pour augmenter sa commission, mais il n’a rien voulu savoir.
Voilà comment je me retrouve aujourd’hui à rencontrer un voyant-médium, Louis Destel. Je m’attends à ce qu’il me vende un exorcisme complexe et coûteux, de mèche avec l’agent immobilier.
Évidemment, avant de foncer dans le panneau, j’ai tenté de contourner le problème. J’ai cherché à me passer des services de l’agence. Hélas, j’ai très vite compris que les visites de particulier à particulier attiraient surtout des rêveurs et des indécis et que faire l’aller-retour à Saint-Amand à la demande de tous ces touristes aurait raison de ma santé physique comme mentale. La gardienne que j’emploie pour entretenir le château s’est révélée encore plus nullissime que prévu. Celle-là, j’aurais vraiment dû rester au fond de mon lit le jour où je l’ai embauchée. Je l’ai juste prise à mon service parce que sa tête me disait quelque chose, dans un moment de faiblesse vraiment inexcusable. Je la suspecte de tout faire pour conserver son poste en évitant la cession. Et impossible d’identifier un autre agent immobilier à moins de cent kilomètres.
Selon mon analyse, tous ces gens trouvent un malin plaisir à démontrer à la « p’tite dame » de la ville qu’on n’arrive pas en cowboy dans le monde rural en prétendant régler tous les problèmes. Je n’ai pas le choix, me voilà obligée de passer par ce soi-disant voyant-médium pour vendre mon château, et ça me rend dingue.
Cependant, aujourd’hui, je ne suis pas venue ici pour perdre mon sang-froid, mais pour réunir le maximum d’éléments sur cette situation ridicule, quitte à jouer l’imbécile pour mieux les coincer. Ces escrocs, j’ai l’intention de me les faire, avec violence et publiquement. Alexia, ma meilleure amie qui se trouve aussi être journaliste, m’a briefée à mort sur toutes les informations qui lui permettraient d’écrire un super article à scandale sur cette arnaque berrichonne à coucher dehors. Elle a caché un enregistreur dans mon sac à main avec un micro dissimulé contre une couture du cuir.
Je suis déterminée à suivre ses conseils : avant tout, rassembler le maximum de données. J’ai passé tout le trajet en voiture à m’exhorter à la subtilité et au sang-froid. Je serai calme, posée, maîtresse de mes émotions de colère et de frustration.
Ce charlatan, je sais que j’ai un week-end pour le réduire en miettes.
En attendant, il va finir par se rendre compte que je pianote sur mon smartphone comme une frénétique devant ses bureaux. Je ne suis pas prête à faire face à la folie de la campagne. Je donnerais à peu près n’importe quoi pour ne jamais avoir eu de racines ici, à Saint-Amand.
Les yeux vissés sur mon portable, je guette avec impatience la réponse d’Alexia. J’ai besoin d’un encouragement. Qu’est-ce qu’elle fait, là, elle est en train de bruncher avec un type fascinant ou quoi ? Finalement, l’appareil émet sa vibration rassurante : bah, il faut envisager ça comme une expérience amusante. C’est l’heure. Vas-y, ne lâche rien.
Je me vexe : tu m’as déjà vue lâcher quelque chose ???
Essaye aussi de prendre un peu de bon temps, suggère Alexia.
Je grogne. Oh, ne t’inquiète pas. Je vais m’éclater à leur faire la peau, et me débarrasser de cette ruine.
Je remets mon téléphone dans mon sac et me redresse de toute la hauteur de mon mètre soixante. En me répétant mon mantra – je suis une killeuse, je suis une amazone – je pousse la porte. À quoi ressemble-t-il, ce médium ? À un vieux type en peignoir qui fait des réussites tout seul et dont les yeux se révulseront à la première confrontation ? On va le découvrir.
Une clochette annonce mon entrée. Je n’ai pas le temps de détailler les affiches kitsch au mur, qui à coup sûr sortent directement des presses du comité régional du tourisme du Centre Val de Loire. Elles représentent toutes des paysages berrichons, c’est marqué dessus.
Où se cache-t-il ? Probablement là-bas, derrière cet énorme écran d’ordinateur, vintage 2000 sinon pire.
Je m’annonce, sur un ton aussi pète-sec que possible :
— J’ai rendez-vous à midi. Jeanne Scarlatti.
Je l’entends avant de voir son visage :
— Entrez, je suis à vous dans une minute.
Oh. Cette voix riche et, comment dire, jeune, ne s’accorde pas avec le stéréotype de Monsieur Soleil que j’avais en tête. Je m’approche et profite de ce qu’il termine je ne sais quoi sur son ordinateur antédiluvien pour détailler l’adversaire.
Et merde.
Bien sûr, j’aurais dû m’en douter, impossible d’embrasser le métier de l’arnaque sans disposer d’un minimum syndical de charisme. Mais là, je risque d’avoir un peu de mal à gérer. Et je ne peux pas m’empêcher de déplorer l’esprit de gâchis cosmique qui a planté un type pareil dans un endroit aussi reculé. Il a quelque chose de vraiment spécial, avec ce visage, ces yeux d’ambre étranges qui s’allument quand il lève la tête. Oh, il ne gagnera pas un premier prix de style, sa coupe de cheveux est inexistante et sa tenue se résume à l’uniforme campagnard, jeans, boots et gros pull à col roulé troué. Cependant, il dégage une indéniable aura de calme et d’assurance. J’aurais préféré un escroc plus inoffensif.
Quand il se déplie, je prends une inspiration involontaire en reculant d’un pas.
Il me tend la main :
— Louis Destel, enchanté.
Je touche sa paume chaude et je perds le fil. Une vision s’impose à moi avec la force d’un souvenir.
Tout à coup je ne suis plus ici, je suis à Vauvey — dans le château, mais pas comme je l’ai vu récemment. Il y a des meubles, du soleil, des fines particules qui dansent dans l’air et un sourire sur le visage de cet homme, Louis Destel, alors qu’il s’approche de moi et m’embrasse dans le cou, juste sous l’oreille là où c’est sensible. Je murmure son nom, extatique. Je l’attire à moi, les deux mains enfouies dans ses cheveux, et quand il m’attrape par la taille, je sens une chaleur délicieuse se répandre dans tout mon corps.
Tout aussi brusquement, mon imagination me jette à nouveau dans la boutique sombre et triste, le souffle court, désorientée. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Je viens littéralement de flasher sur ce type. Et je ne suis pas le genre de midinette à tomber en transe dès qu’un mâle croise son chemin, très peu pour moi. J’essaye de me ressaisir, totalement déroutée. Cet instant d’intimité m’a semblé si réel.
J’espère que je n’ai pas vraiment soupiré son prénom, il ne manquerait plus que ça. Je rougis jusqu’à la racine de mes cheveux — ce n’est pas de ma faute, mon sang latin me joue souvent des tours. Puis je me reprends en main. OK, il est beau à tomber, mais on va se calmer un peu. Je suis en mission, et ce type en face de moi, c’est l’ennemi.
Patient, il désigne une chaise d’un geste hospitalier. Il me regarde enlever mon manteau avec ces yeux presque jaunes qui me mettent délicieusement mal à l’aise. Si ça continue comme ça, je vais perdre tout mon mordant et me laisser rouler dans la farine.
— Je ne crois pas qu’on se connaisse, dit-il. Vous habitez dans le coin ?
— Non.
Si je l’avais déjà croisé, je pense bien que je m’en souviendrais.
Un ping me fait sursauter. Un SMS d’Alexia me rappelle à la réalité.
Alors, raconte, ce médium, il porte un turban ou pas ? Il t’a montré sa boule de cristal ?
Je prends une grande inspiration et je décide de suivre le plan à la lettre : je dois récupérer un maximum d’informations susceptibles d’intéresser un journal. D’abord, a conseillé Alexia, la couleur locale. Les lecteurs adorent l’exotisme, et les rédac-chefs ne jurent que par ça. Si on veut que le papier soit accepté, il en faut des tonnes.
Je me renseigne donc vaillamment :
— On est dans le Berry, là ?
— Plus ou moins, répond Louis Destel. Saint-Amand ne faisait pas partie de l’ancienne province du Berry, mais on est dans le Cher, donc pour des questions de marketing touristique on arrondit un peu les limites. Comme ça, à la faveur d’un malentendu, les romantiques cultivés qui viennent visiter le château de George Sand tenteront peut-être un crochet par ici sur la route d’Apremont. Et puis, nous avons aussi beaucoup de fautes de frappe.
— Des fautes de frappe ?
— Les erreurs de GPS. Les étourdis qui se trompent en croyant rouler vers Saint-Amand-Montrond. Une ou deux consos par mois chez Jeannot quand ils décident de faire une pause avant de rebrousser chemin. C’est toujours ça de gagné.
Je note en passant qu’il a de l’humour et une fossette, et j’archive ça sans ménagement dans les sous-couches de mon cerveau, dans le classeur fantasmes intempestifs et affinités sans lendemain. Avant de reprendre mon investigation :
— Et ça marche, le tourisme ? Vous recevez beaucoup de clients par ici ?
La désolation de sa boutique semble attester du contraire. D’ailleurs, il hausse les épaules.
— Non, le tourisme ne marche pas. Et non, je ne suis pas une attraction touristique prisée.
— Vous arrivez à vivre de vos… talents ?
Question perverse, bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il essaye de faire, mais il est évident qu’il ne peut y avoir là-dedans ni don ni profits durables. À moins que cette mise en scène miteuse ne fasse partie de l’attrape-nigaud et que ce type en face de moi, avec cette barbe de deux jours, ces pommettes ciselées et ce pull troué, ne soit en fait le Ponzi berrichon.
En tout cas, il me répond très sérieusement :
— Il y a beaucoup de vieilles bâtisses dans la région, et des lieux-dits avec une histoire assez violente, à écouter les légendes du coin. C’est souvent du flan, mais les gens ici croient à ce genre de choses.
Ce qui est précisément mon problème.
— Bon, enchaîne-t-il, maintenant, si vous me disiez ce que je peux faire pour vous ?
Il se moque de moi ? Il sait déjà pourquoi je suis là. Il le sait parce qu’il est en train de m’arnaquer avec son copain, Dupré, l’agent immobilier de mes deux.
— Arnaud Dupré est persuadé qu’il y a des fantômes dans mon château et que vous êtes le seul à pouvoir m’aider.
— De quel château parlez-vous ?
— Vauvey.
— Vous avez acheté Vauvey ?
Il me regarde droit dans les yeux, avec une expression difficile à situer. Mais c’est probablement juste un effet de cette couleur d’iris si particulière qui me donne envie de m’envoyer un petit whisky.
— Non, dis-je, je veux vendre Vauvey.
Il soupire.
— Je vous demande pardon, je pensais que le château était allé à Martial Grodin. Il a tendance à s’en vanter. Si mes souvenirs sont bons, il l’a même déjà joué au poker.
Les bras m’en tombent.
— Quel naze !
Cependant, je dois dire que cela ne m’étonne pas. Mon cousin Martial a toujours fait preuve d’une inventivité hors pair en matière de farces et attrapes.
— Il était particulièrement aviné ce soir-là. Mais ne vous inquiétez pas, personne n’en a voulu, rassure Destel.
Je maudis une fois de plus le destin qui a fait naître ma mère dans cette région de légendes et d’imaginations trop créatives. Entre mes cousins mythomanes joueurs invétérés — et je ne tiens pas vraiment à apprendre quelles activités Martial développe à Vierzon —, ma tante aussi fourbe que bovine, ma gardienne éthérée et inefficace, quand je rentre au pays, j’ai souvent l’impression de basculer dans la cinquième dimension. Et le spécimen en face, là, voilà encore quelque chose de nouveau.
En même temps, je viens d’avoir une idée. Peut-être toute cette situation n’est-elle qu’un vaste malentendu.
— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Martial et vous ou entre Martial et Dupré, mais je peux vous garantir que mon cousin et moi sommes deux entités radicalement distinctes. Mon nom est le seul sur l’acte de propriété et cette histoire de fantômes ne nuit qu’à moi, pas à Martial. Maintenant, si on pouvait avancer sur ces nouvelles bases, peut-être que ma vente est encore récupérable. Une attestation écrite d’absence de, euh, d’éléments surnaturels suffira amplement.
Destel esquisse un geste d’impuissance.
— Je suis désolé. J’ai beau ne pas souscrire au fan-club de votre cousin Martial, je peux vous garantir que ni moi ni Dupré n’irions inventer une fiction pour vous empêcher de céder ce bien. Ça ne marche pas comme ça.
Je hausse les sourcils.
— Vous voulez rire ? Je suis quand même du coin. Je sais de source sûre que c’est exactement comme ça que les choses fonctionnent à Saint-Amand.
Mon interlocuteur se rembrunit, clairement ma remarque lui a déplu.
— Dupré est un type honnête, s’il déclare qu’il y a un problème à Vauvey, il faut le prendre au sérieux.
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Dites-m’en un peu plus, relance le prétendu médium. Au-delà du titre de propriété, quel est votre lien avec le château ?
J’entends, comme si j’y étais, des rires de cousins ados bien plus redoutables que des esprits frappeurs, le claquement des portes de placards. Mon pouls explose. J’essuie mes mains moites sur mon pantalon en faisant un gros effort pour ne pas penser aux rêves qui me réveillent en larmes une nuit sur deux.
Je ne vais quand même pas déballer ma vie à ce type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Tout ce que je lui dirai sur moi ne fera qu’alimenter son arnaque.
Je grince :
— Rien, à part un ou deux souvenirs de jeunesse désagréables.
Il me dévisage.
— Ça me paraît bien suffisant, à voir votre réaction. Je vous propose une nuit sur place pour constater la présence ou non de spectres. Si vous restez pour le week-end, on peut y aller ce soir, je n’ai pas de veillée prévue.
Et merde.
— Quoi, vraiment, dès ce soir ?
J’ai réservé une chambre dans un vrai château, un endroit agréable pour personnes normales avec un spa, à des kilomètres au sud-ouest, dans le Berry civilisé. C’est le petit plaisir que je m’offrais pour me consoler de toute cette misère et je n’ai pas du tout envie de le sacrifier pour une expérience de camping extrême dans ma ruine glaciale. Je bosse déjà assez dur comme ça toute la semaine, le week-end, j’ai besoin de mon confort, et de mon sommeil.
— Il faut y passer la nuit, affirme Destel, et il faut être vraiment motivé, car ça peut secouer.
Aggh. Non seulement je me fais arnaquer, mais en plus, je dois donner de ma personne ? Qu’est-ce que c’est que ce plan ? J’essaye de négocier.
— Écoutez, il n’est pas vraiment en état… on est en plein mois de février…
Le regard jaune est braqué sur moi :
— Si vous préférez vendre en juin, ça ne me pose pas de problème.
Je grogne.
— On y va à minuit, on constate qu’il ne se passe rien, vous m’établissez un certificat de non-hantise ou quoi, je vous signe le chèque pour vous dédommager de vos efforts, et tout le monde est content ?
— Un certificat de non-hantise ? Ça n’existe pas. Je ne suis pas en mesure de garantir une chose pareille.
Grrr. C’est l’embrouille la plus bancale dans laquelle on ait jamais essayé de me pousser. Je ne sais plus par quel bout prendre le problème. J’ai proposé du fric, il faut peut-être que je donne un chiffre ? Je trouve que me suis déjà montrée très patiente.
— Écoutez, je sais ce que vous êtes en train de faire, mais ça me fatigue de rentrer dans ce genre de jeu bidon.
Il semble authentiquement surpris.
— Qu’est-ce que j’essaye de faire ?
— Vous pouvez tout me dire. J’ai l’habitude de jouer cartes sur table. Vous allez me donner votre prix, à la fin ? Vous voulez combien ? Un sac, deux sacs ? Plus, ce sera difficile quand même.
Et maintenant il a l’air vexé. C’est quoi ce type, un escroc honnête ? Ou bien c’est encore plus grave que je ne le pensais ? Je me figurais qu’au pire un chèque suffirait à régler le problème, et malgré mon immense contrariété, et mon envie tout aussi intense d’enquêter à fond et de faire très mal à quelqu’un, j’étais prête à me résigner.
Cette fois, il s’énerve.
— Si vous ne voulez pas, j’ai vraiment autre chose à faire de mon temps. Vous ne croyez peut-être pas aux fantômes, mais je vous conseille de garder l’esprit ouvert, parce que vous avez très probablement un souci. Laissez-moi vous formuler une proposition : vous ne payez pas. Je ne vous réclame pas d’argent. À la fin si vous décidez que ma prestation mérite un salaire, vous me dédommagerez pour ma peine. C’est vous qui voyez.
Je le regarde, perplexe. Pas d’honoraires ? C’est sûrement une technique de charlatan pour avoir l’air digne de confiance. Il va forcément essayer de m’embarquer dans un rituel compliqué, un exorcisme ou autre chose, c’est obligatoire, c’est la loi des services : vendre plus de services. Ce n’est pas à moi, une consultante, qu’on va la faire. Je connais tout ça par cœur. Il va produire des fantômes et me faire miroiter une quelconque opération de nettoyage surnaturel, et alors, je le prendrai la main dans le sac. Je vais lui donner mon accord quand un carillon se fait entendre.
— Salut, c’est moi ! lance une voix mélodieuse du côté de la porte.
Le médium lève les yeux et son visage s’éclaire. La frustration de discuter avec moi est à 200 % responsable de son air d’ours mal peigné. Quant à moi, je me décroche presque la mâchoire en détaillant la créature qui vient de franchir le seuil.
Elle est habillée pour la vie au grand air, comme moi, mais on dirait qu’elle descend des podiums des défilés automne-hiver. Sa poitrine opulente se voit même sous son gros ciré, alors que la mienne a tendance à disparaître dès que j’enfile un T-shirt. Et je ne parle pas des cheveux blonds qui lui cascadent dans le dos. Difficile de ne pas ressentir une pointe de jalousie que je préfère ne pas analyser. Mon truc, dans ces cas-là, serait plutôt de devenir encore plus brutalement autoritaire.
— Va pour la nuit sur place, mais je veux des garanties.
Destel se retourne vers moi, les sourcils froncés.
— Je ne peux vous dire qu’une chose : si ça marche, ce sera de cette façon-là.
Il se tourne vers Barbie campagne en soupirant.
— Tu peux patienter cinq minutes ? Je suis à toi tout de suite.
À la façon dont il dit « je suis à toi », je suis convaincue qu’ils n’ont pas rendez-vous pour déjeuner, mais pour un midi-quatorze heures torride entre statues grecques à l’étage de la boutique. Et j’ai beau me persuader que la vie privée des escrocs glamour ne me regarde pas, une petite voix perfide me susurre que mon week-end thérapeutique ne s’annonce pas très bien.
Bon. On se calme. Les petites voix perfides, j’en dévore cinq pour mon petit-déjeuner. On est à Saint-Amand, on assiste à une scène de préliminaires entre deux individus locaux, d’ailleurs ils sont sûrement cousins, du même fonds génétique béni des dieux. Voici tout au plus un terrain fertile pour une enquête anthropologique. Rappelle-toi, Jeanne : on cherche du pittoresque, du journalistique.
Je fais donc mine de m’intéresser à la nouvelle venue :
— Vous êtes du coin ? Vous travaillez dans le secteur primaire ?
— Oui et non. J’ai quelques vignes du côté de Pouilly, encore pas mal de bêtes à droite, à gauche, et une entreprise qui n’est plus vraiment une startup. Réalité augmentée.
— Ici, dans la région ?
— Oh, quelque part entre Hong Kong, New York et Saint-Amand, explique la jeune femme. Ça dépend des opportunités d’investissement et de la saison de la chasse.
Je relance, tout en sachant que je me fais du mal :
— Vous chassez quoi ?
L’autre esquisse un sourire énigmatique :
— Oh, un peu de tout, vraiment.
Louis Destel met un terme à la conversation.
— Alors c’est noté, rendez-vous à Vauvey à dix-sept heures.
Je comptais déjeuner puis rendre visite aux cigognes sur les bords de l’Allier. Et, bien sûr, voir si le camp de gens du voyage était revenu. Je m’aperçois, déçue, que mon programme va tomber à l’eau si je veux vraiment tirer au clair cette histoire de fantômes.
— Je vous conseille de dormir, ajoute-t-il, la soirée risque de durer.
Je n’en doute pas une seule seconde.
2. LOUIS
— C’est sympa de déjeuner ensemble, dit Barbara en jouant avec un bout de pain. On devrait le faire plus souvent.
J’acquiesce distraitement, la tête ailleurs. J’en suis à mon troisième verre de vin et je me remets à peine de mon choc. Dupré m’avait prévenu qu’il se passait sans doute quelque chose à Vauvey, mais je poursuivais une magistrale politique de l’autruche, faisant de gigantesques détours en voiture pour éviter le château. Et voilà que je viens de me charger de cette mission. Gratuitement, alors que s’empilent les échéances de février, les assurances à payer, la note de chauffage. J’ai du mal à y croire moi-même. Je passe une main dans mes cheveux, incrédule et dégoûté par ma propre bêtise. Il est vraiment regrettable qu’embrasser la carrière de médium ne vous vaille pas automatiquement une pension d’invalidité pour sensibilité handicapante et stupidité extrême.
L’arrivée de nos plats fait diversion et Barbara s’engouffre dans la brèche avec les problèmes de son petit vaste monde.
— Xav a dit qu’il était partant pour racheter mes vaches, mais quand je l’ai vu, j’ai compris que je voulais les garder. Il faudrait peut-être que je consulte. Sur le papier, c’est trop, trop de projets, trop d’avions, trop de contacts, trop d’œufs dans trop de paniers. Et pourtant, plus j’ai de fers au feu, plus je me sens vivante…
Je fais un effort surhumain pour me concentrer sur le paradoxe de Barbara. Ce n’est vraiment pas le jour pour moi. J’aurais dû décommander notre déjeuner, mais elle passe si rarement par ici.
— J’ai besoin de me trouver au cœur des choses, dit-elle. Et toi, Louis ? Comment va ton business ?
— Florissant.
Un autre paradoxe de Barbara : elle ne croit pas aux fantômes et aux manifestations surnaturelles, mais elle m’accepte comme un entrepreneur. Hélas, la réalité financière de mon activité ne cadre pas trop avec sa vision du succès.
— Tu es un type plutôt brillant. Je n’ai jamais bien compris pourquoi tu n’avais pas cherché à t’appuyer sur cette thèse renversante que tu as écrite. Tu peux encore faire quelque chose de ton existence, tu sais. Toujours pas le courage de monter à Paris ?
Sa sollicitude à double tranchant me réveille d’un coup sec, aussi sûrement qu’une gifle :
— Comment ça pas le courage ?
Officiellement, je professe peu d’intérêt pour la capitale. Je déclare à qui veut l’entendre mon amour très réel pour la région, ses valeurs plus fondamentales et ses rythmes plus harmonieux que ceux de la ville. Je glisse que je préférerais me coltiner un poltergeist que de « monter à la capitale » comme ils disent tous.
La vérité, la voilà : je suis incapable de quitter Saint-Amand. Littéralement. La dernière fois que j’ai tenté de sortir du triangle Nevers-Bourges-Montluçon, je ne sais même pas ce qui m’est arrivé. J’étais parti droit devant, en direction de Paris, peut-être pour aller me confronter à Barbara, ou bien furieux après une veillée nocturne avec un spectre particulièrement exaspérant.
Je ne m’en souviens pas très bien. Je sais ce que j’ai pu reconstituer à partir des témoignages de tiers : un couple de bons samaritains m’a déposé en voiture aux urgences de Jacques Cœur à Bourges, me croyant ivre au dernier degré. Je n’avais pas un gramme d’alcool dans le sang. Je n’avais rien bu, pas une goutte. Je m’étais juste arrêté dans un café au bord de la D944 avant de m’effondrer dans les toilettes. Je n’avais pas été assez téméraire pour m’engager sur l’A71, ce qui m’a probablement sauvé la vie, car sinon, j’aurais sans doute perdu connaissance au volant de ma Fiat. Je n’avais parcouru que 17 km à la sortie de Bourges.
Les médecins, un peu surpris tout de même, ont mené de nombreuses analyses, sans rien trouver de particulier. Je n’ai pas réitéré l’expérience depuis. Je crains d’être littéralement prisonnier de cette campagne. Mais je ne l’avouerai jamais à Barbara, seul mon copain Phileas est au courant.
— Enfin, fait-elle, c’est toi qui vois. Du moment que tout roule pour toi ici, c’est bien aussi. Elle est du coin ta cliente, non ? Je la connais ?
Je hausse les épaules.
— Elle est née à Saint-Amand, mais elle vit à Paris.
La cliente, voilà mon deuxième problème. Qu’elle ne croie pas aux fantômes, c’est une chose à laquelle je suis plus qu’habitué. Elle sous-estime la situation : classique. Ce qui me gêne davantage, c’est qu’elle garde des informations pour elle. Je suis sûr qu’elle ne m’a pas tout dit sur le château.
— On l’a fréquentée au lycée, affirme Barbara.
— Je ne la remets pas.
Barbara insiste :
— C’est la cousine de Nathan et Martial. Elle était là l’été après le bac.
Vieille connaissance ou pas, je vais avoir du mal à me retenir de sauter à la gorge de cette Jeanne Scarlatti, avec ce feu arrogant dans ses yeux presque noirs, si elle continue à m’agresser de la sorte. Où se croit-elle au juste ? Elle m’a carrément traité d’escroc et a cherché à plusieurs reprises à me forcer la main. Elle m’a donné envie de lui rentrer dans le lard d’une matière très concrète. Je me mets à penser à l’arc narquois et sensuel de sa bouche en cœur, à son postérieur généreux moulé dans son jean. Ce souvenir me donne des idées un peu trop précises pour rester tout à fait déontologiques.
— Hé, on dirait que t’es ailleurs, s’amuse Barbara. Tu te remémores ta jeunesse ? Ça va être bizarre, ce soir, au château, avec Isaure, non ?
Je la dévisage, perplexe.
— De quoi est-ce que tu parles ?
Elle rit.
— Tu vas avoir du mal à l’éviter si tu passes la nuit à Vauvey.
Je ne comprends pas.
— Je ne cherche pas à éviter Isaure, dis-je.
En réalité c’est vrai, je la fuis comme la peste, sans savoir vraiment pourquoi. Elle me fait froid dans le dos, je l’ai toujours trouvée excessivement étrange, depuis le premier jour en seconde où elle est venue s’asseoir à côté de moi au lycée, avec son air de chien battu et tous ses coups d’œil en coin vers mes notes de trigonométrie. Je la croise parfois au village. Elle n’a pas changé d’un pouce en vingt ans.
— Tu ne te rappelles pas cette soirée où tu t’es tapé Isaure ?
Je manque de m’étrangler.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Barbara se paye ma tête.
— Je comprends que tu aies refoulé tout ça. C’était… embarrassant.
— Mais non, dis-je, il ne s’est jamais rien passé entre Isaure et moi ! Jamais je n’aurais abusé d’elle. Elle est simplette.
Barbara rit de plus belle.
— Pas la peine de te mettre dans des états pareils ! Tout ça est très largement prescrit, je disais ça juste pour te taquiner. Tu penses que je devrais vraiment me désengager des exploitations ici ? Pauvre Xav, je me suis rappelé toutes les tuiles qu’il a souffertes avec ses vaches, et je n’ai pas pu lui confier mes bestiaux. C’est bizarre. Il faut croire que moi aussi, finalement, j’ai l’élevage dans le sang. Entre autres choses. Je t’ai raconté mes opportunités d’investissement au Nigeria ?
Ses yeux brillent, comme à chaque fois qu’elle parle de business. Elle n’a toujours pas remarqué que cela ne m’intéressait pas.
Tandis que Barbara enchaîne sur Nollywood et les gazelles digitales du golfe de Guinée, je reviens peu à peu à la raison. Je dois me montrer professionnel. Ma cliente a besoin d’aide et moi, il va me falloir des réponses un jour ou l’autre.
Je sais depuis longtemps que quelque chose cloche à Vauvey. J’ai toujours repoussé le moment d’y mener une enquête plus approfondie, parce que le château m’impressionne. Que les maisons hantées de la région m’appellent, cela arrive. Mais les signaux envoyés par Vauvey sont différents, plus précis et plus gênants. Une présence surnaturelle s’y terre, j’en suis certain, car depuis quelques mois elle me réveille la nuit. J’ai le désagréable sentiment que cette mission est à part, trop personnelle. L’accepter serait sans doute contraire au code déontologique de la profession… s’il y avait une profession. Mais ce n’est pas comme si j’avais pléthore de confrères à qui référer mes cas problématiques.
— Tu portes encore cette bague ? demande soudain Barbara. Elle est jolie, remarque. C’est la même couleur que tes yeux.
Monté sur un anneau très sobre, le bijou est mixte. Je l’ai retrouvé l’été dernier et n’ai pas pu m’empêcher de le passer à mon doigt. Je donne à Barbara mon explication officielle :
— C’est un héritage de famille.
En fait, il me sert de pense-bête. La bague apparaît dans ces rêves très réalistes qui ont tous pour cadre le château et qui me poursuivent depuis quelque temps. Je peux même entendre le bruit qu’elle produit en tombant sur la pierre. Je la porte pour bien me rappeler que je cours au-devant d’une catastrophe, qu’un destin tragique m’attend.
Je nous verse un autre verre pour interrompre le cours de mes divagations et ainsi empêcher le sale souvenir d’y planter ses griffes. À vrai dire, la bague achève de me convaincre. Il fallait bien que je finisse par prendre mon courage à deux mains et par me rendre sur les lieux. Et de toute façon, je ne peux pas laisser cette Jeanne Scarlatti, si combative qu’elle soit, toute seule face à Vauvey.
J’y vais. Je reste professionnel. Je n’assaille pas physiquement la cliente. Je tire cette histoire au clair.
3. JEANNE
Vauvey se terre un peu à l’écart de la départementale, au bout d’une route cahoteuse envahie par la végétation. Pour l’atteindre, il faut se frayer un chemin au milieu des arbres puis dans le dédale d’anciennes fortifications qui se sont affaissées et érodées avec le temps. Le bâtiment lui-même en impose sans que l’analyse permette vraiment de déterminer pourquoi. Il est fait d’un assemblage pas toujours harmonieux de plusieurs blocs d’époques disparates qui se sont fondus les uns aux autres et se retiennent entre eux comme pour retarder l’inévitable effondrement. Le tout flanqué d’une longue grange au toit éventré.
Voilà, j’y suis. Mon château.
J’emploie le possessif, parce qu’il est à mon nom et qu’il se transmet dans ma famille depuis des temps immémoriaux, mais je ne sens pas la connexion avec ces vieilles pierres. Pour moi, il ne représente rien de plus qu’un gros tas de cailloux qui pèse une tonne sur ma conscience et sur mon compte en banque.
Qu’on m’explique pourquoi j’en rêve toutes les nuits, qu’on m’explique…
Ping.
Je lève mon mojito à ta santé, a tapoté Alexia.
Je réponds du tac au tac : Connasse.
Ho, ça va. Je disais ça pour te rappeler qu’il y a une vie après ce week-end.
Je souris. Merci. Bref. Juste pour que tu saches où je suis, au cas où on aurait du mal à retrouver mon cadavre.
Le commentaire d’Alexia ne tarde pas. OK Miss Optimisme. Tu as bien compris ce que tu dois faire ? Surtout, tu ne perds pas ton calme comme tout à l’heure. Tu cherches des preuves. Tu visites tout. Tu fais attention aux détails avant de t’énerver.Et essaye de tirer un coup.
J’ai commis la bêtise de confier à Alexia que le médium ressemblait moins à Louis de Funès qu’à un dieu du stade. Son imagination en surchauffe a fait le reste. Mes doigts volent sur l’écran. Occupe-toi de tes fesses.
J’y compte bien, répond ma copine. Au fait, j’ai mis une capote dans la poche intérieure de ton blouson, l’autre jour, quand tu ne regardais pas. Tu peux dire à tout le monde que j’ai un talent extra-lucide ! Je devrais peut-être changer de carrière ? XOXO.
Je glisse une main dans ma poche et sens sous mes doigts le petit étui de plastique. Toutes ces initiatives pour m’inciter à prendre du bon temps, cela va commencer à devenir vexant.
Après le rendez-vous de midi, j’ai pu me recentrer. Un raisonnement très simple m’a remonté le moral. De deux choses l’une : soit Vauvey est hanté, soit il ne l’est pas. Soit j’arrive à faire certifier au « voyant » et à l’agent immobilier que le château n’abrite aucune manifestation surnaturelle. Soit il se passe cette nuit quelque chose d’assez éclatant pour vaincre un scepticisme normal (peut-être pas le mien, mais je ne suis pas une référence). Et dans ce cas, je suis quitte pour me chercher moi-même un acheteur qui désire précisément un manoir tout grouillant d’ectoplasmes. Ce genre d’oiseau rare doit bien nicher quelque part dans le marché, et s’il existe, je le trouverai.
Tout ce qu’il me faut, ce sont des arguments dans un sens ou dans l’autre.
Une créature diaphane et filiforme s’avance dans la cour du château, jambes nues, bras nus, de longs cheveux d’un blanc presque blond qui flottent au vent dans la lumière pâle de l’après-midi d’hiver. C’est la gardienne, Isaure, qui me salue de sa voix tranchante, trop claire, pas assez timbrée.
Puis elle me tend une poigne solide et chaude, elle est bien vivante et bon dieu, elle est sacrément réchauffée.
— Madame Scarlatti ! Je ne vous attendais pas ce week-end.
Je ne l’ai pas prévenue, ça fait partie du plan.
Je n’ai jamais bien réussi à la percer à jour. Ce n’est pas qu’elle ait l’air un peu ailleurs, c’est surtout qu’elle semble venir d’une autre planète. Par sa grâce, son étrangeté et ses tenues vestimentaires impeccables, même les deux pieds dans la gadoue, elle me fait penser à une créature extra-terrestre. Elle pourrait sortir tout droit de Mars Attacks ou de V.
— Vous avez de nouveau des visites ? demande-t-elle, visiblement contrariée.
J’ai aussi parfois l’impression qu’Isaure se vit comme la châtelaine de ces lieux et qu’elle me tolère, à la rigueur, comme un investisseur silencieux et une femme de paille.
— Je viens passer la nuit, dis-je.
Elle ouvre des yeux ronds.
— Ici ? Au château ?
Je me remets en marche vers l’aile principale, la plantant là avec ses airs de stupéfaction offensée.
— Je pense qu’on va s’installer dans la grande salle. La cheminée fonctionne ? Vous l’avez bien fait ramoner ?
Elle m’emboîte le pas, et avec sa démarche d’alien et ses jambes de cinq kilomètres, elle a vite fait de me rattraper. Je ne suis pas très élancée, alors, pour garder mon avantage, je me retourne et j’attaque :
— Vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel au château récemment ?
Elle fait la moue.
— Eh bien, il y a de nouveau des problèmes de plomberie dans l’aile principale, les toilettes du premier se trouvent donc hors service. J’ai aussi repéré une fuite dans le toit. Vous avez contacté le couvreur ? Ça devient urgent.
Je grince devant tant d’insubordination :
— Si ça ne vous embête pas, contentez-vous de positionner des bassines au bon endroit.
Elle prend l’air offusqué. Je poursuis :
— Mais ce n’est pas à cette étanchéité-là que je pensais. Vous n’avez pas croisé d’intrus ?
Elle nie d’un mouvement de tête. Le château est tellement vaste qu’il pourrait abriter à l’année une douzaine de squatters sans que cette gardienne sous-douée du zèle ne s’en avise.
— Ou bien peut-être des phénomènes paranormaux ?
Les yeux d’Isaure, déjà immenses, s’écarquillent encore plus.
— Je suis désolée, mais je ne crois pas à ce genre de choses, dit-elle.
J’ai l’impression qu’elle me ment. En même temps, j’ai toujours l’impression qu’elle me ment, alors, évaluer le degré de fausseté de ce qu’elle me raconte est relativement difficile pour moi. J’essaye sous un autre angle.
— Vous connaissez Louis Destel ?
Ses joues rosissent.
— Oui, bien sûr. On est allés à l’école ensemble.
Deux copains d’enfance. Je me rends compte qu’ils pourraient très bien être complices.
— Vous savez ce qu’il fait, professionnellement ?
— Chasseur de fantômes, à ce qu’on dit.
Le ton de sa voix, si l’on met de côté ce timbre cristallin si exaspérant, demeure parfaitement neutre. Je suis à présent certaine qu’elle se nourrit de musaraignes et de rats d’oubliettes.
Je continue mon chemin vers l’entrée principale en lançant par-dessus mon épaule :
— Eh bien, il vient passer la nuit aussi.
J’arrive à la grande porte.
— C’est fermé, dis-je.
Elle me rejoint.
— Non, c’est coincé. Je ne parviens plus à l’ouvrir. Le bois a dû gonfler ou les gonds se sont finalement tordus. Elle est trop lourde pour moi.
Nous essayons de pousser ensemble les panneaux massifs, mais abandonnons rapidement. Je fais la grimace. J’aurais pu m’accommoder du plaisir de passer sous le linteau épais de deux mètres, avec ses sculptures en ronde-bosse presque effacées par le temps. Une entrée en majesté m’aurait peut-être réconciliée avec la ruine ancestrale.
Mais non, j’ai beau être le chef, je dois me contenter d’emprunter le parcours de service par la cuisine d’Isaure, puis un couloir inégalement dallé (« attention où vous mettez les pieds ! »). Dès que l’on quitte les appartements de la gardienne, la température chute de vingt degrés.
— Inutile de chauffer le logis principal pour une seule nuit, dit Isaure. Le temps qu’il y fasse assez chaud, vous serez déjà repartie. Dormir au château en hiver, quelle drôle d’idée. Il faut revenir en été quand les journées s’allongent.
Ses conseils m’irritent, j’aime sentir un peu de bonne volonté, sinon de docilité dans mes équipes. J’insiste :
— Vous pouvez nous mettre un ou deux radiateurs d’appoint dans la pièce à vivre ?
Je suis sûre qu’elle entrepose quelque part un de ces vieux grille-pain qui risquent à chaque instant de prendre feu. Ça conviendra à merveille.
Mais elle grimace.
— Non, désolée, rien du tout. Et puis, il faudrait pouvoir les brancher, et vous n’avez pas encore refait l’électricité. Et je n’ai pas de rallonge. Vous auriez dû me prévenir.
Ce détail logistique m’avait échappé et n’augure rien de bon pour l’alimentation de mon ordinateur portable. Tant qu’à passer une soirée interminable coincée ici, j’aimerais autant boucler ma présentation pour lundi.
— Merci, Isaure, dis-je. Pas de problème. Vous pouvez prendre votre après-midi.
Elle me dévisage, son visage ne trahit pas la moindre expression.
— Comment ça ?
Elle habite ici, donc je ne peux pas l’envoyer promener, mais je ne tiens pas à l’avoir dans les pattes. Je compte fouiller le château de fond en comble avant l’arrivée de Destel à cinq heures.
— Vous n’avez pas des courses à faire, des sangliers à chasser, des simples à cueillir, une vieille maman à visiter ? je demande.
Elle hausse les épaules.
— Non. Je m’éloigne rarement de Vauvey.
— Vous ne voulez pas aller au Gap de Bourges de ma part ? Il y a un Gap à Bourges ? Ou bien un ciné peut-être ?
Mais elle refuse de saisir cette occasion de s’ouvrir au monde extérieur. Je soupire.
— Bon, en tout cas, je n’ai pas besoin de vous et j’aimerais avoir le château pour moi toute seule. Merci de vous cantonner à vos appartements.
Voilà, quand j’essaye de me montrer moins autoritaire, les gens ne comprennent pas. Ce n’est tout de même pas de ma faute.
Isaure s’éloigne vers sa cuisine et j’entre dans la partie moyenâgeuse de l’édifice. Une odeur de salpêtre, de vieilles pierres et de bois pourrissant m’accueille à l’intérieur. Berk. Je ne peux pas dire que ça m’ait manqué.
Je commence par la grande salle, là où j’ai décidé de tenir la « veillée ». Cette pièce a dû être vraiment magnifique, avec sa cheminée assez vaste pour faire rôtir un bœuf, ses poutres apparentes taillées dans des troncs entiers, ses carreaux déformés par des siècles de passages.
À mon avis, les champignons et la vermine sont les seules manifestations de quoi que ce soit ici. Le temps, l’usure, la négligence, la solitude suffisent largement à rendre un bâtiment inhospitalier. Pas besoin de fantômes pour ça.
— Moi, je vais te vendre à un prince plein aux as qui saura te requinquer, promets-je au château, avant de me resaisir — je ne vais tout de même pas me mettre à parler à ce tas de gravats.
Je prends le grand escalier. Les marches sont si irrégulières qu’au premier coude je m’appuie, sans le vouloir, contre le mur. Je retire ma main immédiatement. Le contact de la pierre froide, lisse et légèrement visqueuse évoque la peau d’un serpent. Je crois que je vais me débrouiller pour garder l’équilibre par mes propres moyens, merci bien.
À l’étage, je visite chaque pièce. Ce que je cherche : un lecteur dissimulé, un projecteur, une machine à fumée, un déguisement, un drap avec des trous pour les yeux et une paire de chaînes rouillées ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas quel genre de son et lumière Louis Destel offre à ses clients, si c’est le show amateur ou la version David Copperfield, mais s’il y a des indices, ils sont pour moi.
J’avance rapidement, car le château est pratiquement vide — presque tous les meubles ont fait les frais de pillages successifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les plus jolies pièces de mobilier se trouvent maintenant dans des propriétés privées outre-Rhin, et l’essentiel de ce qui restait a brûlé à la libération. Les quelques rescapées — une chaise Empire par-ci, un guéridon par-là — finissent gentiment de pourrir. Je les retourne avec méthode, explorant chaque recoin.
Décidant de ne rien laisser au hasard, je monte jusqu’à la glorieuse tour de garde. Je savais que le toit s’était beaucoup dégradé. Des bassines en plastique de toutes les couleurs à différents degrés de remplissage encombrent la pièce. L’eau y croupit et il y a même des insectes morts et des araignées, certaines de très bonnes dimensions. Je fronce le nez et retourne bien vite dans le corps principal du bâtiment.
Dans le couloir du second, je passe en frissonnant. Il y fait toujours un froid glacial, à cause des courants d’air et de l’isolation inexistante. J’en garde de très mauvais souvenirs. En particulier de la rangée de placards communicants qui longe la mansarde. Je hâte le pas, le cœur battant, la nuque soudain moite. Je suis restée enfermée ici à plusieurs reprises lorsque j’étais enfant, grâce à mes cousins. Je sais, se faire avoir de manière répétée n’est pas un signe de grande intelligence en temps normal, mais il faut compter avec l’inventivité maligne de Martial et Nathan Grodin. La dernière fois qu’ils m’ont emprisonnée là, j’avais dix-sept ans, et j’ai passé toute la nuit à grelotter, pendant qu’ils s’amusaient à une fête. J’ai aussi eu amplement le loisir de réfléchir, et je me suis promis qu’on ne m’y prendrait plus jamais. Nathan était venu me libérer en rentrant au petit matin (heureusement qu’il avait pensé à moi, parce que Martial avait fait la bringue trois jours durant). J’étais sortie sans le regarder, sans un mot. Je ne les avais pas dénoncés à leur mère, j’avais assuré moi-même ma vengeance. Jouer les victimes, non merci.
Aujourd’hui, quinze ans plus tard, j’ai encore du mal à me trouver dans un espace clos sans subir une attaque de panique, mais bien malin qui arrivera à me piéger.
Je m’arrête, indécise. Il m’a semblé entendre quelque chose. Quelqu’un s’est mis à chanter d’une voix féminine, basse et voilée, une chanson triste qui ressemble à une berceuse. Quand je fais quelques pas de plus, le bruit s’éteint. Je cherche la source de la mélodie et finis par la localiser dans une des pièces centrales donnant sur le couloir. Évidemment, il n’y a personne.
Je souris, plutôt satisfaite à l’idée de trouver mon premier indice. Dissimuler quelque part un enregistrement qui résonne en boucle, ce n’est pas très difficile, cela me paraît donc typiquement le genre de subterfuge auquel recourrait un charlatan à la petite semaine. On vend des équipements de taille très réduite maintenant. Mais je ne vois rien, la pièce me semble totalement nue. Je sors à nouveau dans le couloir, j’ouvre à tout hasard les placards, même s’il s’en échappe, comme autant de chauves-souris, d’effrayantes images surgies de ma jeunesse. Rien à l’intérieur. Je soulève la vieille moquette à la recherche d’un appareil électronique, mais fais chou blanc. La chanson s’arrête, puis reprend, plus haute et plus claire. Je suis à deux doigts de distinguer les paroles. Cela provient indéniablement de la chambre. J’y retourne et me campe au milieu de la pièce, les mains sur les hanches.
— Alors, fantôme, montre-toi si t’es une gonzesse.
La mélodie n’en finit pas de se dérouler. Je passe la tête dans la cheminée, pleine de suie (ramonage régulier ? mon œil) et la chanson me semble plutôt étouffée. Ce n’est pas dans ce conduit que je vais trouver mon dispositif compromettant. Je toque sur les cloisons tout autour de la pièce, mais aucune ne sonne creux. Je contemple le plafond, trop haut pour moi, puis me venge en éprouvant une à une toutes les lattes du plancher, à la recherche d’une cache dans le sol. La chanson me nargue et son origine continue à m’éluder. La voix féminine est devenue plus audible et je me rends compte qu’elle chante en allemand. C’est original, comme choix de bande-son. Je vois que mon adversaire a pensé à se documenter sur l’histoire locale. Des Allemands ont vécu et sont sans doute morts ici, alors, c’est une idée comme une autre.
Une des lames du parquet, dans le coin de la pièce non loin de la cheminée, me paraît branlante. Je tire dessus jusqu’à ce que le bois se soulève ; j’essaye de glisser mes doigts dans l’interstice et jure quand la latte retombe en me déchirant un ongle. Je tente à nouveau et cette fois, une écharde se plante dans la pulpe de mon index. Je sors mon trousseau de clefs de mon sac et me sers de la plus grande pour faire levier. Je force et finalement, le matériau cède.
Sous le parquet, je trouve une épaisse couche de poussière. Je souffle, soulève un nuage, me mets à tousser, ce qui n’arrange pas les choses. Exaspérée, je plonge la main dans la cavité pour tâter, mais il n’y a rien. Je lance le bout de bois à toute force à travers la pièce.
— Hé !
Une voix masculine. Je lève la tête en clignant des yeux. Je finis par le reconnaître à travers la poussière : c’est Louis Destel. Il est en avance. Comment se fait-il que je ne l’aie pas entendu venir ? Le plancher grince. Je devais être vraiment en transe, toute à ma session d’investigation amateur.
— Qu’est-ce que vous faites ? demande-t-il.
Son expression est insondable. S’il est inquiet de me voir fouiner à la recherche de preuves de son escroquerie, il ne le laisse pas paraître.
— Du bricolage, dis-je en me redressant et en m’essuyant les mains sur l’arrière et les hanches de mon pantalon.
Son regard suit mon geste. Une lueur passe dans ses yeux qui remontent en prenant l’omnibus, s’arrêtent sur mon absence éclatante de poitrine et… paf ! Mes tétons se dressent au garde à vous. En baissant le menton vers le sol, je suis même certaine de les apercevoir à travers ma polaire informe.
Je me braque sur lui, attendant, exigeant qu’il me regarde dans les yeux. Ça y est, tu as fini ton inspection ? Tu es content ?
Je ne suis pas particulièrement fière de mon corps, mais je suis chez moi et je n’ai de comptes à rendre à personne.
Il hausse les sourcils. Il va s’excuser, peut-être ? Il s’éclaircit la gorge, puis :
— Vous avez pas mal de poussière dans les cheveux, et… partout ailleurs.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Vous êtes en avance. On avait dit cinq heures.
Il a un geste vague.
— Je ne sais pas exactement.
Je roule des yeux déjà exaspérés.
— Quoi, vous avez été appelé par la berceuse ? « Schlaf, Kindchen schlaf », ça vous a attiré par-delà la forêt ?
Il prend l’air perplexe :
— De quoi est-ce que vous parlez ?
— Quoi, ne me dites pas que vous n’entendez pas la chanson ?
Il fronce les sourcils.
— Vous entendez quelque chose ?
OK. Son truc, c’est de vous faire douter de votre propre raison. Un peu pervers comme démarche, mais je suppose que c’est efficace, d’autant qu’il est plutôt bon acteur. La mélopée continue de se dérouler, trouble, elle évoque un fleuve bourbeux qui charrierait d’énormes blocs de tristesse. Et je serais la seule à l’entendre ?
— Mais non, dis-je, j’ai dû me tromper. J’ai des acouphènes en ce moment.
4. JEANNE
— Écoutez, dit Destel, je pense que nous avons pris un mauvais départ. Si nous devons passer la nuit ici, il vaut mieux présenter un front uni. Les esprits ne réagissent généralement pas bien à la discorde.
Je fais mon plus doux sourire (j’ai déjà fait pleurer des développeurs juniors avec ce sourire). Bien sûr, il faut qu’on soit copains. J’ai l’intention de lui soutirer un maximum d’informations pour éviter le piège qu’il m’a préparé.
— Non, dis-je, c’est moi qui suis désolée. Je me suis montrée un peu agressive tout à l’heure. Vous n’avez pas idée de l’énergie et des moyens que cela demande, s’occuper d’un château pareil depuis Paris.
À son tour de sourire. De petites rides intéressantes jouent au coin de ses yeux. Ce type doit avoir à peu près le même âge que moi, comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu par ici ? Il est si outrageusement canon que je me serais souvenue de lui.
— Bien sûr, dit-il, ça ne peut pas être facile. Pas étonnant que vous ayez envie de vendre.
Et voilà. On se comprend. Magnifique.
— J’aimerais bien visiter les lieux, dit-il.
Il se moque de moi. Il les connaît sans doute déjà comme sa poche, vu qu’il y a probablement planté toutes sortes de lecteurs, projecteurs, et je ne sais quoi encore. Mais si je le suis et que je l’observe de très près, il se trahira peut-être. J’accepte donc de jouer les guides puis m’excuse quelques instants et me penche par la fenêtre pour capter un peu de réseau et envoyer un SMS à quelques copains. Simple mesure de sécurité.
Alexia, je suis au château, je suis toute seule avec le type.
Profites-en bien, réagit-elle immédiatement.
Je dis ça au cas où il m’arriverait quelque chose.
J’espère bien qu’il va t’arriver quelque chose, répond Alexia.
Je grogne, mais je sais déjà que je peux compter sur elle.
Et de fait après quelques microsecondes de réflexion, cette écervelée m’envoie confirmation :
Ne t’inquiète pas, j’ai toutes les infos sur ton Louis Destel. N’oublie pas de le lui signaler en passant. Tu as toujours le taser que je t’ai donné ? Bisous. Bon courage.
Je suis tout à coup très consciente de me trouver dans une position étrange, penchée par la fenêtre et suspendue au-dessus du vide à partir de la taille, pendant que mon postérieur vise probablement le médium droit dans les yeux. Je me redresse en verrouillant à nouveau mon téléphone. Destel détourne le regard au dernier moment, il n’était pas poliment en train de patienter dans le couloir. Je m’éclaircis la gorge.
— Voilà, dis-je, désolée, mes copains s’inquiètent pour moi, si je ne les tiens pas au courant de mes déboires dans le château hanté, ma horde vengeresse va rappliquer à la rescousse sur son fier destrier.
La tête haute, je n’attends pas qu’il dégage ma route pour franchir la porte. Je passe si près de lui que je peux sentir son odeur, agrumes et forêt au soleil, avec une base solide de mâle, chaude et terrienne. Il ne porte pas de parfum. Quand je le frôle, il émet un soupir rauque et esquisse le début d’un geste qui me donne envie de me blottir contre sa poitrine. Cette fraction de seconde d’indécision me fait trébucher sur le seuil inégal. Destel tend une main à mon secours, et comme je l’évite, ce qui n’était qu’un simple déséquilibre m’oblige finalement à me rattraper sur les maudits placards du couloir.
Je croise son regard trouble et lui adresse un sourire un peu crispé. J’aurais mieux fait de garder plus soigneusement mes distances. C’est énervant, cette façon qu’a mon corps de répondre à la proximité de ce type. Alexia a peut-être raison, j’aurais besoin de m’occuper un peu de moi, et ce genre d’émotions confuses ne viendrait plus me déranger. Il me reste une bonne quantité de salles à inspecter et je refuse de m’intéresser à l’ennemi.
J’entraîne Destel vers le premier étage, que je n’ai pas encore examiné en détail. C’est là que se trouvent les plus belles pièces, la chambre du maître et tutti quanti. Si j’étais un fantôme de seigneur du temps jadis et que je cherchais un endroit digne de mon passé pour une hantise au quotidien, c’est ici que je m’établirais. Bon, bien sûr, si j’étais une soubrette teutonne désespérée qui se suicidait après avoir étouffé son nouveau-né parce que son beau lieutenant nazi l’avait abandonnée pour un obus, je resterais dans les pièces de service. Cependant, j’ai déjà visité ces dernières sans succès. Pourvu que mes escrocs n’aient pas trop lésiné sur les effets spéciaux.
La plus grande des chambres pourrait devenir vraiment agréable après quelques travaux de rénovation et de décoration intérieure. Trois hautes fenêtres en vitraux aux proportions élégantes font entrer un flot de lumière sur les tommettes usées et les jolis lambris. J’imagine ce que l’on pourrait faire de tout cela avec une armée de plombiers et d’électriciens, une tonne et demie de peinture et beaucoup de cire. Cette pièce nue appelle un lit énorme en fer forgé, quantité de tapis en fourrure et un bon feu dans la cheminée.
— Quelle pièce magnifique, dit Destel.
Absolument d’accord avec lui, mais réticente à abonder dans son sens, je dégaine mon jargon impersonnel d’agent immobilier :
— C’est un beau volume.
— Elle est en bien meilleur état que le reste de l’édifice. Ici, nous sommes vraiment au cœur du château.
Je hausse les épaules.
— Vauvey a tendance à dépasser un peu mes moyens.
Je ne peux m’empêcher de ressentir un peu d’amertume.
Destel sourit :
— Peut-être que vous trouverez malgré tout une solution. Vous avez l’air d’avoir beaucoup d’énergie. En vous rapprochant de votre château, vous en apprendrez un peu plus sur ce qui ne va pas, sur la meilleure façon de prendre soin de lui.
Je le dévisage, incrédule. Il y croit vraiment, à son remède magique ? Je hausse les épaules en murmurant :
— Oh, je vois assez bien ce qu’il lui faut, à cette ruine. Un émir bien riche fera tout à fait l’affaire.
— Les maisons s’attachent à ceux qui les habitent, insiste le médium.
— Je n’ai jamais vraiment vécu ici. Cette chambre est très belle, mais elle n’est pas pour moi.
J’esquisse un geste fataliste. Cela ne sert à rien de ressasser ce qui ne peut pas être changé. Je vais plutôt poursuivre mon inspection, à la recherche d’appareils électroniques et plus généralement de tout dispositif anormal ou anachronique. Je passe la main derrière un radiateur en fonte et je la fais glisser sur la vieille peinture écaillée. Rien à signaler. Mes doigts en ressortent noirs de crasse. Je soupire et recommence l’opération un peu plus loin. Et puisque je tiens mon suspect numéro un, j’en profite pour le cuisiner.
— Vous êtes venu avec du matériel ?
Il me regarde faire, l’air perplexe :
— Quel genre de matériel ?
— Je ne sais pas, c’est vous le pro.
Je me suis un peu documentée, on trouve sur internet toutes sortes de reportages sur les fantômes et même des cours en ligne de chasse aux esprits. Tous bidons, et néanmoins instructifs, d’un point de vue ethnologique s’entend.
— Ah, dit Louis Destel, non, pas de matériel.
— Pas de caméra thermique, pas de pod EMF ? Dommage, ça m’aurait intéressée de voir ça.
Il se gratte la tête.
— Ce n’est pas comme ça que je travaille. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ?
Je tâte les lambris anciens dans l’espoir de buter sur une aspérité, mais sans trouver autre chose que de la poussière. Probablement d’époque à en juger par la couleur de mon doigt. J’hésite une demi-seconde, puis décide de jouer franc-jeu ; c’est toujours la tactique qui marche le mieux pour moi.
— Je cherche des appareils hi-tech susceptibles de simuler une présence fantomatique, dis-je.
Il hoche la tête.
— Pourquoi pas. Je ne peux pas trop vous aider là-dessus.
Tu m’étonnes, oui. Tu n’as pas envie que je te démasque, et tu as raison. Si c’est toi qui essayes de m’embrouiller, physique olympien ou pas, tu peux trembler dans tes caleçons.
— Quoi, ça ne vous est jamais arrivé, dans votre carrière de voyant, de tomber sur une fausse maison hantée ?
Il hausse les épaules.
— Pas vraiment, non. Je ne perçois pas trop l’intérêt que cela pourrait présenter.
Je fais la moue en essuyant à nouveau mes mains sur mon jean, qui sera raide de crasse avant le début de la soirée, à ce rythme.
— Je ne sais pas, dis-je. Par exemple pour faire peur à une vieille tante désagréable ? Pour lui donner une crise cardiaque et récupérer plus vite l’héritage ? Vous avez peut-être vu des maisons en viager hantées ?
— Pas à ma connaissance.
Bonimenteur, très naïf, ou juste très paresseux ? Dans tous les cas, il n’a pas intérêt à se décarcasser pour faire éclater au grand jour la vérité sur les fantômes.
— Mais vous n’avez jamais utilisé d’appareils vous-même ?
Il fronce les sourcils :
— Vous voulez dire, pour faire croire à la présence d’esprits dans un endroit qui n’en héberge aucun ?
Ah, voilà qu’il va se fâcher à nouveau. Je rectifie le tir :
— Non, je veux dire, pour prouver l’existence des fantômes ?
Une expression un peu triste s’installe sur son visage.
— J’ai un copain qui s’y connaît en électronique et qui m’a proposé son aide, mais nous n’avons jamais vraiment mis ce plan à exécution. Je suppose que pour moi, ce n’est pas très important. Je n’ai pas besoin d’être convaincu, et en général, les personnes qui m’embauchent se déclarent contentes des résultats.
Il semble curieusement sincère, j’ai envie de le croire, bien que ce qu’il raconte soit évidemment ridicule. Il ne peut que mentir, et pourtant, je ne sais pas vraiment quoi penser. Ça doit être à cause de ces yeux jaunes. Quand il les plante dans les vôtres, vous perdez vos repères, c’est fatal. Cette couleur d’iris devrait être réservée aux bêtes sauvages.
Je prends une grande inspiration.
— OK, dis-je, rien ici, passons à côté.
Les autres pièces ne nous apportent rien de plus qu’un surcroît de poussière et de courants d’air. Je commence à m’énerver de ne rien trouver. Maintenant, l’idéal serait que je puisse semer mon médium trop présent pour retourner au second et tirer au clair cette histoire de berceuse.
J’annonce en montrant mes avant-bras et mes mains noires de crasse :
— Bon, je crois qu’on a tout vu. Je vais aller me débarbouiller au lavabo là-haut.
Je continue le long du couloir pour emprunter l’escalier nord, et m’arrête juste après le coude avec une exclamation ravie.
— Oh ! Isaure a accroché la collection de peintures du château.
Au moins, elle a progressé dans l’inventaire de l’espèce de grenier qui sert de débarras dans l’ancienne écurie. Je m’inquiétais de voir des trésors prendre l’humidité. Je la savais motivée pour ce travail, car elle avait indiqué, dans son CV, avoir suivi des cours de restauration d’œuvres d’art.
Toute au plaisir de découvrir ces tableaux, j’oublie ma méfiance. Je m’attendais à les trouver très abîmées après des années de stockage cavalier, mais les toiles de cette galerie, illuminées par la riche lumière rosissante du soir, paraissent en excellent état. Comme moi, Louis Destel semble fasciné et entreprend d’examiner un à un portraits et paysages.
— Ce sont des beautés d’antan, note-t-il en passant. Elles sont bien en chair.
Est-ce qu’il vient de jeter un œil à mon postérieur pour comparer ? Il a du culot. Cependant, il faut bien admettre que mon physique correspond aux canons de séduction des siècles passés. Tant qu’à faire, j’aurais préféré une version plus actuelle, mais il n’y a rien à faire, alors, autant assumer.
— Et je ne pense pas qu’elles attrapaient trop de mélanomes, observe-t-il en me dévisageant.
Moi aussi, j’ai la peau très pâle. Je ne supporte pas le soleil. J’ai hérité de la carnation claire de ma mère. Tout le reste de la famille est mat. Mon grand-père était rom, et mon père italien, mais rien à faire. Je ne bronze pas, je brûle.
Je m’imagine cinq secondes en dame de l’époque, avec ces désagréables corsets et ces rubans ridicules. Je grimace.
— Heureusement que les styles vestimentaires ont évolué eux aussi.
Je m’arrête à nouveau devant le portrait d’une femme à l’air mélancolique, dont j’ai vu quelques photos en noir et blanc.
— Et voici mon arrière-grand-mère.
J’ai hérité de son prénom, et je lui ai toujours envié sa beauté froide et élégante à la Marlène Dietrich. Ma grand-mère, pourtant, a toujours prétendu que je tenais de sa mère. Ce tableau m’aide à comprendre un peu mieux cette ressemblance. Après tout, nous avons le même teint pâle, le même sourire asymétrique, la même forme d’yeux, bien que les miens soient presque noirs et les siens d’un bleu glacier. Elle porte une robe boutonnée d’un bleu gris très pâle à la mode des années 40, une fourrure rousse négligemment jetée sur les épaules, une coiffure élaborée, mais très peu de bijoux : une seule bague d’ambre à la couleur étonnante. Elle semble triste. Je sens le remous discret d’un vague souvenir qui s’agite sans vraiment parvenir à crever la surface — après tout, cette arrière-grand-mère, je ne l’ai jamais connue. Elle est née au début du siècle et est sûrement l’une des dernières à avoir été peinte ainsi. Ma grand-mère racontait qu’elle était partie avec un haut gradé nazi. Pas de chance, le château se trouvait juste du mauvais côté de la ligne d’occupation. Mon arrière-grand-père a assez mal pris toute cette histoire. Étaient-ce les bruits de bottes dans les escaliers de pierre ou bien la trahison de sa jeune épouse ? Il s’est pendu dans une des chambres, probablement à quelques pas d’ici. Il était mort quand ma grand-mère est née.
Quelques secondes plus tard, un autre tableau m’arrache une exclamation de surprise. Cette peinture-là est bucolique. Un couple s’est installé pour un pique-nique, mais au lieu de rompre le pain, les deux protagonistes sont occupés à flirter. L’homme, malgré le costume d’époque, la perruque poudrée et les collants ajustés, évoque vraiment mon médium, avec ses yeux jaunes.
— Celui-là, fais-je remarquer, c’est sûrement un de vos ancêtres. Il y a un vrai air de famille.
Destel revient sur ses pas pour examiner la toile puis fronce les sourcils, s’approche du tableau.
— Et la demoiselle ne vous dit rien ?
Je la regarde et je m’esclaffe.
Je m’esclaffe pour chasser la petite sensation papillonnante bizarre qui s’est agitée, légère, au creux de mon estomac. Je la tousse dehors. Hop, elle n’existe plus.
La jeune femme de la peinture me ressemble trait pour trait.
Louis Destel s’éclaircit la gorge. Je murmure :
— Bah, ce sont les physiques d’ici.
Nous nous arrachons simultanément à la contemplation de ce tableau.
— Il est peut-être temps de descendre, dis-je en remarquant la lumière qui a encore baissé. Il va bientôt faire froid. Allons faire un grand feu en bas. L’escalier est juste là.
Il acquiesce sans un mot et se met en marche. C’est la première vue que j’ai du côté pile de Louis Destel. Je ne peux pas m’empêcher d’apprécier les larges épaules, la taille étroite, le postérieur rebondi, les longues jambes. Belle anatomie pour un complet loser. Reprends-toi, Jeanne Scarlatti, c’est pas le moment de te laisser déconcentrer. Je te rappelle que t’es toute seule contre une bizarre mafia berrichonne.
Je me mets en marche en regardant mes pieds et en pensant à cette galerie de tableaux troublante. Qui l’a accrochée là ? Isaure et mes escrocs de l’immobilier sont-ils de mèche ? Quelques pas plus loin, je rebondis contre Destel qui s’est arrêté net devant la porte ouverte d’une des chambres. Je m’inquiète :
— Ça va ? Vous avez vu quelque chose ?
Il ne répond pas. Ses yeux étranges fixent l’espace. Je pense : enfin, le grand numéro de médium tant attendu va commencer.
Il demande :
— Cette pièce, à quoi a-t-elle servi ?
Il fait le type impassible, mais sa voix blanche est plus vraie que nature et ses mains tremblent quand il désigne la pièce vide devant lui, alors, je ne sais plus trop ce que je dois comprendre.
J’examine les fenêtres en ogive, la cheminée sculptée, les poutres ouvragées. C’est une très jolie salle, plus modeste que la chambre du maître de maison. Malgré tous ces atouts, il émane d’elle quelque chose de sinistre, avec son orientation moins favorable et l’ombre de ce grand cèdre qui pousse devant la façade.
Je hausse les épaules :
— Je ne sais pas. C’est juste une des chambres d’amis, donc probablement juste à dormir, et, bon, etc. Pourquoi ?
Mais il n’en dit pas plus. Peut-être qu’après tout il est vraiment persuadé qu’il voit des trucs. Je plonge une main nerveuse dans mon sac pour tâter mon taser. À la première occasion, j’envoie un autre SMS de sécurité à Alexia pour l’avertir que mon médium est éventuellement un peu dingue.
Joyeux lundi ! Comme promis, ce matin, les 3 épisodes de ma série de romance Trio, ainsi que l’intégrale, sont disponible dans une multitudes de boutiques, pour vos liseuses autres que Kindle. La version papier en impression à la demande reste sur Kindle. Tous les liens sont là.
En passant, j’ai donné un petit coup de neuf aux couvertures qui faisaient un peu « Eleonore 2017 » 😀 enfin, c’est chouette de constater que j’ai vaguement fait des progrès en design depuis.
Un triangle amoureux ? Pourquoi choisir ?
Geekette parisienne un peu timide, Anaïs mène sa petite vie de journaliste débutante dans son coin quand elle retrouve un ancien camarade de classe, Romain. Ce dernier voulait déjà Anaïs lorsqu’ils étaient ensemble au lycée, mais cette fois, il ne la laissera pas s’enfuir. Pour la séduire, il ravive des souvenirs enfouis, éveille sa curiosité en multipliant les propositions torrides, et lui présente le gentil Simon, son meilleur ami, dont il est secrètement amoureux. En tissant autour d’Anaïs et de Simon un filet de tentations et de fantasmes, Romain parviendra-t-il à les attirer tous les deux dans son lit ?
Je me souviens m’être beaucoup amusée à écrire ce livre. Une romance à 3 protagonistes, c’est la promesse de négociations exotiques à plusieurs niveaux, surtout que certains des personnages se connaissent depuis l’enfance ou l’adolescence et sont des amis très proches. J’adore ce trope des amis qui deviennent amants, pas vous ? Souvent ça donne lieu à des histoires « slow burn », et là… bah non pas trop. On ne peut pas dire que notre ami Romain soit toujours franc du collier, mais là il y va direct, il trouve qu’il a assez patienté.
Comme d’hab, je me suis autorisé une certaine variété de scènes érotiques (sinon pourquoi écrire une romance mmf ? je vous le demande), mais les personnages ont vraiment pris vie et à la sortie c’est surtout une histoire d’amour enrichie en sensualité.
Si vous ne l’avez pas encore lue, j’espère qu’elle vous plaira.
C’est difficile pour une autrice de romance de se situer avec précision sur un galipettomètre rigoureux. Douce imposture de Noël n’est pas le plus chaud de mes livres. Il est quelque part entre Aucun autre ennemi que toi et Nos amours maudites, mes romances les plus « sages » d’un côté, et Un homme facile / Trio, les plus érotiques, de l’autre.
Il y a des scènes épicées mais c’est Noël, il y a toute la famille autour et c’est le bazar dans les émotions, donc ça reste à la température du chocolat chaud (sauf quand quelqu’un y met du piment, et que ça part en vrille). OK, concrètement mes personnages passent la deuxième moitié du livre à se sauter dessus à la moindre occasion. Mais je n’ai gardé que les scènes d’amour nécessaires à l’intrigue.
Quand je commence à écrire une romance contemporaine, je ne sais jamais trop quel sera le quotient d’épices ni combien de scènes exactement vont se dérouler à l’horizontale (contre un mur, sur une table, etc.). Ce sont l’histoire et les personnages qui décident. Je les suivrai partout où leur relation les mènera, et je resterai dans leur tête / dans leur corps jusqu’au bout. J’applique la même logique aux scènes de galipettes qu’à toutes les autres : si l’une d’elles est nécessaire pour faire avancer l’action, je m’efforce de la raconter avec toute la richesse de détails dont je suis capable. Comme mes personnages sont des adultes, il y a toujours des collisions dans le noir.
En tant que lectrice, je suis tout terrain. Je ne peux pas dire que je sois une afficionado de la romance amish, mais j’aime bien la romance historique ou YA, tout autant que la romance érotique ou la romance paranormale la plus débridée. Le plus important pour moi, c’est la qualité et la sincérité de l’intrigue.
Et vous, comment est-ce que vous préférez vos histoires ? plutôt épicées ou plutôt pas trop non plus ?
Sniff, c’est le dernier chapitre de ce calendrier de l’avent. J’espère que ça vous a plu et que vous avez pu vous faire une idée du livre. Si vous voulez l’acheter, il est disponible en version papier sur Amazon et en version électronique kindle ou epub un peu partout, en suivant ce lien.(Vous avez pensé à le demander au père Noël ?) 🙂
En tout cas, je vous souhaite un joyeux Noël et une fin d’année lumineuse, joyeuse, et en bonne santé. A bientôt !
VANESSA
VICTOR : Ça va ? Tu es partie bien vite. Nous avons réussi à te traumatiser ?
VANESSA : Pas du tout. Je t’avais dit que je n’aurais qu’une heure ce matin, pas plus.
VICTOR : J’ai l’impression que tu n’es pas restée une heure. Ça a été beaucoup trop court.
Tout en échangeant ces messages, j’aimerais presque penser qu’il flirte avec moi, mais je dois me calmer. Ce sont là uniquement des paroles bienveillantes adressées à la présence amicale dans sa vie. Je viens de me garer dans la cour de la ferme et Mia ouvre la porte de la cuisine au moment où je range mon téléphone dans mon sac.
— C’est pas trop tôt ! s’écrie-t-elle quand je m’extrais de la voiture. Ils ont apprécié leurs cadeaux ?
Elle est peut-être revêche, mais elle porte à présent le pull mauve et orange que j’ai tricoté pour elle, et elle l’a assorti de grandes créoles dorées. C’est un look qui la rajeunit de vingt ans. Je suis obligée de lui pardonner, de lui sourire.
— Ça te va bien, ce style, dis-je.
— J’ai eu du mal à assumer ! se plaint-elle.
— Pourquoi ? Tu es belle, solide et gracieuse. Tu peux assumer ce qui te chante.
Mon compliment semble la décontenancer. Il s’écoule quelques secondes avant qu’elle murmure un « merci » du bout des lèvres.
— Toi aussi, ajoute-t-elle. Tu es forte et gracieuse. Comme ta…
Elle allait dire « comme ta mère », ou pire encore « comme ta mère l’était », mais elle se rattrape juste à temps. On ne peut pas dire, aujourd’hui, que ma mère soit forte, solide, ou lui attribuer aucune qualité de ce genre. Sur une impulsion, je glisse :
— Comme toi ?
Je lui souris, fermement décidée à nous empêcher de sombrer dans la déprime de Noël, aussi longtemps que je le pourrai. Je vois que Mia n’en est pas encore à accepter un tel lien entre nous, mais elle reste là, en face de moi, quelques instants, avant de détourner le regard, et je pense que peut-être, tout n’est pas perdu.
— Tu es différente cette année, juge Mia. Il s’est passé quelque chose ?
Je fronce les sourcils. Paul, qui vient d’entrer dans la cuisine, lance :
— Elle a rencontré quelqu’un, oui !
Paul peut être sacrément perspicace, quand il s’y met.
— Tu as rencontré quelqu’un ? fait Mia, se tournant vers moi en une volte-face fulgurante, pour me scruter d’un regard perçant par-dessus ses petites lunettes en demi-lune.
— Euh… j’en sais trop rien, balbutié-je, prise de court. Ça se pourrait. Je ne suis pas sûre.
— Le jeune homme de l’autre jour ? insiste Mia, qui elle non plus n’a pas son pareil pour renifler les embrouilles.
— Hein ? Mais pourquoi tu me demandes ça ?
— C’est lui, ou ce n’est pas lui ? attaque Mia.
Paul intervient.
— Tout doux, ma chouette.
— Elle a concédé que c’était le jeune homme de l’autre jour, non ? fait Mia, en se tournant vers Paul.
— Je suis juste là, m’agacé-je.
Mais c’est peine perdue, ils continuent sans moi.
— Ça se pourrait, admet Paul, mais je ne l’ai pas vu, moi. Tu veux l’inviter à déjeuner ?
— Paul ! Mia !
Rien à faire, ils ne m’entendent même pas.
— Demain, réfléchit Mia, on ne peut pas, on va à l’hôpital. Après-demain peut-être ? Le 27 ?
Paul hoche la tête et Mia se tourne vers moi.
— Le 27 à midi trente. Tu lui diras ou bien il faut que j’appelle le Bourg ?
Elle sort son téléphone portable et commence à pianoter sur l’écran, sans doute à la recherche d’un numéro de téléphone pour joindre le château.
— Hé ! Non. Je vais m’en charger. Je vais le faire tout de suite. Purée.
— Sois courtoise, gronde Mia.
Je maugrée pour la forme, et sors mon propre smartphone pour composer ma version du SMS de château.
VANESSA : Tu es invité à la ferme, à déjeuner, le 27 à 12 h 30 tapantes. Tu peux ? Tu n’es pas obligé.
VICTOR : Bien sûr que je peux. Avec grand plaisir. Qu’est-ce que je dois apporter ?
VANESSA : Rien. Désolée. Mia n’a pas voulu me lâcher jusqu’à ce que je t’aie invité.
VICTOR : Tu leur as dit qu’on était un couple ?
Toujours cette histoire de « synchronisation des montres », supposé-je.
VANESSA : Non. Mais ils se sont fait des idées tout seuls. Je ne sais pas pourquoi. Je suis navrée. Écoute, viens, je te protégerai de leurs ardeurs.
VICTOR : Haha. Je n’ai pas peur de ta famille. Juste de la mienne.
Il est probablement content d’échapper au Bourg, et en plus, notre bobard n’en sera que plus crédible. Je rempoche mon téléphone et me tourne vers Mia et Paul, qui attendent avec des expressions de joie et d’impatience vraiment dérangeantes.
— C’est bon, il sera là.
Leurs sourires s’élargissent avec la même jubilation et je lève les yeux au ciel.
— Vous vous faites des idées, je vous assure.
Le problème, le vrai problème, c’est que, dans un coin de ma fichue cervelle — un coin inaccessible à la raison la plus élémentaire — je commence bien malgré moi à me faire des idées moi aussi.
*
Fin du calendrier de l’avent
*
Oh la la, il s’en passe encore de belles dans ce livre. Le calendrier de l’avent est terminé, mais il y a encore plein de chapitres à lire. Spoiler, ils vont coucher ensemble dans quelques chapitres à peine. On en apprendra plus sur Vanessa. Et Irène n’a pas dit son dernier mot. Bref. Beaucoup de choses encore. Si vous décidez d’acheter le livre, vous trouverez tous les liens d’achat ici.
En attendant, je vous fais un affectueux check de pied sous le gui, et que la Providence vous apporte rires, aventures et amours !
Le matin du 25, l’échange de cadeaux en petit comité avec Mia et Paul se passe assez bien. J’ai décidé de leur offrir à tous deux des pulls que je me suis donné beaucoup de mal à tricoter moi-même. Mon truc, c’est plutôt le crochet, les ouvrages de précision, mais je n’ai pas pu résister à l’idée de leur offrir ce luxe. À mon avis, il n’y a rien de plus sophistiqué qu’un vêtement unique réalisé avec amour dans un matériau noble.
Mia a d’abord l’air un peu gênée par les couleurs de laine assez radicales que j’ai employées — des mauves vibrants, des orange chatoyants, avec quelques bonnes touches de rose flamboyant.
— C’est voyant, prononce-t-elle.
Je lui souris.
— C’est un peu comme un coucher de soleil tropical. Tu ne trouves pas ?
Je voudrais lui rappeler qu’elle a été éclatante un jour, qu’elle n’a pas toujours été cette fermière un peu maussade en velours milleraies marron. J’ai vu les photos.
— Je ne peux pas le mettre avec cette jupe, soupire-t-elle en posant soigneusement mon cadeau sur le dossier d’un fauteuil.
On dirait qu’elle n’ose pas y toucher, comme s’il était radioactif.
— C’est juste un pull, m’agacé-je alors, un peu vexée.
Paul, de son côté, n’a pas tergiversé, lui. Il a aussitôt revêtu sur son jean bleu le pull de Noël que je lui ai offert, dans un camaïeu tout aussi baroque de roses et de rouges. Comme prévu, ça va très bien à son teint un peu rougi par les intempéries.
Paul est un type très noueux dont les cheveux se clairsèment, avec des yeux noisette et de taille moyenne. Sur le papier, il n’a absolument rien d’exceptionnel. Et il s’habille comme un sac parce que de toute façon, c’est pour avoir les pieds dans la terre et la bouse toute la journée. Il est taiseux et quand il a quelque chose à dire, il y va à l’économie, toujours très direct. Il irradie une sorte de confiance, de sérénité. Sa présence est bénéfique pour Mia, et rien que pour ça, je ne peux que l’apprécier.
Mia le regarde parader dans son nouveau pull, semble hésiter à l’imiter, puis renonce, et embraye plutôt sur autre chose.
— Tu disais que tu allais passer au château ce matin ? me demande-t-elle.
— Oui, j’ai des cadeaux à donner là-bas.
Mia et Paul échangent un coup d’œil aussi peu discret qu’il est insondable. Mais au moins, Mia ne formule pas le moindre commentaire.
— Ne tarde pas trop alors, prévient-elle, la dinde sera prête à treize heures.
Je me lève.
— Juste le temps d’appeler ma coloc pour lui souhaiter un joyeux Noël, et je me mets en route.
Clem décroche au milieu d’un vacarme inconcevable. J’entends des voix, au moins deux morceaux de musique concurrents (du Wagner et du rap francophone, mais je peux me tromper), des hurlements dont certains m’inquiètent un peu, des pleurs d’enfants, des aboiements de chiens. Je suis obligée de me boucher une oreille et de me concentrer à mort pour retrouver dans ce brouhaha la voix claire et mélodieuse de ma coloc.
— Joyeux Noël, ma belle ! beugle-t-elle. Merci pour ton cadeau !
Je hurle presque dans l’appareil :
— De rien ! Joyeux Noël à toi ! Merci pour ton cadeau aussi ! Tu veux que je rappelle plus tard ? On dirait qu’il y a quelqu’un qui s’est fait mal ?
— Non ! fait Clem. Enfin, un peu, mais ça va aller. Mon oncle Amédée est un gros drama queen. Il s’est juste un peu coincé le doigt, il va survivre. Mon frangin va l’emmener aux urgences.
Elle élève la voix, omettant d’obturer le combiné, si bien que je me prends son hurlement dans les oreilles et que je dois écarter le téléphone de ma tête pour ne pas perdre mes facultés auditives.
— Ho, Mick, t’es pas bourré au moins ? Sinon je peux y aller. Ah ? OK. Essaye de t’accrocher aux derniers points sur ton permis, hein !
Dans le fond, j’entends Mick affirmer qu’il est parfaitement sobre. Ici, dans la cuisine, Mia me fusille du regard et désigne du menton la cour de la ferme. J’attrape mon manteau et je m’enveloppe dedans tout en quittant la cuisine. Dès que je sors et que je commence à parler à nouveau, Heckel et Jeckel apparaissent au bout de leur enclos, deux têtes de biques curieuses.
— C’est business as usual, t’inquiète, m’assure Clem. Attends, je vais me planquer dans la salle de bain. Ce sera plus calme.
Elle s’éloigne du tumulte et ferme une porte entre elle et le chaos. C’est mieux pour discuter. Je lui demande :
— Ça va ? Tu arrives à vivre sans cannelle ?
Elle rit.
— C’est dur. Et toi ? Comment ça se passe, au pays du froid ?
— Ça va, souris-je. Il y a eu quelques développements imprévus.
— Ah ? Raconte.
Je pars de la coïncidence qui m’a fait prendre la route dans la voiture d’un autre enfant du pays, et de tout ce qui s’est ensuivi. Je n’omets rien, ni Irène, ni la supercherie dans laquelle j’ai embarqué Victor, ou bien Victor m’a embarquée. Je lui raconte aussi le baiser d’hier après-midi, celui qui ne voulait rien dire mais qui m’a fait un peu trop d’effet.
— Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, commente Clem lorsque j’ai fini.
— On peut dire ça.
— Tu vas donner suite ?
— Donner suite à quoi ?
Clem a le meilleur rire du monde.
— Ce type. Tu vas en faire quelque chose ?
— Un ami. Je vais en faire un ami.
Mais Clem ne l’entend pas exactement de cette oreille. — Attends. Laisse-moi résumer. Vous vous êtes tellement bien entendus pendant votre périple que maintenant vous vous voyez tous les jours, et tu as même raconté à toute sa famille que vous étiez ensemble.
— Ça ne s’est pas fait comme ça, protesté-je. C’était plus un mensonge par omission qu’autre chose.
— Ouais, ouais. Sauf que la dernière fois que vous vous êtes vus, il t’a roulé une pelle mémorable…
— Il était dans son rôle, rectifié-je.
— Han han. Tu peux te raconter ce que tu voudras, ma cocotte, moi, je vous prédis de très nombreux bébés. Et ce qui est bien, c’est que vous aurez une histoire sympa pour eux quand ils vous demanderont comment vous vous êtes rencontrés !
— Arrête, supplié-je, agacée. Il n’est pas question que ça aille plus loin. Je fais juste ça pour le dépanner. On ne vient pas du tout du même monde.
— Quoi, c’est un martien ?
— C’est un duc ou un comte ou je ne sais quoi. C’est pratiquement la même chose, pour autant que je puisse m’en rendre compte.
— Il est snob ?
— Non. Je ne sais pas. Je ne crois pas.
— Il te plaît, ou non ?
— Ce n’est pas la question.
Clem devient tout à coup très sérieuse.
— Vanessa, ma chérie, s’il y a une chose que je sais sur toi, c’est que tu n’es pas du genre à subir une situation qui ne te convient pas. Donc si tu t’es embarquée là-dedans, c’est que tu le voulais bien.
Mais elle ne me connaît pas encore si bien que ça. Elle ne sait pas que les choses sont plus compliquées, et que parfois, comme tout le monde, je me laisse embringuer malgré moi, pour des raisons qui m’échappent, dans des histoires qui me dépassent.
Il est onze heures trente du matin quand je gare devant le château l’antique camionnette de Paul. La route glisse un peu et je suis soulagée d’être arrivée à bon port. Accidenter son précieux outil de travail était ma hantise. J’enclenche le frein à main, puis j’attrape le sac en tissu sur le siège du passager d’un geste décidé. J’ai une heure, montre en main, avant que Mia ne se mette à fulminer.
Je descends de la voiture en lissant les plis de ma nouvelle jupe. C’est un cadeau de moi à moi, et elle est sublime : un kilt long, orange et jaune et vert, qui va à merveille avec mes bottes à talons. Je me sens invincible dans cette tenue. Je porte un bijou de ma création, à nouveau : un pendentif élaboré qui mêle des fils d’argent et de la soie violette et bleue, sur le pull noir ajusté tout simple, très joli, offert par Clem. Je suis pleine de couleurs, sans en faire non plus des tonnes. Je suis assez contente de ne pas être accueillie par un labrador lancé à pleine vapeur, pour changer, même si j’y étais psychologiquement préparée.
Dès que je pose le pied au rez-de-chaussée, dont la porte n’est pas fermée, je tombe sur Victor, qui a dû m’entendre arriver et qui est venu à ma rencontre. En m’apercevant, il sourit.
— Tu es très belle, dit-il avec sérieux. Il faudrait juste que tu détaches tes cheveux, et ce serait parfait.
Je le dévisage entre mes cils, nullement impressionnée. Premièrement, il me fait un compliment parce qu’il a dû sentir hier soir que je n’avais pas apprécié la façon dont Pierrot et lui ont discuté, de manière si factuelle, de son manque d’attirance pour moi. C’est comme le baiser, c’est du toc. Ensuite, il peut toujours courir pour que je lâche mes cheveux comme ça en milieu hostile. Je décide de lui expliquer. On se connaît assez bien maintenant.
— Mes cheveux sont une extension de moi, je les lâche avec les gens qui me sont proches, et en compagnie de qui je me sens bien, acceptée comme je suis.
Il objecte aussitôt :
— Tu les as détachés avec moi, l’autre jour à l’hôtel.
— Oui. D’ailleurs je ne sais pas trop pourquoi. En temps normal, jamais je ne me serais laissée aller à le faire avec un quasi-inconnu comme toi, même amical.
Il me regarde d’un air étrange, les sourcils froncés, et je poursuis :
— Ne le prends pas mal. C’est juste très rare. Même avec Mia et Paul, je ne les détache pas. Plutôt chez moi, avec Clem, ou mes autres amis proches.
Il me dévisage, toujours avec cette lueur bizarre dans le regard.
— Mais tu l’as fait avec moi, insiste-t-il.
— Je t’ai dit que je ne savais pas pourquoi, m’agacé-je.
— Je m’en fiche.
Son front s’est déplissé et maintenant ça semble positivement le ravir, cette idée que je l’ai accepté dans mon cercle amical très proche quelques heures après l’avoir rencontré, sur un instinct, une impulsion inexpliquée. Et forcément, ça ne fait que renforcer cette envie absurde que j’ai, moi, de l’adopter.
On n’ira nulle part avec ce genre de délires.
— Écoute, dis-je, on ne va pas épiloguer là-dessus. Ici, ne le prends pas mal, mais vu l’accueil que m’ont réservé certains de tes cousins, il n’est pas question que je me lâche.
— Même si on était seuls dans une pièce ?
Les mots n’ont pas si tôt franchi ses lèvres qu’il semble déjà avoir envie de les ravaler. Je souris patiemment.
— Arrête d’insister, Victor. On verra bien, mais pas aujourd’hui. Bon. Je n’ai qu’une heure avant de devoir rentrer, vous les voulez, vos cadeaux, ou pas ?
Toute sa physionomie s’éclaire, comme celle d’un gosse.
— Tu as apporté des cadeaux ?
— Ouaip. Mais seulement pour toi, Ray, et Nina. Je n’ai pas eu le temps d’en faire plus, désolée.
— Parfait. Je n’étais pas sûr de devoir glisser sous le sapin un cadeau prétendument de ta part, pour moi. Histoire que nous soyons crédibles.
— Ah. Très prévoyant de ta part.
Ça me chiffonne un peu qu’il fasse de ce rituel des cadeaux une nouvelle mascarade, et je crois qu’il sent quand je me renfrogne. Du coup, il se rembrunit à son tour.
Je me mords la lèvre. Ça n’ira pas. Soit on démarre une véritable amitié, soit on s’investit dans cette pièce de théâtre pour protéger Victor d’Irène, pour autant qu’il en ait vraiment besoin/envie. On ne va pas pouvoir faire les deux, être de nouveaux amis authentiques et des amoureux d’opérette. Pas dans un temps aussi limité.
Par ailleurs, je n’ai pas vraiment envie de me prendre un râteau, fût-il amical. Peut-être qu’il vaudrait mieux nous en tenir au script, ignorer cette espèce de synchronicité entre nous qui veut que nos humeurs se répondent aussi facilement, y compris quand elles se font sombres.
Toute la famille est réunie au pied du sapin, qui est féérique : énorme, et semé de décorations anciennes qui ont visiblement traversé les âges. Des anges de bois sculptés et peints ravissants côtoient dans les branches droites aux épines drues des boules de verre soufflé coloré, ainsi qu’une myriade de minuscules bougeoirs garnis de mini-chandelles allumées, qui bafouent allègrement toutes les normes de sécurité de la planète.
— Vanessa, quelle délicieuse surprise ! s’exclame le grand-père de Victor, qui semble m’adorer depuis que j’ai fait un compliment (même bizarre) à l’amour de sa vie.
Je salue les grands-parents, échange quelques banalités et quelques vœux. Je leur ai apporté une des terrines préparées par Mia, faute d’une meilleure idée. Puis je dispose mes paquets sous le sapin, cherchant les chaussures de Victor, puis celles de son frère et de sa sœur. Bien que je n’aie laissé aucune des miennes, quelqu’un s’en est occupé à ma place, et a disposé une paire de ballerines de danseuse en trente-huit (ma taille) avec un écriteau portant mon prénom. C’est trop mignon. Je soupçonne aussitôt Nina.
Celle-ci est très occupée avec ses enfants qui ont découvert leurs cadeaux aux aurores et doivent naturellement tous les essayer.
Victor me tend une coupe de champagne et me tire par la manche.
— Viens ouvrir ton paquet.
Je lui souris, curieuse et touchée qu’il ait pensé à me faire un cadeau, même si c’est pour tromper la galerie.
Et je ne m’attends pas du tout à trouver des bottes fourrées. Qui ont même l’air d’être à ma taille, et neuves.
— Comment tu as fait ? chuchoté-je.
— C’est grâce à Nina. Vous faites la même pointure. Elle les avait prises pour elle, et j’ai réussi à la convaincre qu’elle n’en avait pas vraiment besoin. J’ai dû négocier ferme. Et lui faire avaler que j’étais un gros abruti qui avait oublié mon vrai cadeau pour toi à Nantes. Elle sait que c’est juste un cadeau de remplacement, pour que tu aies quelque chose sous le sapin de ma part.
Bien sûr, songé-je, déçue. Ce n’est pas vraiment un cadeau, c’est une couverture ; il m’avait prévenue. Qu’est-ce que j’allais m’imaginer ?
— Si tu choisis de clarifier la situation avec elle, je les lui rendrai, bien évidemment, promets-je.
Après tout, Nina est sa sœur. Une fausse petite amie, ce n’est pas forcément quelque chose que l’on cache à sa sœur. Tout dépend de leur relation.
Une expression déçue de vif déplaisir gagne aussitôt les traits harmonieux, tellement parfaits, de Victor. Quand il fait cette tête-là, l’arc de sa bouche pourrait être celui d’une statue.
— Sûrement pas, s’agace-t-il. C’est un cadeau honnête et sincère, même s’il est un peu de dernière minute. Et il n’est pas de la part de Nina, mais de la mienne. Tu n’imagines même pas les tractations qu’il a fallu mener. Sérieusement.
Je plisse les yeux, incertaine.
— Accepte, insiste Victor. Vraiment. En plus, je suis sûr qu’elles t’iront à merveille. Et oui, c’est vrai, c’est un peu égoïste. C’est parce que j’ai bien l’intention de faire encore de nombreuses batailles de boules de neige avec toi, avant que le manteau blanc ne fonde tout à fait.
Il a reneigé un peu cette nuit, et surtout, il fait très froid. Le peu de neige qui a fondu a regelé dans les arbres, sur les toits, créant des décorations de Noël plus délicates encore. Ce matin, sous un soleil hivernal très pâle, le parc ressemble réellement à un décor de contes de fées.
— Merci, dis-je, plus émue par la déclaration d’amitié de Victor que par son cadeau.
Je désigne du doigt le paquet que j’ai déposé pour lui.
— Celui-là, là-bas, c’est le mien.
Son sourire s’élargit.
— Avec le papier peint tie & dye ? Je ne vois pas comment j’aurais pu en douter, se moque-t-il.
— Je n’avais pas de papier cadeau adapté, alors je l’ai fabriqué moi-même avec de l’encre et du papier kraft cette nuit, expliqué-je.
Cette révélation lui fait écarquiller des yeux tout ronds. Il décolle les morceaux de ruban adhésif avec une infinie délicatesse, au lieu de déchirer l’emballage. Puis il fronce les sourcils.
Moi, je regarde son visage refléter la moindre de ses pensées. En fait, ses émotions jouent les montagnes russes en permanence. Je ne comprends pas comment j’ai pu le trouver glacial, quand ça me crève les yeux à présent : il est un hypersensible qui fait tout ce qu’il peut pour le cacher, et qui se plante lamentablement.
— « Bande son pour rééduquer l’oreille et les goûts musicaux de Victor » ? Je dois bien le prendre ?
Je hoche la tête en riant.
— Tu le prends comme tu veux, mais tu les écoutes. J’ai passé presque toute la nuit à sélectionner les meilleurs morceaux de tous les temps pour ce CD.
— « Posologie : 30 minutes par jour minimum jusqu’à guérison complète, » lit-il encore. Merci ? Merci. La pochette du CD est géniale.
Je l’ai faite au crochet, dans les couleurs de Noël, avec des fils rouges et verts et des petits grelots dorés trouvés à la ferme dans le tiroir du bric-à-brac. Je suis plutôt contente de moi. À l’intérieur de la boîte du CD, l’impression est un collage maison réalisé sur mon ordinateur.
— C’est toi en train de danser, expliqué-je.
— Ouah. Je danse comme un dieu.
En fait, j’ai dégoté une photo de Victor en ligne, dans un trombinoscope de la fac, un cliché très sérieux où il sourit à peine, et j’ai collé son visage sur le corps de John Travolta, en plein délire Saturday Night Fever.
— Oh, c’est charmant, fait une voix dans mon dos.
Arielle s’est penchée par-dessus mon épaule pour lorgner sur le CD.
— Rien ne vaut un cadeau fait main, estime Victor.
— Moui, juge sa tante, son ton dubitatif.
J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas que le fric sur Terre, vu qu’elle n’a pas l’air d’être au courant. Puis Victor passe sa main autour de ma taille, et toutes les pensées conscientes, toutes les répliques pète-sec et toute l’animosité résiduelle en moi foutent le camp sous les tropiques. Il enroule sa paume chaude sur ma hanche et ce n’était définitivement pas scripté. Je n’étais pas prévenue, et je n’ai pas le temps de gérer. Comme pour le baiser hier soir, je suis prise au dépourvu. C’est sûrement pour ça que sa main répand une série de frissons à la surface de ma peau, à cause du chaud-froid inattendu.
Je lève la tête vers lui, incapable de sourire, je dois même avoir l’air un peu effrayée. Quand mes yeux rencontrent les siens, il est tout aussi sérieux et tous mes muscles se dissolvent dans une chaleur molle et traîtresse. J’entreprends aussitôt de me raisonner. S’il paraît si sérieux, c’est sûrement parce qu’il essaye de me faire comprendre, par ce geste, que mon cadeau improvisé avec zéro moyens lui a fait plaisir, qu’il me soutient lui aussi, et qu’on est dans le même camp. C’est terrifiant comme la proximité de son corps éveille chez moi des réactions aberrantes. Du genre battements de cœur accélérés et douce chaleur qui se répand dans mon abdomen. Tout ça pour un bras autour de la taille qui ne signifie rien du tout.
Je me dégage gentiment et j’invente un prétexte pour justifier ma fuite.
— Viens, je veux donner leurs cadeaux à Nina et Raymond.
Victor plisse le front, puis il me suit à travers le grand salon.
Nina est ravie du pendentif que je lui ai offert, assorti à ses nouvelles boucles d’oreilles (elle les porte ce matin). Lily, qui passe au même moment, affiche son dédain, mais Nina adore mon cadeau. C’est évident à la façon dont elle me saute dessus pour m’étreindre comme si j’étais sa meilleure amie.
Il faut dire qu’elle me croit peut-être très amoureuse de son frère. Elle aussi, je la trompe, et elle ne l’a pas du tout mérité.
J’ai eu un peu plus de mal avec le cadeau de Raymond. Faute d’idée qui lui ressemble, j’ai fini par lui fabriquer un truc à la gomme.
— C’est de la sorcellerie, expliqué-je devant sa mine surprise (déconfite ?). Il paraît qu’il y a des sorciers malabars dans ma famille très élargie, à la Réunion, alors, je t’ai fait une sorte de « garantie ». C’est une amulette pour t’apporter la fortune et la joie dans la nouvelle année. Et aussi l’amour, si tu le cherches.
Raymond contemple un instant avec des yeux ébahis la petite structure abstraite de laine crochetée qui pend au bout d’une ficelle, avec des plumes, des perles, des petits bouts de papier enroulés sur lesquels j’ai écrit de minuscules mots gentils.
— C’est très librement interprété, vu que je ne suis pas une vraie sorcière, me sens-je obligée de préciser.
— Mon Dieu, heureusement, dit Juliette, l’autre tante de Victor, en passant près de nous et en décochant un regard dégoûté à ma confection.
Je me tourne vers Raymond avec une grimace.
— Si tu n’aimes pas, je suis désolée. Je ne te connais pas très bien et j’ai imaginé ça pour toi, mais ne le prends pas mal, d’accord ?
Raymond déglutit et tourne vers moi son regard clair.
— Mais si, dit-il, d’une voix enrouée. C’est génial. Je l’adore. Meilleur cadeau de Noël du monde.
— Ton père t’a offert un ordinateur portable et un billet d’avion pour les Caraïbes, lui rappelle sa mère depuis le canapé.
Raymond se tourne vers elle :
— Mais Vanessa m’a offert la fortune, la joie et l’amour, Maman !
Sa mère sourit et secoue la tête.
— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire pour rivaliser, c’est sûr.
Victor prend ma main et la serre doucement.
— Je dois dire que je suis un peu jaloux, glisse-t-il.
Comme tout à l’heure, c’est un geste amical, de gratitude. Sauf que ça propage des picotements et des frissons dans ma main, mon bras, jusque dans ma nuque. C’est terriblement gênant, embarrassant, malvenu. Je pique du nez dans ma coupe de champagne.
— Vous voulez bien arrêter de vous tripoter en permanence, vous deux ? s’amuse Nina.
Son frère cadet se tourne vers elle, incrédule.
— Alors ça, riposte-t-il, c’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. C’est toi qui vas me donner des leçons de bienséance ?
— Rasmus et moi sommes mariés, avec quatre enfants !
— Ça ne vous donne pas le droit de vous peloter en public, renchérit Raymond.
Le débat part sur les démonstrations d’affection en famille, pour savoir si elles sont charmantes ou totalement gênantes. Je ne suis que d’une oreille, pensant à ce qui est totalement déplacé, à mon avis : ma réaction à la proximité de Victor. Depuis ce baiser d’hier soir. Il y a un problème, et je ne comprends pas bien ce que c’est. Un gros problème.
Mais si, me siffle une voix sous mon crâne, perfide — la voix de la raison et de la réalité. Tu sais exactement ce qui se passe.
Ma gorge se serre. Je n’ai pas vraiment envie de regarder en face cette évidence très embarrassante, presque incompréhensible compte tenu de ce qui s’est produit au cours des derniers jours.
Il se pourrait vraiment que Victor me plaise.
Mais il n’est pas disponible, toujours empêtré dans son histoire toxique avec Irène. Et moi, je ne lui plais pas. Ces choses-là ne se commandent pas, ma propre réaction le prouve à 200 %.
— Je crois que je ferais mieux de rentrer sans trop tarder, murmuré-je. Mia va m’attendre pour le déjeuner.
Je remercie pour le cadeau, je souhaite à tout le monde un joyeux Noël, et je m’éclipse, non sans passer devant Irène qui surveille la discussion, un peu à l’écart. Si elle est bien à sa place sous le bras de Ludo, qui lui dispense des caresses distraites, elle a le regard rivé sur Victor.
L’avantage d’être à la ferme pour Noël, c’est que Paul et Mia s’écroulent avant minuit. Tout en étant croyants, ils ne vont plus guère à l’église, et n’ont aucune raison d’attendre 23 h pour sortir à nouveau dans le froid en bâillant de fatigue. Ça veut dire qu’à cette heure-là, tout est rangé et endormi dans la grande maison. Les volets sont fermés et je reste seule dans la grande cuisine accueillante, à surveiller les dernières braises qui rougeoient dans l’âtre, seule source de lumière avec le spot de l’évier. Je me suis préparé une infusion de camomille pour essayer de digérer tous les mets succulents que j’ai été contrainte d’avaler aujourd’hui. Assise sur une des chaises de bois rustiques dont le paillage s’effiloche, les coudes sur la nappe de Noël rouge semée de petites étoiles dorées, je décide de prendre à nouveau des nouvelles de Victor, parce que je me fais du souci pour lui, et sans doute parce que j’ai besoin d’une présence amicale, moi aussi, quelquefois.
VANESSA : Festivités terminées ici. Dieu soit loué, alléluia. Ça va de ton côté ?
La réponse ne tarde pas à me parvenir.
VICTOR : C’est fini ici aussi. Les derniers retardataires emballent leurs cadeaux — là je parle de Nina et Ray. Je crois qu’ils font des cadeaux communs cette année. Ça va saigner.
VANESSA : Haha. Pourquoi ?
VICTOR : Malgré leurs années d’écart, ils sont très complices, et quand ils s’associent dans une entreprise, quelle qu’elle soit, ça produit des résultats étonnants. Fais-moi penser à te raconter la fois où ils ont ramassé tous les accessoires d’un théâtre dans une vente de liquidation. Avant de me les offrir. Tous les accessoires d’un vieux théâtre, tout poussiéreux, tout mités. Ce fut grandiose.
VANESSA : Oh ! Et vous les avez encore ?
VICTOR : Oui, ils sont ici au château. On ne jette jamais rien ici. Depuis cinq cents ans.
VANESSA : Ça me donne envie de déballer les cadeaux avec vous.
Ça me donne aussi envie de lui demander pourquoi la relation de complicité qui semble si étroite entre son frère et sa sœur ne l’inclut pas, lui, pourquoi il est moins joyeux qu’eux, plus secret. Je ne crois pas que ça soit par manque d’intérêt pour le monde qui l’entoure. Plutôt par pudeur ou par timidité. Les mêmes fragilités qui me donnent envie de le protéger, inexplicablement et avec des résultats très improbables. D’ailleurs, il faudrait vraiment que j’arrête : ça ne mènera à rien de bon. Mais c’est plus fort que moi, je ne sais pas pourquoi.
VICTOR : Viens, alors. Les adultes n’émergeront que vers onze heures.
VANESSA : Je ne sais pas. Mia m’en voudra.
VICTOR : Dis-lui que c’est pour me faire plaisir ?
Je me passe la main sur la figure, soudain fatiguée, désorientée.
VICTOR : D’ailleurs, tu lui as parlé de moi, ou pas ? Juste histoire de synchroniser nos montres.
VANESSA : Non. Je devrais ?
Il y a une pause dans la conversation et je crois l’entendre réfléchir. Est-ce qu’il a vraiment besoin que je joue la comédie sur toute la ligne ? Et moi, je me demande : est-ce que ce serait plus facile, si je rentrais plus profondément dans ce rôle que je ne suis même pas bien certaine de vouloir assumer ? Celui de la petite amie de Noël ?
VICTOR : Je ne pense pas que ce soit crucial, mais fais comme tu veux.
VANESSA : Je crois que je vais éviter de mentir à tout le monde.
Oui, je me contenterai d’endosser ce costume au château. C’est déjà assez fatigant comme ça.
VICTOR : Viens demain.
Il insiste mais j’hésite encore, et je change de sujet, pour gagner un peu de temps.
VANESSA : Tu n’as pas été embêté du tout par la sorcière ?
Si Irène lui tournait autour, est-ce qu’il me le dirait ?
VICTOR : Un peu.
Je me redresse aussitôt sur ma chaise :
VANESSA : Comment ça, un peu ?
VICTOR : Elle a essayé de me manipuler. Elle a profité d’un moment où nous étions seuls pour me faire un numéro de charme, du genre « je regrette d’être partie et ce n’est pas si sérieux avec Ludo ».
Incroyable.
VANESSA : Tu l’as envoyée paître, j’espère ?
Trois points de suspension apparaissent à l’écran, disparaissent, puis reviennent.
VICTOR : Non. Elle est partie avant que je puisse le faire.
VANESSA : Ouf. Ouf ?
VICTOR : Et ensuite, elle a passé le reste de la soirée à me tourner autour à distance, mais elle ne pouvait pas s’approcher davantage, pas devant tout le monde.
Cette fille est une authentique sangsue, un vampire. Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit ? J’ai pris de ses nouvelles au moins à trois reprises ce soir. À chaque fois, il a affirmé que tout allait bien.
VANESSA : À moins que tu ne veuilles d’elle à nouveau ? Tu penses que vous avez vos chances, en tant que couple ?
On ne sait jamais. Après tout, je ne le connais pas si bien. Et Irène est définitivement son genre, c’est évident qu’elle lui plait toujours énormément.
VICTOR : Non ! Bien sûr que non. Mais elle arrive encore à m’embrouiller.
VANESSA : Tu as envie de te laisser embrouiller par elle ?
… vérifié-je à nouveau.
La réponse apparaît immédiatement cette fois.
VICTOR : Non. Je ne veux pas.
VANESSA : Alors, la prochaine fois, tu m’appelles. Je suis sérieuse. Tu peux m’appeler à tout moment.
VICTOR : Je n’oserai pas.
VANESSA : Pourquoi ? Les amis, ça sert à ça.
Parce qu’on est amis, hein. Je décide, unilatéralement peut-être, qu’au point où l’on en est, l’appellation de « présence amicale » ne me suffit plus, et que j’ai mérité de prendre du galon.
VICTOR : Merci.
La conversation meurt et nous nous souhaitons bonne nuit. Je passe la fin de ma soirée, jusqu’à une heure tardive, à bricoler sur mon ordinateur, à utiliser l’imprimante de Paul et son antique graveur de CD, et à confectionner une ou deux surprises pour le lendemain.
Le grand bureau que mon père occupe au rez-de-chaussée du château, les rares fois où il vient en visite ici, est la preuve parfaite de l’attachement de mon grand-père pour son gendre. Il est le fils qu’il n’a jamais eu, c’est très clair.
Mon paternel est l’ambassadeur de France à Londres, excusez du peu. Autrement dit, il ne vient pas en France tous les jours. Et quand il se déplace, il passe généralement son temps à travailler. C’est sa vie, son œuvre, et il consacre toute son énergie à ses fonctions. Il est comme ça, bienveillant, droit, et très absent. Son ambition qui doit être dévorante pour qu’il ait réussi une carrière pareille prend la forme d’une dévotion totale à son poste, d’un effacement complet de sa personne privée. Il est le type même du haut fonctionnaire apolitique. J’en suis donc réduit à l’admirer de loin : je ne peux pas vraiment dire que j’aie une relation avec lui. Je ne le connais vraiment pas assez bien pour ça, et lui non plus ne me connaît pas. Je crois qu’il m’aime de loin, d’un amour un peu vague, et qu’il attend de moi que je lui rende la politesse.
Quand nous nous croisons, ce qui est rare depuis des années, nous avons des conversations incroyablement formelles, souvent presque solennelles. Quand il dit « discuter deux minutes », ça veut vraiment dire ça : que la conversation ne durera pas plus de cent vingt secondes. Ce soir, ça donne quelque chose comme ça.
— Comment vas-tu, mon fils ? demande-t-il en rajustant ses petites lunettes cerclées d’or sur son nez très légèrement aquilin, celui dont j’ai hérité.
— Très bien, merci.
— Toujours déterminé à faire des maths ?
— Toujours.
— Tu sais, quoi que tu choisisses dans la vie, je suis persuadé que tu le feras bien.
(Une expression pleine de tact, toute diplomatique, de sa déception.)
— Merci.
— Tu sais que tu manques à ta mère. Tu pourrais venir nous voir plus souvent.
— Entendu. Je m’y efforcerai.
— Es-tu heureux ?
— Très, oui. Et toi ?
Quand je lui renvoie en pleine face cette question complètement idiote, il m’adresse toujours le même sourire énigmatique, avant de se fendre d’une tape sur mon épaule qui est complètement étrangère à son répertoire d’affects et de gestes habituels. Mon père n’est pas du tout quelqu’un de tactile. Avec moi, il se force, bien que je ne sois pas tactile non plus, vu que j’ai été élevé par cet homme.
Je n’ai aucune idée de la façon dont Raymond s’est débrouillé pour être si spontané et chaleureux. Sans doute mon père s’est-il dit qu’il n’arriverait pas à jouer son rôle de parent avec tous ses enfants, et s’est-il concentré avant tout sur moi, avec le succès que l’on connaît. Nina et Raymond sont restés dans le giron de ma mère, qui leur a offert des confrontations dignes de ce nom, et qui au final, les a bien mieux réussis.
De toute façon, il est de notoriété publique que c’était ma mère qui voulait des enfants « pour s’occuper », pas mon père. C’est le discours officiel tel qu’il le sert dans les dîners, encore aujourd’hui, tandis que ma mère sourit d’un air bienveillant qui signifie à la fois « cause toujours » et « j’aime cet individu bien qu’il soit totalement déconnecté de ma réalité ». Mon frère, ma sœur et moi, nous sommes essentiellement des cadeaux, des concessions faites à ma mère au nom de l’amour.
Dans ces conditions, je ne sais pas trop pourquoi Maman a fini par laisser le champ libre à mon père pour mon éducation. Peut-être qu’aucun des deux ne s’est aperçu que je grandissais sans véritable tuteur ? J’étais tellement sage de toute façon. Je ne salissais jamais mes vêtements comme Nina, je ne rentrais jamais à la maison avec des chats errants, des gamins des rues un peu truands sur les bords ou des histoires de manteaux offerts à des sans-abris comme Raymond, qui a toujours adopté tout le monde sur son passage. J’étais tranquille et sans histoire, sauf quand je me battais avec Ludo, et alors, c’était mon grand-père qui me ramenait dans le droit chemin, avec des réprimandes qui avaient toujours un goût de félicitations.
Après sa petite tape, mon géniteur se replie déjà vers son bureau et ses précieux dossiers, satisfait de notre échange et du devoir paternel accompli. Avant de s’arrêter quelques pas plus loin :
— Je suis ravi d’avoir rencontré Vanessa, mon fils. C’est un choix très inhabituel de partenaire pour toi.
Je fronce les sourcils, et pour une fois, je me rebiffe.
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ?
Pour une fois, j’aimerais bien qu’il parle autre chose avec moi que cette novlangue de diplomate. Pris au dépourvu, il hésite, bégaye presque.
— Euh… ahem… Je voulais juste dire que sa personnalité volontaire et enjouée était bien loin des manières policées, presque conventionnelles, de tes amoureuses habituelles, et que je trouvais intéressante cette évolution, développe-t-il. Tu as dû changer sans que je m’en aperçoive.
Là, pour le coup, ça me fait rire. Je ne vois pas comment il pourrait constater du changement chez moi, vu que nous nous parlons environ cinq minutes par an, en tout cumulé. Mon bref éclat le laisse encore plus perplexe que tout le reste de ma personne, et cette fois il déclare forfait, me saluant d’un signe de tête affable avant de battre en retraite derrière son grand bureau, jusqu’à ce que je quitte la pièce.