Par Eleonore

Douce imposture de Noël, chap. 21

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Avachi depuis vingt minutes au creux d’un canapé de cuir confortable, au coin du feu et devant le sapin, je sirote distraitement un vin chaud, tout en surveillant d’un œil les enfants qui jouent au croquet sur le tapis moelleux. Tous les Noëls de mon enfance sont contenus dans la scène qui se déroule devant moi : moi aussi, j’ai adoré ce jeu de croquet, avec ses arceaux en bois que l’on avait le droit de poser n’importe où dans le salon, ses boules et ses maillets de bois peint de rouge, de bleu céruléen, de bleu marine, de vert bouteille, de jaune soleil. Bien sûr, contrairement à Noé, l’aîné de Nina, qui gronde son frère cadet Arthur un peu trop petit, à quatre ans, pour être très habile à ce jeu, moi, je ne manquais pas de compagnons de mon âge pour jouer. J’avais plutôt le problème inverse. Entre Ludo, moi, et notre cousine issue de germaine Carmen, qui nous suit d’un an, la compétition faisait rage, et les maillets ne servaient pas toujours à taper uniquement dans les boules de bois.

Dans ma famille, Noël est fêté surtout le 25 décembre. Le 24 au soir, chacun fait ce qu’il veut, du moment que nous sommes tous réunis sous le même toit. On peut grignoter un repas léger et boire du champagne ou du vin chaud avant de se rendre à la messe de minuit, pour ceux qui adhèrent à ce genre de choses. Je décide en général de profiter de ceux que j’aime et d’oublier les autres. 

Ce soir, c’est difficile. Ma dernière conversation avec Vanessa m’a laissé un drôle de goût de pas fini et je me reproche de l’avoir embrassée comme ça, sans lui demander son avis. Je me suis lancé dans ce baiser sans réfléchir, et maintenant, je ne sais plus quoi penser. Elle a pris mon geste à la légère mais je crains d’avoir compliqué les choses entre nous. Je voudrais que nous soyons amis, et j’ai bien peur d’avoir bêtement ouvert une porte sur d’autres possibilités que je ne souhaite pas, en fait, explorer. Elle a décidé de m’aider et je ne comprends toujours pas très bien pourquoi. Et moi, j’ai abusé de sa bonne volonté. Je n’aurais jamais dû l’embrasser, je ne sais pas ce qui m’a pris. 

Dans la cuisine, j’avais minimisé mon intérêt physique pour elle, pour ne pas la mettre mal à l’aise, et j’avais l’impression horrible qu’elle avait reçu mon détachement comme une insulte de plus, alors qu’elle avait déjà passé sa journée à dévier des insultes pour moi. Me sentant comme le pire des salauds, je lui ai couru après pour réparer l’outrage, et je m’y suis pris comme un manche. Devant tout le monde. J’ai suivi de la pire façon le mauvais conseil de Pierrot, et je crains à présent de m’être aliéné l’amie que je venais tout juste de me faire. Quel abruti. 

Alors que je contemple les petits qui jouent tout en m’autoflagellant, quelqu’un se laisse tomber juste à côté de moi dans le canapé, une silhouette claire et légère. Avant même de tourner la tête, je sais déjà de qui il s’agit, à son parfum raffiné et entêtant, à la douceur de sa peau et de ses vêtements contre moi. C’est Irène, bien sûr.

Pourquoi elle me colle comme ça ? Je cherche à me décaler un peu pour éviter ce contact trop rapproché, mais l’accoudoir m’empêche de vraiment m’écarter.

— Tu me fuis ? demande Irène, amusée. 

— Non. Pourquoi je te fuirais ?

— C’est la question que je me posais aussi, dit-elle. 

Je cherche à lire ses intentions sur son visage. Maintenant elle regarde le feu et son profil se détache, fin et élégant. Elle a relevé ses cheveux en une coiffure que je devine faussement négligée. Je ne suis pas un expert, mais ça lui a probablement pris un moment de réussir ce chignon lâche. Elle savait sans doute que ça donnerait envie de faire s’écrouler sur ses épaules la masse de ses cheveux blonds, rien qu’en tirant sur une épingle. Et je me demande soudain si elle s’est coiffée comme ça pour faire plaisir à Ludo, ou pour imiter Vanessa et ses mystérieux cheveux fous emprisonnés par cette pince cruelle. 

Si c’est le cas, 1) elle n’a rien compris aux cheveux de Vanessa, et 2) ça marche sur moi, ça marche à fond. 

— Qu’est-ce que tu veux ? lui demandé-je, privilégiant une attaque directe. 

Ça la fait rire. 

— Juste discuter. Prendre de tes nouvelles. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé. 

Incroyable. Je secoue la tête, sidéré. 

— On ne se parle plus, parce que tu es partie, Irène. D’ailleurs si tu avais tellement envie de me parler, ce n’était pas la peine de t’inviter en vacances chez mes grands-parents. Tu pouvais m’appeler à tout moment. 

Je n’aurais peut-être pas répondu.

À la réflexion, bien sûr que si, j’aurais répondu. Je me serais jeté sur le téléphone, quitte à m’en vouloir après, parce que même après deux ans de sevrage, je suis encore accro à cette fille. Et je commence à me dire que je le serai toujours.

— Tu sais, Victor, réplique-t-elle d’une voix douce, où traîne la plus légère trace de soupir nostalgique, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis comme ça. Je n’ai pas très bonne mémoire, et je ne suis pas très fidèle. 

Et tu disposes surtout de ce talent magique de faire de tous tes défauts les problèmes des autres, pensé-je aussitôt avec colère. 

Mais bien sûr, ça marche à nouveau. L’idée qu’Irène est un courant d’air à saisir, un trésor à protéger, crée une fois de plus en moi l’impulsion souhaitée — un pic de désir absurde qui me secoue à mon corps défendant, comme une crampe, comme une attaque. Et ça me met vraiment en boule. Je serre les doigts sur ma tasse plus vraiment chaude et presque vide, je contracte les mâchoires, incrédule, dégoûté. Je ne vais quand même pas replonger pour son truc vieux comme le monde, si ? 

— Où est passé Ludo ? demandé-je en regardant autour de nous.

Elle rit doucement : elle sait très bien qu’elle me met mal à l’aise. C’est sa façon de chasser. 

— Sous la douche, m’apprend-elle. 

Je gronde sans le vouloir. Je devrais fuir, mais je n’en ai déjà plus envie, surtout quand Irène pose une main légère, douce, chaude, sur mon avant-bras. L’effet chair de poule est instantané, ce contact évoque aussitôt les souvenirs de toutes les fois où elle m’a touché. 

Je lutte contre sa magie noire en utilisant le premier talisman qui me tombe sous la main : le souvenir du baiser échangé avec Vanessa. Je ne devrais pas me servir de Vanessa comme ça. Ce n’était pas le but de ce baiser, pour autant qu’il ait eu un but. Je ne suis pas censé fantasmer sur une amie pour tenir à distance mon ex maléfique. Mais je suis aux abois, à court de forces pour fuir. 

— Vanessa me plaît beaucoup, susurre Irène au même moment. 

— Merci, maugréé-je. 

— Vous vous êtes rencontrés comment ? 

— À la fac. 

Irène rit. 

— Je vois que tu es toujours aussi bavard. J’imagine que vous ne vous êtes pas rencontrés en cours ? Elle est beaucoup plus jeune que nous, non ? Elle est encore en licence. 

— En soirée, grogné-je, laconique. On s’est rencontrés en soirée. Et on a des amis communs. 

— Oh, fait Irène, je les connais ? 

L’impression qu’un filet se resserre inexorablement autour de moi, pour m’étouffer, ne fait que s’intensifier. Au fond de moi, ma résolution s’effrite peu à peu. Il y a une part de moi, une part sombre, qui n’a qu’un seul rêve au fond : appartenir à Irène. Qu’elle souhaite me revendiquer à nouveau, que son désir pour moi renaisse et qu’elle me prenne à nouveau sous son emprise, aussi délicieuse que nocive. 

Bien sûr, j’ai aussi un cerveau qui lutte contre cette aliénation. Mais les informations qu’il me transmet semblent si théoriques, si lointaines vues d’ici, alors que la main d’Irène prend ses quartiers sur ma cuisse, l’air de rien. 

— Non, tu ne les connais pas, dis-je. J’ai beaucoup de nouveaux amis. 

J’essaye de lui claquer la porte de ma nouvelle vie au nez, mais elle s’en fiche, elle est déjà à l’intérieur. 

— Je n’en doute pas, sourit-elle. Tu vois encore Mélanie et Arnaud ? 

Sa question susurrée convoque les images de nos dîners entre couples, des restaurants luxueux où elle insistait pour que nous allions, des boîtes, des soirées. 

— Non.

J’ai toujours soupçonné Mélanie de connaître dans le détail toute la liste des infidélités d’Irène, alors, dans ces conditions, il m’était difficile de ne pas lui en vouloir à mort quand Irène est partie. 

— C’est sérieux, toi et Vanessa ? désire savoir Irène. 

Je n’ai pas envie de répondre à cette question. Déjà parce que ce n’est pas sérieux, vu que c’est une invention. Ensuite, parce que je ne dois à Irène aucune information de ce type. 

­— C’est sérieux, toi et Ludo ? rétorqué-je. 

Ma riposte lui arrache un nouveau rire perlé. 

— Tu es tellement farouche quand tu t’y mets. Un vrai petit oursin. 

Je fronce les sourcils. Le matin, je suis un ours, et le soir, un oursin. Qu’est-ce qu’elles ont toutes aujourd’hui à distribuer des noms d’animaux ? 

— Mais pour répondre à ta question, enchaîne Irène, non, ce n’est pas du tout sérieux avec Ludo. Il n’y a pas grand-chose de sérieux, dans ma vie. Je n’ai pas eu tellement de relations dignes de ce nom. 

Puis elle tourne la tête vers moi, braquant sur moi ses yeux clairs, ses iris invraisemblablement beaux, avec un sourire nostalgique. 

— En fait, il n’y en a eu qu’une seule, si tu veux tout savoir. 

J’ai beau savoir pertinemment qu’elle me manipule, mon cœur bat à deux cents à l’heure, et toutes mes hormones suintent dans mon cerveau. Si ça se trouve, vous étiez faits l’un pour l’autre. Si ça se trouve, elle a un peu changé. Et puis si elle n’avait pas changé, est-ce que ce serait si grave ? Tu n’aurais pas envie d’être son esclave à nouveau ? 

Je secoue la tête, exaspéré, pour dissiper ces pensées dangereuses, mais bien sûr, elles s’accrochent.

— Tu es jeune, Irène. Si Ludo n’est pas le bon, tu rencontreras sûrement quelqu’un d’autre qui vaudra le déplacement. 

J’ai essayé d’affecter un ton légèrement supérieur et décontracté, mais ma voix a tremblé et Irène n’est probablement pas dupe. Son sourire se fait plus triste encore. 

— Le problème, c’est que je crois que je l’ai déjà rencontré, et que je l’ai perdu. 

J’ai soudain l’impression qu’on me tient la tête sous l’eau et que je ne suis plus très loin de l’asphyxie. Il faut que je quitte cette conversation, que je rompe cet envoûtement. Sinon, si je la laisse continuer, je vais me noyer. Il faut que j’aille en cuisine, que je descende parler à Pierrot, que je trouve Raymond ou quelqu’un de normal qui saura me raisonner. 

Vanessa. 

Je porte la main à ma poche, où se trouve mon téléphone. Mais je n’ai pas suffisamment anticipé, j’ai dû déjà plonger trop loin. Lorsqu’Irène se tourne dans le canapé pour me faire face, que sa jambe s’ouvre, frôlant la mienne, je me fige, paralysé.  

C’est mon corps, mon corps stupide qui me trahit, qui est littéralement incapable de lui dire non. J’ai envie de me jeter sur elle, de l’écraser contre le canapé, de dévorer sa bouche, de pétrir sa chair, de me venger sur son corps pâle et délicieux de tout ce qu’elle m’a fait subir. 

Je suis malade. 

Je me frotte le visage de la main, me sentant ivre, alors que je n’ai pratiquement rien bu. Je vois quasiment double. 

Le sourire d’Irène s’élargit, elle se penche vers moi. Mon cœur donne un soubresaut si sourd qu’il en est presque douloureux. Elle s’approche encore, pose sa main sur mon épaule, presque dans l’encolure de ma chemise, touchant la peau de mon cou qui se couvre aussitôt de chair de poule. Elle frôle ma joue de ses lèvres, si légèrement que je ne sens presque pas la caresse de sa bouche — sauf que je la sens. Je ne sens même que ça. Ma peau rétrécit de plusieurs tailles et mon sexe, qui était déjà à l’étroit dans mon pantalon, se gonfle pour de bon, déjà prêt à exploser. Je gronde, à moitié par désir, à moitié pour la supplier de cesser cette humiliation et de me laisser en paix. 

Puis elle se lève, me plantant là, avec mon cœur qui bat la chamade et tous mes sens en alerte. 

— À plus tard, lance-t-elle, moqueuse, triomphante, par-dessus son épaule. 

Et elle disparaît derrière le grand sapin, vers l’autre salon. J’arrive à peine à respirer. 

Tandis que j’essaye de me calmer, mon téléphone tinte dans ma poche, et je l’attrape aussitôt, reconnaissant de cette diversion qui me permet au moins de garder la face, comme si j’avais encore une once de dignité. 

Je me sens sale, stupide, furieux.

C’est un SMS de Vanessa. Mon cœur imbécile se réjouit, enfin une bouée de secours pour éviter la noyade, une présence amie. 

VANESSA : Nous attaquons la deuxième entrée et je vais mourir. Je jure que je ne pourrai plus rien avaler pendant une semaine après tout ça. Vous allez me tuer. Ça va de ton côté ? 

Je pense : non, ça ne va pas du tout. Je suis en perdition. Je vais probablement craquer si Irène se mêle de me tourmenter encore. J’ai besoin de me confier, d’en parler à quelqu’un qui comprendra et qui ne me jugera pas.

Mais c’est le soir de Noël, et Vanessa est avec sa famille. À quoi ça servirait de l’appeler à l’aide ? À rien du tout. Le danger est passé, provisoirement. Pour la première fois de ma vie je bénis l’existence de Ludo et son machisme possessif, il gardera sûrement un œil sur Irène dès qu’il sera sorti de cette foutue douche, et moi… moi, je m’arrangerai pour ne plus me retrouver avec elle. Je prendrai plus de précautions dorénavant. 

C’est ça. Je ne vais pas raconter à Vanessa ce qui vient de se passer. J’ai trop honte, et puis Irène est mon problème, et probablement celui de mon psy. Je n’aurais pas dû me confier à Vanessa. 

VICTOR : Ça va aller. 

Ma grand-mère entre dans le salon, m’adresse un de ses sourires discrets. Je peux partir si je veux, les enfants ne seront plus sans surveillance. Je me lève à mon tour, j’ai besoin de marcher, de dissiper toutes ces émotions désordonnées. J’hésite à aller voir Pierrot, puis je me ravise à nouveau. Lui aussi a mieux à faire ce soir, avec cette maison pleine. 

J’opte pour un tour dehors, quand je tombe sur mon père qui sort de son bureau. 

— Ah, Victor ! Viens discuter deux minutes. 

Pas le temps de m’éclipser discrètement : il m’a vu. Va pour une discussion père-fils. Au moins, ça me fera une diversion.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 20

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Je dis au revoir au clan à la volée, et joyeux Noël aussi, et je suis Victor vers la sortie, en essayant de remettre de l’ordre dans mes idées aussi décoiffées que mes cheveux. Je me sens exposée, avec mes mèches folles devant ces gens qui ne sont pas tous bienveillants. Mais surtout, j’ai les émotions en pagaille. Pour un type réservé, limite renfrogné, qui se déclarait pas du tout attiré par moi, et refusait de jouer la comédie, Victor s’est vraiment dépassé.

Bien sûr, ce baiser de cinéma en technicolor s’est déroulé essentiellement dans ma tête. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il fonde sur moi de cette façon. J’avais vaguement le moral en berne suite à notre discussion de la cuisine, et je me préparais à rembarrer ce poison d’Arielle Bloome, quand il est sorti de nulle part et s’est littéralement jeté sur moi. 

Enfin, je dis qu’il s’est jeté sur moi, mais ça s’est fait sans aucun heurt, il n’y a pas eu le moindre couac dans ce baiser parfaitement synchronisé, comme si nos corps s’y étaient entraînés depuis un moment avec un coach olympique, assez pour arracher un 9.8/10 au juge soviétique.

Mon sang en bat encore dans mes tempes tandis que mon cœur cogne fort, boum boum boum boum, ramenant une vie douloureuse dans des endroits de mon corps qui n’ont pas été irrigués de la sorte depuis un petit moment. J’hésite à me rejouer le baiser, titube un peu et renonce, mais c’est trop tard, parce que les mains de Victor ont laissé une trace brûlante dans mon dos, sur mon cou. 

— Tu as toutes tes affaires ? demande-t-il, ultra factuel. 

De toute façon, il faut que je me calme. Tout ceci, ne l’oublions pas, n’est qu’un stratagème pour éloigner de lui Irène la toxique et pour le protéger des racontars des autres nuisibles de la maison. Un coup de main entre amis. Je ne sais pas si ça a marché, mais en tout cas, je suis sûre d’une chose, c’est que ce baiser était convaincant. Moi, j’étais aux premières loges, et je n’y ai vu que du feu. 

Oh, zut, est-ce que j’ai produit un de ces petits bruits gênants qui m’échappent parfois ? Il me semble me souvenir que oui. Victor va-t-il comprendre que je me suis laissé affecter bien au-delà de ce que j’aurais dû ? 

Je décide que si nous en parlons, je jouerai les blasées — j’ai simulé, tout comme lui. Je veux bien lui rendre service, mais je ne veux pas me taper le ridicule de laisser un type me déstabiliser alors que je ne suis pour lui qu’une « présence amicale » pas attirante, juste insolite à la rigueur.

Je rassemble mes affaires d’hiver qui sont encore trempées après la bataille de neige, et mes bottes qui heureusement sont encore sèches. Je dois vraiment avoir une dégaine pas possible avec mes bottes à talons, l’article le plus féminin et sexy de ma garde-robe à l’heure actuelle, pas du tout assorties avec l’immense jogging de Victor. J’essaye de rentrer le bas du pantalon de coton dans mes bottes, mais il y en a trop et je laisse tomber, découragée.

— C’est bon, dis-je. Je crois. 

J’ai du mal à recouvrer mes esprits. Je décide que si j’oublie quelque chose, ce n’est pas très grave. 

Sans oublier de tenir ma ceinture qui commence à se défaire, pour ne pas ajouter à tout ça la honte de perdre mon froc devant lui, je le suis clopin-clopant vers sa voiture. 

Le trajet vers la ferme se fait en silence. Ce n’est qu’après avoir négocié le dernier virage sur le chemin de terre qu’il commente notre très bizarre après-midi. 

— En voilà une journée chargée en… 

Plutôt que de finir sa phrase, il fait un geste vague, et je décide de prendre les devants — définir ce qui s’est passé avant qu’il ait le temps de le faire. Nommer les choses permet de garder sur elles un semblant de contrôle. Je décide de les prendre à la légère.   

— Tu m’étonnes, dis-je. Je pense qu’après notre dernière performance, tu devrais être tranquille pour une heure ou deux. 

Mais en réalité, je n’en suis pas si sûre. J’espère qu’Irène se sera laissé décourager par notre baiser dramatique, mais si elle était du genre combattif et revanchard ? 

— Ouais, fait Victor. Désolé de ne pas t’avoir prévenue. Ça va aller ? 

— Bien sûr que ça va aller. Pourquoi ça n’irait pas ? 

Il me coule un regard en biais, puis ralentit dans la cour de la ferme. 

— Écoute, Vanessa, je ne veux pas profiter de toi. Si tu décidais de ne jamais revenir dans ce château de fous, je ne pourrais pas t’en vouloir. 

Je dois admettre que ce serait sans doute plus sage. Je pressens un problème : je vais me laisser happer par les histoires de Victor. Clairement je n’ai pas vis-à-vis de lui une attitude aussi détachée que je le devrais. C’est normal, non ? On est devenus des amis. Mais rajouter un baiser dans tout ça n’était pas une bonne idée. Je mesure à quel point faire semblant de sortir ensemble était une inspiration tordue. Visiblement une part de moi a décidé de croire à cette histoire bidon. Et je me connais. Je suis une personne entière, jouer la comédie n’est pas mon truc. Le jour où je craquerai vraiment pour un type, je le ferai à fond, il n’y aura pas de demi-mesure. Alors, ça n’a aucun sens de m’intéresser à Victor de cette façon. Il n’est clairement pas disponible, et de toute façon, je ne lui plais pas. 

Je ne suis pas non plus une midinette qui se fait des films pour un oui ou pour un non. Les fantasmes adolescents et les relations non réciproques, très peu pour moi. Je n’attends plus après personne dans ma vie affective, ça ne sert à rien. Non, moi, j’ai décidé il y a déjà de longues années de toujours aller de l’avant. 

— Ne t’inquiète pas, Victor, dis-je en posant la main sur le mécanisme d’ouverture de la portière. Je peux rester ta présence amicale encore quelques jours. J’ai un petit côté redresseuse de torts et je ne supporte pas les gens comme Irène. Ou Arielle. Ou Lily. Mais je serais honorée de t’avoir pour ami. Et je craque totalement pour ton frère et ta sœur. 

J’ouvre la portière. 

— Fais-moi signe en cas de problème, et je volerai à ta rescousse.

Je ne lui laisse pas trop le temps de répondre. Je claque la portière et je me dirige vers la cuisine éclairée, dans laquelle j’aperçois d’ici Mia en tenue de réveillon, qui s’affaire aux fourneaux. Je vais me prendre un sacré savon. 

Victor n’a toujours pas redémarré quand j’atteins la porte de la ferme. Je me retourne et je lui fais mon plus loufoque salut militaire. Alors seulement il enclenche le contact, m’adresse un appel de phares, et repart dans la nuit. 

Dans la cuisine, il règne une température tropicale. Je n’ai pas défait ma doudoune que Mia me tombe dessus. 

— Pas trop tôt ! Qu’est-ce que c’est que cette tenue, Vanessa ? 

— Des fringues d’emprunt. On a fait une bataille de boules de neige et ce fut un peu intense. 

Mia me scrute de son regard sombre, par-dessus ses lunettes en demi-lunes posées au milieu des taches de rousseur. 

— Quel est ton programme exactement, jeune fille ? Tu comptes nous gratifier de ta présence un peu, ou bien tu vas disparaître chez tes nouveaux amis riches dès que la table de Noël sera débarrassée ? 

Une vague de culpabilité m’envahit. 

— Mais non. C’est juste que mon ami a eu besoin de mon aide, Mia. 

Elle fronce les sourcils, visiblement elle a du mal à imaginer en quoi moi, Vanessa Lauret, je pourrais aider les gens du Bourg. Mais ce n’est certainement pas moi qui vais l’éclairer sur ce point. 

— Et tu n’oublies pas notre rendez-vous du 26, non plus, hein ? vérifie-t-elle. 

Le 26, nous allons voir Maman à l’hôpital, comme nous le faisons tous les ans. D’abord le réveillon, puis le jour de Noël, puis la visite à l’hôpital, c’est la tradition.  

— Je ne vois pas comment je pourrais l’oublier, grommelé-je.

Mia me fusille du regard et sa voix se fait dure, tranchante.

— J’attends un peu plus de respect de ta part, jeune fille. N’oublie pas d’où tu viens, n’oublie jamais. 

Je ne vois pas comment je pourrais. Je sais très bien que ma place n’est pas au Bourg, pas plus qu’à la ferme d’ailleurs. 

— Je suis là, soupiré-je, vaincue. Je vais me changer et je te donne un coup de main.

Elle hoche la tête. 

— Dépêche-toi. 

Je sors à nouveau de la cuisine pour traverser et gagner ma chambre de l’autre côté de la cour. Est-ce que Mia a raison ? Est-ce que je me suis laissé captiver par les histoires du Bourg, et le glamour un peu malsain de la famille de Victor, juste pour échapper aux perspectives sinistres qu’apportent à chaque fois mes propres vacances ? Probablement.

Enfin seule avec mes pensées, je suis bien obligée de m’avouer que je ne sais pas trop ce que je suis en train de fabriquer.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 19

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Dès que Vanessa a quitté la pièce, Pierrot me fait les gros yeux. 

— Qu’est-ce que tu attends pour lui courir après ? 

Je suis en train de me dire que ce stratagème est une idée vraiment idiote. Ce mensonge que nous avons laissé perdurer, prétendre que nous sommes ensemble ? Ça ne marchera jamais. Mais Vanessa est arrivée ici dans ma voiture, et la moindre des choses, maintenant, c’est de la raccompagner. 

— Je vais la reconduire chez elle, annoncé-je au cuisinier. Et toi, pas un mot de tout ça à qui que ce soit, c’est bien compris ?

— Tu me connais, répond Pierrot avec un autre de ses rires tonitruants. Muet comme une tombe. Je suis de ton côté, mon garçon. 

— Mouais. 

Je rattrape Vanessa dans le couloir principal du rez-de-chaussée. Elle s’est fait intercepter par Arielle qui l’inspecte sous toutes les coutures, occupée sans nul doute à lui reprocher ses choix vestimentaires improbables. Je m’approche. 

— Tu aurais dû mettre la petite robe qu’Irène te prêtait, dit Arielle. Sur ta peau, ça aurait été subliiime. 

C’est manifestement faux. Ce genre de couleur ne siérait pas du tout au teint de Vanessa, et Arielle doit être au courant, avec tout le temps qu’elle passe à éplucher des magazines, à assister à des défilés et à faire du shopping. C’est pour ainsi dire son occupation principale, pendant que mon oncle s’amuse à remodeler des entreprises et à « dépoussiérer » des business en fermant des usines.

— Elle est magnifique même habillée comme ça, interviens-je, conscient de n’avoir pas montré assez d’enthousiasme sur la beauté de Vanessa, tout à l’heure.

C’est juste que Pierrot m’a un peu pris de court avec sa suggestion de baiser hollywoodien. Dans le temps ridiculement court depuis que nous nous sommes rencontrés, j’ai plutôt considéré Vanessa comme une amie, un peu bizarre et farouchement protectrice, dont j’ai aussitôt eu envie de mériter la loyauté. Pas comme une fille que j’embrasse. Elle n’est pas mon genre, la présence d’Irène m’a déjà assez retourné le cerveau. Et puis, je la respecte trop, et je me respecte moi-même aussi. Pour moi, un baiser, ce n’est pas une chose banale que l’on distribue au hasard ou pour épater la galerie. Ça veut dire quelque chose. Je ne suis pas prude, mais je ne suis pas non plus le genre de type qui roule des pelles à ses amies pour un oui ou pour un non, pour leur dire bonjour ou pour leur prouver mon amitié. C’est non.

Quand Pierrot a dit que nous devrions nous embrasser pour avoir la paix, je me suis donc aussitôt rebiffé. Et Vanessa a cru que je la rejetais. Je m’en voudrais de lui avoir infligé une blessure. Il faut que je lui explique, il faut que je lui donne le mode d’emploi de ma personne pour qu’elle ne souffre pas de mon côté… taciturne, comme elle dit.

Vanessa semble plutôt lasse et je lis sur son visage qu’elle se prépare à renvoyer Arielle dans ses foyers. Comme attirés par cet instinct de famille qui leur fait détecter à cent mètres les situations croustillantes et les conflits, les autres arrivent à leur tour, déboulant de la salle de jeu. Il y a là les trois quarts de la famille. Mes grands-parents ont dû se retirer dans leur chambre pour se reposer avant le réveillon, et tel que je connais mon père, il est sans doute reparti travailler. Mais Ludo est ici, avec ses parents, Juliette et Gontran Dorcat, ce qui signifie aussi, sans doute, qu’Irène n’est pas bien loin. 

Je pense que Pierrot a raison. J’ai besoin de mettre de la distance entre Irène et moi. Et j’ai envie de dire à Vanessa qu’elle est bien plus attirante que je ne l’ai admis à l’instant. 

Vu que ce n’est pas logique, je ne cherche pas trop à réfléchir. Je me plante devant Vanessa. Je pose mes mains sur ses épaules, je la fais pivoter entre mes bras, je me penche, et cueillant son soupir étonné entre mes lèvres, je l’embrasse. 

J’entends un soupir étouffé dans le couloir, indignation ou surprise, mais je l’entends de très loin, parce que tout à coup je tombe. Pas seulement parce que Vanessa est beaucoup plus petite que moi et qu’elle doit lever son visage vers moi. 

Je tombe parce que c’est radicalement nouveau, le goût de sa bouche, la forme de ses lèvres, la surprise que je sens dans son court moment de recul, puis la franchise volontaire dans sa réponse quand elle percute ce qui se passe et qu’elle adhère entièrement. Tout à coup je prends conscience de ce que mes bras sont autour de sa taille, et ses mains dans mes cheveux, éveillant dans ma nuque des frissons non répertoriés. Sa taille est souple, mouvante, vivante. Mes mains plongent dans la cambrure de ses reins, où elles trouvent une place confortable pour se nicher. 

Je mordille sa lèvre inférieure et elle émet un petit bruit, entre un gémissement et un ronronnement très félin, qui résonne sous mon crâne et met en route une réaction en chaîne étrange. Je suis obligé de resserrer mes bras autour d’elle, de la ramener plus proche de moi, sa poitrine contre la mienne. Mes doigts trouvent sa nuque gracieuse et la naissance de ses cheveux, doux. Ça fait deux jours qu’ils m’intriguent et que j’ai envie de les toucher. Elle les a attachés avec une pince et des barrettes métalliques qui évoquent des attelles, ou des instruments de torture. Je vais au plus pressé — la pince. Je l’ouvre d’une main, je la laisse tomber au sol. Je plonge mes doigts dans les mèches douces pour les libérer, tout en caressant vaguement l’idée de tirer dessus, pour faire ployer son cou vers l’arrière, approfondir le baiser, peut-être goûter sa gorge. 

Quelqu’un toussote et je me rappelle que nous avons quelques spectateurs. Je mets fin au baiser à regret. Pourquoi ai-je dit à l’instant que je n’embrassais pas mes amies pour un oui ou pour un non ? C’est une erreur. Je pourrais embrasser Vanessa à nouveau. 

D’ailleurs j’ai un moment d’hésitation, et c’est elle qui m’écarte, fermement, des deux mains sur mes épaules. Elle me sourit, pourtant, papillonnant de ses grands cils. Échevelée, le souffle court, le rose aux joues, elle n’a plus rien d’une présence amicale. 

Mais on se calme. Nous avions déjà établi que mon corps n’était pas digne de confiance, que sa chimie erronée l’amenait à se fourrer dans des situations sans issue, à se fourvoyer durement. Lorsque je suis le cours de mon désir, il n’en sort rien de bon, c’est prouvé. 

Je prends une grande inspiration pendant que Vanessa émet un minuscule soupir qui me donnerait presque envie de recommencer. Je m’en empêche. 

Je risque un coup d’œil panoramique et j’inventorie les visages autour de nous. Dorcat-Brühler mi-choqués, mi-envieux, ma mère qui rigole, Raymond qui m’adresse un clin d’œil grivois, Nina qui arrive au bout du couloir : 

— J’ai manqué quelque chose ? 

— Je raccompagne Vanessa, annoncé-je à la cantonade. 

— Prends ton temps, surtout, glisse Raymond. 

Et l’expression sur le visage d’Irène : songeuse, avec une pointe de colère dans le frémissement de ses narines délicates. 

Le coup de théâtre est-il un succès ou un échec ? C’est difficile à dire. Je passe mon bras autour des épaules de Vanessa. 

­— Viens, allons-y.

— Attends, dit-elle en passant les mains à ses oreilles. 

Elle défait ses boucles l’une après l’autre et se tourne vers Nina pour les lui offrir. 

— Oh, fait Nina, non, je ne peux pas. 

Vanessa insiste, la main tendue, les bijoux rouges et argentés au creux de sa paume.

— Bien sûr que si. Je pense qu’elles t’iront à ravir. J’en ferai d’autres. N’hésite pas à me faire de la pub, hein. 

Ses mains remontent à ses oreilles et alors, elle prend conscience de ce que ses cheveux sont totalement décoiffés. Il reste des épingles et c’est vrai que ça ne ressemble pas à grand-chose, mais à mon avis, ça ne justifie pas non plus sa mine horrifiée, juste avant qu’elle se baisse pour ramasser sa pince, et vite, vite, rabattre en un chignon serré sa glorieuse chevelure. 

— Je suis prête, grommelle-t-elle ensuite.

Nous partons.

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Douce imposture de Noël, chap. 18

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Je peux marcher, j’ai fait un nœud à l’élastique de la ceinture et j’espère qu’il tiendra. Je n’ai pas le sentiment d’être particulièrement élégante en cet instant, et en plus j’ai froid aux pieds, surtout que Victor a oublié de me prêter des chaussettes. Note bien que ce serait sans doute encore plus ridicule, si je portais aussi ses chaussettes. 

La scène de tout à l’heure dans la salle de bain m’a confortée dans l’idée qu’Irène est dangereuse pour Victor. Je commence à me dire que j’ai fourré mon nez dans une histoire qui non seulement ne me regarde pas du tout, mais qui en plus sent très mauvais. Est-ce que mes instincts de protection vis-à-vis de Victor sont bien placés ? Non. Pas du tout. J’ai un vieux doute, je me demande ce que je fiche ici, dans ce château de contes de fées, à vouloir affronter la reine des fées alors que je suis un peu sortie de nulle part et que dans cet accoutrement, en plus, je me fais l’effet d’un hobbit. J’ai confiance en moi en temps normal, mais là, les conditions ne sont pas idéales, et je me sens tout à coup bien loin de chez moi.  

Après m’être trompée et avoir un peu erré au rez-de-chaussée du Bourg sans croiser personne, je finis par trouver la cuisine. Elle est gigantesque, comme tout le reste, avec plusieurs fours et une grande cheminée où flambe un feu d’enfer. Et elle sent presque aussi bon que celle de la ferme — un reste du fumet délicieux de l’agneau rôti de ce midi se mêle à des arômes de pudding épicé, de vin chaud et de chocolat. Je trouve rapidement l’explication de ce phénomène : un bonhomme chauve, massif et souriant qui porte un grand tablier blanc de drap épais, et qui surveille en souriant la cuisson d’une marmite entière de chocolat chaud. 

Il se tourne vers moi à mon arrivée. 

— La voilà ! s’exclame-t-il en souriant. 

Il doit avoir cinquante ou peut-être soixante ans. Son visage est plein de petites rides d’expression et ses yeux sont d’un bleu perçant, presque fluorescent. Il est plus large d’épaules que rond, avec des mains comme des battoirs. 

— Je suis Pierrot, le cuistot, explique-t-il quand je lui souris, interrogative. Je vous ai fait du chocolat chaud. 

Il baisse les yeux vers mes pieds. 

— Victor, espèce d’idiot, tu n’as pas donné de chaussons à ta belle !

Alors seulement j’aperçois Victor qui est assis sur une chaise contre le mur, au coin du feu. Pierrot se déchausse et fait glisser vers moi ses chaussures d’intérieur, elles aussi douze fois trop grandes pour moi. Je suis le petit Poucet dans le château de l’ogre.  

— Oh ! fais-je. Non. Je n’oserais pas vous piquer vos chaussons.

— Si, si, me rembarre Pierrot, ose immédiatement. Et tutoie-moi. Assieds-toi avec l’autre dadais près du feu. C’est bientôt prêt. 

Je pouffe, parce qu’il a traité Victor de dadais, et j’obtempère. Les chaussons sont confortables et il fait chaud au coin du feu. Victor m’accueille à côté de lui avec un sourire de gamin. 

— Victor était en train de me raconter ses malheurs, dit Pierrot. 

— Ses malheurs ? 

— Le retour de la foldingue, et ta tentative courageuse mais un peu tarée pour le sauver. 

— Oh. 

Visiblement, Victor n’a pas de secret pour Pierrot. 

— Ce que j’ai du mal à comprendre, embraye ce dernier en plongeant une cuiller en bois gigantesque dans sa grande marmite de chocolat, c’est comment il peut encore se sentir attiré par cette sorcière quand tu es là, juste à côté de lui. 

Je tourne la tête pour regarder Victor, tout en trouvant qu’il va sacrément vite en besogne quand il se confie à ce Pierrot. Victor soupire. 

— Ce n’est pas de ma faute. Irène a le don de me rendre zinzin, c’est indépendant de ma volonté. Tu crois que ça m’amuse ? 

Un grand soupir soulève la gigantesque poitrine du cuistot. Il attrape des bols énormes sur une étagère à sa droite, puis y verse à la louche un chocolat onctueux et fumant. Bien que j’aie passé la moitié de ma journée à table, j’en ai aussitôt l’eau à la bouche.

— C’est vous… c’est toi qui te charges de toute la cuisine dans la maison ? demandé-je. 

— Ouaip. 

— Ce déjeuner était… fabuleux, dis-je. Je ne sais pas comment ils font tous pour rester aussi minces. 

— Ils sont névrosés, estime Pierrot, c’est ça le problème. Mon but dans l’existence, c’est de les faire grossir. Surtout celui-ci, ajoute-t-il en désignant Victor d’un signe de la tête. Petit, c’était une pitoyable crevette. Je l’ai bien fait grandir, d’un été sur l’autre. Il n’est toujours pas bien épais, mais je trouve que je l’ai bien réussi. 

Je hoche la tête. Sa dévotion pour Victor est touchante. C’est complètement impossible de ne pas craquer un peu pour ce type colossal aux yeux bleu fluo. Surtout quand il me tend un bol et que je plonge mes lèvres dans le chocolat, chaud, épicé, sucré, crémeux… 

— Tout simplement divin, murmuré-je. 

— Merci, se rengorge Pierrot. 

Dans cette cuisine, Victor semble plus détendu. Je pense qu’il vient ici pour se faire requinquer. C’est un bon endroit où oublier le monde extérieur et ses prédateurs. Sauf que…

— Il va quand même falloir que je rentre chez moi, dis-je en apercevant l’horloge au-dessus du plan de travail. 

Il est déjà presque dix-huit heures. Mia va sûrement m’allumer parce que je l’ai laissée préparer le réveillon toute seule. 

­ — Oui, dit Pierrot, ta famille doit t’attendre, n’oublions pas que c’est Noël ce soir. Mais qu’est-ce qu’on va faire de celui-là ? 

Victor hausse les épaules, mais j’ai vu sa pomme d’Adam s’agiter comme s’il déglutissait péniblement. C’est clair qu’il appréhende la soirée. 

— Tout ira bien, déclare-t-il, stoïque. Il faut que Vanessa rentre dans sa famille. 

— Ouais, dis-je. Sinon Mia me tue. Tu tiendras le coup ? 

— Je boirai du champagne. 

— Appelle-moi en cas de souci. Envoie des SMS. Ou des signaux de fumée. Ou bien viens me retrouver. 

— Ça ira, répète Victor. 

— Je passerai te voir demain main, décidé-je. Je ne resterai pas longtemps, mais je peux passer. 

Victor acquiesce. 

— Mais viens aussi demain après-midi. On ira faire du cheval dans la forêt enneigée. 

— Romantique, juge Pierrot. 

— En tout bien tout honneur, ajoute Victor. 

— Si tu le dis, insiste Pierrot. 

Victor lève les yeux au ciel. Je finis mon chocolat, bien certaine que je ne pourrai rien avaler du dîner de Mia ce soir. Je repose mon bol sur le bord de la grande cheminée de pierre.

— Tu vas faire quelque chose pour éloigner les mauvais esprits avant de partir ? me demande Pierrot.

— Euh… Qu’est-ce que tu entends par là ? 

— Juste que tu devrais marquer ton territoire avant de partir dans la nuit. Il y a des bêtes féroces dans ces couloirs qui ne comprennent pas d’autres langages que celui de la prédation, tu sais. 

— Hein ? Je ne suis pas sûre de bien saisir ce que tu racontes, Pierrot. 

— Pierrot, commence Victor, je ne crois pas que…

Le cuisinier le fait taire d’un geste de la main. 

— Écoutez-moi, tous les deux. Vous avez inventé cette histoire rocambolesque pour protéger Victor de la redoutable Irène. Je ne sais pas très bien quelle logique bizarre s’est emparée de votre cerveau, mes tourtereaux, mais je sais une chose : dans les couloirs, ça discute ferme, et ça jase, même. Arielle trouve ça bizarre, cette histoire de petite amie sortie de ton chapeau. Ludo dit que tu es jaloux, que tu as inventé ça parce qu’il a attiré Irène dans ses filets. Quant à la princesse Irène elle-même… Elle est venue se renseigner ici en personne, sous couvert de se faire servir un thé. Quelqu’un a dû lui dire que je connaissais tous tes petits secrets, mon garçon, et elle a essayé de me cuisiner, de me faire réagir aux dernières nouvelles. Comme je n’avais jamais vu Vanessa ni même entendu parler d’elle, vu que vous vous êtes rencontrés avant-hier, j’ai dû avoir l’air surpris et je te fiche mon billet que ça ne lui a pas échappé. Elle a un œil de lynx, celle-là. 

— Comment tu te débrouilles pour savoir autant de choses sur tout ce qui se passe ici, sans jamais quitter cette cuisine, ça me dépasse, grommelle Victor. 

— La cuisine est le point névralgique de toute maison, rétorque Pierrot. Quand vas-tu le comprendre enfin ? 

Victor soupire. 

— OK, fait-il. Tout le monde parle de Vanessa et moi. Et après ? 

Pierrot soupire. 

— Je pense qu’il faut que Vanessa pose ses pattes sur toi, et qu’elle fasse bien comprendre haut et fort à tout le monde que vous êtes un vrai couple. Sinon, votre couverture ne tiendra pas cinq minutes, surtout si vous vous séparez pour passer les fêtes chacun de son côté. Tu n’as qu’à l’embrasser devant tout le monde, par exemple. Ça t’achètera un peu de tranquillité, histoire de tenir pendant Noël. 

Victor fronce les sourcils d’un air contrarié et moi, je réfléchis. 

— Tu crois vraiment ? demandé-je à Pierrot. 

Embrasser Victor ?

— Ouaip. Je connais tous les membres de cette famille comme si je les avais faits, depuis le temps. Je ne dis pas que je suis fier de ce qu’ils sont tous devenus, mais je connais tous leurs travers par cœur. Je vous prescris donc un énorme baiser de cinéma, avec un maximum de spectateurs. Ça devrait calmer les langues de vipères.

J’essaye d’ignorer la moue de plus en plus dégoûtée de Victor, et d’adopter pour ma part une expression de neutralité bienveillante. Pierrot éclate de rire en voyant la tête de Victor. 

— Calme ta joie, mon gars.

— Pardon, dit Victor en me jetant un coup d’œil contrit. 

— T’inquiète, le rassuré-je, même si mon orgueil féminin en a pris pour son grade, forcément.

J’ai un égo comme tout le monde, je ne suis pas complètement insensible. Pierrot en rajoute aussitôt une couche en tançant Victor : 

— Quitte à jouer la comédie, tu ne pouvais pas en choisir une qui te plaise vraiment ? 

— Purée, dis-je, arrêtez vos compliments, c’est trop pour une seule femme. 

Pierrot éclate d’un rire tonitruant. 

— Vanessa me plaît, proteste Victor sans grande conviction. 

— C’est sûr qu’habillée comme ça, ajoute Pierrot. 

— J’aime ses cheveux, ajoute Victor. Quand elle les détache. 

Le sourire de Pierrot s’élargit et ma gorge se noue. Je me sens prise au piège. Je mets aussitôt le holà : 

— Mes cheveux ne sont pas un jouet ou un accessoire de théâtre. 

Ils sont ma personnalité, mon essence, ma liberté, mon identité. Je refuse de les lâcher dans cette maison pleine de pervers narcissiques, même pour les beaux yeux de Victor, c’est non.

— S’il te plaît, insiste ce dernier. 

Je soupire, puis je tiens bon. 

— Nan. 

— Et moi ? demande Pierrot. Je peux les voir ? 

— Nan.

­— Tant pis, dit-il. 

Je commence à mieux cerner ce mec. C’est une énorme commère qui se mêle de toutes les affaires de la maison. Il semble dévoué à Victor, mais moi, il sait qu’il ne me doit rien. 

Je me lève. 

— Bon, j’y vais. À demain, Victor. Tu peux prendre congé de ta famille pour moi ? Je n’ose pas aller les trouver dans cette tenue. Bon courage pour ce soir. On s’appelle. Pierrot, merci encore pour ce succulent déjeuner. Et pour le chocolat.

Et je sors de la cuisine en laissant là ses chaussons, un peu perplexe, déstabilisée.

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Douce imposture de Noël, chap. 17

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Après le froid du dehors, l’air chaud de l’entrée nous pique les joues et je prends conscience du fait que je suis totalement trempé, des pieds à la tête. Raymond et Nina ont déclaré forfait il y a déjà quelques minutes, mais Vanessa a eu plus de mal à dégriser après la folie de notre bataille de neige, si bien que j’ai dû les fatiguer encore un peu, Baloo et elle, en les faisant courir dans le parc. J’en ai profité pour lui montrer les écuries, les différents bâtiments. 

Il y a cinq minutes, elle s’est enfin déclarée calmée, et nous voici de retour à l’intérieur du Bourg.

— Les bottes que j’ai volées sont trempées, se désole-t-elle en se déchaussant tant bien que mal, appuyée contre le mur. 

Si elle est dans le même état que moi, ses bottes ne sont pas les seules. Elle n’avait pas la chance de porter un pantalon comme moi, et elle doit être complètement frigorifiée à l’heure qu’il est. 

Zut. 

— Enlève tout ce qui est mouillé, d’accord ?

Elle pouffe et me regarde d’un air amusé. 

— Si c’est une stratégie pour que je me mette à poil, elle n’est pas très subtile. 

C’est bien ce que je craignais. 

— Viens, décidé-je quand nous sommes déchaussés et que j’ai disposé nos manteaux, gants et bonnets sur les radiateurs de l’entrée. On va voir si Nina a d’autres vêtements à te prêter. 

— Oh, je ne voudrais pas abuser, proteste Vanessa. 

— Je n’ai que faire d’une présence amicale avec une infection pulmonaire, indiqué-je. On va devoir te trouver des fringues sèches. Viens. Suis-moi. 

Quand nous nous rendons compte que nous laissons des traînées mouillées dans les halls, je retire mes chaussettes et elle se contorsionne pour enlever son collant qui est, de toute façon, complètement fichu, la faute à Baloo et à ses coups de griffes enthousiastes.   

— Il t’a blessée ? demandé-je, contrarié. 

Elle lève vers moi un visage hilare. 

— Ça valait carrément le coup, estime-t-elle. 

Je lui souris en retour. Ses joues sont roses et son mascara a tellement coulé qu’il n’est plus qu’un lointain souvenir. 

— C’est vrai, acquiescé-je. Meilleure baston de la décennie. 

Elle soupire. 

— J’adore la neige. On a vraiment de la chance cette année. Je pourrais vivre dans le Grand Nord, avec une demi-douzaine de chiens de traîneaux. 

J’essaye de me la représenter en manteau et toque de fourrure, ses cheveux aux vents. Son chignon s’est défait et des mèches s’échappent en tous sens de sa coiffure. 

Nous nous arrêtons dans la première salle de bain qui se trouve sur notre route, celle du premier étage. 

— Attends-moi là. 

Elle pousse un cri d’horreur en voyant sa tête dans le miroir et je ricane. Dans un placard du couloir, je vais d’abord chercher des serviettes, les plus grandes et douces que je puisse trouver. Je les apporte à Vanessa. 

— Tiens, enlève tous les trucs mouillés et sèche-toi. Je vais te chercher des habits secs chez Nina. 

— Et toi ? s’inquiète-t-elle. 

— Ne t’en fais pas pour moi. Prends une douche chaude si tu as besoin, n’hésite pas.

Je la laisse dans la salle de bain bien chauffée et je file dans les étages. Dans l’escalier je croise Lily qui me dévisage d’un air surpris et assez renfrogné, mais je ne m’arrête pas. Je commence à avoir froid. 

Arrivé dans ma chambre, je me déshabille en vitesse, je m’étrille avec ma serviette et j’enfile en hâte un jean propre et un sweat-shirt de Noël, un cadeau de Ray de l’année dernière qui est particulièrement affreux avec son renne au nez rouge lumineux à pile, mais très épais et cotonneux. Une paire de grosses chaussettes, et je me sens mieux.

Puis je me lance à la recherche de Nina. Je toque à sa porte. 

— Nina !

Pas de réponse. Je jurerais qu’il y a quelqu’un dans la chambre. Je frappe à nouveau. 

— Nina ! 

— Va-t’en ! répond ma sœur. On est occupés !

— Aaaah ! m’écrié-je. Je ne veux pas le savoir.  

Je m’enfuis tout en souriant : si tous les occupants du château tiennent à baiser comme des lapins pendant toutes les vacances, j’aime autant que ma sœur en profite aussi. Je sais qu’elle a eu une année épuisante avec ses mômes, en particulier les jumeaux, et qu’elle a mérité un peu de vacances. Les petits sont avec leur grand-mère. Ils rendent ma mère complètement gâteau.  

Le seul souci, c’est que je n’ai pas de vêtements secs pour Vanessa. Je ne peux pas en emprunter à Lily : elle est plus grande, et maigre comme un clou. Et hors de question d’aller trouver Irène. Je frissonne, et rebrousse chemin vers ma chambre. Là, je sélectionne un T-shirt à manches courtes qui est un peu juste pour moi, un jogging et un grand pull chaud. C’est bien trop grand, mais ce sera mieux que rien, en attendant que Nina émerge. 

Quand j’arrive à la porte de la salle de bain du premier où j’ai laissé Vanessa, la douche coule. Au même moment, ma tante Arielle descend le couloir avec un sourire ambigu. 

— Bonne bataille de neige ? s’enquiert-elle sur un ton mielleux.

Décoder Arielle peut parfois s’avérer difficile. Là, j’ai l’impression qu’elle essaye de faire la paix, à sa façon détournée. Alors, je lui offre un sourire très mesuré. 

— Excellente. On est rentrés trempés. 

Elle indique d’un signe du menton les vêtements que vais prêter à Vanessa. 

— C’est pour ton amie ? 

— Oui. 

— Tu ne crois pas qu’on pourrait lui trouver des fringues plus adaptées dans toute cette maison ? demande-t-elle en lorgnant mes habits d’un air sceptique. Ça a l’air sacrément tue-l’amour, ce que tu lui as déniché. 

— Sûrement, en conviens-je, mais Nina est… occupée. On verra ça plus tard. 

— Je vais m’en charger, décide Arielle, et elle file avant que j’aie pu l’arrêter. 

Je m’assieds sur une chaise dans le couloir en attendant que Vanessa en ait fini avec sa douche. J’ai encore froid, mes cheveux sont toujours mouillés, et je commence à former des projets de thé bouillant, voire même de chocolat chaud. 

Arielle revient au moment même où le bruit de la douche s’arrête dans la petite salle de bain. Elle est suivie d’Irène qui s’avance avec grâce, les bras chargés d’étoffes. 

Arielle est allée demander des fringues à Irène. Des trucs beiges et vieux rose et gris perle qui n’iront jamais à Vanessa. Je suis sûre qu’elles en sont conscientes. Il faut que je les grille de vitesse.

Je me mets debout, je toque à la porte en espérant que Vanessa sera visible, et j’entre dans la salle de bain sans lui demander son avis. 

Elle pousse un glapissement et manque de se casser la figure. Elle a noué une serviette autour de sa tête et elle était visiblement en train de se sécher les pieds. Elle se couvre en hâte l’avant du corps avec sa grande serviette, mais elle est debout devant le miroir. D’ici je bénéficie involontairement d’une vue imprenable sur son côté pile, et j’ai un peu de mal à faire abstraction de cette réalité. 

Les informations affluent en désordre à mon cerveau. Vanessa est fine et musclée, avec une peau veloutée qui me fascine, une taille fine et des fesses rondes. Elle est aux antipodes de tout ce que j’ai toujours recherché : j’ai toujours été un abonné des blondes vaporeuses et translucides. Physiquement, Irène est conforme au portrait-robot de ma femme idéale. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas apprécier la beauté de Vanessa quand elle s’étale sous mon nez. 

Prenant conscience de mon indiscrétion, je détourne les yeux du miroir au moment où Vanessa se tourne pour suivre mon regard. Elle comprend son erreur, et s’enroule dans l’immense serviette en rosissant. 

— Pardon, dis-je en m’éclaircissant la voix. Mais Irène est dans le couloir et elle va insister pour te prêter des fringues. Nina n’était pas disponible… alors je t’ai apporté des trucs à moi. J’ai pensé que ce serait préférable. J’espère que ça ira.

Vanessa acquiesce, s’empare de mon T-shirt et du reste au moment où Arielle toque à la porte. 

— Hou hou, les amoureux, vous êtes visibles ? On a des vêtements secs pour Vanessa. 

— C’est gentil, réponds-je sans ouvrir, mais on a ce qu’il faut. Elle est en train de s’habiller. 

Je me retourne pour que Vanessa puisse se changer tranquille. Je ne vais pas sortir maintenant, ce serait étrange. 

Derrière moi, j’entends le bruit d’une serviette éponge qui choit et un froissement de coton pendant que Vanessa se débat avec les vêtements trop grands, sautille pour éviter de se casser la figure. J’imagine son derrière qui pointe pendant qu’elle se glisse dans mes jambes de jogging démesurément longues. Puis je me reprends immédiatement. On ne nourrit pas ce genre de pensée vis-à-vis de ses présences amicales, si ? C’est ma curiosité qui parle.  

On frappe à nouveau à la porte, plus fort cette fois. 

— J’ai apporté plein d’habits pour Vanessa. Tu peux remballer tes affaires, Victor.

C’est la voix d’Irène. Je me fige, soudain tendu. Sa voix fait quelque chose à mon cerveau, quelque chose de pas net du tout. C’est bien plus fort que tout le reste, et ça balaye tout ce qui flottait encore dans mon esprit à l’instant — la bataille de boules de neige, la fatigue satisfaite, les rires, l’image de Vanessa dans le miroir. Tout à coup, l’intégralité de mon énergie est consacrée à lutter contre cette voix qui se fraye un passage jusqu’à mes cellules. Je suis bien obligé de noter la jouissance coupable qu’elle me procure, parce que c’est impossible de faire l’impasse dessus. Irène n’a rien perdu de son emprise sur moi, pensé-je avec frayeur. Rien du tout. 

— J’ai encore mis quinze fois trop de fringues dans ma valise, explique-t-elle à travers la porte. Alors vraiment, ça ne me dérange pas du tout. 

Comme si c’était ça le problème à la base, dans le fait que mon ex fasse des pieds et des mains pour relooker à son image ma petite amie officielle actuelle. 

La poignée de la porte tourne et sans nous demander notre avis, Irène entre à son tour dans la petite salle de bain, saturant l’espace. Vanessa pousse un nouveau petit cri et je recule d’un pas en me prenant la présence d’Irène en pleine figure, bien trop proche. 

Il me faut une autre seconde avant de me décaler pour faire barrage de mon corps entre les deux femmes. 

Nous sommes bien trop nombreux dans cette salle de bain soudain envahie par le parfum d’Irène, une essence précieuse, raffinée, avec une note obstinée. Je sens mes narines frémir, et mon corps se tendre encore plus, tandis que des images m’assaillent, hors de propos. Sous son parfum, je perçois l’odeur unique de son corps et je déglutis un sentiment mêlé, confus, de désir et de panique. 

Le regard d’Irène tombe sur moi, le dos tourné à Vanessa qui termine sans doute de s’habiller. Une lueur étrange passe dans les grands yeux d’Irène — une interrogation moqueuse. Que lit-elle dans cette situation ? Elle ne peut quand même pas deviner, juste en nous voyant, que je me suis détourné de Vanessa pour ne pas la voir nue, si ? Et que c’est sur elle, Irène, que mes yeux sont englués ? Je décide que non, que je dois continuer à soutenir notre mensonge, à Vanessa et moi. Parce que c’est la seule solution possible si je veux avoir une chance d’échapper à l’afflux d’images qui m’envahit — Irène nue dans mes bras, Irène se coiffant pour sortir sans moi, Irène déclarant qu’elle n’éprouve plus rien pour moi mais qu’on peut rester amis, coucher ensemble de temps en temps. 

Le sourire d’Irène s’agrandit et elle me contourne, souple et rapide, pour atteindre Vanessa. 

— Tiens, lui dit-elle, amicale, je t’ai apporté des habits. Ce sera toujours mieux que les sapes de Victor qui sont sûrement douze fois trop grandes. 

Enfin, je me retourne vers elles. Vanessa a terminé de mettre mon jogging et mon T-shirt. Ils sont effectivement dix fois trop grands. Le T-shirt, un peu informe, il faut admettre, lui arrive à mi-cuisses, et les manches lui descendent jusqu’aux coudes. Elle a fait plusieurs revers sur une des jambes de pantalon, et maintenant, l’air un peu ridicule comme ça, avec sa serviette enroulée sur la tête, elle regarde d’un air suspicieux la minuscule robe beige qu’Irène brandit triomphalement sous son nez. 

— C’est gentil, dit Vanessa, mais je vais me cailler avec ton truc. 

— Avec le pantalon de jogging de Victor, tu vas te prendre les pieds dans le grand escalier et dévaler les marches avant de te fracasser le crâne en bas, rétorque Irène. 

Ça sonne presque comme une menace. 

Vanessa semble prendre une décision. 

— Merci, dit-elle avec une gratitude un peu forcée, en s’emparant de la petite robe beige. Merci infiniment. 

Irène semble un instant décontenancée, puis elle se rend compte qu’elle est bien obligée de battre en retraite. 

— De rien, murmure-t-elle en adressant à Vanessa un regard étrange. 

Car il est évident pour toutes les personnes présentes que Vanessa n’a pas la moindre intention de revêtir la minirobe beige. 

— C’est très généreux de ta part, conclut cette dernière sur un ton extrêmement faux cul, avant de se détourner pour faire face au miroir, signifiant par là à Irène son congé. 

Irène se retire. Moi, je fixe Vanessa en me sentant complètement perdu, tandis qu’elle porte les mains à sa serviette. 

— Ça va ? demande-t-elle en me jetant un coup d’œil dans le miroir. 

Je secoue la tête. 

— Elle ne peut pas te manger tant que je suis là, rappelle Vanessa. 

J’acquiesce, toujours incapable de prononcer un mot. 

— Méfie-toi, ajoute Vanessa. C’est le genre de fille à jeter son dévolu sur ce qu’elle ne peut pas avoir. 

Elle a raison. 

— Je vais me coiffer, maintenant, dit Vanessa. Tu veux rester ? 

Elle propose gentiment, mais j’ai le sentiment qu’elle préférerait terminer sa toilette toute seule. Alors, je me ressaisis. 

— Je vais nous dégoter des chocolats chauds. Ça te dit ? 

Son sourire dans la glace est franc et ravi. 

— Et comment ! 

Je lui indique le chemin de la cuisine. 

— Rejoins-moi là-bas quand tu as fini. Tu peux laisser les serviettes sur le radiateur. 

Quand je sors, heureusement, Irène et Arielle sont parties.

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Douce imposture de Noël, chap. 16

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Après ce que j’ai vu aujourd’hui, après ce que Victor vient de me raconter, j’ai l’impression que l’abandonner comme ça serait de la non-assistance à personne en danger. C’est presque un peu idiot de penser ça, car enfin objectivement, il est majeur et vacciné, avec une famille aimante et fortunée. Mais son cousin est affreux, et cette fille, quel poison. 

Une idée tordue se forme déjà dans ma tête, une idée absurde et qu’il serait impossible de formuler de manière habile. Alors, je me lance sans prendre de pincettes, et advienne que pourra.  

— Si tu veux, je peux continuer à faire semblant d’être ta copine pendant quelques jours, juste pour les tenir à distance, dis-je avant de balancer ma boule de neige contre un arbre.  

C’est une proposition idiote, j’en suis parfaitement consciente, et je n’ai aucun intérêt à la faire, si ? À part pour jouer de manière acceptable mon rôle de « présence amie », pour Noël. Je n’ai rien d’autre de précis à accomplir pendant les vacances, à part potasser des cours de finance dans lesquels j’ai du mal à me reconnaître. Je m’ennuie comme un rat mort quand je suis ici. Pourquoi ne pas en profiter pour venir en aide à un ami ? 

Victor me dévisage, sourcils froncés. Il se demande sans doute si je suis sérieuse. Même dans la pénombre, ses yeux paraissent incroyablement limpides. La lumière de la lune qui se réverbère dans la neige éclaire notre discussion improbable d’une lueur qui pourrait sembler artificielle. Oui, on se croirait dans un studio, sur le tournage d’une comédie romantique. Sauf que dans notre cas, personne ne va tomber amoureux. On va même faire tout le contraire. On va se soutenir pour se tenir à l’abri de l’amour. On finira l’année en bon état psychologique, pas en dépression, pas fragilisés par les agressions de personnes toxiques, et tout se terminera bien.

Évidemment, Victor n’est pas stupide. Il pose la question évidente : 

— Pourquoi est-ce que tu ferais ça ? 

Je lui souris, et il ajoute : 

— Je veux dire, qu’est-ce que tu aurais à y gagner ?

L’espace d’un instant, je me demande s’il s’imagine que j’en veux à sa vertu, alors, je précise : 

— Je veux juste t’aider, et échapper à l’ennui mortel de la ferme. Parce que je n’ai pas forcément une très haute idée de la passion amoureuse, mais l’amitié, ça oui, j’y crois dur comme fer. Alors, quand tu m’as élevée au rang de « présence amicale » — une promotion incroyablement généreuse de ta part pour laquelle je te remercie au passage — tu as déchaîné mes instincts amicaux. Je prends soin de mes amis, moi. Je n’ai pas envie de les laisser seuls en difficulté. 

Il incline la tête. 

— T’es un peu dingue, toi aussi, non ?  

J’éprouve un pincement de cœur, parce qu’il dit ça très gentiment, et qu’il ne sait pas ce que cela évoque pour moi. 

— Ce n’est pas de la dinguerie, dis-je. Écoute, je te promets que je ne suis pas une folle qui va te poursuivre dans le parc avec une paire de ciseaux si tu me dis non. Et de toute évidence, tu fais ce que tu veux. Mais si tu penses que tu as besoin d’une présence amicale à tes côtés pour ce Noël, et que tu me juges susceptible de faire l’affaire, c’est offert de bon cœur. 

— Et ensuite ? veut-il savoir.

— Ensuite, on se sépare bons amis, ou bonnes présences amicales. On laisse passer un délai raisonnable pour ne pas perdre la face, puis on fait savoir à ta famille que ça n’a pas marché entre nous. La vie reprend et le temps guérit les blessures. 

Il se tait un moment. J’en profite pour former une deuxième boule de neige. Je sais que ma proposition est complètement farfelue, que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, peut-être que je me raconte juste des contes de châteaux pleins d’intrigues pour peupler mon Noël ennuyeux de fille sans parents. Mais en fait, je n’ai pas grand-chose à perdre. Et là, maintenant, sous la lune féérique, dans le grand parc froid, c’est le moment idéal pour formuler des propositions de contes de fées, même si l’on doit s’en mordre les doigts plus tard. 

C’est aussi le moment de les accepter, si j’en crois la réponse de Victor, qui me parvient finalement quelques minutes plus tard, alors que je joue à respirer l’air glacé en le laissant doucement anesthésier mon nez. 

— Je suis partant, dit-il. Je pense que c’est une idée complètement bancale. Mais je pense aussi que j’ai besoin, en effet, d’une alliée à mes côtés. Et puis, si maintenant on dit à tout le monde qu’on n’est pas ensemble, ils vont tous te regarder de travers, et je ne veux pas me passer de ta compagnie. 

Je me tourne vers lui. 

— Tu ne le regretteras pas, Victor. Je vais te protéger. 

J’ai déclaré ça avec une telle ardeur que maintenant il fait une tête bizarre, comme si malgré mes promesses, j’étais en effet un peu foldingue. Il faut peut-être que je la mette en sourdine sur l’intensité, que je baisse le volume.  

— Je connais mes motivations profondes, remarque-t-il prudemment, mais je ne suis toujours pas certain de comprendre les tiennes.

Je pousse un long ricanement de sorcière de dessin animé.  

— Gniak, gniak, gniak ! En fait, maintenant que tu as signé de ton sang, je dois te dire que nous sommes toutes pareilles. Chacune de nous te veut pour elle toute seule. Si je te prends sous mon aile, c’est pour faire de toi ma chose et mieux te torturer à l’abri des regards ! 

Et je ponctue ma tirade d’une énorme boule de poudreuse balancée en pleine poire. 

Hum. 

Ça passe ou ça casse. 

Je dirais que ça va dépendre un peu de son sens de l’humour, et de sa tolérance au mien.

J’ai eu l’impression que ça passerait, mais je peux me tromper. 

Oups.

Victor reste un instant immobile, son trop beau visage complètement couvert de neige poudreuse qui s’accroche à ses cheveux, à ses sourcils, aux poils de sa barbe du soir. Il y a même un moment où je me dis que j’ai dépassé les bornes et qu’il va me foutre dehors. 

Puis il riposte. Le tir part tellement vite que je n’ai pas le temps de l’éviter, ni même de le bloquer. Il s’était baissé pour ramasser de la neige lui aussi, mais j’avais oublié qu’il avait une boule dans les mains. J’aurais pu me préparer, j’aurais même dû, mais je suis totalement prise de court. Je me mange le projectile froid en pleine face, moi aussi, ce qui me coupe le souffle instantanément. J’en ai dans la bouche, dans le nez. Choquée, j’entends Victor éclater à son tour d’un pur caquètement maniaque qui résonne dans le parc désert. 

Ma blague a marché. Tout ira bien. On se comprend. La certitude d’être en train de me faire un ami et le soulagement me montent aussitôt à la tête, plus sûrement qu’un champagne, et j’explose de rire à mon tour. 

— T’es mort. J’en ai rien à foutre de ton pédigrée renaissance, mec. Je vais te TUER. 

J’ai du mal à former la boule suivante, parce que je rigole trop fort, ivre de la surprise divine de m’être fait un copain qui adopte mes idées à coucher dehors. 

Je loupe complètement mon coup, d’ailleurs, et sa boule m’atteint simultanément dans le cou, propageant à l’intérieur de mon col des frissons qui n’ont rien à voir avec l’émoi, et tout avec l’exaltation sauvage d’une énorme bataille de boules de neige. 

Un cri de guerre féroce se fait entendre du perron, c’est Raymond. Puis un aboiement éclate dans l’air du soir. Un projectile lancé à toute vapeur se rue vers nous — c’est le labrador qui accourt ventre à terre, paré à la rescousse. 

— Attention ! prévient un peu tard Raymond, qui galope après le chien en riant. 

Le labrador a manifestement décidé de se jeter sur Victor, qui, déséquilibré, se vautre dans la neige sous mes cris véhéments. 

— Vas-y Baloo ! Mords-y l’œil !

Le chien aboie avec enthousiasme et je me précipite pour l’aider à mettre la tête de Victor dans la neige. Ce dernier ne se défend même pas, secoué de rire comme il est. Raymond porte immédiatement secours à son frère, l’affreux personnage. Heureusement, je suis rapidement rejointe par Nina qui se rue sur eux au cri guerrier de « LES FILLES CONTRE LES GARÇONS !!!! ». Elle n’essaye même pas de former des boules. Elle vise directement la jugulaire. Elle se jette sur Raymond et quand il s’abat dans la neige à son tour, elle lui fourre le col de poudreuse glacée. 

Puis de courtes silhouettes lourdement emmitouflées et coiffées de bonnets de père Noël sortent en courant du château. Ce sont les enfants de Nina, l’aîné et le second, Noé et Arthur. Noé se range aussitôt à nos côtés. 

— Maman, je vais te sauver ! 

Nina n’a pas du tout besoin d’être sauvée, mais nous acceptons les renforts malgré tout. Notre nouvelle recrue est agile et rapide. En deux secondes Victor, qui se relevait enfin, succombe à une attaque de chatouilles glacées que même sa doudoune épaisse est incapable d’arrêter. 

Le petit Arthur, lui, hésite, avant de rejoindre le camp de ses oncles. L’après-midi se termine en bataille rangée, et je n’ai pas autant ri depuis un moment.

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Douce imposture de Noël, chap. 15

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Je craque entre la poire et le fromage, et je vais faire un tour dans les couloirs pour me dégourdir les jambes. Ces déjeuners de fête sont dix fois trop longs. Je n’ai qu’une hâte, enfiler un manteau et sortir faire un tour avant que la nuit n’arrive. Et j’ai trop besoin de parler à Vanessa, de lui présenter mes excuses les plus plates pour ce déjeuner de cauchemar qui s’éternise.

Elle se défend bien, ce n’est pas du tout la question. À l’heure qu’il est, sous le feu de la curiosité feinte des Dorcat-Brühler, elle répond du tac au tac et ne laisse passer aucune insulte tout en faisant preuve d’une immense patience, mais en les renvoyant dans leurs foyers dès qu’ils dépassent trop les bornes, ce qui arrive environ une réplique sur cinq. Je vais y retourner tout de suite, par solidarité, même si elle n’a pas besoin de moi pour la sauver. Ça, c’est très clair. 

Maman surgit du petit salon jaune et m’arrête en pleine déambulation.

— Dis donc, mon grand, tu nous avais bien caché ton jeu !

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas de quoi elle parle. 

— Vanessa, complète-t-elle. Quelle énergie ! Elle a du mordant, cette fille. 

Je me mords la lèvre. Qu’est-ce que je dois lui dire ? Lui expliquer que Vanessa n’est pas vraiment ma petite amie, quand nous jouons la comédie depuis le début du repas ? Depuis ce moment où nous nous sommes retrouvés nez à nez avec Irène et où elle a eu ce geste protecteur ? Elle s’est approchée de moi, elle a dit quelque chose de gentil, et a glissé son bras autour de moi, ce qui m’a pris totalement au dépourvu. J’avais juste besoin d’une amie, pas qu’elle me revendique devant mes grands-parents. À quoi est-ce qu’elle joue ? 

Et cependant, je dois reconnaître que son geste de solidarité m’a touché. Pour la première fois depuis un long moment, j’ai senti que je n’étais pas seul, et ce fut une sensation délicieuse. 

Délicieuse, et fallacieuse.

Seulement voilà : comme je ne me suis pas arraché à son étreinte avec un glapissement de hérisson outragé, tout le monde a supposé que nous couchions ensemble. Parce que je suis… comment Vanessa l’a-t-elle formulé tout à l’heure ? Rugueux et taciturne. Donc une fille qui s’approche de moi et m’arrache un sourire est forcément ma petite amie. C’est une idée que je trouve vraiment perturbante. Je sais très bien que je suis réservé. Je ne donne pas mon cœur à n’importe qui. A fortiori, je ne le donne plus à personne, après ce qu’Irène en a fait. 

Toujours est-il que j’ai marché dans la combine. J’ai donné le change, j’ai suivi l’impulsion de Vanessa, parce que sur le moment, ça m’a semblé être la seule solution pour m’éviter la noyade. Irène était éblouissante et l’expression à la fois avide et atterrée sur son visage criait : Victor ne peut pas être avec cette fille ! Il est à moi. En la découvrant, j’ai ressenti comme un coup de poing en plein plexus. Son regard possessif m’a agrippé aux tripes pour les tordre, me procurant une sensation quelque part entre la terreur, la nausée, et une violente vague de désir qui m’a laissé complètement horrifié. Même en sachant ce qu’elle m’a fait, et en voyant qu’elle est prête à recommencer, peut-être juste pour le plaisir de me torturer, je sais déjà que je serai incapable de lui résister. 

Alors oui, je me suis accroché à Vanessa, comme on s’accroche à une planche de salut. J’ai été complètement crétin. Il faut que je lui parle, que nous démêlions ensemble ce sac de nœuds. Probablement que nous nous inventions une rupture le plus tôt possible.

— On se parlera plus tard, mon fils, ajoute Maman, mais je suis bien contente pour toi. 

Ses bons sentiments et ses félicitations complètement imméritées m’alourdissent encore plus sûrement que le vin que j’ai absorbé au déjeuner. 

Il est temps de retourner dans l’arène. Je fais demi-tour et je reprends le chemin de la salle à manger.

Quand j’arrive sur le seuil de l’immense pièce, je m’arrête une seconde pour écouter les conversations. À un bout de la table, mes grands-parents et mes parents parlent avec les Bloome des institutions européennes et de je ne sais quel haut fonctionnaire qui veut se recaser au Fonds Monétaire International. Un peu plus loin, Lily prend des selfies et pianote sur son téléphone chéri tandis que son frère André, qui n’a pas osé dégainer sa console de jeux vidéo, bâille en regardant le plafond. Parfois il glisse des petits morceaux de nourriture au chien Baloo qui bat de la queue sur le parquet, envahi par un bonheur béat. Les yeux de Rasmus sont perdus dans ceux de Nina et rien ne semble pouvoir les sortir de leur tête-à-tête fasciné. Leurs enfants font la sieste, mis à part l’aîné qui lit sagement dans un coin, et les deux amoureux en profitent. Cela laisse Vanessa en pleine conversation avec Raymond, Ludo et Irène. 

Quand je m’approche, elle lève les yeux vers moi et me lance un regard mi-alarmé, mi-embarrassé, du style, dans quelle galère penses-tu que nous nous soyons fourrés ? Je lui adresse un sourire perplexe moi aussi et retourne m’asseoir avec eux. 

Avant de me figer. 

Irène est en train de régaler la galerie des histoires de sa vie de couple avec moi. 

— Il est jaloux à la limite du maladif avec toi aussi ? demande-t-elle à Vanessa sur le ton de la conversation. Quand nous étions ensemble, je ne pouvais littéralement pas sortir sans lui. Il se rendait malade. 

Ça, c’est parce qu’elle laissait planer le doute sur ses intentions et sa fidélité, en permanence ; je m’en souviens très bien et d’ailleurs ça me noue l’estomac encore aujourd’hui, bien que nous ne soyons plus ensemble. 

— Non, dit tranquillement Vanessa, qui navigue à vue de manière plutôt crédible dans toute cette situation, depuis des heures. Notre relation n’a rien du tout d’étouffant. Elle est très équilibrée, au contraire. 

Elle papillonne des yeux, faisant bouger ses cils immenses et étinceler ses yeux sombres, et me sourit lorsque je viens me rasseoir auprès d’elle. 

La nuit va tomber bientôt et quelqu’un a déjà allumé les bougies. La lumière se reflète sur la peau sombre de Vanessa et sculpte ses traits. Elle a l’air impressionnante dans cet éclairage en clair-obscur. Et on voit bien que c’est une battante. Elle défend ma cause depuis des heures sans faiblir. Je sais très bien qu’elle n’est pas mon amoureuse, mais ça n’empêche pas mon cœur de se gonfler de gratitude, même lorsque la présence d’Irène joue avec mes nerfs. 

— Ah, fait cette dernière, il faut dire qu’entre nous, il y a toujours eu de sacrées étincelles, pas vrai, Victor ?

Elle cherche mes yeux au passage, avec insistance, comme si elle exigeait que je me souvienne du moindre corps à corps, de chaque étreinte passionnée, de la façon dont je croyais me noyer à chaque fois que je plongeais en elle.

Le regard de Ludo va de l’une à l’autre des deux jeunes femmes. Il semble un peu dépassé et comme toujours lorsqu’il ne parvient pas à décoder une situation, il frappe au milieu, à l’aveugle.

— C’est toi qui es passionnée et torride, ma chère, glisse-t-il à Irène avec un haussement de sourcils qui se veut sans doute comique, mais qui tombe un peu à plat. 

Vanessa ne rate pas le virage.

— Oh, dit-elle, je ne sais pas. On parle souvent du feu sous la glace… 

Elle laisse planer la fin de sa phrase, elle me coule un regard en biais, et elle laisse le silence faire son travail. Le silence et le fard que je pique, sourcils froncés, contrarié, en entendant ces femmes discuter de mes prétendues performances au plumard, alors que l’une d’elles est mon ex catastrophe et l’autre, juste une… présence amicale.

Quand enfin les cafés arrivent, je suis lessivé. Dès que c’est possible, j’entraîne Vanessa avec moi. On a assez donné, il est temps que ce déjeuner de la mort se termine. Il est déjà plus de seize heures.  

— Viens, je vais te faire visiter les étages. 

Un peu plus loin, Nina qui a entendu me lance un regard narquois. Ludovic ne veut pas demeurer en reste et presse déjà Irène de venir avec lui faire « une sieste ». Son intention est très, très clairement crapuleuse. Je ne pense pas que cela échappe à qui que ce soit dans la pièce. Irène se lève malgré tout avec dignité, et en passant devant moi, elle me décoche un regard à fendre la glace, un regard qui dit — Je vais m’envoyer en l’air avec Ludo, mais pendant ce temps-là, tu sais quoi ? Je penserai à toi.

Je déglutis, et c’est Vanessa qui me tire hors de la pièce par la manche. 

— Allons plutôt faire un tour dehors, non ? propose-t-elle dès que nous sommes sortis de la salle à manger.

On respire mieux dans le couloir, même si mon cœur bat toujours bien trop vite, et bien trop fort. J’acquiesce.

— Bonne idée. Je te ferai visiter le château plus tard, si ça ne t’embête pas. 

La seule idée de passer devant la porte de la chambre rouge et de surprendre un bruit indécent me retourne l’estomac. Vanessa semble le comprendre.

— Viens, répète-t-elle, comme si elle savait aussi que le seul moyen de guérir ce genre de transe, c’est de bouger. Euh… c’est par où ? 

J’émets un rire bref, et je lui montre la sortie.

Vanessa est venue avec des bottes élégantes mais qui ne sont pas adaptées à la neige. Je farfouille un moment dans les chaussures entreposées là avant de lui trouver une paire à sa taille. 

— Attends, dit-elle quand je les lui tends, je ne peux pas prendre les bottes de n’importe qui comme ça !

— Pourquoi pas ? Je te fiche mon billet qu’ils en ont tous au moins trois paires. Personne ne s’en rendra compte.

Ça la gêne visiblement, et elle hésite, avant de céder. Nous mettons nos manteaux, et nous sortons. 

Dehors, il fait pratiquement nuit maintenant. Une lune pâle s’est déjà levée et le parc enneigé s’habille d’une lueur mauve féérique. Comme nous sortons, les minuscules ampoules des guirlandes s’allument dans les buis, dans l’allée de chênes qui mène au château. Comme toujours, tout est si impeccablement disposé qu’on dirait un phénomène naturel, comme si des milliers de lucioles hivernales avaient élu domicile dans le parc du château.  

— C’est magnifique, souffle Vanessa. 

J’acquiesce. Oui, c’est magnifique. Et apaisant. 

— Merci pour… tout ça, dis-je en désignant la maison d’un geste englobant. Et désolé pour toute cette embrouille. 

Elle rit.

­— Quelle embrouille ? Le moment où ton grand-père a cru qu’on était ensemble et où j’ai fait la bêtise de marcher dans la combine ? C’est moi qui suis désolée. J’ai senti une sorte de danger, et mon instinct de protection a pris le dessus. Je ne sais même pas très bien moi-même ce qui s’est passé. 

— Irène m’a fait une peur bleue avec sa réaction à ta présence, et j’ai failli piquer une attaque de panique. Ta réaction m’a pratiquement sauvé la vie, dis-je. 

Ce n’est pas l’exacte vérité, et Vanessa s’en rend compte immédiatement : 

­— Une attaque de panique ? Tu es sûr ? 

Je m’éclaircis la gorge. 

— Non. Tu as raison. Ce n’était pas tout à fait ça. Elle m’a regardé comme si elle voulait me dévorer pour son quatre heures, et mon corps a réagi comme s’il ne s’était jamais fait avoir par cette fille. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je devrais me foutre de tout ce qui la concerne… 

Vanessa complète. 

— Et pourtant, ce n’est pas le cas du tout. Elle arrive encore à t’envoûter. 

J’acquiesce, sombre. 

Nos pas crissaient dans la grande allée de graviers, mais maintenant nous avons atteint la pelouse, et le bruit de nos bottes caressant la poudreuse est doux comme de la soie, comme des baisers. 

— Tu veux retourner avec elle ? demande Vanessa. 

— Non, dis-je, avant de me poser plus sérieusement la question. 

Est-ce que je veux récupérer Irène ? Est-ce que ma réaction viscérale à sa simple présence est le signe que nous devons être ensemble ? 

— Je ne crois pas qu’elle me veuille vraiment, dis-je. 

Elle veut que je reste à sa disposition. Elle veut un amoureux transi à genoux dont elle pourra à son aise piétiner le cœur.

— Je crois qu’elle est dangereuse pour moi, ajouté-je. Merci de m’avoir protégé pendant ce déjeuner. 

— Je dois avouer qu’elle est assez flippante, dit Vanessa en se baissant pour ramasser de la neige dans le creux de ses mains gantées. Je n’aimerais pas être à ta place. 

— Ça ne t’est jamais arrivé ? demandé-je. De te faire avoir jusqu’au trognon, en toute conscience, par amour pour quelqu’un ?  

Elle a l’air tellement forte. Même sans détacher ses cheveux, elle a quelque chose d’une superhéroïne, une puissance en marche à côté de laquelle on a envie de faire un bout de chemin. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je songe à quel point ma première impression d’elle a pu être trompeuse, quand je l’ai trouvée minuscule et endoudounée sur le pas de ma porte, à Nantes. 

Qu’est-ce qui a changé ? Objectivement, pas grand-chose. Elle m’a juste un peu sauvé la vie aujourd’hui. 

— Tu veux savoir si j’ai déjà perdu totalement les pédales par amour ? s’amuse-t-elle. Non. J’ai vingt ans. J’ai à peine vécu. 

— Ce n’est pas l’impression que tu donnes, objecté-je. 

— Pourtant, c’est la réalité. Je suis un bébé. Je n’ai pas rencontré la passion amoureuse, et je ne suis pas sûre d’en avoir tout à fait envie. Perdre les pédales n’est pas une expérience qui me tente vraiment. Toi qui as testé, est-ce que tu recommandes ? 

Je réfléchis sérieusement à sa question, ramassant moi aussi de la neige au creux de mes paumes. Elle est si légère et collante que c’est presque difficile de former une boule. 

— Dans les premiers temps, j’ai trouvé ça enivrant de me sentir emporté par cette lame de fond dévastatrice, capable de tout balayer sur son passage. Je ne savais pas si l’amour existait et quand j’ai cru que sa réalité m’était soudain prouvée, j’ai pensé entrevoir le paradis. 

— Et ensuite ? 

— Ensuite, ce n’était pas le paradis. En fait, c’était l’enfer. J’étais comme un drogué. Des hauts de plus en plus rares, des creux de plus en plus profonds. J’ai commencé par boire la tasse, par perdre la boule quand Irène ne rentrait pas après une soirée, ou quand elle me taquinait en disant qu’elle allait prendre un deuxième amant. 

— Elle ne voyait pas que ça te faisait du mal ? 

­— Je pense qu’elle le voyait, et qu’elle en jouissait. Je crois qu’elle a un bon petit côté sadique. Et moi, je marchais à fond dans son jeu. 

Je frissonne en me demandant si ça fonctionnerait encore aujourd’hui. Si Irène jetait vraiment son dévolu sur moi à nouveau, est-ce que je saurais lui échapper ? Ne pas être capable de répondre à cette question me terrifie.

— Elle est dangereuse, estime Vanessa. 

— Oui. En tout cas, elle est dangereuse pour moi. Peut-être pas pour un type comme Ludo, si imbu de sa personne qu’il en est imperméable à certains des charmes d’Irène. Lui, son côté macho lui sert de protection. Il la traite comme un trophée, comme une jolie conquête à son bras, et il ne souffrira peut-être pas trop. Mais pour moi, ce genre de relation est toxique. Je devrais éviter ces montagnes russes, si je me fais avoir si facilement. Quand on est cardiaque, peut-être qu’il ne faut pas pratiquer les sports extrêmes. 

Vanessa fronce les sourcils et nous marchons un moment en silence. 

— En tout cas, dis-je au bout d’un moment, merci pour ton aide ce midi. 

Elle s’arrête, de la neige jusqu’aux genoux. 

— Et comment tu vas faire, maintenant ? demande-t-elle.

Je hausse les épaules. 

— Aucune idée.

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Douce imposture de Noël, chap. 14

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VANESSA

En traversant le perron du château, je me sens tout à coup très nerveuse. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter cette invitation ? Victor m’a assuré à nouveau que les gens de sa famille qui comptaient pour lui — ses grands-parents, ses parents, son frère et sa sœur, son beau-frère — étaient gentils, curieux, et qu’ils adoreraient sûrement m’avoir à déjeuner. 

Mais du coup, maintenant, je ne vois que le corollaire, gros comme une maison : le reste de sa famille est imbuvable, snob, et va probablement me détester. 

C’est trop tard pour reculer, cependant. J’ai accepté l’invitation, Victor est venu me chercher, j’ai embarqué plusieurs boîtes de gâteaux de Noël joliment décorés et arraché de haute lutte la bénédiction de Mia. Nina, la sœur de Victor, m’a prêté cette adorable robe en laine rouge, souple et fluide. J’en ai profité pour passer à mes oreilles des boucles de ma création, en crochet et en fil d’argent avec des plumes — des attrape-rêves. Elles me donnent un air exotique, mystérieux et malicieux, en faisant briller mes yeux sombres.

Nous sommes accueillis sur le perron par un jeune homme qui est une version plus ronde de Victor, et un labrador beige qui se jette sur moi et file instantanément mon collant. Je pousse un cri, puis ne peux m’empêcher d’éclater de rire à cause de l’enthousiasme délirant de ce chien et de ses battements de queue frénétiques.

— Désolé, désolé ! s’exclame le jeune homme qui se présente comme Raymond, le petit frère de Victor. 

Puis, ayant plus ou moins maîtrisé l’animal de compagnie, il lève la tête vers moi et je détecte aussitôt une lueur appréciatrice dans ses yeux. Quand j’ai eu fini de me préparer, Victor a gentiment dit que j’étais très belle, mais il est resté très neutre en énonçant ce propos, et j’ai compris qu’il s’agissait essentiellement d’une formule de politesse plus ou moins obligatoire. Raymond est plus spontané, plus chaleureux. Je l’observe avec curiosité. Avec son visage ouvert et ses cheveux trop longs, il ressemble, lui aussi, un peu à un chien fou, gentil et plein de vie. Il émane de lui une énergie très différente de celle de son frère, qui est si réservé.

Raymond a attrapé le collier du chien et s’arc-boute vers l’arrière en riant pour empêcher le labrador, Baloo, de me sauter dessus à nouveau. Victor secoue la tête avec un sourire mi-réprobateur, mi-attendri. Une voix féminine se fait entendre dans l’entrée, et une jeune femme sort nous rejoindre. Elle aussi ressemble beaucoup à Victor, même carnation très claire, mêmes cheveux châtains épais et ondulés, mêmes yeux d’une couleur indescriptible et presque surréaliste. Sauf que là où Victor semble tiré à quatre épingles, elle a quelque chose de joyeusement débraillé, comme si elle revenait d’embrasser quelqu’un en cachette derrière une porte. Ça me la rend instantanément sympathique, tout en m’obligeant à me demander ce qui a rendu Victor si secret et maussade, quand ses frères et sœurs vibrent d’énergie et de vitalité.

C’est Nina, sa grande sœur, celle qui a une flopée d’enfants — quatre garçons, je suppose que ça suffit à expliquer le côté un peu dépassé par la situation. Elle se déclare enchantée de me rencontrer.

— Merci pour la robe, dis-je en souriant, et en lui donnant, pour la remercier, une des boîtes de gâteaux que j’ai apportés en cadeaux. 

— Elle te va super bien, s’extasie Nina. Bien mieux qu’à moi, avec ce petit bidon que je n’arrive plus à perdre. 

En fait, Nina est exquise. Elle fait partie de ces femmes qui portent tellement bien les petites rondeurs qu’on ne comprend même plus pourquoi le reste de l’humanité s’escrime à perdre du poids bêtement. 

— Tu devrais la garder ! décide-t-elle. Fais voir tes boucles d’oreilles ? Où les as-tu trouvées ? Elles sont démentes. 

Quand je lui dis que je les ai conçues et fabriquées moi-même, elle pousse des cris d’enthousiasme. 

— Si je te donne ma robe, il faut que tu acceptes de me les vendre. 

J’éclate de rire tant le marché me paraît déséquilibré en ma faveur. 

— Je vais même te les donner, promets-je. Mais après le déjeuner, si ça ne t’embête pas. Ça te va ?

Toutes mes réticences sont oubliées, tant Raymond et Nina sont adorables. Je ne suis pas loin de me demander comment Victor se débrouille pour appréhender ces vacances de Noël. 

Et le Bourg est un endroit sublime. Le mobilier renaissance pur et pratique, sans artifices, les tapis et les multiples portraits aux murs, figurant des personnages de toutes époques, font totalement oublier le confort moderne qui est par ailleurs impeccable. Dans les pièces du rez-de-chaussée, il fait presque aussi doux qu’à la ferme. C’est sans doute dû aux feux de cheminée qui crépitent dans plusieurs des gigantesques pièces aux grandes fenêtres bien rénovées. Et les décorations de Noël — houx, cristal, immenses boules multicolores, mobiles délicats figurant des anges à trompettes — sont dignes d’un magazine. Tout en admirant le château, j’écoute la conversation de la fratrie qui débat des meilleures recettes de vin chaud.

Et puis, quelques minutes plus tard, l’atmosphère change à nouveau, virant à une tension presque palpable lorsqu’une fille brune apparaît au détour d’un couloir. C’est une liane au teint de porcelaine qui s’avance vers nous en se déhanchant, tel un mannequin sur un podium, les yeux rivés à un smartphone plein de charms à strass et de pompons. Elle porte un jean noir très ajusté avec des talons aiguilles vertigineux et une veste noire bordée de fourrure. Son maquillage est impeccable. Elle s’arrête à quelques mètres de nous, comme si elle venait tout juste de calculer notre présence, ce qui est impossible : le rire de Raymond pourrait sans problème réveiller tout le château de la belle au bois dormant, ronces comprises. Les yeux de la jeune fille se posent sur moi et elle fronce les sourcils d’un air contrarié, avant de s’approcher de nous de sa démarche ondulante.

Un sourire méchant vient transformer son visage parfait aux yeux charbonneux et aux lèvres parfaitement ourlées, peintes de gloss prune. 

— Salut, dit-elle en se plantant devant moi, sans me tendre la main ou la joue. 

— Salut Lily, dit Victor sur un ton neutre. Je te présente Vanessa, je l’ai rencontrée à la fac et elle est du Châtelet. 

— Toi aussi, tu fais une thèse de maths ? ricane Lily, l’air incrédule. 

— Non, dis-je. Je suis un cursus de management. 

Elle se met ouvertement à bâiller. Nina annonce fièrement : 

— Vanessa est aussi créatrice de bijoux ! Regarde ses boucles d’oreilles. 

Le regard de Lily se coule vers mes oreilles et je sens une sorte de caresse froide et désagréable me dégouliner dans le cou. Elle a des yeux sublimes, d’une nuance de marron rougeoyante, dans laquelle je jurerais discerner des facettes violettes. Elle est très belle et elle le sait. 

— Super, lâche-t-elle. Encore des babioles ethniques à deux balles. 

Je hausse les sourcils, accueillant l’insulte comme elle le mérite : en la remettant à sa place, puis en décidant de l’ignorer tout à fait. 

— Sois polie, s’il te plaît, Lily, grince Victor, tout en plaçant une main protectrice sur mon bras. 

Lily lève les yeux au ciel dans une pose d’exaspération frustrée dont je suis certaine qu’elle l’a répétée moult et moult fois devant un miroir.

— Oh la la, si l’on ne peut plus dire ce qu’on pense ! 

Nina se tourne vers moi : 

— Lily fait l’école Boulle à Paris, mais elle a des goûts assez classiques, glisse-t-elle d’un air malicieux. 

Je lui souris, réprimant un pincement envieux, parce que j’aurais adoré fréquenter cette école moi aussi : c’était la formation de mes rêves. Mia a mis son véto, car elle considérait cet investissement de carrière comme trop risqué.

— J’ai du goût, dit Lily, piquée, en haussant les épaules. Pas comme certaines. Victor aussi a du goût. En temps normal, ajoute-t-elle après un silence aussi court qu’éloquent. 

Son sous-entendu résonne dans tout le couloir : je suis un article de mauvais goût que Victor a ramassé, de manière inexplicable, dans on ne sait quel endroit louche et plébéien. 

Victor se tend, et je n’ai pas envie qu’il se batte pour moi. Je suis assez grande pour me défendre toute seule.

— Tu dessines aussi des bijoux ? Ou autre chose, peut-être ? demandé-je poliment à Lily.

— Je ne suis qu’en deuxième année, se renfrogne celle-ci. Je veux travailler en studio de création, ou en bureau de style. 

— Super, dis-je, en ravalant ma jalousie instinctive. Tu n’as rien créé de spécial pour le moment, du coup ?

Quand elle me fusille du regard, je n’en rajoute pas. Je me contente de dire : 

— Je serais ravie d’en discuter avec toi à l’occasion. 

Elle se détourne et s’enfuit vers un salon avoisinant, disparaissant de sa démarche chaloupée. 

— Vanessa 1, Lily 0, prononce Nina. 

— Sois gentille, dit Raymond. 

Victor lève les yeux au ciel. Et puis, l’incident est passé. Mais l’émerveillement des premières minutes est mort. 

— Désolé pour ça, dit Victor. 

— Tu n’as pas à t’excuser pour elle, dis-je. Ce n’est pas toi qui as fait son éducation, si ?

Mais j’ai parlé un peu trop vite et un peu trop haut, pile au moment où une femme élégante en tailleur prune et Louboutin hauts perchés émerge à son tour dans le couloir où nous progressons. Elle est brune comme Lily et a cette même couleur d’yeux rare, à la fois chaude et impérieuse, ce marron qui tire sur le violet. 

Elle me tend une main molle. 

— Oh, bonjour, fait-elle d’un air totalement blasé. Vous devez être la nouvelle amie de Victor. Je suis Arielle Bloome, la tante de Victor, la mère de Lily et d’André. 

J’imagine qu’elle a entendu ma remarque sur l’éducation de sa fille, mais si elle pense que je vais me répandre en excuses et autres signes de confusion, elle se trompe. Je serre sa paume languide d’une poigne énergique et pendant qu’elle la retire précipitamment avec une grimace, je la salue à mon tour. 

— Enchantée. Vanessa Lauret.

— Lauret ? C’est de quelle origine ? demande aussitôt Arielle Bloome.

— Euh… ma mère est née à la Réunion. 

— Ah, fait sa tante en ouvrant de grands yeux. 

Victor secoue la tête et passe à autre chose. 

— Est-ce que Grand-père et Grand-mère sont dans le coin ?

Arielle Bloome hausse les épaules : 

— Aucune idée. 

Puis, elle nous plante là, opérant une sortie tout aussi impériale que celle de sa fille. 

— Je suis désolé, dit Victor. Ce sont deux pestes. Je commence à me demander si ce déjeuner était une bonne idée. Je n’en reviens pas qu’elles se tiennent aussi mal. 

Il attrape ma main et je serre la sienne d’une pression rapide, compatissante : parce que moi, je suis juste livrée en pâture à ces gens pour quelques heures, mais lui, c’est sa famille ad vitam et il est coincé avec. Nina et Raymond ne semblent pas affectés outre mesure, ils parlent déjà d’autre chose, et jouent avec le chien. Mais ces deux conversations passives agressives coup sur coup semblent avoir déstabilisé Victor. Et je me souviens du but de cette expédition : je suis venue parce que j’avais le temps, et le désir d’échapper à la ferme, et d’être pour lui une « présence amicale », parce que je sentais confusément qu’il en avait besoin. Je suis là pour le soutenir, lui, face à l’adversité.

— Ne t’inquiète pas pour moi, murmuré-je. Je suis une grande fille, et ce n’est pas la première fois que j’ai ce genre d’échange avec des snobinards un peu racistes sur les bords. 

Il fait la grimace. 

— C’est ça qu’on est ? Des snobinards un peu racistes sur les bords ?

Je lui souris. 

— Non. Toi, tu es juste rugueux et taciturne. Pas mesquin ni sournois, pas dans mon expérience en tout cas. Juste un peu ours.

Mes non-compliments lui arrachent un rire bref.

— Rugueux et taciturne ? Ours ?? Waouh. 

Je hausse les épaules. 

— Pas d’une façon foncièrement désagréable. On a juste envie de t’apprivoiser. 

Ses joues rosissent et je jurerais que ça lui fait un peu plaisir, tout en le mettant mal à l’aise. Raymond intervient. 

— Si tu pouvais apprivoiser Victor, ce serait génial. Personne n’a jamais réussi à le faire sortir de sa fichue réserve à la noix. 

— Ray ! proteste l’intéressé en fronçant les sourcils. 

Puis, quelques pas plus loin, il n’y a plus de couloir pour gagner du temps, et nous débouchons dans un salon tellement immense que l’on pourrait sans doute y caler deux fois notre appartement, à Clem et à moi. Il est peuplé de silhouettes élégantes et de visages curieux qui sont tous tournés vers nous. Au fond de la pièce, à côté d’une cheminée surmontée d’un miroir ancien au cadre sculpté doré, un sapin gigantesque touche le haut plafond. Je me fige, un peu impressionnée malgré tout. Victor attrape aussitôt ma main et me tire gentiment à sa suite, vers un couple de personnes plus âgées que je suppose aussitôt être ses grands-parents. 

Il me présente. Sa grand-mère me salue d’un signe de tête très réservé qui me fait aussitôt penser à Victor lui-même. D’ailleurs elle a elle aussi ces yeux d’un bleu à la fois si trouble et si clair. Son grand-père, un grand type sec qui semble auréolé d’une couronne de cheveux blancs vaporeux, incline le front et sourit d’un air affable. Nous échangeons quelques politesses et je remets à la grand-mère de Victor une boîte en fer blanc remplie de petits gâteaux de Noël, ainsi qu’une fleur de la serre de Paul pour la remercier de son invitation, une magnifique orchidée que Mia a très soigneusement emballée avant de me la confier. 

Là, elle me sourit, et c’est comme une aurore boréale qui illumine son visage si sérieux et d’apparence si sévère. 

Je pense que son petit-fils tient beaucoup d’elle, et comme je semble n’avoir aucun filtre ce midi, je lui en fais aussitôt la remarque. 

— Oh ! s’écrie-t-elle, vous trouvez ? 

Victor a l’air surpris et maintenant, tout le monde veut savoir ce que j’entends par là : le père et la mère de Victor, une femme qui doit être son autre tante, Juliette — cela fait beaucoup de famille d’un coup. Je me mords l’intérieur de la joue. Zut. Nous n’avons même pas encore eu le temps de nous acquitter des présentations que déjà je me mêle de porter des jugements sur les héritages des uns et des autres ! Maintenant je suis sommée de m’expliquer et je vais devoir trouver quelque chose à dire pour ma défense.

—  Vous avez la même couleur d’yeux et le même genre de réserve, murmuré-je, pas très à l’aise. 

Puis je pense : merde, si tu as envie de faire un compliment, vas-y carrément. Tu t’en fiches qu’ils ne t’invitent plus jamais de ta vie ! Qu’est-ce que ça peut faire. Alors, je mets le deuxième pied dans le plat avec panache : 

— On pourrait vous croire austères ou réticents, et puis tout à coup, quand votre visage s’éclaire, il dévoile des trésors de chaleur et de générosité… mais on a intérêt à les mériter. 

Voilà. Ça, c’est fait. Pour moi, en tout cas, c’est un compliment. Maintenant, on va savoir dans trois secondes si je serai, cette année, la jeune femme qui s’est fait jeter hors du Bourg pour son effronterie et son impolitesse. 

Mais le grand-père de Victor déclare :

— C’est tout à fait ça ! je n’aurais pas mieux dit moi-même. Et vous savez quoi, c’est même pour ça que je l’ai épousée. C’est le genre de physionomie et de personnalité qui crée un suspense insoutenable. Une fois qu’on est accro, on ne peut plus s’en libérer. C’est exactement ce que je vous souhaite avec Victor, mon petit.

Zut. J’échange un regard surpris avec Victor, qui a froncé les sourcils. Son grand-père n’a visiblement pas été très bien briefé sur la nature exacte de nos relations. Il ne sait pas que je ne suis pas la petite amie de Victor, juste une « présence amicale » rencontrée il y a deux jours. 

J’ouvre la bouche pour rétablir la vérité, quand une voix masculine moqueuse se fait entendre sur notre gauche. 

— Génial ! Victor a enfin trouvé une gonzesse qui apprécie ses pudeurs de violette !

La ride se creuse encore entre les sourcils de Victor et mes yeux se posent sur le nouveau venu, un grand type baraqué qui a les cheveux châtains comme Victor, mais des yeux noisettes dans un visage carré. Il arbore, en fait, un pur physique de quarterback américain, comme dans les feuilletons pour collégiens, mais en un peu plus vieux, peut-être de l’âge de Victor. Il tient calée sous son aisselle une jeune femme blonde d’une beauté à couper le souffle et qui fixe Victor avec une expression d’incompréhension totale. 

Je comprends tout à coup : voici les fameux Ludo et Irène. Le cousin semble aussi sûr de lui, arrogant et lourdingue que je m’étais laissée aller à l’imaginer d’après les descriptions de Victor. Quant à elle…

La fameuse Irène est absolument parfaite. Il n’y a pas vraiment d’autre mot pour la décrire. Grande et élancée, elle porte une robe, une veste, des chaussures et un maquillage impeccables, dans des tonalités taupe, champagne et ivoire que personne ne maîtrise à son âge, en tout cas pas dans le commun des mortels. Elle ressemble à une perle dans un écrin. Elle est d’une beauté surréelle, avec un visage aux traits harmonieux, d’une symétrie sans faille, des lèvres pulpeuses, des yeux immenses, un nez droit sur lequel jouent quelques taches de rousseur qu’elle a probablement laissées là juste pour souligner la perfection de son teint et de tout le reste. Ses cheveux d’un blond presque blanc semblent être tissés de fils d’or fin. Elle n’est tout simplement pas de ce monde. 

Quand je jette un coup d’œil à Victor, à côté de moi, il est tout aussi fasciné que moi, et très franchement, qui ne le serait pas ? Moi-même, je peine à décoller mes yeux de cette fille. Pendant ce temps, Ludo se rengorge, bien conscient d’avoir à son bras un trophée d’une valeur inestimable. 

Quel bullshit. Je secoue la tête. Qu’est-ce que je voulais dire, déjà ? Ah, oui, préciser que Victor n’est pas mon petit ami.

Mais c’est trop tard. L’apparition, je veux dire, Irène, tend déjà la main vers moi, avec un geste d’une grâce si délicate que je me demande si je suis censée la serrer ou lui faire le baisemain. L’expression fugace de sidération que j’ai aperçue sur son visage a complètement disparu, laissant la place à un sourire parfait :

­— Oh, comme je suis heureuse de te rencontrer. Je savais qu’il y avait quelque part sur la planète une femme qui rendrait enfin Victor heureux. 

Il y a tellement de problèmes dans cette phrase, je ne sais plus trop où donner de la tête. Victor non plus, apparemment, qui s’étrangle discrètement à mon côté. J’ai envie de rappeler qu’il y a sur Terre un bon milliard et demi de femmes qui seraient ravies de recevoir l’affection de Victor et probablement son amour. Il faut préciser aussi, cependant, que nous ne sommes pas ensemble. Et que faire de cette stupéfaction déçue que j’ai saisie sur les traits d’Irène tout à l’heure ? J’ai eu presque l’impression, l’espace d’un court instant, que c’était de la jalousie. Pas la bonne sorte de jalousie, en admettant qu’elle existe — non, la jalousie terrible de la femme qui ne peut accepter que son ancien amour refasse sa vie et passe à autre chose. 

Jusqu’ici je trouvais Irène bien égoïste et indélicate de venir étaler au Bourg sa relation avec Ludovic, quitte à rendre Victor malheureux. Tout à coup, je me demande s’il n’entre pas carrément de la malveillance dans ses actions, si elle n’agit pas dans le but parfaitement conscient de torturer le pauvre Victor pour satisfaire quelque égo tordu. Et Ludo qui marche dans la combine, est-ce qu’il pense comme moi ? Cette Irène me ferait presque un peu peur — presque.

Je ne sais pas vraiment ce qui me passe par la tête, pourquoi je laisse filer l’ambiguïté. Un instinct de protection au fond de moi prend le contrôle de ma bouche et au lieu de dissiper le malentendu, je dis : 

— Je sais, je suis extrêmement chanceuse d’avoir rencontré Victor. 

Je laisse planer le doute quant à notre relation, et je passe ma main autour de sa taille. Comprenne qui pourra. 

Je le sens se raidir contre moi, et je sais immédiatement que mon geste va trop loin à son goût. Mais au même moment, un de ces sourires inespérés et ravageurs apparaît sur son visage, et il tourne la tête vers moi, pour me l’offrir. 

Je vacille, à la fois consciente de la façon dont le reste de l’assemblée va percevoir ce sourire après notre conversation, et un peu éblouie. Le grand-père de Victor rit doucement et déjà, je me demande à quoi Victor pense. Est-ce qu’il est capable de produire ce genre de sourire sur commande ? Je songe tout à la fois : 

On va s’en sortir. On fait une bonne équipe. 

Et : 

Je suis la présence amicale à son côté, mais j’aurais tort de me laisser trop affecter par ce sourire. 

Parce qu’il est tout de même raide comme un piquet à mon côté, et sacrément mal à l’aise, à mon avis, même si je suis la seule à m’en apercevoir. Je souris moi aussi, cependant, tout en me demandant dans quoi je me suis fourrée, tandis que son grand-père le taquine et que sa grand-mère nous observe en silence. Et déjà j’entends d’ici l’information se propager dans la famille — La nouvelle petite amie de Victor est venue déjeuner avec nous ! Il nous l’avait bien cachée, celle-là. Oui, elle est noire. Et c’est une peste. Elle n’a aucune éducation !

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 13

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

La cuisine de la ferme n’est pas excessivement apprêtée pour les fêtes. Paul et Mia recyclent d’une année sur l’autre les mêmes décorations un peu cheap, et ce, depuis que je les connais. Ils posent des guirlandes n’importe où et ils les oublient. Le père Noël clignotant en plastique là-bas sur le bord de la fenêtre, et la collection de petites maisons abritant des bougies chauffe-plat, devraient m’inspirer de la nostalgie, non ? Je n’en ressens aucune. Il y a un assez joli sapin dans le salon, mais personne n’y met jamais les pieds. Toute la vie se déroule dans la cuisine, dans la chaleur de la cheminée, et au milieu d’objets de bric et de broc. 

Ce qui est sublime ici, pendant les fêtes, ce ne sont pas les décorations, mais les arômes. Mia arrondit ses fins de mois en préparant des terrines, des tourtes et des tartes et des petits gâteaux. À toute heure de la journée, quelque chose mijote, lève ou grille dans cette grande pièce qu’elle quitte le moins possible. Elle cuisine divinement bien, mais uniquement la gastronomie locale. Je lui ai déjà demandé pourquoi elle ne préparait pas les recettes de son enfance à la Réunion, et elle a dit que ce n’était pas le goût des gens du coin. 

Dans l’immédiat, elle digère ce que je viens de lui expliquer en rajustant ses lunettes sur son nez.

— Le jeune homme du Bourg doit passer te prendre pour déjeuner ? répète-t-elle, sourcils froncés, avant de poser devant moi un bol de café au lait fumant.

Mia ne ressemble en rien à sa sœur ou à moi. Elle a un visage rond et des taches de rousseur, des petits yeux sombres et des rides d’expression, preuve qu’elle rit de temps en temps — juste pas avec moi.

Mia a eu une vie difficile. Pour commencer, elle et ma mère sont arrivées en région parisienne de la Réunion juste après le lycée. Ensuite, Mia n’a pas eu de chance. Elle s’est mariée trop jeune à un type de Dijon qui la battait. Après plusieurs années de vie conjugale cauchemardesque, elle a perdu coup sur coup son premier bébé, sa faculté d’en avoir d’autres. 

Et puis le sort s’est acharné sur la prunelle de ses yeux — sa sœur, ma mère. Maman était beaucoup mieux tombée avec mon père qui était l’amour de sa vie et la traitait comme une reine. Mais quand il a disparu, elle a sombré dans une dépression profonde, inextricable. 

Mia a sauvé la situation en réagissant comme une battante : elle a quitté son mari violent et elle est partie nous rejoindre en Haute-Marne, pour aider Maman à faire face et à s’occuper de moi. Je crois qu’elle était persuadée qu’on serait heureuses toutes les trois, et qu’elles pourraient refaire leur vie en se soutenant l’une l’autre. 

Mais Maman n’a jamais réussi à remonter la pente. Elle a tenté de se suicider, puis elle a dû être internée. Et la dépression s’est muée en une nouvelle personnalité chez elle. Mia et moi sommes restées toutes les deux. 

Après quelques années dont je ne me souviens pas bien mais qui ont dû être lugubres, Mia a enfin trouvé l’amour et le bonheur en rencontrant Paul, l’agriculteur posé, impossible à stresser ou à énerver, une fontaine de tendresse inépuisable à son égard. 

Aujourd’hui, elle va bien, mais je crois que nos relations seront toujours tendues. Il y aura toujours quelque part le fantôme vivant de ma mère entre nous.

— Ce n’est pas LE jeune homme du Bourg, rectifié-je. Il y en a plusieurs. Mais oui, il m’a invitée à déjeuner. Et oui, il passe me chercher. 

Ma tante ouvre de grands yeux horrifiés. 

— Mais tu ne peux pas y aller attifée comme ça ! 

Je porte mon jean gris et ma chemise de bûcheron à carreaux rouges et noirs. Je sais pertinemment que ce n’est pas une tenue pour sortir. Ce sont juste mes vêtements préférés, mes vêtements doudous. 

— Bien sûr que non. C’est pour ça qu’il passe me chercher. Il va me prêter des fringues. C’est un copain de la fac !

Mia fronce les sourcils, mais ne trouve rien d’autre à dire, et finit par retourner aux fourneaux. Pendant que sa célébrissime terrine de Noël cuit au bain-marie dans le gigantesque four, elle prépare plusieurs tartes ainsi qu’un petit-déjeuner pantagruélique pour moi : car si je viens d’émerger, Paul et elle sont déjà à pied d’œuvre depuis des heures. À la ferme, ils ont l’habitude de se lever tôt, et même en hiver, quand les journées sont un peu moins chargées, ils ne sont vraiment pas du style à paresser bien au chaud sous la couette. Je dors dans une dépendance au flanc de la grange, et quand j’ai traversé la cour pour retrouver ma tante dans la cuisine, j’ai entendu des bruits de ferraille. J’en ai déduit que Paul profitait de son matin du 24 pour réparer un tracteur ou deux, et ça m’a fait sourire. J’aime bien Paul, et j’aime bien Mia aussi. C’est juste que je n’aime pas être en sa présence. Il y a bien trop de scrutation, de désapprobation dans l’air, et ça devient vite étouffant.

Pourquoi ? J’ai une ou deux théories sur le sujet. La plus évidente, c’est que je suis la raison pour laquelle ma mère a perdu la tête. 

— Mange, dit Mia en posant devant moi une énorme assiette d’œufs au plat, de lard et de muffin maison dégoulinant de beurre. 

Je regarde l’horloge : il est dix heures trente. Si je mange tout ça maintenant, je n’aurai plus faim jusqu’à ce soir. Je perce un jaune couleur d’or, puis je darde un bout de langue pointu pour goûter l’œuf de la ferme. 

— Ne joue pas avec la nourriture ! tance Mia. 

J’ai beau avoir vingt ans, dans sa tête, je serai toujours une gamine de cinq ans. C’est ça, le problème avec Mia : elle est restée coincée dans un épisode traumatique, et elle voudrait que j’y reste avec elle. Pour toujours. 

— Mia, dis-je sur un ton raisonnable, rappelle-toi, je suis invitée à déjeuner, les gens au Bourg risquent de ne pas trouver ça très poli si je ne mange pas parce que je me suis gavée de ton lard délicieux. 

Si la flatterie n’est pas une tactique très efficace avec Mia, la politesse en revanche constitue un argument massue, et elle est obligée de lâcher l’affaire — pour le moment. Elle reviendra à la charge d’ici peu. Elle grommelle quelque chose et moi, je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au ciel dès qu’elle me tourne le dos pour s’affairer avec son rouleau à pâtisser.

Cédant à la pression, je décide de manger un œuf.  

— Et tes études ? demande-t-elle au bout de quelques minutes. Comment ça se passe ? 

— Bien, dis-je. 

— Tu as trouvé un stage pour cet été ?

— Oui ! Avec Clem, on va épauler une styliste qui a une boutique en ville. On s’est dit qu’on pourrait travailler à mi-temps dans le magasin, et à mi-temps sur nos propres créations. 

— Vos créations ? relève Mia.

— On a décidé de se lancer dans la fabrication de bijoux. 

On en a déjà dessiné quelques-uns, et commandé des matériaux. Du coton à crocheter, de la soie, des tissus, des perles, des fils d’argent, rien de ruineux. Et quelques outils. Mais je ne saurais exprimer à Mia la joie pure et exubérante que cette perspective me procure. Elle ne comprendrait pas. 

— Un mi-temps ? fait Mia, déçue. 

— On vendrait nos créations, bien sûr, expliqué-je. Clem connaît la patronne et elle est sûre qu’on pourrait la convaincre de nous laisser un coin près de la caisse pour les exposer. Comme ça ce serait de l’entrepreneuriat, mais sans trop de risque, et on validerait notre stage en prime. 

Je suis extrêmement contente de ce plan, et Clem aussi. C’est vraiment une chance incroyable qu’on se soit rencontrées dans ce cours d’économie barbant l’année dernière.

— La création, ça ne paye pas, juge Mia. 

— C’est plus dur, concédé-je. 

Mais ça peut marcher. Clem et moi, on est déterminées à saisir l’occasion.

— Il vaudrait mieux que tu t’orientes vers une activité mieux rémunérée, plus stable. Postule dans de grands groupes. Qu’est-ce que tu penses de la banque ? De l’audit ?

Ça se voit qu’elle s’est renseignée. Personnellement, l’idée même de l’audit me donne envie de me supprimer. Je ne juge pas les gens qui aiment la comptabilité. Je trouve ça admirable et il en faut sur terre. Mais ce n’est pas moi. Moi, je suis plus comme ma mère. 

Maman était artiste — elle était illustratrice. Elle travaillait pour l’édition et pour la publicité. Sa spécialité, c’était l’aquarelle. J’ai vu ses dessins, Mia les a gardés. Elle faisait des images vaporeuses et tendres, des images dans lesquelles on avait envie de se pelotonner. 

Maintenant, bien sûr, elle ne peint plus.

— Il va falloir que tu développes un peu ton esprit pratique, juge Mia. 

On toque au carreau. C’est Victor. Il a garé sa Mini dans la cour enneigée qui réverbère le soleil comme jamais. Il a approché de la vitre son visage aux yeux bleu-jaune si étranges, et il me sourit.

Mia pousse un cri et lâche son rouleau à pâtisserie qui tombe sur le carrelage de la cuisine avec un grand bang !

— Voilà Victor, dis-je en me levant, abandonnant mon assiette. Je viens de te parler de lui. Il séjourne au Bourg pour les fêtes, chez son grand-père. 

Je vais lui ouvrir. 

— Salut !

Il est en avance sur l’horaire convenu ensemble. Debout sur le paillasson, il examine la cuisine avec une curiosité non dissimulée. Ses narines frémissent. 

— Hum, ça sent bon chez vous. 

Très bien élevé, il essuie ses pieds avant d’entrer, se dirige immédiatement vers Mia pour lui serrer la main et se présenter. 

Elle semble encore se demander si c’est du lard ou du cochon, et je dois bien avouer que je pense comme elle. 

— Vanessa, je veux que tu finisses ton petit-déjeuner avant de quitter cette pièce ! aboie-t-elle, avant de se remettre de sa surprise et de se rappeler ses devoirs élémentaires de maîtresse de maison. 

— Un café, Victor ?

Victor accepte avec un sourire solaire, très éloigné de sa réserve d’origine, et je pense, non sans émerveillement : ça y est, je l’ai apprivoisé. 

Il est très beau ce matin, probablement parce qu’il est moins farouche. Il a troqué son manteau de laine noire contre une énorme doudoune grise qui lui fait des yeux encore plus saisissants. Ses joues rosies par le froid lui donnent des allures de demoiselle dans une peinture flamande. Maman aurait pu l’inventer à l’aquarelle. Mais il semble aussi exténué, avec de grands cercles sous les yeux, et je me demande si la vie de château est si tranquille et confortable que cela.

Je repousse mon assiette trop pleine et les yeux de Victor tombent dessus. 

— Tu as faim ? lui demandé-je. 

— Je crève de faim, admet-il. 

Je souris.

— Ils ne te nourrissent pas, au Bourg ?

Victor fait la grimace. 

— Ludo et Irène prenaient leur petit-déjeuner quand je suis descendu, alors, je me suis contenté d’un café. 

Avant d’avoir eu le temps de me demander si c’était poli ou conforme à la bienséance, je propose :

— Tu peux m’aider à finir mon assiette ? Mia essaye de m’engraisser, mais là c’est dix fois trop. 

Il hausse les sourcils et je lui tends ma fourchette. 

— Vanessa ! s’exclame Mia. Quelle impolitesse ! Tu ne vas pas offrir tes restes à Victor. Et ce n’est pas hygiénique. Je vais lui préparer une assiette. 

— Non ! Merci ! s’écrie Victor. Vraiment, ce n’est pas la peine. Je déteste le gaspillage, et ce serait vraiment bête de gâcher un petit-déjeuner aussi succulent. 

Il attrape ma fourchette et attaque mes œufs au plat. Il saisit un énorme morceau de bacon avec le jaune d’œuf et enfourne tout ça avec une totale absence d’élégance, avant de fermer les yeux en pâmoison. 

— Hmmmmm. 

Les paupières closes, il se détend sous mes yeux, et je me fais la réflexion qu’après les œufs, il faudra lui donner des petits gâteaux de Noël. J’ai menti, hier, dans notre conversation par SMS : les fournées que j’ai préparées hier avec Mia sont une réussite totale. 

— Ma nièce n’a aucun savoir-vivre, grogne Mia. Je suis vraiment désolée. 

— Pas moi, sourit Victor en ouvrant les yeux et en les braquant sur ma tante. C’est le meilleur lard que j’aie mangé depuis des siècles. 

— Vous avez sûrement de bons produits au Bourg, estime Mia. 

— Bien sûr, convient-il. Et notre cuisinier est excellent. Le problème, c’est la compagnie qui laisse parfois à désirer. 

Puis, il a peut-être le sentiment d’en avoir trop dit, et se renfrogne. Je me remémore ma bonne résolution de la veille — je ne m’arrête plus aux variations étranges de son humeur. Plus je le fréquente, plus j’ai l’impression qu’il n’est même pas conscient de verser ainsi le chaud et le froid.  

— Viens, dis-je quand il a fini, et que j’ai glissé son assiette dans le lave-vaisselle. Je vais te montrer les chèvres.

Il remet sa doudoune et m’emboîte le pas. 

— Comment ça se passe, au château ? l’interrogé-je dès que nous sommes dans la cour, hors de portée des oreilles de Mia. 

— Bof, admet-il. Je m’en sors essentiellement en évitant les autres. Mais ça va être de plus en plus difficile au fur et à mesure que Noël approche. 

— Tu n’arrives pas à les ignorer ? 

Il hausse les épaules tandis que son regard se perd dans le lointain.  

— Pas vraiment, concède-t-il. 

Tout en le conduisant vers l’enclos des chèvres, j’attrape un des petits biscuits de Noël aux épices que j’ai emportés dans ma poche. J’en tends un à Victor : 

— Au cas où tu aurais encore faim. 

Il l’examine avec attention. 

— Tu ne devais pas écrire des trucs dessus ? 

— Je me suis écroulée avant d’avoir le temps. Mia m’a obligée à me servir d’un rouleau à pâtisserie jusqu’à ce que j’en aie des ampoules aux doigts. 

Il attrape ma main et regarde les ampoules avec curiosité. C’est étrange de le toucher. Pas désagréable, juste très bizarre. Je retiens ma respiration, attendant qu’il ait terminé. 

— Tu as souffert pour la cause, admet-il. 

Alors seulement, semble-t-il, il accepte de croquer dans le petit gâteau, pour en prendre un minuscule morceau. C’est impossible de dire si c’est parce qu’il se méfie, ou parce qu’après avoir descendu tout mon petit-déjeuner, il n’a plus de place pour un gâteau de Noël, si insignifiant soit-il. 

Mais il hoche la tête, et prononce :

— Très bon. C’est ta recette ? 

— Celle de Mia, dis-je, sans toujours trop savoir sur quel pied danser. 

Est-il même possible qu’il ait émietté mon petit gâteau de cette façon juste parce qu’il voulait le déguster ? 

— En tout cas, j’espère offrir une diversion acceptable, avancé-je. Tu m’as apporté des fringues ? 

Il hoche la tête. 

— C’est dans ma voiture. Ma sœur m’a fait prendre toute une sélection de tenues. 

J’espère que je pourrai en profiter pour porter les bijoux que j’ai créés moi-même.

— Tu pourrais laisser tes cheveux tranquilles, pour le déjeuner ? demande Victor. 

Je lui adresse un regard perçant et il se dandine d’un pied sur l’autre, l’air mal à l’aise. 

— J’espère que ce n’est pas trop bizarre, comme requête… 

— Si, un peu. 

— Écoute, insiste-t-il, je ne voudrais pas que tu le prennes de travers, mais… en tant que présence amicale, je dois te dire que tes cheveux sont magnifiques et que les voir emprisonnés dans ce chignon me rend malade. 

— « Présence amicale » ? Tu es une présence amicale dans ma vie ?

Il acquiesce. 

— Et toi dans la mienne. Si tu es d’accord. 

C’est à la fois très bizarre et trop mignon. Tout en révélant une personnalité si réservée que j’en ai un peu mal pour lui.

— Entendu, dis-je, en me sentant tout à coup le cœur très léger. Avec plaisir. 

Nous échangeons un regard qui ne veut presque rien dire, n’engage à presque rien, mais qui fait du bien. Puis, je me rappelle le reste de son plaidoyer. 

— Ma coiffure te rend malade ? 

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, se renfrogne-t-il. C’est juste que… je ne comprends pas que l’on puisse ressembler à ça, et vouloir le cacher. Ça me dépasse.

Je ne vais pas lui détailler les multiples raisons qui me donnent envie de me cacher au quotidien. Je ne vais pas lui expliquer à quel point je ressemble à ma mère quand je me coiffe comme ça, les cheveux au vent, ni à quel point ça attriste Mia, bien qu’elle ne veuille pas le montrer. Je ne vais pas lui raconter les commentaires auxquels j’ai eu droit en cours, en stage, dans les commerces, dans la rue. C’est plus simple de garder mes cheveux secrets, juste pour moi et pour un tout petit cercle d’amis proches.

— C’est mon choix, fais-je remarquer. Je suis ravie que mes cheveux exotiques titillent ta curiosité de fils à papa, mais ce n’est pas à toi de décider comment je me présente au monde. 

— Non, rétrograde-t-il aussitôt. Bien sûr que non. Excuse-moi. C’était juste un compliment, à la base. 

À mon tour de me renfrogner, pas à cause de lui, mais de moi-même, parce que je ne suis plus capable d’accepter un compliment, même offert de bon cœur par une « présence amie ». C’est plutôt pathétique, quand j’y pense. 

— Écoute, dis-je en calmant la frustration dans ma voix, ce n’est pas de ta faute, mais c’est un sujet épineux pour moi. Un peu comme Irène l’est pour toi. Disons qu’on a tous nos points vulnérables, et que mes cheveux sont trop proches du mien. D’accord ?

Maintenant il me regarde avec une curiosité teintée de déception, mais il n’insiste pas. 

— Bien sûr. Excuse-moi. Je ne savais pas. Je croyais bien faire. C’était juste un compliment, répète-t-il. 

Je respire un grand coup, puis je décide de le faire — accepter son compliment, au moins en partie.

— Merci, murmuré-je avec sérieux. 

— Je t’en prie. Je sais bien que mon avis ne compte pas, mais moi, je les trouve splendides. 

Et maintenant je me sens mal, pas parce que nous avons parlé de mes cheveux, mais parce qu’il a dit que son compliment ne comptait pas. Pourquoi est-ce qu’il ne compterait pas ? Je subodore que ce n’est ni simple, ni anodin d’être une « présence amicale » pour Victor. Mes autres amis sont plus ouverts, plus simples d’accès, moins ombrageux, c’est comme ça en tout cas que je les préfère. 

Nous sommes arrivés dans le verger et Victor regarde autour de lui, nerveux, peut-être à la recherche d’un nouveau sujet de conversation.

— Elles sont où, ces chèvres ? 

Le verger est complètement blanc et les deux pestouilles au poil d’encre de chine devraient être aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Mais c’est parfois facétieux, les chèvres. Il me faut un moment pour les repérer, qui complotent derrière une souche couverte de neige comme deux collégiennes planquées pour échapper à un cours de gym. Elles ont dû se rouler dans la poudreuse qui s’est accrochée à leur poil long. Elles sont devenues blanches. 

Victor est enchanté. 

— C’est ça, Heckel et Jeckel ?

— Ouaip.

Je m’approche des deux biques et je leur offre en loucedé d’autres gâteaux faits de mes blanches mains, en me cachant des fenêtres de la cuisine où Mia vaque encore. 

Les chèvres se jettent sur les pâtisseries avec tant d’enthousiasme que la scène attire l’attention de Mia. Elle sort du bâtiment en trombe, furieuse, pour me héler depuis le milieu de la cour. 

— Vanessa ! Je t’ai déjà dit mille fois que ces chèvres n’étaient pas des poubelles de table. 

Je lance assez nonchalamment : 

— Je sais ! je voulais juste leur donner une friandise pour Noël. 

— Propose-leur une carotte alors, mais pas des gâteaux. Tu vas les rendre malades. 

Même si je sais, au fond, qu’elle a raison, ça me contrarie qu’elle soit aussi rabat-joie. 

— Mia, insisté-je. C’était un minuscule petit biscuit. Pour fêter nos retrouvailles. Ça ne va pas leur faire tant de mal. 

— Tu vas les gâter. Elles vont s’habituer et devenir ingérables. C’est mauvais pour elles. 

— Je sais, répété-je, souhaitant vraiment, à présent, qu’elle lâche l’affaire. C’était juste une friandise. Je ne leur en donne pas plus, tu comprends ?

Comme pour démentir mes paroles, Heckel trifouille du museau la poche de manteau dans laquelle j’ai enfoui mes gâteaux. 

— Dans ta poche de manteau, en plus, s’écrie Mia, dégoûtée, qui s’est approchée jusqu’à l’enclos. C’est sale, Vanessa. 

— Pardon. Je ne le ferai plus. 

Mia a eu gain de cause et elle nous foudroie tour à tour du regard, avant de retourner à l’intérieur. 

— Je sais que ce n’est pas malin de donner des cochonneries aux animaux, grommelé-je. Mais elle devrait se détendre un peu, quand même. 

Victor est assez futé pour ne pas prendre part à notre conflit. Évidemment que je sais ce qu’il faut ou non donner à une chèvre, évidemment que l’alimentation d’Heckel et Jeckel n’est pas le vrai sujet de notre dispute. 

Le problème, c’est que j’ai parlé à Mia de mes projets de stage et d’entreprise, et qu’elle est incapable de se réjouir pour moi. Dès que l’on sort un millimètre hors des sentiers battus, elle se laisse submerger par le stress, et ça la rend incroyablement pisse-vinaigre. 

Je soupire un bon coup, puis je décide, délibérément, de passer à autre chose. 

— Tu as essayé de les caresser ? demandé-je à Victor. C’est étonnamment doux, pour des bestioles qui passent leur temps à se rouler partout.

Il grattouille le crâne de la chèvre la plus proche, qui tente aussitôt de lui bouffer sa jolie doudoune. 

Au bout de cinq minutes, il est plein de poils de chèvres et de bave. Elles ont essayé de le mordre quatre fois, et il est en grande conversation avec Heckel. Et moi, je pense avoir découvert une facette de ce type qu’il ne doit pas laisser souvent ressurgir — une qui est capable de rire d’une interaction basique avec un animal et de s’y absorber tout entier.

La suite est déjà en ligne ici.

Et vous pouvez trouver toutes les informations sur le livre ici.

Douce imposture de Noël, chap. 12

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

VANESSA : Je ne veux plus jamais voir un sac de farine de toute ma vie. 

Je souris en découvrant le SMS de Vanessa. Je viens de refermer derrière moi la porte de ma chambre, dans la tour d’angle. De l’autre côté des fenêtres, la campagne est noire et insondable quand je tire les lourds rideaux avant d’envoyer promener mes chaussures et de m’affaler sur le lit qui rend un horrible grincement. Je suis un peu gris, et infiniment soulagé d’en avoir terminé avec le dîner des retrouvailles familiales. 

VICTOR : Mes gâteaux sont prêts ? 

VANESSA : Oui. Je te les apporte en brouette demain matin, si ça te va. Mais je te préviens qu’ils sont sans doute immangeables.

VICTOR : Ça m’étonnerait. Si tu fais les biscuits comme tu prépares les sandwichs, je dirais que j’ai misé sur la bonne pâtissière. Ils sont décorés ? 

VANESSA : Partiellement. C’est un travail de longue haleine. Il y a des vermicelles multicolores et du glaçage au citron. Tous ceux que tu mangeras, je ne serai pas obligée de les engloutir à force d’ennui. 

C’est facile de parler à Vanessa, parce que je ne la connais pas vraiment, et parce qu’elle n’est pas vraiment ici. Et puis j’ai l’impression malgré tout de l’avoir entrevue hier soir, quand elle a lâché ses cheveux et qu’elle s’est comportée, non plus comme une gamine dans une doudoune moche, mais comme une superhéroïne. C’est à cette fille-là que je parle, qu’elle existe ou pas.

Je crois qu’il faut que je confie à quelqu’un mon désarroi après ce dîner en famille où Ludo a été exceptionnellement lourd, mes cousins sidérants d’arrogance, ma famille proche délectable comme toujours, et Irène plus fascinante que jamais.  

VICTOR : Tu avais raison tout à l’heure. Je dis ça dans un dernier moment de lucidité. Cette fille est dangereuse pour moi. Rappelle-moi pourquoi je ne dois pas m’approcher d’elle. 

VANESSA : Tu ne dois pas t’approcher d’elle parce qu’elle t’a fait du mal. Et maintenant, de deux choses l’une : soit elle n’en a même pas conscience, soit elle sait, et malgré tout, elle est prête à recommencer.

VICTOR : Elle ne m’a pas fait de mal. Je me suis fait du mal tout seul, quand elle est partie. 

VANESSA : Oui mais moi je suis dans ton équipe, je te soutiens en dépit du bon sens. C’est comme ça que ça marche dans les équipes. Éloigne-toi de cette femme, Victor, ou ça va mal se terminer pour toi, et tu le sais. 

Vanessa est dans mon équipe ? Cette pensée me fait sourire. J’ai une superhéroïne dans mon équipe, qui sait faire les gâteaux et qui a des chèvres.

VICTOR : Tu ne voudrais pas venir me le répéter en personne ? Mettons, environ cent cinquante fois par jour ? 

VANESSA : Tu veux que je l’écrive sur tes gâteaux ? Mais je ne vais pas le faire ce soir, parce que la ferme se réveille tôt le matin, même en hiver, et là, je suis vannée. 

Une idée stupide me traverse la cervelle et j’ai trop bu pour la démonter complètement avant qu’elle n’entre dans la conversation.

VICTOR : Non. Ça me ferait plaisir que tu viennes ici, pour me le dire en personne. Tu n’aurais qu’à rester à déjeuner ? Demain ? Si tu n’as pas trop de choses à faire avant Noël ? 

VANESSA : Tu rigoles ? Aller déjeuner au Bourg ? ALLER DÉJEUNER AU BOURG ? C’est mon rêve de gamine. 

Le SMS est aussitôt suivi d’un deuxième.

VANESSA : Je plaisante. Ça me ferait plaisir de te voir et de faire diversion cinq minutes. Mais je ne suis pas sûre d’être l’invitée idéale pour toi. Je n’ai pas apporté de vêtements de gala, notamment. 

VICTOR : On s’en fiche. 

VANESSA : Pardon, mais non, on ne s’en fiche pas. 

Je fais la moue. Bien sûr, elle a raison. 

Je commence à composer ma réponse : 

VICTOR : Je te jure que les gens qui comptent s’en fichent. Les autres pensent ce qu’ils veulent… 

Et puis je l’efface. Ce n’est pas un coup très sympathique à faire à quelqu’un que l’on aime bien. On n’attire pas ses amis, ou ses présences amicales, dans ce genre de traquenard. J’écris cette fois :

VICTOR : Si tu n’as pas de vêtements assez prout-prout pour vivre cette expérience de princesse, je peux demander à ma sœur de te dépanner. Ça lui fera sûrement plaisir. Vous faites sans doute à peu près la même taille. 

VANESSA : C’est très gentil, mais je ne vais pas me changer derrière un buisson !

VICTOR : Mais non. Je t’apporte la panoplie à la ferme. Comme ça tu me donnes mes gâteaux, je fais la connaissance d’Heckel et Jeckel, et tu me raccompagnes au château. Le plan parfait. Onze heures demain ? 

VANESSA : Je….

VICTOR : Allez. S’il te plaît. 

Elle cède et je pose le téléphone sur la table de nuit, le sourire aux lèvres. Pendant les dix minutes qu’a duré cet échange, je n’ai presque pas pensé à Irène.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

Et toutes les informations utiles sur le livre sont là !