Par Eleonore

Douce imposture de Noël, chap. 11

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Réflexion faite, je ne vais pas pouvoir faire abstraction de mes cousins, pensé-je en regardant Ludo qui fait boire du champagne à Baloo, le labrador. Ludo est assis dans un canapé tendu de soie jaune safran et il verse le vin directement dans le gosier du pauvre animal, qui lape et lui fait des yeux éperdus d’amour, tout en agitant avec frénésie sa queue dangereusement proche des bibelots. Il bave la moitié du champagne sur le tapis persan.

— Qu’est-ce qu’il est con, ce chien, l’encourage Ludo sur un ton affectueux. Mais oui, mon Baloo, qu’est-ce que t’es con !

Je déteste cette façon qu’il a de s’adresser au chien, et visiblement, Horace, le vieux sage à quatre pattes, qui observe la scène à distance, est de mon avis.  

La nuit est arrivée et l’ambiance de Noël est plus prononcée à présent dans le grand salon du château, celui où est installé l’immense sapin. Comme toujours, il a été habillé par du personnel acrobate sur les instructions de ma grand-mère, en puisant dans le fonds incroyable de décorations amassé par ma famille au cours des siècles. L’odeur résineuse de l’arbre se mêle au parfum du feu de bois dans la grande cheminée, et la chaîne diffuse des chants de Noël entonnés par une chorale de voix enfantines angéliques. Par les portes-fenêtres qui donnent sur le parc, on aperçoit les éclairages dans les sujets de buis — des ours et des loups, les animaux fétiches de la famille. La lune s’est levée sur la pelouse enneigée, complétant un tableau presque irréel, bien plus serein que je ne le suis moi-même. 

Quand je suis descendu de ma tour, Ludo m’a salué d’une grande tape dans le dos en rappelant à la cantonade qu’il m’avait piqué ma chambre, ha ! ha ! Sans rancune ! S’il était simplement un lourdaud, ça passerait encore, mais il y a dans sa malignité une sorte de créativité imprévisible. 

Lily, notre cousine, d’un an plus vieille que Raymond et qui le traite comme un bébé et comme son valet, regarde avec un sourire cruel Ludo qui tourmente le chien. Elle est sortie du même moule. André, son petit frère, s’est affalé dans un canapé et joue à un jeu sur sa console sans calculer personne. 

Plus loin, mes parents et mes grands-parents discutent en regardant les bûches qui flambent dans la cheminée. Ils sont tous en très bonne forme, en bonne santé et heureux de se retrouver selon la tradition familiale. Nina et Raymond sont partis comploter quelque chose dans leur coin, j’espère juste que ce n’est pas mon cadeau de Noël. Quand ils s’y mettent ensemble, c’est souvent improbable. Il y a deux ans, j’ai reçu une luge peinte de fleurs roses, orange et violettes. Je l’adore, mais je n’ai pas souvent l’occasion de m’en servir.

Quant à Irène, elle n’est pas encore descendue. Ludo a signalé en passant, tout juste après m’avoir salué, qu’elle était partie se changer après leur « sieste » (les guillemets sont de Ludo) et avant le dîner. Il a ensuite, d’une manière que j’ai trouvé très déloyale envers Irène, précisé que c’est la première fois qu’elle dort dans un château, sous-entendant qu’elle est intimidée et qu’elle en fait cinq tonnes, passant des heures dans la salle de bain et devant le miroir de la chambre pour vérifier que sa tenue est à la hauteur. 

J’ai soigneusement réprimé tous les commentaires qui me venaient à l’esprit. Irène n’avait peut-être jamais dormi dans un château avant ces vacances, mais du temps où nous étions ensemble, elle me racontait les croisières sur le yacht familial. La fortune de son clan, acquise dans l’entertainment et les médias un peu partout sur la planète, nous fait tous passer pour des miséreux et ça ne lui fait absolument ni chaud ni froid de se changer douze fois par jour. C’est un jeu pour elle. Ludo est à côté de la plaque. Soit il ne la connaît pas si bien que ça, soit il fait exprès de raconter n’importe quoi pour susciter une réaction de ma part, et j’ai bien l’intention de ne pas lui en donner. Ma ligne de conduite consiste à me comporter comme si Irène relevait strictement de l’histoire ancienne, une blessure certes, mais pas si grave, et surtout, depuis longtemps cicatrisée. J’espère juste que ça ne se verra pas trop que c’est un rôle de composition. J’appréhende vraiment le moment où elle aura fini de se pomponner et où la confrontation sera inévitable.

 Mon téléphone vibre dans ma poche et je l’en extirpe, content de la distraction. Vanessa m’envoie une photo de deux chèvres noires qui sont perchées dans un pommier enneigé. Je souris. C’est vrai qu’on dirait deux oiseaux. Deux gros oiseaux cornus et poilus qui ruminent je ne sais quoi en faisant la grimace.

VICTOR : Merci pour la photo. Elles me rappellent ma grand-tante Gertrude.

VANESSA : Au secours. Ma tante m’oblige à faire des gâteaux de Noël pour tout le village. 

VICTOR : Est-ce que vous comptez le Bourg dans le village, pour les petits gâteaux ? Qu’est-ce qu’il y avait dans ta chambre à coucher, cette fois-ci ?

VANESSA : C’est une manière déguisée de me dire que tu veux des petits gâteaux aux épices ? Une scie sauteuse un peu rouillée. 

VICTOR : Sympa. Oui, je veux des biscuits de Noël.

VANESSA : OK. Pour la scie, Mia s’est excusée. Apparemment, Paul cherchait cette scie depuis des semaines. Ça se voit qu’ils ne font pas la chambre tous les matins, hein, mais ce n’est pas très grave. Je le savais, que je n’étais pas attendue comme le petit Jésus. Et toi ? 

VICTOR : Je suis content d’avoir retrouvé ma famille. Moins content de devoir cohabiter avec mes cousins. Là, Ludovic est en train de faire boire de l’alcool au chien. 

VANESSA : Quel irresponsable. C’est même pas rigolo. Et elle ? Tu l’as vue ? Ça s’est bien passé ? 

Je suppose que je ne suis pas le seul à être curieux de l’autre après nos conversations dans la voiture. C’est agréable d’avoir une amie en ville, un regard extérieur sur tout ce cirque.

VICTOR : Non. Je ne l’ai pas encore vue. Ça ne va pas tarder, cela dit. On l’attend d’une seconde à l’autre.

VANESSA : Je croise les doigts pour toi. 

VICTOR : Merci.

VANESSA : Tiens-moi au courant.

Irène, en vraie diva, a-t-elle senti que l’on parlait d’elle ? C’est le moment qu’elle choisit pour faire son entrée. 

Irène aime bien générer des commotions, quand elle peut. Son but dans la vie est d’être renversante, elle me l’a avoué explicitement, et il faut bien admettre que très souvent, elle y parvient. Déjà parce qu’elle est très belle : mince et longue, avec des attaches fines, des jambes interminables, une peau parfaite, d’épais cheveux d’un blond très pâle, et un visage exquis aux traits fins, aux yeux d’un vert limpide. Elle a beau venir d’une famille de roturiers yankees, elle est l’archétype même de la beauté patricienne. Elle en a conscience et en joue parfaitement. Sa mère a épousé en secondes noces un entrepreneur français et elle a vécu longtemps à Paris, où Irène a grandi. Je crois bien que sa famille mise sur Irène pour conquérir le vieux continent. D’ailleurs, ça ne m’étonnerait même pas qu’ils la poussent à fréquenter les cercles les plus élitistes de la vieille Europe à la recherche d’un mari bien comme il faut. 

J’ai l’air d’être désabusé au sujet d’Irène, mais elle ne se résume pas du tout à sa famille arrogante. Elle-même est beaucoup plus fine que cela. Elle sait ce qui est attendu d’elle, et faire ce qu’on lui demande pour satisfaire ses sponsors, en quelque sorte, ne l’empêche pas de poursuivre des objectifs légèrement différents. Du temps où nous étions ensemble, elle disait qu’elle cherchait l’amour, mais aussi qu’elle voulait mener une vie pleine et entière, profiter de chaque seconde de l’existence. Elle avait l’air complètement libre, pas juste parce qu’elle était très riche, mais parce qu’elle se fichait des choses qui n’ont pas d’importance. Je l’ai déjà vue partir en vacances sur un coup de tête avec une brosse à dents dans son sac et passer une semaine à improviser sans sortir une seule fois sa carte de crédit. Elle a cette espèce d’assurance sidérante des gens qui savent que le monde, à un niveau fondamental, leur appartient.

Je ne sais pas si Ludo perçoit tout cela. Lui, il voit sans doute juste une jolie fille et le moyen de me faire enrager. Elle a à peine franchi la porte qu’il s’avance vers elle pour affirmer ses droits sur elle d’un baiser rapide mais pas très élégant. Irène n’a pas l’air de s’en formaliser.

— Tu es magnifique, la félicite-t-il. Regarde qui est arrivé !

Les yeux clairs d’Irène se posent directement sur moi, prouvant qu’elle m’avait déjà calculé, et elle esquisse un sourire poli, presque timide, voire même fragile. Peut-être redoutait-elle ce moment, elle aussi. Peut-être qu’elle n’était pas aussi à l’aise que Ludo à l’idée de venir ici pour Noël, sachant que je m’y trouverais. Mais dans ce cas, pourquoi ne s’est-elle pas abstenue ?

— Salut, Victor. Ça me fait plaisir de te revoir. 

— Et moi donc. 

J’ai voulu parler haut et clair et c’est sorti à moitié trop fort, à moitié grommelé, complètement raté. Pourtant je pourrais jurer qu’Irène ne me fait plus cet effet-là. En fait, je constate avec une certaine satisfaction que j’ai pris mes distances, j’ai l’impression de m’être enfin détaché d’elle, et j’en conçois une forme d’ivresse de la liberté — avant de me trouver plutôt pathétique.

— Comment vas-tu ? s’enquiert Irène. Toujours à Nantes ? 

— Toujours à Nantes, je fais une thèse.

Ludo part d’un grand rire comme si c’était cocasse et Irène hausse un sourcil ironique, mais sans agressivité.

— Une thèse de maths ? 

— Exactement.

Elle n’a jamais trop compris mon goût pour les maths, probablement parce que moi-même, je ne le comprends pas. C’est d’ailleurs ce qui me plaît : le mystère. Mais je n’ai jamais réussi à le lui expliquer correctement.

Elle se souvient que j’étudiais les maths, cependant, et cette information n’échappe pas au reste des convives. 

— Vous vous connaissiez déjà ? intervient ma mère qui vient d’arriver, très élégante dans une robe portefeuille vert d’eau, ses cheveux bruns relevés en un chignon savamment déstructuré.

Bien que la question ne s’adresse pas à Ludo, c’est lui qui répond. 

— Oui, Victor et Irène ont eu un bref flirt il y a deux ans. 

Irène réprime visiblement un tressaillement. Elle pourrait sourire ou minimiser, mais elle n’en fait rien, et je lui en suis reconnaissant, tout en me demandant, et pas pour la première fois, ce qu’elle peut bien fabriquer avec Ludovic. Il est tellement évident pour moi qu’elle vaut mieux que lui. 

— Incroyable, sourit ma mère, qui fait la seule chose envisageable : prétendre que la situation est amusante. 

Heureusement, le moment bizarre passe lorsque Grand-père appelle Ludo et Irène pour montrer à Irène le tableau d’un ancêtre dont ils semblent avoir déjà parlé.

Maman me jette un regard inquiet et je hausse les épaules. Elle n’insiste pas. Elle sait que j’ai connu un passage à vide il y a deux ans, et elle sait que c’était à cause d’une relation amoureuse qui a mal tourné, mais je lui ai tu les détails, elle n’a jamais rencontré Irène et je n’ai jamais prononcé son nom en sa présence.

Pour me donner une contenance, j’envoie un message à Vanessa, comme promis. 

VICTOR : Ça y est, c’est fait. Mon cousin était pire que prévu, mais mon ex s’est montrée plutôt décente. 

VANESSA : Tu sais que le danger ne vient pas de ton cousin, mais de ton ex, n’est-ce pas ? 

Je fronce les sourcils. Je ne connais pas Vanessa, même si nous avons partagé quelques bonnes conversations dans la voiture. Cela me contrarie qu’elle analyse la situation avec autant de perspicacité et de discernement.

Je ne sais pas quoi lui répondre, alors, je range mon téléphone dans ma poche. Puis je sursaute parce qu’Irène se tient juste devant moi. 

— Je suis désolée, Victor. Ludo m’avait garanti que ma présence ne serait pas un problème. J’ai cru que ce serait OK.

J’ai envie de lui demander comment elle a capté des signaux de malaise chez moi. 

— Tout va bien, Irène, l’assuré-je. L’eau a coulé sous les ponts. 

Elle soupire et acquiesce. Elle a l’air nostalgique, presque un peu triste, et j’ai aussitôt la conviction qu’elle pense à notre temps ensemble. Je sens mes joues s’empourprer. Mon corps réagit à la proximité d’Irène, les souvenirs de notre relation affluent à mon esprit, et tout à coup, c’est presque comme si nous n’avions jamais été séparés, comme si elle ne s’était jamais fichue de moi.

J’ai beaucoup de souvenirs d’elle, des souvenirs charmants, et d’autres très sensuels. Je pourrais me rejouer chacune de nos conversations, chacun de nos serments — juste après son départ, je l’ai fait jusqu’à l’usure. Je savais que c’était une drogue dure, et pourtant, je ne pouvais pas m’en empêcher.

Et il a suffi d’une conversation comme celle-ci, brève et mélancolique, pour qu’ils ressurgissent tout près de la surface.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici ! et toutes les autres informations sur le livre sont là.

Douce imposture de Noël, chap.10

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

Vous avez vu la version papier ? J’ai reçu mon exemplaire hier.

VICTOR

Les grilles du château sont entrouvertes, je suis clairement attendu. Nous avons roulé doucement et j’ai raté le déjeuner, ce qui m’arrange plutôt. J’ai laissé Vanessa il y a un quart d’heure, devant la grille d’une grande ferme moderne et proprette. J’étais curieux de voir les chèvres, et aussi, pour être honnête, sa tante, l’intérieur de la maison, mais je n’allais pas non plus m’immiscer dans ses retrouvailles avec sa famille. 

Je savais aussi que c’était sans doute de la pure procrastination de ma part, parce que je voulais retarder au maximum le moment d’arriver ici, au Bourg. Or, bien qu’il y ait des choses ici auxquelles je ne suis pas prêt à faire face, le château est aussi l’endroit où je retrouve Raymond, mes grands-parents, mes parents, ma sœur Nina, mon beau-frère Rasmus et leurs enfants. Toutes les branches ne sont pas pourries dans notre arbre généalogique, tant s’en faut.

J’espère tout de même qu’à cette heure-ci, la plupart des membres de ma famille seront sortis, et que je vais pouvoir m’installer tranquille. La Mini parcourt la grande allée bordée de chênes en faisant crisser les graviers et la neige sous ses pneus. C’est un peu comme si elle-même, elle grinçait des dents, et freinait des quatre fers. 

Pourtant, je devrais être content de revenir. J’aime cet endroit, et les grands arbres noueux sont magnifiques, ainsi couverts de neige. C’est plutôt féérique. Quand le coude dans l’allée fait apparaître le château de la Renaissance, lui-même immaculé avec sa pierre blanche et ses tours élancées, ma poitrine se gonfle d’une fierté ambiguë et les yeux me piquent. Les animaux de buis qui peuplent le petit jardin à la française sont déjà ornés de mille loupiotes qui seront sûrement allumées ce soir, tout comme les décorations aux balcons et aux fenêtres.

Une silhouette longiligne est debout sur la pelouse enneigée, devant le très vaste perron du château, en manteau et pantalon noir. Un grand chien beige, un labrador, surgit soudain d’une congère, lancé à toute allure dans la poudreuse, une vieille balle de tennis dans la gueule. L’animal tente de ralentir à l’approche de la silhouette, se foire lamentablement, fonce dans le jeune homme qui trébuche et s’écroule dans la neige en riant pendant que le chien fou bat de la queue frénétiquement. 

Je claque la portière et m’approche du type à terre qui se relève en tentant de maîtriser son fou rire — c’est Raymond, mon frère. Il est couvert de neige, de bave, et il se marre en essayant de repousser les caresses bourrues du chien.

— Arrête ! Baloo, arrête.

Le nom de Baloo est très bien choisi : non seulement il est aussi gros qu’un ours, mais en plus, il lui en faut vraiment très très peu pour être heureux. Et comme jouer avec Raymond est son idée personnelle du paradis… 

Je tends la main à mon frère pour l’aider à se relever et je tance le chien au passage, pour qu’il n’aille pas se figurer que l’humain a cessé d’être son supérieur hiérarchique dans cette maison. Il n’y a pas un atome de méchanceté dans ce clébard, mais il est énorme, et il y a des enfants. 

Raymond secoue la neige qui adhère à son manteau, laisse tomber quand la poudreuse se tasse et reste collée à la laine, et se jette sur moi pour m’embrasser, neige, morve de chien et tutti quanti. 

— C’est pas trop tôt ! Tu as fait bonne route ? 

— Très bonne. Tout était déneigé, même au Châtelet. Tu es tout seul ?

— Grand-père fait sa sieste, Papa travaille, et tous les autres sont partis faire une balade en forêt. Viens. Je vais t’aider à porter tes affaires. Tu as beaucoup de cadeaux de Noël ? 

— Haha. Des tonnes, mais uniquement pour les enfants. 

Raymond semble dépité. À dix-neuf ans, je me demande parfois s’il ne croirait pas encore secrètement au père Noël.

— Je te compte parmi les enfants, précisé-je. 

Son visage s’éclaire d’un sourire lumineux. 

Il me ressemble beaucoup, mais avec une bouille toute ronde qui le dessert un peu, parce que tout le monde s’imagine qu’il est encore un bébé. Ses cheveux sont d’un châtain très clair comme les miens, mais au lieu d’aller régulièrement chez le coiffeur, il les laisse pousser bien trop longs, boucler sur sa nuque et rebiquer sur ses épaules. C’est ignoble. 

— Je vais te payer une visite en urgence chez le coiffeur, signalé-je tandis qu’il s’empare d’un de mes sacs.

— Maman a déjà menacé, rétorque Raymond, mais cette année, je ne vais pas me laisser faire. Vous allez supporter mon look pendant deux semaines. Ça ne va pas vous tuer. 

Raymond fait une prépa littéraire en banlieue parisienne, et il loge dans une chambre d’étudiant non loin de son lycée.

— Mais les gens qui te supportent toute l’année, Ray ? Et les filles ? Tu y as pensé, à l’effet de ta coupe « surfeur en loden » sur les filles ? Ça doit les perturber un peu, non ?

Il éclate de rire, puis s’interrompt presque aussitôt pour affirmer très sérieusement :

— Les filles m’aiment comme je suis. 

Ah, intéressant.

— Une fille en particulier ? Ou bien toutes ? 

Les effectifs dans la classe de Ray sont constitués à 75 % de filles, mais je ne l’ai jamais vu avec une petite amie. 

Il plisse ses yeux clairs et profite de ce que nous avons atteint l’entrée du château pour ignorer ma question en me tournant le dos et en me donnant au passage un gros coup avec mon propre sac. Je riposte en le poussant d’une bourrade et il pénètre ainsi, en trébuchant et en riant, dans le vestibule. 

Dans l’entrée, comme tous les ans, mes grands-parents ont installé une couronne de branchages géante, avec des cierges énormes qui brûlent presque toute la journée. Et dans le couloir, je découvre le calendrier de l’avent de cette année : une œuvre, peinture ou gravure d’artiste méconnu, dévoilée et accrochée chaque jour par mon grand-père pour ma grand-mère. Oui, tous les ans à Noël, il lui offre vingt-cinq œuvres d’art. Cette année, le thème semble être la danse. Vingt-trois couples enlacés, ballerines graciles et déhanchés endiablés dans tous les styles et sur tous les supports. Il reste encore un peu de place pour les numéros vingt-quatre et vingt-cinq. Je secoue la tête en souriant, parce que les gestes romantiques de mon grand-père pour ma grand-mère sont aussi extravagants que légendaires. Puis je suis ramené sur terre, à mes propres limitations. 

— Comment ça s’est passé, hier soir ? demandé-je en baissant la voix pour être sûr de ne pas être entendu. 

Raymond fait la grimace. 

— C’était bizarre. On aurait dit un gigaconcours de quéquette pour savoir qui était le plus beau, entre Lily, André, et Ludo avec tu-sais-qui. Tout y est passé : popularité sur les réseaux sociaux, nombre de soirées depuis le début de l’année, argent de poche, points aux compétitions sportives… je te jure, c’était flippant. 

— Les adultes ne les ont pas mouchés ? demandé-je, avant de me rappeler que nous sommes tous techniquement des adultes à présent.

Ray sourit.

— Nan. Ils se sont contentés de les mettre en bout de table pour pouvoir à leur aise faire gouzi-gouzi avec les petits. 

J’imagine le tableau, mon grand-père complètement gâteux devant les mignonnes terreurs à pattes de ma sœur Nina, et mes parents parlant bébé à qui mieux mieux.

Je fais la grimace et Raymond conclut :

— Deux bouts de table complètement zinzins, et au milieu, Rasmus et moi comme les seuls éléments de santé mentale perdus dans ce chaos. Tu nous as manqué. 

Je souris. Le jour où notre sœur Nina nous a convoqués, Raymond et moi, dans un pub parisien, pour nous présenter Rasmus, avant de décréter sur un ton vindicatif qu’elle allait le faire entrer dans la famille, au chausse-pied si nécessaire, nous sommes tous deux tombés presque aussi amoureux de lui qu’elle l’était déjà. Rasmus est chercheur en botanique, ça veut dire qu’il est largement plus à l’aise avec un arbre pour interlocuteur qu’avec une tribu nombreuse de snobinards au sang bleu. Se balader avec lui dans la forêt est une expérience de taille à changer le cours d’une vie. Je le suspecte d’avoir largement misé sur ses connaissances pour séduire ma sœur. Mais d’après elle, elle est surtout d’abord tombée en arrêt devant son physique. Précisons qu’à l’université de Louvain, où Rasmus donne des cours depuis qu’il s’est fait transférer du Québec, ses élèves le surnomment Groot. Le côté homme des bois de deux mètres, rugueux, musclé, et timide, il n’en fallait pas tellement plus pour embarquer notre Nina. Et vu qu’ils se sont rencontrés au fin fond des bois canadiens, alors qu’elle s’était perdue et blessée, que la nuit tombait et que les loups hurlaient autour d’elle… Nina parle encore de son séjour là-bas avec des petites étoiles dans les yeux.

Rasmus est génial, et il fallait bien ça pour relever le niveau aux réunions de clan.

— Je ne suis pas pressé d’avoir la famille au complet, soupiré-je. 

Raymond hausse les épaules. 

— Tout va bien se passer. 

C’est un peu sa réponse à tout. Raymond est comme ça : sa sollicitude est infinie, mais les problèmes n’existent pas vraiment dans sa dimension. 

Tout en discutant, nous avons monté l’escalier jusqu’au second, et nous voici arrivés à l’embranchement fatidique. D’un côté, le couloir mène à la chambre rouge qui est censé être la mienne. De l’autre, il part vers la tour d’angle frigorifique avec son lit branlant. À ma place, je suis sûr que Ludo irait prendre ses quartiers dans la chambre rouge en fichant mes affaires dehors. Mais je ne suis pas Ludo. Par ailleurs, la seule idée d’approcher la pièce où il a dormi avec Irène me dresse le duvet sur la nuque. Au fond, pour être tout à fait honnête, je me fiche de ma chambre rouge. Je suis même presque content du changement. La tour d’angle est objectivement plus commode. Elle est plus proche de la chambre de Raymond et des appartements de Nina. Je maximiserai le temps passé avec eux et nous pourrons faire bloc contre nos cousins. Va pour la tour d’angle. 

Une fois mes affaires déposées dans les placards, et les cadeaux de Noël cachés en hauteur, hors de portée de mes petits neveux et de mon idiot de petit frère, je suis aussi prêt à affronter les autres que je le serai jamais. Une rumeur dans les tréfonds du château m’apprend que, justement, les promeneurs sont rentrés. 

Quelques secondes plus tard, une horde d’enfants en bonnets de père Noël se rue dans ma chambre, puis dans mes bras. 

— VICTOR !!!

Ma sœur et Rasmus ont fabriqué en série quatre garçons presque identiques, formés exclusivement sur le modèle bûcheron du Grand Nord de leur papa. Le plus grand, Noé, a six ans. Son petit frère, Arthur, quatre. Les jumeaux, deux ans et demi. Un chien débarque avec eux : Horace, le vieux bâtard qui suit mon grand-père partout, un animal hyperintelligent qui ne perd pas une miette des interactions humaines. Avec la tache blonde sur son œil, il ressemble à un secrétaire particulier d’antan qui porterait le monocle, et il juge tout ce qui se passe autour de lui avec la même acuité silencieuse.

Nina suit de peu, souriante et échevelée, les joues roses et les vêtements de travers. Ma sœur n’a jamais réussi à se conformer aux normes qu’on essayait de lui imposer. Ce n’est pas qu’elle soit rebelle, c’est juste qu’elle est daltonienne des convenances ; ça lui passe au-dessus de la tête. Je l’adore, et j’aimerais bien être comme elle, mais ce gène qu’ils ont tous deux, Ray et elle, hérité de notre mère, je n’y ai pas eu droit.

En les serrant tous dans mes bras, les enfants, Nina, puis Rasmus, je mesure à quel point je suis chanceux d’avoir atterri dans cette famille. Qu’importe si tous mes cousins sans exception sont insupportables ? Je peux bien faire abstraction pendant quelques jours.

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À propos des fausses petites amies (1/2)

Comme son titre le suggère, Douce imposture de Noël est une histoire de fausse petite amie de Noël. Vous savez, quand la pression affective et familiale monte et que tout le monde est coincé en plus à cause de la neige, que les gens ont recours à des arnaques bizarres pour protéger leur petit cœur fragile, et que ces arnaques finissent par leur exploser à la figure ?

Ce genre d’histoire.

La fausse petite amie, c’est un des « tropes » de romance les plus difficiles à réussir, à mon avis. (Un trope, c’est un mécanisme narratif classique, pour ne pas dire un cliché, c’est ça qui est bon dans la romance — c’est un genre qui sait à quoi servent les clichés, qui sait les renouveler et les subvertir avec une créativité tellement réjouissante). 

Pour réussir un faux petit ami (en tant qu’autrice, hein — ne faites surtout pas ça chez vous dans votre vie privée), il faut que l’arnaque soit justifiée. Il faut que tous les protagonistes y trouvent leur compte, et il faut gérer ceux qui savent, ceux qui ne savent pas, les sentiments qui s’embrouillent entre le vrai et le faux. Bref, pour une autrice de romance, c’est excessivement amusant. 

Parfois ça donne des histoires du genre :

Grosse voix d’alpha ancêtre :  » Jean-Athanase, tu n’auras pas ton héritage si tu ne te trouves pas une femme avant le 31 décembre ! » 

(Pause réflexion alimentée au vin chaud)

Voix profonde et virile mais plus jeune d’alpha héros : « Baby, je te fais chanter si tu ne fais pas semblant d’être ma fiancée, tiens, voilà ton contrat. » 

Voix d’héroïne sexy mais forte mais fragile mais forte : « Oh, tu es désagréable mais si riche et beau et puissant, Jean-Athanase. Je vais te claquer la porte au nez deux fois, et puis je vais faire semblant d’être ta fiancée bien que mes sentiments authentiques pour toi me fassent déjà horriblement souffrir ! »

Je ne me moque pas méchamment, je résume juste un peu vite. J’adore les tropes et tous leurs sous-tropes, même les plus extravagants, c’est trop amusant d’essayer de les faire fonctionner. Mais à première vue celui-ci n’est pas vraiment mon style. 

Douce imposture de Noël ne tire donc pas vraiment sur ces ficelles-là. Le héros n’est pas un alpha mâle, c’est un hypersensible qui se planque. Il n’y pas de conglomérat familial en jeu, tout ça c’est dans la tête des cousins. L’héroïne est très proactive (elle a envie de sauver le héros et de s’en faire un ami, mais elle se plante complètement, mouahaha). L’histoire tient uniquement sur les sentiments et les quiproquos. Vous me direz ce que vous en pensez 😉 

Douce imposture de Noël, chap. 9

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

Toutes les informations, ainsi que les chapitres précédents, en suivant ce lien.

VANESSA

Pour une fois, il n’y a pas d’insulte larvée dans sa réponse. Il ne dit pas « je viendrai chez toi si c’est trop horrible chez moi ». Il fait comme s’il avait vraiment envie de me voir, ce qui est plutôt agréable. Il ne viendra pas, j’en suis toujours convaincue, et sans doute est-ce le verre de vin qui m’a fait lancer à nouveau l’invitation, le verre de vin et la compassion, parce qu’on a tous eu des ruptures difficiles. 

— Bon, dis-je en bâillant, je vais aller me prendre ce bain moussant. J’apprécie ta compagnie, mais… bain moussant, quoi. 

Il hoche la tête d’un air compréhensif.

— Je vais me coucher. On essaye de ne pas partir trop tard demain ? Ça te va ?

*

Le lendemain, le soleil brille sur un paysage féérique, mais la route n’est pas encore déneigée et il gèle à pierre fendre. Pour nous faire patienter, la patronne de l’hôtel nous sert un petit-déjeuner de luxe en attendant que la situation se débloque. Heureusement, nous ne sommes pas trop loin de l’autoroute.

À la lumière du jour, j’ai l’impression que Victor est retourné à sa réserve initiale. Il se sert café après café, le visage fermé, l’expression maussade, et moi, instinctivement, je me tends, sur la défensive. 

— Tu as bien dormi ? demandé-je néanmoins, amicale. Tu devrais tester le pain d’épices aux écorces d’oranges confites, c’est une tuerie.

Il me répond à peine par un signe de tête, les lèvres pincées, et je me demande pourquoi je ferais un effort, si c’est pour me heurter à chaque fois à une porte de prison pareille. On peut tout à fait être à la fois canon et trop taciturne pour en tirer le moindre charme, et ce type en est la preuve.

Et puis, comme je beurre un toast avec des gestes décidés, son téléphone tinte à nouveau. Il consulte ses messages, et une expression de douleur et d’appréhension passe très rapidement sur son visage. À peine une microseconde, puis le masque de froideur impassible est de retour.

Ce qui lui arrive l’affecte vraiment, comprends-je alors. Non seulement il n’est peut-être pas du matin, mais en plus, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. Oui, il est naturellement distant et renfrogné, et non, avoir des problèmes ne vous autorise pas à vous comporter comme un malotru, mais pour être honnête, à aucun moment il ne s’est conduit comme un sale type. Ça a même été plutôt le contraire. Il a été un peu désagréable et lointain la plupart du temps, mais plutôt gentil, attentionné et sincère aux moments clefs de la conversation. En grattant un tout petit peu sous la surface, je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un de décent là-dessous, et même, une personne dont la compagnie peut être plutôt facile et plaisante. 

Alors, je prends une bonne résolution. Je ne vais plus me laisser décontenancer par ses attitudes un peu frigorifiques. Je vais m’adresser directement à la personne qui est sous le permafrost. 

C’est ça.

— Qu’est-ce qu’il a fait, encore ? demandé-je en désignant le téléphone du menton. 

— Rien, soupire Victor. Enfin… Raymond m’a juste raconté son opération de séduction avec mes grands-parents. Ils adorent Irène tous les deux, apparemment. 

Je fais la grimace. Je ne sais pas si j’ai envie de me faire une opinion sur cette Irène. Est-ce qu’une personne un tant soit peu délicate n’aurait pas essayé de discuter de ces vacances au préalable avec Victor ? Ou bien elle ne se doute pas de l’effet qu’elle a produit sur lui ? 

Elle aussi, il faut peut-être lui accorder le bénéfice du doute. Pas que j’en aie quelque chose à faire. 

— Changeons de sujet, propose Victor. 

Et c’est une bonne idée, parce que dans les cinq minutes qui suivent, nous nous découvrons une passion commune pour les chèvres. C’est le truc le plus improbable qui soit. J’adore ces bestiaux qui sautent partout, grimpent sur n’importe quoi, et qui sont hyper affectueux quand on les connaît. 

— Il y en a deux à la ferme, dis-je. Heckel et Jeckel.

— Ce ne sont pas des prénoms de corbeaux de dessin animé, à la base ? 

— Si. Mais leur pelage est noir et elles passent leur vie dans les arbres, alors, c’était un choix pertinent. Je les adore. Et au château ? Vous avez des chèvres ? 

Il fait la grimace. 

— Non. Ce n’est pas vraiment le genre de la maison. 

— Dommage. C’est chouette, les animaux. 

— Oh, on a des animaux : des chevaux, et des chiens. 

— Quoi, c’est le trip gentleman farmer, chasse à courre et compagnie ?

— Non. Dieu nous en garde. Et puis quoi encore ? On n’est pas au dix-neuvième siècle en Angleterre. Non, les chiens chassent, et les chevaux courent. Mon grand-père les adore, même s’il ne les sort plus beaucoup lui-même à son âge. Et toi, tu montes à cheval ?

— Euh, non. Enfin, je suis déjà montée sur un cheval, mais je ne suis pas sûre que ça compte comme une réelle expérience d’équitation. C’était à l’occasion d’un après-midi d’initiation, en colo, quand j’étais petite. J’ai eu la peur de ma vie et je me suis juré de ne jamais recommencer. 

— Dommage. Tu devrais peut-être réessayer. 

— Peut-être. Pas sûr.

Vers midi, la route est enfin dégagée et nous repartons. La campagne est toute blanche et il fait très froid. Non seulement la neige va tenir, mais on annonce de nouvelles chutes pour cet après-midi.

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Douce imposture de Noël, chap. 8

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VICTOR

Qui est cette fille qui vient de m’ouvrir la porte ? On dirait Vanessa, mais elle s’est métamorphosée du tout au tout. Elle a enlevé sa doudoune orange. Elle a toujours ses bottes roses à gros pompons, mais je n’ai plus du tout l’impression qu’elle ait douze ans. Et pas seulement parce que, libérée du manteau informe, elle dévoile à présent en sous-pull violet un corps qui n’a absolument rien d’enfantin. Je suis un type normal, et même si je garde les yeux vissés sur son visage, je suis bien obligé de noter qu’elle a des formes, des formes voluptueuses qu’on ne pouvait pas soupçonner sous la tenue hivernale un peu caricaturale.

Et puis, il y a ses cheveux — une masse vaporeuse, aérienne, mouvante, qui défie la gravité et la norme, un truc complètement dingue qui explose d’énergie et de liberté et qui donne envie de rire, de danser, de chanter, de parler fort. Sérieusement, c’est fou l’effet de cette tignasse. On dirait qu’elle a une personnalité à part entière.

À cause de cette transformation physique, la Vanessa de tout à l’heure et celle de la chambre d’hôtel semblent être deux personnes complètement différentes.

Elle a suivi mon regard vers ses cheveux et elle porte la main à ses mèches pour les recoiffer. Puis elle déroule l’élastique qui enserrait son poignet, et elle rassemble cette masse extraordinaire en une torsade hyper serrée. J’ouvre la bouche pour lui dire d’arrêter, de venir comme ça, de laisser ses cheveux en liberté, qu’il y a des choses qu’il ne faut pas essayer de dompter, mais franchement, ce serait outrepasser mes droits. Elle fait ce qu’elle veut avec ses cheveux. En l’occurrence, elle en fait un chignon horrible qui lui rétrécit la tête de moitié. Ainsi coiffée, elle m’emboîte le pas dans le couloir avec un sourire un peu crispé, et je me demande ce qu’elle a pu lire dans mon attitude pour se sentir obligée de faire ça.

Puis nous arrivons à l’ascenseur et je comprends que j’ai raté le coche, que j’aurais dû me montrer plus spontané. 

Ou bien peut-être pas. Après tout, ce n’est pas vrai qu’il faut laisser ses instincts les plus fous cavaler au galop. On a bien vu où ça m’avait mené avec Irène. Vanessa a sans doute raison quand elle s’attache les cheveux. On lui a sûrement déjà fait des remarques, je ne suis pas naïf au point de m’imaginer que les gens sont tolérants avec les cheveux atypiques ou exotiques. Dans les magazines de mode, on adore l’excentricité, mais dans la vraie vie, les convenances et toutes les figures de l’autorité vous ramènent sûrement dans le rang à toute vitesse. C’est déprimant, mais c’est une réalité. 

Le bar est désert mais hospitalier, avec toutes les bougies qui brillent sur les petites tables rondes, et ces étoiles en bois peintes qui sont suspendues en pluie au plafond. C’est la patronne qui assure le service. Elle a renvoyé tout le personnel pour la nuit dès que la neige a commencé à tomber, pour ne pas mettre les employés en danger. Vanessa hoche la tête d’un air entendu. Nous commandons deux verres de vin. Vanessa prend le moins cher et elle pense que je ne m’en rends pas compte. 

Mon téléphone tinte et me rappelle aux intrigues du château. J’ai prévenu tout à l’heure que je dormirais sur le chemin, et bien sûr, mon cousin Ludo en profite aussitôt. Il m’envoie un SMS qui va droit à l’essentiel. 

LUDO : Si tu n’es même pas là cette nuit, je prends la chambre rouge. 

Je soupire et je croise le regard de Vanessa qui m’observe. 

— OK, dit-elle, si tu veux me faire boire, il va falloir que tu condescendes à faire la conversation. Sinon, je me barre. 

Je ris. 

— Pardon. Ça doit être la tempête qui me perturbe.

C’est faux et je vois bien qu’elle n’est pas dupe. Elle prend son verre et commence à se lever. 

— Si tu ne veux pas discuter, dit-elle, ce n’est pas un problème. Mais il y a un bain moussant qui m’appelle, et je peux très bien déguster ce sympathique petit Languedoc en tête à tête avec la baignoire, alors, j’espère que tu ne m’en voudras pas si…. 

Je ne veux pas qu’elle parte. J’ai besoin de compagnie, et si elle part, elle emportera avec elle cette énergie qui me rend curieux. J’ai envie de la joie de vivre et de la liberté que j’ai entrevue tout à l’heure quand je suis allé frapper à la porte de sa chambre et que je l’ai surprise avec ses cheveux fous. 

— Pourquoi tu attaches tes cheveux comme ça ? 

C’est sorti tout seul. Les mots ont franchi mes lèvres de leur propre mouvement, et maintenant, je suis un peu embarrassé. 

— Désolé. Je sais que ça ne me regarde pas. 

— En effet.

— C’est juste que… ils sont magnifiques. Ça ne doit pas être confortable de tirer dessus comme ça. 

— Bof, admet-elle. Mais si je ne le fais pas, ça part dans tous les sens.

— Moi, ça ne me dérange pas. Au contraire. Je les trouve bien comme ils étaient tout à l’heure.

Elle fronce les sourcils, prend un instant pour évaluer la situation, puis cède.

— OK. Mais c’est un peu n’importe quoi aujourd’hui. 

— Ils sont géniaux, ne puis-je m’empêcher d’admirer, en regardant la masse vaporeuse qui s’échappe de la pince. 

Elle me dévisage avec des yeux plissés. 

— Ne me dis pas que tu n’avais jamais vu de cheveux afros. 

— Si, bien sûr que si. 

C’est juste que les siens sont particulièrement… je ne sais pas. J’aime leur volume pas sage, leur légèreté. C’est difficile de dire pourquoi. 

— Du moment que tu ne plonges pas tes doigts dedans pour voir comment ça fait, ronchonne-t-elle.

— Les gens se permettent vraiment ça ? fais-je semblant de m’étonner, alors que c’est précisément ce que j’avais envie de faire. 

— Ouaip. 

Elle hausse les épaules, puis elle désigne du menton mon téléphone que j’ai abandonné sur la table, face contre le bois.

— C’est encore ton cousin qui te harcèle ?

J’acquiesce.

— Comme je ne suis pas là, il me pique ma chambre. 

Elle a une sorte de sourire réprobateur, un peu narquois.

— Il y a des implications spéciales dans cette guéguerre, non ? Genre il te pique ta meuf, ta chambre, ton droit d’aînesse, ton identité ? 

Je fais la grimace. 

— Un truc du genre. Mais Irène n’est pas « ma meuf ». 

Elle me considère un moment, pensive. 

­— Vous n’êtes plus ensemble, mais il y a encore quelque chose entre vous ?

Je cligne des yeux en la dévisageant. Quand elle retire l’élastique de ses cheveux, cette fille se transforme en quelqu’un d’autre. Rien à voir avec le petit bout de gonzesse sage et gentille qui conduisait si prudemment ma voiture tout à l’heure. Celle-là avait quelque chose d’excentrique mais elle était sur la réserve. La fille qui est assise en face de moi maintenant, c’est vraiment quelqu’un. 

Je soupire, et puis je passe à table. Ce qui n’était pas audible tout à l’heure le devient, par la magie d’un verre de vin rouge, de la neige au dehors, et de mon interlocutrice aussi.

Elle avait raison. Se confier à une inconnue, c’est quelque chose de puissant. 

— J’ai eu beaucoup de mal à laisser partir cette fille, avoué-je, et je ne suis pas sûr d’y être complètement parvenu. Je redoute la confrontation. Pour ma propre, euh, sérénité, j’aurais préféré ne jamais la revoir.  

Les yeux de Vanessa s’arrondissent.

— Ouille. À ce point-là ? 

Je hoche la tête. Oui, à ce point-là. 

Elle fronce les sourcils. 

— Et ton cousin, il le sait ? Il l’a draguée en connaissance de cause ? 

— Je ne crois pas. Je ne peux pas être sûr qu’il mesurait l’étendue de ma passion pour Irène. Je n’en ai pas parlé à tout le monde, et Ludo n’est pas vraiment une personne à qui j’ouvre mon cœur.

— Mais quand même, estime-t-elle, il y a quelque chose de vraiment vil dans ce qu’il fait, là, non ?

— Un peu, oui. 

— Tu veux dire complètement. 

Évaluer la situation avec son point de vue totalement extérieur crée à la fois un soulagement et un malaise. Je suis content de ne pas être seul avec mon histoire. Mais je commence aussi à avoir honte à nouveau, de m’être laissé embarquer par Irène, et puis de n’avoir pas réussi à me détacher d’elle, et maintenant, d’être confronté à la malignité de Ludo sans rien pouvoir faire. Ça me rend dingue. 

Est-ce que Vanessa s’en aperçoit ? En tout cas, elle ne me reproche pas de me laisser faire ou d’être trop gentil. Elle se montre infiniment plus subtile avec moi que je ne le suis avec mon frère Raymond dans des situations similaires.  

— Mon invitation à la ferme tient toujours, tu sais, dit-elle avec douceur. Si jamais tu veux t’échapper de tout ça pour en parler. 

Et cette fois, parce que les choses ont évolué entre nous au cours de l’après-midi, et que je considère désormais Vanessa comme une présence amicale, j’accepte sa proposition. 

— Je passerai te rendre visite, promets-je.

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Douce imposture de Noël, chap. 7

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Bonne lecture !

VANESSA

Évidemment, l’hôtel que nous dégote Victor n’est pas un relais de camionneurs. C’est une auberge chaleureuse et confortable avec des décorations de Noël charmantes, des couronnes de branchages aux fenêtres habillées de nœuds de velours rouge et des alcôves murales éclairées à la bougie. En fonds sonore, le Casse-noisette de Tchaïkovski contribue à créer une ambiance poétique et féérique. Le sapin de l’entrée est fleuri de petits sucres d’orge et à ses pieds s’étale une grande crèche ancienne, tout un village avec des maisons blotties les unes comme les autres, de minuscules moutons cotonneux et des santons représentant tous les métiers. On a envie de le visiter et je m’attarde un instant à l’admirer. 

Je me demande un moment si Victor est en train de me faire le coup de la panne le plus alambiqué de l’histoire, mais ça me paraît vraiment peu probable. Je sens que je ne l’intéresse pas le moins du monde, pas de cette façon, même si notre cohabitation se passe mieux que prévu. Et puis, il précise immédiatement à l’accueil de l’hôtel que nous avons besoin de chambres séparées, et il a l’air soulagé quand la réceptionniste nous en dégote effectivement deux. 

Dehors, la neige tombe à gros flocons, et il est presque impossible, dans l’obscurité et les rafales tourbillonnantes dont le blanc et le noir se mélangent, de distinguer les environs. C’est comme si hors de l’hôtel, il n’y avait plus rien.

Victor s’empare de sa clef et s’éloigne avec son sac pour prendre possession de sa chambre. Je fais de même, adressant un sourire reconnaissant à l’hôtesse lorsqu’il commence à parler dans son téléphone sans même avoir pris congé. Certes il l’a remerciée, mais il y a quelque chose de vraiment froid et condescendant dans ses manières, et ce n’est pas la première fois que cela me gêne. Ça ne cadre pas vraiment avec le type que j’ai appris à connaître un tout petit peu mieux au cours de ce trajet en voiture. Je ne crois plus vraiment qu’il se barricade par mépris, mais il entre probablement une part d’éducation dans cette façon qu’il a de dresser un mur entre lui et le monde qui l’entoure. Je n’arrive pas trop à me défaire de cette impression qu’il ne prend pas vraiment en compte les petites gens, que pour lui, nous sommes un détail de son environnement, et puis c’est tout. 

Ma chambre est au premier. Elle est vraiment jolie dans le genre suranné, avec un grand lit très haut en bois sombre sculpté, une salle de bain vieillotte et des lampes à abat-jour un peu partout. J’apprécie ce confort un peu branlant, à la fois distant et accueillant, qui est caractéristique des vieilles demeures. Je me demande si c’est le genre d’atmosphère que l’on trouve au Bourg, dans le château de Victor. Est-ce qu’il y a des armures dans la demeure familiale, des armoiries ? Une collection d’épées médiévales ? 

Je laisse mon sac dans un coin et j’ôte l’élastique qui tire mes cheveux comme pas permis. Aaaah. Libérer mon crâne de ce joug est un soulagement délicieux. La tête en bas, je détache mes racines en passant mes doigts dans mes cheveux et en gémissant de plaisir. Quand je reviens en position verticale, j’ai l’air d’une dingue avec ce nuage vaporeux tout autour de la tête. Je me souris dans la porte miroir de l’armoire qui occupe tout un mur de la chambre. 

Il est encore tôt et j’hésite à me faire couler un bain moussant quand on toque à ma porte. J’ouvre, et je trouve Victor sur le seuil. Ses yeux s’arrondissent et il m’observe avec une curiosité telle que je me sens aussitôt prise en défaut. 

— Quoi ?

Je suis peut-être un peu plus brusque et directe que nécessaire, mais je n’ai pas trop aimé son attitude à l’accueil. C’est sûrement pour ça que j’ai instinctivement rétabli les distances. Je ne sais pas trop sur quel pied danser avec ce type. Une seule chose est sûre, on n’appartient pas à la même sphère, et nos chemins vont se séparer bientôt. Je résous de lui rembourser la chambre dès que possible.

Il toussote.

— C’est trop tôt pour dormir et j’exècre la télévision. Tu veux descendre prendre un verre ? Si tu n’as pas mieux à faire, bien sûr. 

Il me demande si je veux bien être sa distraction pour s’éviter la télévision. C’est un compliment emballé dans une insulte, ou bien peut-être le contraire. 

Je lance un regard en direction de la baignoire à pied qui me fait de l’œil. Je n’ai pas de baignoire chez moi et les occasions de bain moussant sont rares. Là, par ce froid, c’est tentant. 

— S’il te plaît, dit Victor. Tu peux considérer ça comme la faveur que tu me dois. Un peu de compagnie.

Groumf. 

— C’est pas ça que j’appellerais une faveur, marmonné-je. Il va falloir trouver mieux que ça. Mais bon, va pour un verre. 

Qu’est-ce que j’y peux ? Je suis quand même curieuse. Et très sincèrement, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire. Dans une heure, il sera encore trop tôt pour dormir, et la baignoire ne sera pas partie, même si elle a des pattes. 

Je prends la clef sur la commode près de la porte, j’attrape mon sac à main, et je suis Victor dans les couloirs à la moquette épaisse.

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Douce imposture de Noël, chap. 6

Joyeuse Saint-Nicolas ! Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VICTOR

J’ignorais qu’un simple sandwich aurait le pouvoir de me remonter le moral. Je me sens presque humain à nouveau, au point que je parviens à oublier le terrible choc que j’ai eu tout à l’heure au téléphone. Parler à Vanessa m’aide aussi à relativiser l’atmosphère ridiculement concurrentielle qui règne dans ma famille et que j’appréhende toujours un peu à cette période de l’année. 

Puis, alors que je commence à me détendre, je reçois un texto de Ludo.

LUDO : Alors cousin, toujours pas arrivé ? Dis, ça ne t’embête pas si je prends la chambre rouge à ta place cette année ? Le lit dans la tour d’angle n’est pas très vaillant et j’ai peur qu’il s’écroule. 

C’est sa manière pas très finaude de me torturer, je suppose, maintenant qu’il a fait passer le message via Ray — faire allusion à ses prouesses horizontales avec mon ex et essayer de me piquer mon lit par-dessus le marché. Je compose ma réponse en grinçant des dents. 

VICTOR : Hors de question que tu me piques ma chambre, Ludo. J’arrive bientôt, de toute façon. 

LUDO : Là, on est occupés à boire des cocktails, mais si tu n’es pas là à 21 h, je m’installe dans la chambre rouge. 

J’émets un soupir excédé. Vanessa me lance un regard interrogateur et j’explique :

— Mon cousin fait des siennes. 

J’hésite, puis j’ajoute : 

­— Non content de s’être débrouillé pour sortir avec mon ex, il l’a amenée au Bourg pour les fêtes, et maintenant il essaye de me piquer ma chambre. 

Vanessa fait la grimace. 

— Ouille, mais quel conn… oh, pardon, s’interrompt-elle avant de se mordre la lèvre.

— Non, tu peux le dire. Mon cousin Ludovic est un parfait connard.

— Waouh, je compatis. Ton ex ? Sérieusement ? Je suis sûre qu’il a des circonstances atténuantes et je ne connais pas votre histoire, mais ça me paraît gratiné. 

— Ça l’est. 

Je me rends compte qu’en réalité, je peux parler de la « situation » avec cette parfaite inconnue sans en dire trop, sans plonger dans les méandres de ce qui ferait trop mal. Elle m’offre de la solidarité gratuite, et ça ne résout rien, mais ça fait du bien.

La neige se met à tomber peu après notre passage à Troyes. Il ne reste qu’une heure de route, alors, j’espère encore que cela va passer. Vanessa, qui conduit toujours, serre les mains sur le volant et regarde droit devant elle, les yeux vissés sur les feux de brouillard arrière du conducteur qui nous précède. Mais la neige tombe vraiment très dru, et au bout d’un quart d’heure, il devient patent que ce n’est pas une bonne idée de rester sur la route par un temps pareil. 

— Prends la prochaine sortie, dis-je. Ça ne sert à rien d’avoir un accident, il vaut mieux attendre que ça se calme.

Elle fronce les sourcils, l’air contrarié. Mais elle est bien obligée de l’admettre.

— Ouais. J’ai peur que ça ne soit râpé pour ce soir. On tenait une bonne moyenne et j’ai cru que ça passerait, mais là c’est quasiment du blizzard…

Je soupire.

— Désolé, c’est de ma faute. On est partis trop tard. J’avais une ultime course de Noël à faire en ville avant de partir et je l’ai remise au dernier moment. C’était crétin de ma part. 

J’ai voulu trouver un cadeau vraiment spécial pour Raymond, un stylo plume fait main orné de dragons pour ce littéraire fan de fantastique. Mais l’artiste qui me l’a vendu ne pouvait pas me le donner avant ce midi. 

— Pas grave, m’assure Vanessa. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? 

Je la sens un peu tendue. 

— Je propose qu’on se trouve un endroit où dormir. 

Son visage se contracte et je demande : 

— Tu es attendue dès ce soir ? 

Elle secoue la tête. 

— Non. Non, je suis sûre qu’ils comprendront. 

Elle se mordille la lèvre à nouveau, et je ne vois pas tout de suite où est le problème. Quand enfin je percute, je me trouve tout particulièrement idiot. Évidemment que sur un budget d’étudiant, une nuit d’hôtel peut peser lourd. Tout le monde n’a pas le carnet de chèques de la famille Brühler.

— Je t’invite, c’est compris ? C’est à cause de moi que l’on a décollé aussi tard.  

— Pas question, gronde-t-elle aussitôt. 

— Mais si. Accepte. C’est vraiment le minimum. Tu me le revaudras une autre fois, et je me sens vraiment responsable. Je savais qu’il risquait d’y avoir de fortes chutes de neige ce soir, et j’ai quand même attendu le dernier moment pour partir ; c’était de la pure procrastination de ma part. 

C’est peut-être même un peu vrai. Même avec cette histoire de cadeau, j’aurais sans doute pu me dépêcher un minimum, ce qui aurait suffi, mais j’ai attendu le tout dernier moment pour partir. J’ai répondu à la convocation de mon grand-père avec plus ou moins de bonne foi, tout en visant secrètement d’échapper au dîner de ce soir. Peut-être même qu’inconsciemment j’avais envie de rester coincé sur la route, et Vanessa est une victime collatérale de mon manque d’enthousiasme à l’égard de ce Noël. Ce n’est pas juste pour elle. 

Alors, j’insiste. 

— S’il te plaît. Je m’en voudrai si tu refuses. 

Elle considère l’offre un moment, puis pousse un profond soupir. 

— J’accepte mais à une seule condition. Je te dois une faveur. Vraiment. 

Je souris. 

— OK, si tu y tiens vraiment.

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Douce imposture de Noël, chap.5

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VANESSA

Il y a encore pas mal de monde sur la route. Victor s’est comme recroquevillé dans son siège. Il n’a pas retiré son manteau et je crois qu’il fait semblant de dormir. J’ai fait la grasse-matinée ce matin et j’ai pris un petit-déjeuner tardif, mais je n’ai pas déjeuné et je commence à avoir très faim. J’aurais besoin de son aide pour attraper mes sandwichs. Et pour changer la musique, au nom de tout ce qui est sacré, je n’en peux plus de cette soupe qu’il passe dans sa voiture.

Je ne crois pas qu’il dorme vraiment. Je le soupçonne d’avoir juste fermé les yeux pour échapper à la conversation avec moi, ou pour se consacrer à ses propres pensées. C’est perceptible à la tension dans son corps. Et sa tête ne dodeline pas vers l’avant comme cela arrive fréquemment quand vous vous laissez aller en voiture. 

Pour finir je n’y tiens plus. J’éteins cette musique qui me scie les nerfs. Conduire affamée et sans conversation, passe encore, mais pas avec ce truc dans les oreilles. 

Mon offensive sur son autoradio est ce qui le tire de l’immobilité.

— On est déjà au bout de la playlist ? s’étonne-t-il.

— On est au bout de ma patience. Écoute, Victor, je suis désolée. Tu m’es sympathique et je suis honorée de partager deux villes avec toi, mais en matière de goûts musicaux, on va avoir un problème. Je ne supporterai pas une seconde de plus de cette sauce électro gnian-gnian. 

Je crains un instant d’être en train de l’offusquer irrémédiablement, mais non, ça le fait rire. J’en profite pour demander :

— Ça va mieux ?

Mais il soupire au lieu de répondre. Je sais que je ne devrais pas insister, que je vais encore me prendre un de ces coups d’œil dédaigneux dont ce type semble avoir le secret, et qui bizarrement arrivent à m’atteindre. Et pourtant, je le fais quand même. 

— Écoute, je sais que Noël est un moment délicieux pour une grande partie de la population, mais je suis bien placée pour savoir aussi que ce n’est pas le cas pour tout le monde. Donc vraiment, ne te sens pas obligé de te montrer héroïque avec moi. On a le droit de penser que les fêtes c’est pourri.

Il fronce les sourcils et se redresse dans son siège. 

— Tu trouves que Noël est une fête pourrie ?

Et voilà que tout à coup, c’est moi qui me retrouve sur la sellette. Je hausse les épaules.  

— Ouais. C’est un moment qui appelle l’harmonie, la sérénité, la paix, le retour au foyer. Et qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas d’harmonie dans sa vie ? Ou pas de foyer ? On a l’air con, voilà, c’est tout. 

Victor soupire, puis pousse un rire amer.

— Ouais. Moi, mon problème, c’est plus un excès de foyer. 

Je souris, tout en mesurant bien à nouveau le fossé qui nous sépare.

— Tu dois affronter combien de cousins exactement dans ce château gigantesque ? 

— Trois, tous infernaux. Il y a aussi mon adorable sœur avec sa nombreuse marmaille. Et mon petit frère, mais c’est une crème. 

— Ton petit frère Raymond ?

Il semble surpris que j’aie retenu le prénom de son frère. Il sourit affectueusement, et ça transforme complètement sa physionomie, même dans la pénombre de l’habitacle.

— Il a dix-neuf ans, mais c’est comme s’il était vénérable. Toute la laideur du monde glisse sur sa peau comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne voit que le positif en toute chose. Souvent, je l’envie. Mais ça me fait surtout flipper pour lui, j’avoue. 

Je hoche la tête. 

— Tu as peur qu’il se fasse rouler dans la farine. 

Il rit. 

— Ce n’est pas une crainte sans fondement, mais un risque avéré. Il ne se passe pas un jour sans qu’il se fasse avoir. 

Il me raconte une histoire de chambre bleue et de chambre verte sous-chauffée. D’un côté son anecdote fait référence à un horrible problème de riche. De l’autre, je pense que je peux comprendre, et son inquiétude pour son petit frère est touchante. Je ne sais pas pourquoi je me sens invitée à parler de ma propre situation de couchage. 

— Je dors dans la « chambre d’amis ». Le reste de l’année, elle sert de dépotoir. Je ne sais pas ce que je vais y trouver. Parfois ce sont de vieux vélos en réparation, parfois six rangées de conserves de légumes du potager, parfois une portée de petits chats. Selon le projet du moment. Ma tante Mia peut être un peu… intense, parfois. 

— Mais c’est plutôt chouette, non ? estime Victor, qui ne connaît pas mon histoire familiale ni ses failles. Au moins, c’est vivant. Et il y a de la place pour les surprises. Moi, je suis invariablement logé dans la chambre rouge.

Il me décrit une suite de rêve telle qu’à mon avis on n’en voit même pas dans les hôtels de luxe. 

— Je loge là, parce que je suis l’aîné de ma génération, si l’on excepte ma sœur, qui ne compte pas vu qu’elle est une fille. Sans commentaire. Mon cousin Ludo est né un jour après moi, et chez nous, ces choses-là ont du poids. Il y a eu une sorte de compétition entre ma mère et ma tante, juste avant leurs accouchements respectifs. Elles savaient que le rang de naissance était un truc fondamental. 

— Mais elles ? Elles comptent pour du beurre ? 

— Non, bien sûr que non. En tout cas pas à mes yeux, et à bien des égards, la famille ne fonctionne plus comme une dynastie de la Renaissance, heureusement. Mais il reste une espèce de fond d’ancien régime qui irrigue tout, et je dis « irriguer » pour ne pas dire « corrompre ». C’est vraiment spécial. Et puis c’est absurde de toute façon. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de qui hérite du titre ou de l’énorme tas de caillasses inchauffable ? En tout cas, moi, je m’en fiche. 

— Peut-être que ta tante et ton cousin Ludo ne s’en fichent pas, eux.

Il rit. 

— Ça, c’est sûr. Ludo semble avoir pour seul objectif dans l’existence de me faire payer ma naissance prématurée.

— Prématurée ? 

— Ouais. Je devais naître six semaines après Ludo. Ma tante arrivait à son terme, mais ma mère est partie faire du cheval, et le reste, c’est des détails médicaux un peu gores.

J’éclate de rire, parce qu’on dirait un téléfilm américain des années 80.

— Un certain esprit de compétition semble régner dans vos rangs.

— C’est un euphémisme terrifiant, estime Victor. 

Il semble s’être détendu un peu au fil de la conversation. On sent que, malgré les tensions et les histoires rocambolesques, il aime sa famille et il est fier de lui appartenir. 

— Je suis sûre que ça va bien se passer, dis-je. 

Il émet une sorte de bruit qui ressemble à un groumpf, et mon estomac lui fait écho de manière dix fois plus caverneuse. 

— Hum, dis-je, tu as faim ? 

— Un peu, admet-il.

­— Sur ce strapontin que tu appelles une banquette arrière, il y a un sac en tissu avec des sandwichs. On peut partager si tu veux, c’est prévu. 

Il me lance un coup d’œil étonné, puis attrape le sac et se met à fouiller à l’intérieur. Je m’attends à ce qu’il accueille avec dédain mon pique-nique basique, mais il ne montre que de l’enthousiasme. 

— Où est-ce que tu as trouvé ces sandwichs ? Ils sentent incroyablement bon.

— Euh, ben, je les ai faits avec les restes du frigo. J’avais une espèce de mélange de légumes cuisiné par ma coloc, des boulettes de viande basiques et une sauce au yaourt et aux herbes. J’ai tout mélangé, épicé un peu, et ta-daa.

— Sérieusement ? 

— Ben ouais.

À vrai dire, il ne me viendrait pas à l’idée d’acheter un sandwich. Je préviens quand même Victor : 

— Si ça se trouve, hein, c’est infâme. Attends quand même d’avoir goûté pour me remercier.

Il goûte, mâchonne un moment d’un air pensif, le regard perdu dans le lointain, tandis que je conduis, et que parfois aussi, je m’efforce de saisir les trucs bizarres que les phares des voitures font à la couleur de ses yeux. 

— Non, décide-t-il enfin. C’est surprenant mais c’est très bon. Je suis bien content de ne pas avoir acheté une horreur à la station-service. Merci de m’avoir sauvé. 

C’est la formulation qui me fait sourire. J’aime bien sauver les gens.

— De rien. 

C’est vrai : mon sandwich est plutôt réussi. Mais il s’avère pas très pratique à manger au volant. Victor s’en rend compte rapidement et il sort un rouleau d’essuie-tout de sa boîte à gant, avec lequel il entreprend aussitôt de me couvrir. 

— Ce serait fâcheux de tacher une aussi flamboyante doudoune, estime-t-il. 

L’atmosphère s’est beaucoup détendue dans l’habitacle, elle est même devenue presque chaleureuse. C’est la magie de la bouffe. Ça marche à tous les coups. 

— Qu’est-ce que vous mangez à Noël, dans ton château de conte de fées ? m’enquiers-je après m’être méthodiquement léché les doigts.

La conversation est facile avec lui finalement, en dépit ou peut-être à cause du fossé qui nous sépare. Chacun semble nourrir la curiosité de l’autre. 

— Ça va du conventionnel à l’extravagant, dit Victor. De la dinde, des huîtres, du foie gras, le tout arrosé de copieuses quantités d’alcool. Des gibiers aux champignons et aux airelles. Des gigots de sept heures. Des desserts à douze étages. 

— Ça a l’air génial. 

— Sur le papier, ça l’est, convient-il. 

— Mais ? 

— Ça manque parfois de spontanéité, ajoute-t-il avec une grimace. Et par moments, l’atmosphère de compétition est tellement irrespirable que ça me coupe l’appétit. 

Je me demande si c’est pour ça qu’il fait une thèse de maths, pour échapper à la compétition.

Le chapitre suivant, c’est ici !

Et pour avoir tout le livre, c’est là.

Douce imposture de Noël, chap. 4

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. À l’heure qu’il est, elle est déjà disponible en ebook sur presque toutes les plateformes, et je viens tout juste de formater la version papier ! 

Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

CHAPITRE 4

VICTOR

La station-service est blindée de vacanciers qui courent dans la nuit froide pour faire le plein, acheter un sandwich et, si possible, battre la neige de vitesse. Il fait un froid de gueux et je remonte le col de mon manteau de ma main libre, avant de raccrocher le pistolet sur la pompe à essence, puis d’essuyer le reste de carburant sur mes doigts dans un mouchoir trouvé au fond de ma poche. 

Pendant que je fais le plein, Vanessa attend dans la voiture. On a prévu de faire une pause rapide, un quart d’heure au maximum. Elle insiste pour prendre le volant, même si nous n’avons encore fait que deux cent cinquante kilomètres. Je l’ai pourtant prévenue que je risquais de m’endormir si je cessais de conduire, et je ne veux pas qu’elle se coltine tout le reste de la route à elle toute seule. Elle a l’air d’avoir douze ans, petite et noyée dans une énorme doudoune d’un orange plutôt violent, des yeux immenses qui lui donnent un petit air d’oiseau effrayé, au point que j’ai même été inspiré de lui demander si elle avait son permis — quel abruti j’ai fait. 

Je retourne m’asseoir au volant, mais au moment où je me prépare à redémarrer pour aller me garer dans le parking, mon téléphone sonne. C’est Raymond. 

— Vas-y, réponds, propose Vanessa. Je vais trouver une place pour la voiture et je te rejoins à l’entrée du magasin. 

Je la remercie d’un signe de tête et je sors en laissant les clefs sur le contact pour répondre à mon frère, tout en surveillant du coin de l’œil les manœuvres de ma copilote qui s’installe au volant sans même prendre la peine de sortir de la voiture, alors qu’elle est dans une Mini. Il faut vraiment être minuscule pour réussir un exploit pareil.

— Coucou, fait Raymond.

Mon petit frère a dix-neuf ans et son problème principal dans la vie est sa gentillesse. Il est gentil avec tout le monde, tout le temps. Il a décidé tout bébé que ce serait son mode par défaut d’interaction avec le monde. Il refuse de voir tous les problèmes que ça lui attire. Il faudrait qu’il s’endurcisse un peu, mais il n’a pas envie.

— Salut, lui dis-je, en gagnant le trottoir devant la station et sa supérette. Tu es déjà arrivé ? 

— Depuis hier, indique-t-il. J’ai pris mes quartiers dans la chambre verte. 

La chambre verte est la plus froide de tout le château, haut la main. À Noël, il y gèle quasiment la nuit. J’exagère à peine. Raymond se la fait toujours refiler, et il ne se plaint jamais. 

— Tu étais le dernier arrivé, à part moi ? vérifié-je.

— Non. Il manque encore Lily. Et Nina.

Notre sœur aînée Nina occupe toujours la suite dite des demoiselles, parce que c’est la seule qui peut contenir sa famille nombreuse, et par ailleurs les murs très épais empêchent que les cris stridents de ses jumeaux hyperactifs de deux ans et demi ne dérangent tout le monde. Mais Lily ? Notre cousine est une jeune peste en bonne santé, et elle n’est pas en sucre.

— Lily ne pouvait pas la prendre, la chambre verte ?

— Je lui ai laissé la bleue, fait savoir Raymond. 

Je m’apprête, d’une voix lasse, à faire le grand frère, lorsque je m’aperçois que tout à ma contrariété de voir mon benjamin se laisser encore marcher sur les pieds, j’ai oublié de suivre des yeux la Mini qui s’éloignait. Où est-elle ? 

Je balaye le parking du regard. Où est-elle partie avec ma voiture ? 

— Raymond, poursuis-je néanmoins, prends toutes tes affaires immédiatement, et va t’installer dans la chambre bleue. C’est ton grand frère qui te l’ordonne.

— Mais Lily l’a réservée, proteste Raymond, et moi ça ne me dérange pas.

C’est facile de prendre sa gentillesse pour de l’indécision, quand en réalité, il peut être aussi têtu qu’une mule.

— Lily peut bien se les cailler un peu aussi de temps en temps, plaidé-je. Ça lui fera les pieds. Ce sera très bon pour son caractère, je te jure que tu lui ferais une fleur. 

Raymond rit.

— Hah, tu m’as tellement manqué. J’ai hâte de te voir.

Je me radoucis aussitôt, parce que c’est impossible de faire autrement.

— Moi aussi, tu m’as manqué. On est au niveau de Tours. 

— Quoi ? Mais il te reste encore des heures de route. 

— Ouais, environ quatre heures.

— Fais gaffe, ils annoncent de la neige ce soir. 

— Je sais. 

Je sens une tape sur mon épaule et je me retourne. Je dois baisser la tête pour repérer Vanessa qui se tient devant moi, souriante, presque sautillante, mes clefs de voiture à la main. Elle indique d’un geste le parking de derrière, où elle a garé la Mini. Je la remercie d’un signe de tête, mais pour une raison qui m’échappe, son visage se ferme aussitôt. 

Je suis sur le point de mettre un terme à la conversation avec Raymond quand il s’éclaircit la voix. 

— Il faut aussi que je te dise un truc, Victor. Je pense que ça vaudra mieux si tu es préparé.

— Quoi donc ? ris-je, prêt à ce qu’il me raconte un autre des nombreux caprices de Lily ou d’André, nos cousins les plus divas.

— Les Dorcat-Brühler n’arrivent que demain, mais Ludo est déjà là, vu qu’il venait de Paris. 

Les Dorcat-Brühler sont nos autres cousins. Mes grands-parents ont eu trois filles — Maman, l’aînée, et deux sœurs, Arielle et Juliette, qui ont épousé respectivement un Jasper Bloome et un Gontran Dorcat.

— Han-han ?

Je ne prends pas sur moi une seule seconde pour cacher ma joie : je déteste Ludo, le fils de ma tante Juliette et l’aîné de mes cousins, celui qui a presque mon âge. C’est un abruti suffisant qui peut se montrer d’une rare brutalité, surtout quand il croise des gens faibles ou timides. Il aime écraser les plus petits que lui, il trouve que ça fait viril. On a grandi ensemble, on a passé toutes nos vacances ensemble. Il est ce que j’ai de plus proche d’un ennemi juré ou d’un double maléfique. Et bien sûr, ces choses-là ne s’arrangent jamais en grandissant, contrairement à ce que l’on vous dit pour vous remonter le moral. Ludo a toujours été imbuvable avec Raymond, en particulier, même si je crois bien que Raymond s’en fiche, parce que sa bulle de gentillesse inaltérable le protège. Moi, ça me rend totalement dingue.

— Oui, poursuit mon frère, et Ludo est venu avec sa petite amie. Et il dit que tu la connais. Elle s’appelle Irène, ça te parle ? Ludo n’a pas été très subtil. Il a sauté sur la première occasion de nous faire comprendre que vous étiez sortis ensemble, Irène et toi, il y a longtemps. 

J’ai failli en lâcher le téléphone et il s’en faut de peu que je ne peste à la figure de Vanessa, qui n’a pas eu le temps de s’éloigner et se tient juste en face de moi. J’ai peur un instant qu’elle n’ait entendu, mais c’est stupide. 

— Victor ? fait Raymond, tandis que plus près de moi, la préoccupation s’affiche sur le visage de Vanessa. 

Probablement parce que j’ai émis un grondement d’incrédulité absolument caverneux. 

— Ouais, grincé-je. Irène. Je vois très bien qui c’est. 

— C’est drôle, ou pas ? Bizarre, comme coïncidence, non ?

— Super drôle. 

— C’est bien ce que je me disais. J’ai cru comprendre que ça amusait Ludo d’organiser une confrontation impromptue entre vous deux à Noël, et du coup, j’ai préféré te prévenir pour t’éviter une surprise désagréable.

— Tu as bien fait. Merci. 

— Et Ludo a laissé entendre que c’était très sérieux, entre Irène et lui. J’imagine que sinon, il ne l’aurait pas ramenée dans la famille à Noël, hein. Ça va aller ? 

— Mais oui, le rassuré-je. Pas de problème. C’est de l’histoire ancienne pour moi.

Mais mon cœur a pris l’ascenseur rapide vers le sous-sol et je ne me trouve pas très convaincant. Je mets rapidement fin à la communication et je rempoche le téléphone pour suivre Vanessa vers la station-service. Je me sens nauséeux. 

Irène n’est pas juste « une fille avec qui je suis sorti il y a deux ans ». J’avais vingt-deux ans quand on s’est rencontrés, et j’ai très sérieusement cru que c’était la femme de ma vie. J’ai été emporté par une passion dévorante que je ne m’explique pas à ce jour, et je me suis rendu compte trop tard que j’étais seul, dans notre duo, à éprouver ce genre de sentiments, avec une telle intensité. 

Cette fille a failli me griller le cerveau. Quand elle s’est éloignée après un an de folles déclarations et d’étreintes passionnées, de soirées intenses et de week-ends ensoleillés, plus vraiment intéressée par ce que j’avais à offrir, j’ai cru que ma vie était finie. Avant de me quitter, elle m’a trompé, à droite et à gauche, pendant de longs mois. Lorsque j’ai découvert le pot aux roses, elle a plaidé la faiblesse, elle a dit qu’elle voulait rester avec moi, mais qu’elle s’ennuyait, et que j’étais trop dépendant d’elle. Même en la sachant de mauvaise foi, je n’ai pas réussi à accepter la rupture. 

Je l’ai poursuivie, presque harcelée. Ça n’a pas été joli du tout. Pendant quelques mois, j’ai perdu toute espèce de mesure, j’étais le type qui dormait sur son paillasson et qui errait dehors sous la pluie, juste pour avoir une chance de la voir. J’ai eu l’impression qu’elle en jouait, mais je peux me tromper, et dans tous les cas, je ne veux pas être ce type-là. J’ai complètement déliré et gaspillé une année d’études. Je me suis fait peur à moi-même : je ne savais pas que l’amour fou pouvait vous mettre dans cet état, vous réduire à pareil esclavage. 

Quand Irène est partie travailler à Paris, j’ai remonté la pente peu à peu, mais j’ai retenu la leçon : il ne faut jamais se livrer tout à fait. Surtout quand on a, peut-être, au fond de soi, quelque chose de désaxé qui vous pousse à la folie pure. Si c’est ça l’amour, il vaut mieux que j’évite, vraiment. Ce n’est pas pour moi.

Et voilà qu’Irène revient dans ma vie, comme si l’on était dans un mauvais vaudeville, et qu’il va falloir faire face à… je ne sais même pas ce que je ressens en cet instant, à part de la nausée. 

J’ai attrapé machinalement un sandwich dans le grand bac des nourritures sous plastique et je le laisse retomber parmi les autres. Je n’ai pas faim du tout. Vanessa, juste à côté, n’est pas en train de se sélectionner un dîner : elle me dévisage d’un air soucieux. 

— Ça ne va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme. Il s’est passé un truc ? 

Ma gorge émet un rire sec, un peu effrayant. 

— Ouais. Écoute, ça ne t’embête pas de prendre le volant, tout compte fait ? Je ne suis pas sûr d’être en état de conduire tout de suite. 

Ses yeux bruns s’agrandissent dans une mimique très intense, mi-comique, mi-effrayante. Elle a vraiment un visage très expressif.

— Merde, lâche-t-elle. 

Avant de se reprendre, une main devant la bouche : 

— Pardon. 

Elle s’excuse d’avoir été grossière mais en fait, sa réaction me fait du bien. C’est ce que j’aurais dû dire moi-même. Putain de bordel de merde.

Je me demande si Irène a pitié de moi aujourd’hui. Je me demande si elle a raconté à Ludo dans quels états je m’étais mis pour elle. Je me demande si ça a fait rire Ludo. Je me demande quelle sera ma réaction quand je me retrouverai face à Irène à nouveau. J’ai peur de replonger, comme avec une drogue dure, et de ne plus me reconnaître.  

Je me passe une main sur la figure. 

— Tu as encore quelque chose à acheter ici ? demande Vanessa. Sinon, on peut y aller. Tu peux me raconter dans la voiture, si… si ça te fait du bien. Tu n’es pas obligé du tout. Mais parfois, ça fait du bien de tout déverser dans une oreille parfaitement inconnue. 

C’est la deuxième fois qu’elle formule une proposition aussi amicale. Tout à l’heure, elle m’a carrément invité à venir visiter la ferme de sa tante. Ça m’a étonné, ça sortait vraiment de nulle part, c’était généreux et spontané et ça m’a pris de court. Je me demande s’il ne faudrait pas que je la présente à Raymond. Elle a l’air habitée par le même esprit de pure gentillesse.

J’ai la gorge nouée et je réponds juste :

— Merci. 

Mais je sais déjà que je ne me confierai pas. 

La lumière dans ses yeux s’éteint brusquement et elle hoche la tête à son tour. 

— De rien, de rien.

J’ai l’impression que mon refus l’a blessée et j’essaye d’expliquer, sans trop en dire non plus :

— C’est mieux comme ça. 

Je ne la connais pas, alors, je ne vais pas lui dire la vérité — que je ne peux pas parler parce que ça fait beaucoup trop mal.

Le chapitre 5 est en ligne ici et pour avoir tout le livre, c’est par ici.

Douce imposture de Noël, chap. 3

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Première observation : Victor sent très bon. Je crois que c’est son eau de toilette, la façon dont elle se mélange à sa lessive. Sous son manteau il portait un pull d’un gris foncé orageux qui a l’air d’être en cachemire, avec un pantalon de laine noir, mais des baskets montantes. 

Deuxième observation : il conduit plutôt bien. Il respecte les limitations de vitesse et il utilise même son clignotant comme un type normal. Je n’ai pas l’impression que je vais mourir au cours des heures qui viennent, comme ça peut être le cas quand on voyage avec des gens de mon âge. 

Troisième observation : il a des goûts musicaux vraiment pourris. Il écoute une espèce de soupe électro lounge, sage et sans âme, qui va vite m’irriter les oreilles. D’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il l’écoute vraiment. Clairement, pour lui, c’est juste une musique de fond. Je pense qu’elle va rapidement me rendre chèvre, mais avant de lui imposer mes choix plus subtils, je vais sans doute devoir l’apprivoiser un peu.

— C’est bizarre qu’on ne se soit jamais rencontrés à la fac, non ? 

Il hausse les épaules. 

— L’université est vaste, et on a peut-être choisi des spécialités différentes. Moi, je viens de commencer une thèse de maths, et il est possible que je ne sorte plus autant que dans mes folles années. Et toi ?

— Une thèse de maths ? Tu veux devenir prof, ou chercheur ?

Ça ne cadre pas vraiment avec l’impression que j’ai de lui. Les gens riches et beaux passent normalement leur temps à sortir, c’est quasiment écrit dans la constitution. Peut-être qu’il n’a pas l’impression de sortir beaucoup, mais je suis sûre que dans les faits ses soirées sont bien plus animées que les miennes, par exemple.

Il plisse les yeux et me lance un regard contrarié. Il a vraiment des cils immenses, des cils de fille.

— Pourquoi pas ? rétorque-t-il. 

— C’est un très beau métier, me justifié-je aussitôt. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer prof de maths. Bien sûr, je ne te connais que depuis cinq minutes, mais d’habitude les profs de maths ont quelque chose de fondamentalement à part, tu vois ce que je veux dire ? Ils ne viennent pas vraiment de notre planète. 

Il sourit.

— Mouais, je vois ce que tu veux dire. En fait, tu ne le sais peut-être pas : les mathématiciens trouvent à s’employer dans la recherche, effectivement, mais aussi dans les entreprises, par exemple dans l’informatique, dans la finance, dans l’armée…

— Et ça représente combien de postes à la surface du globe ? Douze ?

Son sourire s’affirme. 

— Oui, je suppose qu’en effet, c’est plutôt niche comme spécialité. Mais ça n’en fait pas une quête impossible. 

Je sais que je le regarde avec mes yeux ronds, avec cette expression que Clémentine a baptisée « je vais te manger » mais qui n’est, en fait, que de la sidération.

— Donc en gros tu es tellement génial que ça ne t’inquiète pas de t’engager dans une voie de garage ?

J’en déduis qu’il fait peut-être partie de ces gens qui peuvent compter sur un bon piston quand ils en ont besoin. Quand il ne répond pas, je décide que ça confirme ma théorie. 

— Et toi ? demande-t-il.

— Management. Je suis en deuxième année de licence. 

Il hoche la tête parce que ça n’appelle pas le moindre commentaire, et je lui demande si ça fait longtemps que sa famille habite Le Châtelet. 

Il dit que ça fait environ cinq cents ans, avant d’expliquer : 

— Mon grand-père est duc, si ça veut encore dire quelque chose. Il a hérité du Bourg.

Le Bourg, c’est le château du coin, excusez du peu. Un immense trésor du bas Moyen Âge/début de la Renaissance qui est resté sous propriété privée, jamais ouvert au public. 

— Hah, fais-je. En cinq cents ans, c’est quand même étrange qu’on ne se soit jamais croisés au Colruyt du coin. 

Ça le fait rire. Il a un chouette rire, sans un gramme de condescendance, un rire riche et généreux, qui réchauffe.

­— J’ai grandi un peu partout, avant d’atterrir en Angleterre, s’excuse-t-il. Mon père est diplomate. 

— Et comment tu t’es retrouvé à Nantes ?

— J’ai pris une carte, un compas, et j’ai fait un peu de géométrie, répond-il sans s’étendre davantage. 

Je ne sais pas ce que c’est censé vouloir dire. Dans mon expérience (limitée) de la géométrie, on prend un compas pour déterminer des points équidistants. Comme Nantes, Londres et le Châtelet forment par exemple une sorte de triangle équilatéral. 

— T’es un peu excentrique comme type, non ? 

Il n’a pas l’air de pouvoir déterminer si c’est du lard ou du cochon, lui non plus. Il fronce les sourcils et me jette un coup d’œil inquiet avant de se concentrer à nouveau sur la route. C’est étrange que j’aie réussi à le faire rire tout à l’heure. Je crois qu’on a des humours incompatibles. Avec Clémentine par exemple, la communication est très facile. Avec ce type, je pressens déjà qu’elle sera presque impossible. Nous avons deux villes en commun, mais nous n’habitons pas sur la même planète. Ce n’est pas très grave, mais c’est un peu bizarre.

— Et toi ? veut-il savoir à son tour. Tu as toujours vécu au Châtelet avant de venir à Nantes ? 

— J’y ai passé toute mon adolescence, dis-je sans trop m’étendre. Ma Tante Mia a épousé un agriculteur du coin en secondes noces. 

— Ta tante ?

Je vois bien qu’il hésite à poser cette question très personnelle — pourquoi habité-je avec ma tante, et pas chez mes parents ? 

— Mon père est… décédé quand j’étais petite, et ma mère a des ennuis de santé.

— Ah. 

Il regrette d’avoir creusé dans cette direction un peu glauque, ça se voit. 

— Je passe toujours Noël chez ma tante, expliqué-je. C’est plus ou moins elle qui m’a élevée.

— Et… tu as des frères et sœurs ? 

— Non. Toi ? À part Nina ?

Il esquisse un sourire. Il est content que je me sois souvenue du prénom de sa sœur à la famille trop nombreuse pour une Mini.

— J’ai aussi un petit frère, Raymond. Pas de commentaires sur son prénom, c’est un truc de famille. Ce n’est vraiment pas de sa faute. 

— Ça ne me serait pas venu à l’idée de me moquer de son prénom. Et si le Bourg c’est chez ton grand-père, ça veut dire que tu te prépares à une grande fête de Noël en famille ?

Il fait la grimace. 

— Ouais. Il va y avoir tous mes cousins. 

Il n’a pas l’air de les porter dans son cœur. 

— Si ça fait trop de monde et que tu as besoin de t’échapper, lancé-je sans réfléchir, tu n’as qu’à passer me voir chez Mia. On ne fait pas plus tranquille. 

L’invitation trop précoce est sortie toute seule, et avec un grand sourire en plus. C’est le problème avec moi : j’adopte les gens trop vite. Je me suis laissé emporter par la conversation, peut-être aussi par son rire, tout à l’heure. Maintenant j’ai lancé une proposition qui est sans doute socialement inconvenante, parce que les jolis aristocrates pâles en cachemire et papier glacé ne calculent probablement pas trop les orphelines de la ferme à la peau chocolat. Mais je ne peux pas ravaler mon offre, même quand Victor m’adresse une autre sorte de grimace, le genre qui dit « pour qui elle se prend, celle-là » et qui me fait bien comprendre à quel point j’ai outrepassé mes droits. 

Je brode donc pour amortir le choc.

— On n’est pas envahis par la foule. C’est très calme. À part les vaches, les deux chèvres, le coq et les jurons fleuris de Paul, le mari de Mia, on n’est pas dérangés.

Je ne rends pas vraiment justice à la ferme avec ma description, mon esprit de contradiction me joue des tours. Mais je n’ai pas aimé sa moue condescendante et maintenant, j’éprouve le besoin d’en rajouter. C’est vrai, quoi, pour qui il se prend ? S’il veut profiter de mon calme fermier qui confine à l’ennui mortel, il faut qu’il sache qu’il devra affronter Marcello le coq et Paul le fermier bourru. 

De toute évidence, nous avons pris toute la mesure de la distance entre nous. On évolue clairement dans des univers parallèles, et on s’est probablement dit tout ce qu’on avait à se dire.

Le chapitre 4 est déjà ici.

Vous pouvez aussi vous procurer l’ebook en ligne sur toutes les plateformes en passant par ce lien (L’ebook Kobo est en cours d’upload ce vendredi 4 au matin, mais il ne devrait pas tarder à y être disponible aussi. Les versions amazon et Apple sont déjà en ligne).

Quant à la version papier, elle sera sur Amazon en impression à la demande d’ici peu.