Douce imposture de Noël, chap. 11
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VICTOR
Réflexion faite, je ne vais pas pouvoir faire abstraction de mes cousins, pensé-je en regardant Ludo qui fait boire du champagne à Baloo, le labrador. Ludo est assis dans un canapé tendu de soie jaune safran et il verse le vin directement dans le gosier du pauvre animal, qui lape et lui fait des yeux éperdus d’amour, tout en agitant avec frénésie sa queue dangereusement proche des bibelots. Il bave la moitié du champagne sur le tapis persan.
— Qu’est-ce qu’il est con, ce chien, l’encourage Ludo sur un ton affectueux. Mais oui, mon Baloo, qu’est-ce que t’es con !
Je déteste cette façon qu’il a de s’adresser au chien, et visiblement, Horace, le vieux sage à quatre pattes, qui observe la scène à distance, est de mon avis.
La nuit est arrivée et l’ambiance de Noël est plus prononcée à présent dans le grand salon du château, celui où est installé l’immense sapin. Comme toujours, il a été habillé par du personnel acrobate sur les instructions de ma grand-mère, en puisant dans le fonds incroyable de décorations amassé par ma famille au cours des siècles. L’odeur résineuse de l’arbre se mêle au parfum du feu de bois dans la grande cheminée, et la chaîne diffuse des chants de Noël entonnés par une chorale de voix enfantines angéliques. Par les portes-fenêtres qui donnent sur le parc, on aperçoit les éclairages dans les sujets de buis — des ours et des loups, les animaux fétiches de la famille. La lune s’est levée sur la pelouse enneigée, complétant un tableau presque irréel, bien plus serein que je ne le suis moi-même.
Quand je suis descendu de ma tour, Ludo m’a salué d’une grande tape dans le dos en rappelant à la cantonade qu’il m’avait piqué ma chambre, ha ! ha ! Sans rancune ! S’il était simplement un lourdaud, ça passerait encore, mais il y a dans sa malignité une sorte de créativité imprévisible.
Lily, notre cousine, d’un an plus vieille que Raymond et qui le traite comme un bébé et comme son valet, regarde avec un sourire cruel Ludo qui tourmente le chien. Elle est sortie du même moule. André, son petit frère, s’est affalé dans un canapé et joue à un jeu sur sa console sans calculer personne.
Plus loin, mes parents et mes grands-parents discutent en regardant les bûches qui flambent dans la cheminée. Ils sont tous en très bonne forme, en bonne santé et heureux de se retrouver selon la tradition familiale. Nina et Raymond sont partis comploter quelque chose dans leur coin, j’espère juste que ce n’est pas mon cadeau de Noël. Quand ils s’y mettent ensemble, c’est souvent improbable. Il y a deux ans, j’ai reçu une luge peinte de fleurs roses, orange et violettes. Je l’adore, mais je n’ai pas souvent l’occasion de m’en servir.
Quant à Irène, elle n’est pas encore descendue. Ludo a signalé en passant, tout juste après m’avoir salué, qu’elle était partie se changer après leur « sieste » (les guillemets sont de Ludo) et avant le dîner. Il a ensuite, d’une manière que j’ai trouvé très déloyale envers Irène, précisé que c’est la première fois qu’elle dort dans un château, sous-entendant qu’elle est intimidée et qu’elle en fait cinq tonnes, passant des heures dans la salle de bain et devant le miroir de la chambre pour vérifier que sa tenue est à la hauteur.
J’ai soigneusement réprimé tous les commentaires qui me venaient à l’esprit. Irène n’avait peut-être jamais dormi dans un château avant ces vacances, mais du temps où nous étions ensemble, elle me racontait les croisières sur le yacht familial. La fortune de son clan, acquise dans l’entertainment et les médias un peu partout sur la planète, nous fait tous passer pour des miséreux et ça ne lui fait absolument ni chaud ni froid de se changer douze fois par jour. C’est un jeu pour elle. Ludo est à côté de la plaque. Soit il ne la connaît pas si bien que ça, soit il fait exprès de raconter n’importe quoi pour susciter une réaction de ma part, et j’ai bien l’intention de ne pas lui en donner. Ma ligne de conduite consiste à me comporter comme si Irène relevait strictement de l’histoire ancienne, une blessure certes, mais pas si grave, et surtout, depuis longtemps cicatrisée. J’espère juste que ça ne se verra pas trop que c’est un rôle de composition. J’appréhende vraiment le moment où elle aura fini de se pomponner et où la confrontation sera inévitable.
Mon téléphone vibre dans ma poche et je l’en extirpe, content de la distraction. Vanessa m’envoie une photo de deux chèvres noires qui sont perchées dans un pommier enneigé. Je souris. C’est vrai qu’on dirait deux oiseaux. Deux gros oiseaux cornus et poilus qui ruminent je ne sais quoi en faisant la grimace.
VICTOR : Merci pour la photo. Elles me rappellent ma grand-tante Gertrude.
VANESSA : Au secours. Ma tante m’oblige à faire des gâteaux de Noël pour tout le village.
VICTOR : Est-ce que vous comptez le Bourg dans le village, pour les petits gâteaux ? Qu’est-ce qu’il y avait dans ta chambre à coucher, cette fois-ci ?
VANESSA : C’est une manière déguisée de me dire que tu veux des petits gâteaux aux épices ? Une scie sauteuse un peu rouillée.
VICTOR : Sympa. Oui, je veux des biscuits de Noël.
VANESSA : OK. Pour la scie, Mia s’est excusée. Apparemment, Paul cherchait cette scie depuis des semaines. Ça se voit qu’ils ne font pas la chambre tous les matins, hein, mais ce n’est pas très grave. Je le savais, que je n’étais pas attendue comme le petit Jésus. Et toi ?
VICTOR : Je suis content d’avoir retrouvé ma famille. Moins content de devoir cohabiter avec mes cousins. Là, Ludovic est en train de faire boire de l’alcool au chien.
VANESSA : Quel irresponsable. C’est même pas rigolo. Et elle ? Tu l’as vue ? Ça s’est bien passé ?
Je suppose que je ne suis pas le seul à être curieux de l’autre après nos conversations dans la voiture. C’est agréable d’avoir une amie en ville, un regard extérieur sur tout ce cirque.
VICTOR : Non. Je ne l’ai pas encore vue. Ça ne va pas tarder, cela dit. On l’attend d’une seconde à l’autre.
VANESSA : Je croise les doigts pour toi.
VICTOR : Merci.
VANESSA : Tiens-moi au courant.
Irène, en vraie diva, a-t-elle senti que l’on parlait d’elle ? C’est le moment qu’elle choisit pour faire son entrée.
Irène aime bien générer des commotions, quand elle peut. Son but dans la vie est d’être renversante, elle me l’a avoué explicitement, et il faut bien admettre que très souvent, elle y parvient. Déjà parce qu’elle est très belle : mince et longue, avec des attaches fines, des jambes interminables, une peau parfaite, d’épais cheveux d’un blond très pâle, et un visage exquis aux traits fins, aux yeux d’un vert limpide. Elle a beau venir d’une famille de roturiers yankees, elle est l’archétype même de la beauté patricienne. Elle en a conscience et en joue parfaitement. Sa mère a épousé en secondes noces un entrepreneur français et elle a vécu longtemps à Paris, où Irène a grandi. Je crois bien que sa famille mise sur Irène pour conquérir le vieux continent. D’ailleurs, ça ne m’étonnerait même pas qu’ils la poussent à fréquenter les cercles les plus élitistes de la vieille Europe à la recherche d’un mari bien comme il faut.
J’ai l’air d’être désabusé au sujet d’Irène, mais elle ne se résume pas du tout à sa famille arrogante. Elle-même est beaucoup plus fine que cela. Elle sait ce qui est attendu d’elle, et faire ce qu’on lui demande pour satisfaire ses sponsors, en quelque sorte, ne l’empêche pas de poursuivre des objectifs légèrement différents. Du temps où nous étions ensemble, elle disait qu’elle cherchait l’amour, mais aussi qu’elle voulait mener une vie pleine et entière, profiter de chaque seconde de l’existence. Elle avait l’air complètement libre, pas juste parce qu’elle était très riche, mais parce qu’elle se fichait des choses qui n’ont pas d’importance. Je l’ai déjà vue partir en vacances sur un coup de tête avec une brosse à dents dans son sac et passer une semaine à improviser sans sortir une seule fois sa carte de crédit. Elle a cette espèce d’assurance sidérante des gens qui savent que le monde, à un niveau fondamental, leur appartient.
Je ne sais pas si Ludo perçoit tout cela. Lui, il voit sans doute juste une jolie fille et le moyen de me faire enrager. Elle a à peine franchi la porte qu’il s’avance vers elle pour affirmer ses droits sur elle d’un baiser rapide mais pas très élégant. Irène n’a pas l’air de s’en formaliser.
— Tu es magnifique, la félicite-t-il. Regarde qui est arrivé !
Les yeux clairs d’Irène se posent directement sur moi, prouvant qu’elle m’avait déjà calculé, et elle esquisse un sourire poli, presque timide, voire même fragile. Peut-être redoutait-elle ce moment, elle aussi. Peut-être qu’elle n’était pas aussi à l’aise que Ludo à l’idée de venir ici pour Noël, sachant que je m’y trouverais. Mais dans ce cas, pourquoi ne s’est-elle pas abstenue ?
— Salut, Victor. Ça me fait plaisir de te revoir.
— Et moi donc.
J’ai voulu parler haut et clair et c’est sorti à moitié trop fort, à moitié grommelé, complètement raté. Pourtant je pourrais jurer qu’Irène ne me fait plus cet effet-là. En fait, je constate avec une certaine satisfaction que j’ai pris mes distances, j’ai l’impression de m’être enfin détaché d’elle, et j’en conçois une forme d’ivresse de la liberté — avant de me trouver plutôt pathétique.
— Comment vas-tu ? s’enquiert Irène. Toujours à Nantes ?
— Toujours à Nantes, je fais une thèse.
Ludo part d’un grand rire comme si c’était cocasse et Irène hausse un sourcil ironique, mais sans agressivité.
— Une thèse de maths ?
— Exactement.
Elle n’a jamais trop compris mon goût pour les maths, probablement parce que moi-même, je ne le comprends pas. C’est d’ailleurs ce qui me plaît : le mystère. Mais je n’ai jamais réussi à le lui expliquer correctement.
Elle se souvient que j’étudiais les maths, cependant, et cette information n’échappe pas au reste des convives.
— Vous vous connaissiez déjà ? intervient ma mère qui vient d’arriver, très élégante dans une robe portefeuille vert d’eau, ses cheveux bruns relevés en un chignon savamment déstructuré.
Bien que la question ne s’adresse pas à Ludo, c’est lui qui répond.
— Oui, Victor et Irène ont eu un bref flirt il y a deux ans.
Irène réprime visiblement un tressaillement. Elle pourrait sourire ou minimiser, mais elle n’en fait rien, et je lui en suis reconnaissant, tout en me demandant, et pas pour la première fois, ce qu’elle peut bien fabriquer avec Ludovic. Il est tellement évident pour moi qu’elle vaut mieux que lui.
— Incroyable, sourit ma mère, qui fait la seule chose envisageable : prétendre que la situation est amusante.
Heureusement, le moment bizarre passe lorsque Grand-père appelle Ludo et Irène pour montrer à Irène le tableau d’un ancêtre dont ils semblent avoir déjà parlé.
Maman me jette un regard inquiet et je hausse les épaules. Elle n’insiste pas. Elle sait que j’ai connu un passage à vide il y a deux ans, et elle sait que c’était à cause d’une relation amoureuse qui a mal tourné, mais je lui ai tu les détails, elle n’a jamais rencontré Irène et je n’ai jamais prononcé son nom en sa présence.
Pour me donner une contenance, j’envoie un message à Vanessa, comme promis.
VICTOR : Ça y est, c’est fait. Mon cousin était pire que prévu, mais mon ex s’est montrée plutôt décente.
VANESSA : Tu sais que le danger ne vient pas de ton cousin, mais de ton ex, n’est-ce pas ?
Je fronce les sourcils. Je ne connais pas Vanessa, même si nous avons partagé quelques bonnes conversations dans la voiture. Cela me contrarie qu’elle analyse la situation avec autant de perspicacité et de discernement.
Je ne sais pas quoi lui répondre, alors, je range mon téléphone dans ma poche. Puis je sursaute parce qu’Irène se tient juste devant moi.
— Je suis désolée, Victor. Ludo m’avait garanti que ma présence ne serait pas un problème. J’ai cru que ce serait OK.
J’ai envie de lui demander comment elle a capté des signaux de malaise chez moi.
— Tout va bien, Irène, l’assuré-je. L’eau a coulé sous les ponts.
Elle soupire et acquiesce. Elle a l’air nostalgique, presque un peu triste, et j’ai aussitôt la conviction qu’elle pense à notre temps ensemble. Je sens mes joues s’empourprer. Mon corps réagit à la proximité d’Irène, les souvenirs de notre relation affluent à mon esprit, et tout à coup, c’est presque comme si nous n’avions jamais été séparés, comme si elle ne s’était jamais fichue de moi.
J’ai beaucoup de souvenirs d’elle, des souvenirs charmants, et d’autres très sensuels. Je pourrais me rejouer chacune de nos conversations, chacun de nos serments — juste après son départ, je l’ai fait jusqu’à l’usure. Je savais que c’était une drogue dure, et pourtant, je ne pouvais pas m’en empêcher.
Et il a suffi d’une conversation comme celle-ci, brève et mélancolique, pour qu’ils ressurgissent tout près de la surface.
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