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Douce imposture de Noël, chap. 25

Sniff, c’est le dernier chapitre de ce calendrier de l’avent. J’espère que ça vous a plu et que vous avez pu vous faire une idée du livre. Si vous voulez l’acheter, il est disponible en version papier sur Amazon et en version électronique kindle ou epub un peu partout, en suivant ce lien. (Vous avez pensé à le demander au père Noël ?) 🙂

En tout cas, je vous souhaite un joyeux Noël et une fin d’année lumineuse, joyeuse, et en bonne santé. A bientôt !

VANESSA

VICTOR : Ça va ? Tu es partie bien vite. Nous avons réussi à te traumatiser ? 

VANESSA : Pas du tout. Je t’avais dit que je n’aurais qu’une heure ce matin, pas plus. 

VICTOR : J’ai l’impression que tu n’es pas restée une heure. Ça a été beaucoup trop court. 

Tout en échangeant ces messages, j’aimerais presque penser qu’il flirte avec moi, mais je dois me calmer. Ce sont là uniquement des paroles bienveillantes adressées à la présence amicale dans sa vie. Je viens de me garer dans la cour de la ferme et Mia ouvre la porte de la cuisine au moment où je range mon téléphone dans mon sac. 

— C’est pas trop tôt ! s’écrie-t-elle quand je m’extrais de la voiture. Ils ont apprécié leurs cadeaux ? 

Elle est peut-être revêche, mais elle porte à présent le pull mauve et orange que j’ai tricoté pour elle, et elle l’a assorti de grandes créoles dorées. C’est un look qui la rajeunit de vingt ans. Je suis obligée de lui pardonner, de lui sourire. 

— Ça te va bien, ce style, dis-je. 

— J’ai eu du mal à assumer ! se plaint-elle. 

— Pourquoi ? Tu es belle, solide et gracieuse. Tu peux assumer ce qui te chante. 

Mon compliment semble la décontenancer. Il s’écoule quelques secondes avant qu’elle murmure un « merci » du bout des lèvres. 

— Toi aussi, ajoute-t-elle. Tu es forte et gracieuse. Comme ta… 

Elle allait dire « comme ta mère », ou pire encore « comme ta mère l’était », mais elle se rattrape juste à temps. On ne peut pas dire, aujourd’hui, que ma mère soit forte, solide, ou lui attribuer aucune qualité de ce genre. Sur une impulsion, je glisse : 

— Comme toi ?

Je lui souris, fermement décidée à nous empêcher de sombrer dans la déprime de Noël, aussi longtemps que je le pourrai. Je vois que Mia n’en est pas encore à accepter un tel lien entre nous, mais elle reste là, en face de moi, quelques instants, avant de détourner le regard, et je pense que peut-être, tout n’est pas perdu. 

­— Tu es différente cette année, juge Mia. Il s’est passé quelque chose ? 

Je fronce les sourcils. Paul, qui vient d’entrer dans la cuisine, lance : 

— Elle a rencontré quelqu’un, oui ! 

Paul peut être sacrément perspicace, quand il s’y met. 

— Tu as rencontré quelqu’un ? fait Mia, se tournant vers moi en une volte-face fulgurante, pour me scruter d’un regard perçant par-dessus ses petites lunettes en demi-lune. 

— Euh… j’en sais trop rien, balbutié-je, prise de court. Ça se pourrait. Je ne suis pas sûre. 

— Le jeune homme de l’autre jour ? insiste Mia, qui elle non plus n’a pas son pareil pour renifler les embrouilles. 

— Hein ? Mais pourquoi tu me demandes ça ? 

— C’est lui, ou ce n’est pas lui ? attaque Mia. 

Paul intervient. 

— Tout doux, ma chouette. 

— Elle a concédé que c’était le jeune homme de l’autre jour, non ? fait Mia, en se tournant vers Paul. 

— Je suis juste là, m’agacé-je. 

Mais c’est peine perdue, ils continuent sans moi. 

— Ça se pourrait, admet Paul, mais je ne l’ai pas vu, moi. Tu veux l’inviter à déjeuner ? 

— Paul ! Mia ! 

Rien à faire, ils ne m’entendent même pas. 

— Demain, réfléchit Mia, on ne peut pas, on va à l’hôpital. Après-demain peut-être ? Le 27 ?

Paul hoche la tête et Mia se tourne vers moi. 

— Le 27 à midi trente. Tu lui diras ou bien il faut que j’appelle le Bourg ? 

Elle sort son téléphone portable et commence à pianoter sur l’écran, sans doute à la recherche d’un numéro de téléphone pour joindre le château. 

— Hé ! Non. Je vais m’en charger. Je vais le faire tout de suite. Purée. 

— Sois courtoise, gronde Mia. 

Je maugrée pour la forme, et sors mon propre smartphone pour composer ma version du SMS de château. 

VANESSA : Tu es invité à la ferme, à déjeuner, le 27 à 12 h 30 tapantes. Tu peux ? Tu n’es pas obligé. 

VICTOR : Bien sûr que je peux. Avec grand plaisir. Qu’est-ce que je dois apporter ?  

VANESSA : Rien. Désolée. Mia n’a pas voulu me lâcher jusqu’à ce que je t’aie invité. 

VICTOR : Tu leur as dit qu’on était un couple ? 

Toujours cette histoire de « synchronisation des montres », supposé-je. 

VANESSA : Non. Mais ils se sont fait des idées tout seuls. Je ne sais pas pourquoi. Je suis navrée. Écoute, viens, je te protégerai de leurs ardeurs. 

VICTOR : Haha. Je n’ai pas peur de ta famille. Juste de la mienne. 

Il est probablement content d’échapper au Bourg, et en plus, notre bobard n’en sera que plus crédible. Je rempoche mon téléphone et me tourne vers Mia et Paul, qui attendent avec des expressions de joie et d’impatience vraiment dérangeantes. 

— C’est bon, il sera là. 

Leurs sourires s’élargissent avec la même jubilation et je lève les yeux au ciel.

— Vous vous faites des idées, je vous assure. 

Le problème, le vrai problème, c’est que, dans un coin de ma fichue cervelle — un coin inaccessible à la raison la plus élémentaire — je commence bien malgré moi à me faire des idées moi aussi.

*

Fin du calendrier de l’avent

*

Oh la la, il s’en passe encore de belles dans ce livre. Le calendrier de l’avent est terminé, mais il y a encore plein de chapitres à lire. Spoiler, ils vont coucher ensemble dans quelques chapitres à peine. On en apprendra plus sur Vanessa. Et Irène n’a pas dit son dernier mot. Bref. Beaucoup de choses encore. Si vous décidez d’acheter le livre, vous trouverez tous les liens d’achat ici.

En attendant, je vous fais un affectueux check de pied sous le gui, et que la Providence vous apporte rires, aventures et amours !

Douce imposture de Noël, chap. 24

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Le matin du 25, l’échange de cadeaux en petit comité avec Mia et Paul se passe assez bien. J’ai décidé de leur offrir à tous deux des pulls que je me suis donné beaucoup de mal à tricoter moi-même. Mon truc, c’est plutôt le crochet, les ouvrages de précision, mais je n’ai pas pu résister à l’idée de leur offrir ce luxe. À mon avis, il n’y a rien de plus sophistiqué qu’un vêtement unique réalisé avec amour dans un matériau noble. 

Mia a d’abord l’air un peu gênée par les couleurs de laine assez radicales que j’ai employées — des mauves vibrants, des orange chatoyants, avec quelques bonnes touches de rose flamboyant. 

— C’est voyant, prononce-t-elle. 

Je lui souris. 

— C’est un peu comme un coucher de soleil tropical. Tu ne trouves pas ?

Je voudrais lui rappeler qu’elle a été éclatante un jour, qu’elle n’a pas toujours été cette fermière un peu maussade en velours milleraies marron. J’ai vu les photos.

— Je ne peux pas le mettre avec cette jupe, soupire-t-elle en posant soigneusement mon cadeau sur le dossier d’un fauteuil. 

On dirait qu’elle n’ose pas y toucher, comme s’il était radioactif.

— C’est juste un pull, m’agacé-je alors, un peu vexée.

Paul, de son côté, n’a pas tergiversé, lui. Il a aussitôt revêtu sur son jean bleu le pull de Noël que je lui ai offert, dans un camaïeu tout aussi baroque de roses et de rouges. Comme prévu, ça va très bien à son teint un peu rougi par les intempéries. 

Paul est un type très noueux dont les cheveux se clairsèment, avec des yeux noisette et de taille moyenne. Sur le papier, il n’a absolument rien d’exceptionnel. Et il s’habille comme un sac parce que de toute façon, c’est pour avoir les pieds dans la terre et la bouse toute la journée. Il est taiseux et quand il a quelque chose à dire, il y va à l’économie, toujours très direct. Il irradie une sorte de confiance, de sérénité. Sa présence est bénéfique pour Mia, et rien que pour ça, je ne peux que l’apprécier. 

Mia le regarde parader dans son nouveau pull, semble hésiter à l’imiter, puis renonce, et embraye plutôt sur autre chose. 

— Tu disais que tu allais passer au château ce matin ? me demande-t-elle.

— Oui, j’ai des cadeaux à donner là-bas. 

Mia et Paul échangent un coup d’œil aussi peu discret qu’il est insondable. Mais au moins, Mia ne formule pas le moindre commentaire.

— Ne tarde pas trop alors, prévient-elle, la dinde sera prête à treize heures. 

Je me lève. 

— Juste le temps d’appeler ma coloc pour lui souhaiter un joyeux Noël, et je me mets en route. 

Clem décroche au milieu d’un vacarme inconcevable. J’entends des voix, au moins deux morceaux de musique concurrents (du Wagner et du rap francophone, mais je peux me tromper), des hurlements dont certains m’inquiètent un peu, des pleurs d’enfants, des aboiements de chiens. Je suis obligée de me boucher une oreille et de me concentrer à mort pour retrouver dans ce brouhaha la voix claire et mélodieuse de ma coloc.

— Joyeux Noël, ma belle ! beugle-t-elle. Merci pour ton cadeau !

Je hurle presque dans l’appareil : 

— De rien ! Joyeux Noël à toi ! Merci pour ton cadeau aussi ! Tu veux que je rappelle plus tard ? On dirait qu’il y a quelqu’un qui s’est fait mal ?

— Non ! fait Clem. Enfin, un peu, mais ça va aller. Mon oncle Amédée est un gros drama queen. Il s’est juste un peu coincé le doigt, il va survivre. Mon frangin va l’emmener aux urgences. 

Elle élève la voix, omettant d’obturer le combiné, si bien que je me prends son hurlement dans les oreilles et que je dois écarter le téléphone de ma tête pour ne pas perdre mes facultés auditives. 

— Ho, Mick, t’es pas bourré au moins ? Sinon je peux y aller. Ah ? OK. Essaye de t’accrocher aux derniers points sur ton permis, hein ! 

Dans le fond, j’entends Mick affirmer qu’il est parfaitement sobre. Ici, dans la cuisine, Mia me fusille du regard et désigne du menton la cour de la ferme. J’attrape mon manteau et je m’enveloppe dedans tout en quittant la cuisine. Dès que je sors et que je commence à parler à nouveau, Heckel et Jeckel apparaissent au bout de leur enclos, deux têtes de biques curieuses.

— C’est business as usual, t’inquiète, m’assure Clem. Attends, je vais me planquer dans la salle de bain. Ce sera plus calme.

Elle s’éloigne du tumulte et ferme une porte entre elle et le chaos. C’est mieux pour discuter. Je lui demande : 

— Ça va ? Tu arrives à vivre sans cannelle ? 

Elle rit. 

— C’est dur. Et toi ? Comment ça se passe, au pays du froid ?

— Ça va, souris-je. Il y a eu quelques développements imprévus. 

— Ah ? Raconte. 

Je pars de la coïncidence qui m’a fait prendre la route dans la voiture d’un autre enfant du pays, et de tout ce qui s’est ensuivi. Je n’omets rien, ni Irène, ni la supercherie dans laquelle j’ai embarqué Victor, ou bien Victor m’a embarquée. Je lui raconte aussi le baiser d’hier après-midi, celui qui ne voulait rien dire mais qui m’a fait un peu trop d’effet. 

— Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, commente Clem lorsque j’ai fini.

— On peut dire ça. 

— Tu vas donner suite ?

— Donner suite à quoi ?

Clem a le meilleur rire du monde.

— Ce type. Tu vas en faire quelque chose ? 

— Un ami. Je vais en faire un ami. 

Mais Clem ne l’entend pas exactement de cette oreille.
— Attends. Laisse-moi résumer. Vous vous êtes tellement bien entendus pendant votre périple que maintenant vous vous voyez tous les jours, et tu as même raconté à toute sa famille que vous étiez ensemble. 

— Ça ne s’est pas fait comme ça, protesté-je. C’était plus un mensonge par omission qu’autre chose. 

— Ouais, ouais. Sauf que la dernière fois que vous vous êtes vus, il t’a roulé une pelle mémorable… 

— Il était dans son rôle, rectifié-je. 

— Han han. Tu peux te raconter ce que tu voudras, ma cocotte, moi, je vous prédis de très nombreux bébés. Et ce qui est bien, c’est que vous aurez une histoire sympa pour eux quand ils vous demanderont comment vous vous êtes rencontrés ! 

— Arrête, supplié-je, agacée. Il n’est pas question que ça aille plus loin. Je fais juste ça pour le dépanner. On ne vient pas du tout du même monde. 

— Quoi, c’est un martien ?

— C’est un duc ou un comte ou je ne sais quoi. C’est pratiquement la même chose, pour autant que je puisse m’en rendre compte.

— Il est snob ?

— Non. Je ne sais pas. Je ne crois pas. 

— Il te plaît, ou non ?

— Ce n’est pas la question.

Clem devient tout à coup très sérieuse. 

— Vanessa, ma chérie, s’il y a une chose que je sais sur toi, c’est que tu n’es pas du genre à subir une situation qui ne te convient pas. Donc si tu t’es embarquée là-dedans, c’est que tu le voulais bien. 

Mais elle ne me connaît pas encore si bien que ça. Elle ne sait pas que les choses sont plus compliquées, et que parfois, comme tout le monde, je me laisse embringuer malgré moi, pour des raisons qui m’échappent, dans des histoires qui me dépassent. 

Il est onze heures trente du matin quand je gare devant le château l’antique camionnette de Paul. La route glisse un peu et je suis soulagée d’être arrivée à bon port. Accidenter son précieux outil de travail était ma hantise. J’enclenche le frein à main, puis j’attrape le sac en tissu sur le siège du passager d’un geste décidé. J’ai une heure, montre en main, avant que Mia ne se mette à fulminer. 

Je descends de la voiture en lissant les plis de ma nouvelle jupe. C’est un cadeau de moi à moi, et elle est sublime : un kilt long, orange et jaune et vert, qui va à merveille avec mes bottes à talons. Je me sens invincible dans cette tenue. Je porte un bijou de ma création, à nouveau : un pendentif élaboré qui mêle des fils d’argent et de la soie violette et bleue, sur le pull noir ajusté tout simple, très joli, offert par Clem. Je suis pleine de couleurs, sans en faire non plus des tonnes. Je suis assez contente de ne pas être accueillie par un labrador lancé à pleine vapeur, pour changer, même si j’y étais psychologiquement préparée. 

Dès que je pose le pied au rez-de-chaussée, dont la porte n’est pas fermée, je tombe sur Victor, qui a dû m’entendre arriver et qui est venu à ma rencontre. En m’apercevant, il sourit. 

— Tu es très belle, dit-il avec sérieux. Il faudrait juste que tu détaches tes cheveux, et ce serait parfait. 

Je le dévisage entre mes cils, nullement impressionnée. Premièrement, il me fait un compliment parce qu’il a dû sentir hier soir que je n’avais pas apprécié la façon dont Pierrot et lui ont discuté, de manière si factuelle, de son manque d’attirance pour moi. C’est comme le baiser, c’est du toc. Ensuite, il peut toujours courir pour que je lâche mes cheveux comme ça en milieu hostile. Je décide de lui expliquer. On se connaît assez bien maintenant. 

— Mes cheveux sont une extension de moi, je les lâche avec les gens qui me sont proches, et en compagnie de qui je me sens bien, acceptée comme je suis. 

Il objecte aussitôt : 

— Tu les as détachés avec moi, l’autre jour à l’hôtel. 

— Oui. D’ailleurs je ne sais pas trop pourquoi. En temps normal, jamais je ne me serais laissée aller à le faire avec un quasi-inconnu comme toi, même amical

Il me regarde d’un air étrange, les sourcils froncés, et je poursuis : 

— Ne le prends pas mal. C’est juste très rare. Même avec Mia et Paul, je ne les détache pas. Plutôt chez moi, avec Clem, ou mes autres amis proches.

Il me dévisage, toujours avec cette lueur bizarre dans le regard. 

— Mais tu l’as fait avec moi, insiste-t-il. 

— Je t’ai dit que je ne savais pas pourquoi, m’agacé-je.

— Je m’en fiche. 

Son front s’est déplissé et maintenant ça semble positivement le ravir, cette idée que je l’ai accepté dans mon cercle amical très proche quelques heures après l’avoir rencontré, sur un instinct, une impulsion inexpliquée. Et forcément, ça ne fait que renforcer cette envie absurde que j’ai, moi, de l’adopter.

On n’ira nulle part avec ce genre de délires.

— Écoute, dis-je, on ne va pas épiloguer là-dessus. Ici, ne le prends pas mal, mais vu l’accueil que m’ont réservé certains de tes cousins, il n’est pas question que je me lâche. 

— Même si on était seuls dans une pièce ?

Les mots n’ont pas si tôt franchi ses lèvres qu’il semble déjà avoir envie de les ravaler. Je souris patiemment. 

— Arrête d’insister, Victor. On verra bien, mais pas aujourd’hui. Bon. Je n’ai qu’une heure avant de devoir rentrer, vous les voulez, vos cadeaux, ou pas ? 

Toute sa physionomie s’éclaire, comme celle d’un gosse. 

— Tu as apporté des cadeaux ? 

— Ouaip. Mais seulement pour toi, Ray, et Nina. Je n’ai pas eu le temps d’en faire plus, désolée.

— Parfait. Je n’étais pas sûr de devoir glisser sous le sapin un cadeau prétendument de ta part, pour moi. Histoire que nous soyons crédibles.

— Ah. Très prévoyant de ta part.   

Ça me chiffonne un peu qu’il fasse de ce rituel des cadeaux une nouvelle mascarade, et je crois qu’il sent quand je me renfrogne. Du coup, il se rembrunit à son tour. 

Je me mords la lèvre. Ça n’ira pas. Soit on démarre une véritable amitié, soit on s’investit dans cette pièce de théâtre pour protéger Victor d’Irène, pour autant qu’il en ait vraiment besoin/envie. On ne va pas pouvoir faire les deux, être de nouveaux amis authentiques et des amoureux d’opérette. Pas dans un temps aussi limité.

Par ailleurs, je n’ai pas vraiment envie de me prendre un râteau, fût-il amical. Peut-être qu’il vaudrait mieux nous en tenir au script, ignorer cette espèce de synchronicité entre nous qui veut que nos humeurs se répondent aussi facilement, y compris quand elles se font sombres. 

Toute la famille est réunie au pied du sapin, qui est féérique : énorme, et semé de décorations anciennes qui ont visiblement traversé les âges. Des anges de bois sculptés et peints ravissants côtoient dans les branches droites aux épines drues des boules de verre soufflé coloré, ainsi qu’une myriade de minuscules bougeoirs garnis de mini-chandelles allumées, qui bafouent allègrement toutes les normes de sécurité de la planète.

— Vanessa, quelle délicieuse surprise ! s’exclame le grand-père de Victor, qui semble m’adorer depuis que j’ai fait un compliment (même bizarre) à l’amour de sa vie. 

Je salue les grands-parents, échange quelques banalités et quelques vœux. Je leur ai apporté une des terrines préparées par Mia, faute d’une meilleure idée. Puis je dispose mes paquets sous le sapin, cherchant les chaussures de Victor, puis celles de son frère et de sa sœur. Bien que je n’aie laissé aucune des miennes, quelqu’un s’en est occupé à ma place, et a disposé une paire de ballerines de danseuse en trente-huit (ma taille) avec un écriteau portant mon prénom. C’est trop mignon. Je soupçonne aussitôt Nina. 

Celle-ci est très occupée avec ses enfants qui ont découvert leurs cadeaux aux aurores et doivent naturellement tous les essayer. 

Victor me tend une coupe de champagne et me tire par la manche. 

— Viens ouvrir ton paquet. 

Je lui souris, curieuse et touchée qu’il ait pensé à me faire un cadeau, même si c’est pour tromper la galerie. 

Et je ne m’attends pas du tout à trouver des bottes fourrées. Qui ont même l’air d’être à ma taille, et neuves.

— Comment tu as fait ? chuchoté-je. 

— C’est grâce à Nina. Vous faites la même pointure. Elle les avait prises pour elle, et j’ai réussi à la convaincre qu’elle n’en avait pas vraiment besoin. J’ai dû négocier ferme. Et lui faire avaler que j’étais un gros abruti qui avait oublié mon vrai cadeau pour toi à Nantes. Elle sait que c’est juste un cadeau de remplacement, pour que tu aies quelque chose sous le sapin de ma part. 

Bien sûr, songé-je, déçue. Ce n’est pas vraiment un cadeau, c’est une couverture ; il m’avait prévenue. Qu’est-ce que j’allais m’imaginer ? 

— Si tu choisis de clarifier la situation avec elle, je les lui rendrai, bien évidemment, promets-je. 

Après tout, Nina est sa sœur. Une fausse petite amie, ce n’est pas forcément quelque chose que l’on cache à sa sœur. Tout dépend de leur relation. 

Une expression déçue de vif déplaisir gagne aussitôt les traits harmonieux, tellement parfaits, de Victor. Quand il fait cette tête-là, l’arc de sa bouche pourrait être celui d’une statue.

— Sûrement pas, s’agace-t-il. C’est un cadeau honnête et sincère, même s’il est un peu de dernière minute. Et il n’est pas de la part de Nina, mais de la mienne. Tu n’imagines même pas les tractations qu’il a fallu mener. Sérieusement. 

Je plisse les yeux, incertaine. 

— Accepte, insiste Victor. Vraiment. En plus, je suis sûr qu’elles t’iront à merveille. Et oui, c’est vrai, c’est un peu égoïste. C’est parce que j’ai bien l’intention de faire encore de nombreuses batailles de boules de neige avec toi, avant que le manteau blanc ne fonde tout à fait. 

Il a reneigé un peu cette nuit, et surtout, il fait très froid. Le peu de neige qui a fondu a regelé dans les arbres, sur les toits, créant des décorations de Noël plus délicates encore. Ce matin, sous un soleil hivernal très pâle, le parc ressemble réellement à un décor de contes de fées.  

— Merci, dis-je, plus émue par la déclaration d’amitié de Victor que par son cadeau.

Je désigne du doigt le paquet que j’ai déposé pour lui. 

— Celui-là, là-bas, c’est le mien. 

Son sourire s’élargit.

— Avec le papier peint tie & dye ? Je ne vois pas comment j’aurais pu en douter, se moque-t-il. 

— Je n’avais pas de papier cadeau adapté, alors je l’ai fabriqué moi-même avec de l’encre et du papier kraft cette nuit, expliqué-je. 

Cette révélation lui fait écarquiller des yeux tout ronds. Il décolle les morceaux de ruban adhésif avec une infinie délicatesse, au lieu de déchirer l’emballage. Puis il fronce les sourcils. 

Moi, je regarde son visage refléter la moindre de ses pensées. En fait, ses émotions jouent les montagnes russes en permanence. Je ne comprends pas comment j’ai pu le trouver glacial, quand ça me crève les yeux à présent : il est un hypersensible qui fait tout ce qu’il peut pour le cacher, et qui se plante lamentablement.

— « Bande son pour rééduquer l’oreille et les goûts musicaux de Victor » ? Je dois bien le prendre ? 

Je hoche la tête en riant. 

— Tu le prends comme tu veux, mais tu les écoutes. J’ai passé presque toute la nuit à sélectionner les meilleurs morceaux de tous les temps pour ce CD. 

— « Posologie : 30 minutes par jour minimum jusqu’à guérison complète, » lit-il encore. Merci ? Merci. La pochette du CD est géniale. 

Je l’ai faite au crochet, dans les couleurs de Noël, avec des fils rouges et verts et des petits grelots dorés trouvés à la ferme dans le tiroir du bric-à-brac. Je suis plutôt contente de moi. À l’intérieur de la boîte du CD, l’impression est un collage maison réalisé sur mon ordinateur. 

— C’est toi en train de danser, expliqué-je. 

— Ouah. Je danse comme un dieu. 

En fait, j’ai dégoté une photo de Victor en ligne, dans un trombinoscope de la fac, un cliché très sérieux où il sourit à peine, et j’ai collé son visage sur le corps de John Travolta, en plein délire Saturday Night Fever. 

— Oh, c’est charmant, fait une voix dans mon dos. 

Arielle s’est penchée par-dessus mon épaule pour lorgner sur le CD. 

— Rien ne vaut un cadeau fait main, estime Victor. 

— Moui, juge sa tante, son ton dubitatif. 

J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas que le fric sur Terre, vu qu’elle n’a pas l’air d’être au courant. Puis Victor passe sa main autour de ma taille, et toutes les pensées conscientes, toutes les répliques pète-sec et toute l’animosité résiduelle en moi foutent le camp sous les tropiques. Il enroule sa paume chaude sur ma hanche et ce n’était définitivement pas scripté. Je n’étais pas prévenue, et je n’ai pas le temps de gérer. Comme pour le baiser hier soir, je suis prise au dépourvu. C’est sûrement pour ça que sa main répand une série de frissons à la surface de ma peau, à cause du chaud-froid inattendu. 

Je lève la tête vers lui, incapable de sourire, je dois même avoir l’air un peu effrayée. Quand mes yeux rencontrent les siens, il est tout aussi sérieux et tous mes muscles se dissolvent dans une chaleur molle et traîtresse. J’entreprends aussitôt de me raisonner. S’il paraît si sérieux, c’est sûrement parce qu’il essaye de me faire comprendre, par ce geste, que mon cadeau improvisé avec zéro moyens lui a fait plaisir, qu’il me soutient lui aussi, et qu’on est dans le même camp. C’est terrifiant comme la proximité de son corps éveille chez moi des réactions aberrantes. Du genre battements de cœur accélérés et douce chaleur qui se répand dans mon abdomen. Tout ça pour un bras autour de la taille qui ne signifie rien du tout.

Je me dégage gentiment et j’invente un prétexte pour justifier ma fuite. 

— Viens, je veux donner leurs cadeaux à Nina et Raymond. 

Victor plisse le front, puis il me suit à travers le grand salon. 

Nina est ravie du pendentif que je lui ai offert, assorti à ses nouvelles boucles d’oreilles (elle les porte ce matin). Lily, qui passe au même moment, affiche son dédain, mais Nina adore mon cadeau. C’est évident à la façon dont elle me saute dessus pour m’étreindre comme si j’étais sa meilleure amie. 

Il faut dire qu’elle me croit peut-être très amoureuse de son frère. Elle aussi, je la trompe, et elle ne l’a pas du tout mérité. 

J’ai eu un peu plus de mal avec le cadeau de Raymond. Faute d’idée qui lui ressemble, j’ai fini par lui fabriquer un truc à la gomme. 

— C’est de la sorcellerie, expliqué-je devant sa mine surprise (déconfite ?). Il paraît qu’il y a des sorciers malabars dans ma famille très élargie, à la Réunion, alors, je t’ai fait une sorte de « garantie ». C’est une amulette pour t’apporter la fortune et la joie dans la nouvelle année. Et aussi l’amour, si tu le cherches. 

Raymond contemple un instant avec des yeux ébahis la petite structure abstraite de laine crochetée qui pend au bout d’une ficelle, avec des plumes, des perles, des petits bouts de papier enroulés sur lesquels j’ai écrit de minuscules mots gentils. 

— C’est très librement interprété, vu que je ne suis pas une vraie sorcière, me sens-je obligée de préciser.

— Mon Dieu, heureusement, dit Juliette, l’autre tante de Victor, en passant près de nous et en décochant un regard dégoûté à ma confection. 

Je me tourne vers Raymond avec une grimace. 

— Si tu n’aimes pas, je suis désolée. Je ne te connais pas très bien et j’ai imaginé ça pour toi, mais ne le prends pas mal, d’accord ?

Raymond déglutit et tourne vers moi son regard clair. 

— Mais si, dit-il, d’une voix enrouée. C’est génial. Je l’adore. Meilleur cadeau de Noël du monde. 

— Ton père t’a offert un ordinateur portable et un billet d’avion pour les Caraïbes, lui rappelle sa mère depuis le canapé.

Raymond se tourne vers elle : 

— Mais Vanessa m’a offert la fortune, la joie et l’amour, Maman !

Sa mère sourit et secoue la tête. 

— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire pour rivaliser, c’est sûr. 

Victor prend ma main et la serre doucement.

— Je dois dire que je suis un peu jaloux, glisse-t-il. 

Comme tout à l’heure, c’est un geste amical, de gratitude. Sauf que ça propage des picotements et des frissons dans ma main, mon bras, jusque dans ma nuque. C’est terriblement gênant, embarrassant, malvenu. Je pique du nez dans ma coupe de champagne. 

— Vous voulez bien arrêter de vous tripoter en permanence, vous deux ? s’amuse Nina. 

Son frère cadet se tourne vers elle, incrédule. 

— Alors ça, riposte-t-il, c’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. C’est toi qui vas me donner des leçons de bienséance ?

— Rasmus et moi sommes mariés, avec quatre enfants ! 

— Ça ne vous donne pas le droit de vous peloter en public, renchérit Raymond. 

Le débat part sur les démonstrations d’affection en famille, pour savoir si elles sont charmantes ou totalement gênantes. Je ne suis que d’une oreille, pensant à ce qui est totalement déplacé, à mon avis : ma réaction à la proximité de Victor. Depuis ce baiser d’hier soir. Il y a un problème, et je ne comprends pas bien ce que c’est. Un gros problème. 

Mais si, me siffle une voix sous mon crâne, perfide — la voix de la raison et de la réalité. Tu sais exactement ce qui se passe.  

Ma gorge se serre. Je n’ai pas vraiment envie de regarder en face cette évidence très embarrassante, presque incompréhensible compte tenu de ce qui s’est produit au cours des derniers jours. 

Il se pourrait vraiment que Victor me plaise.

Mais il n’est pas disponible, toujours empêtré dans son histoire toxique avec Irène. Et moi, je ne lui plais pas. Ces choses-là ne se commandent pas, ma propre réaction le prouve à 200 %.

— Je crois que je ferais mieux de rentrer sans trop tarder, murmuré-je. Mia va m’attendre pour le déjeuner. 

Je remercie pour le cadeau, je souhaite à tout le monde un joyeux Noël, et je m’éclipse, non sans passer devant Irène qui surveille la discussion, un peu à l’écart. Si elle est bien à sa place sous le bras de Ludo, qui lui dispense des caresses distraites, elle a le regard rivé sur Victor.

La suite demain. Ou bien ici.

Douce imposture de Noël, chap. 23

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

L’avantage d’être à la ferme pour Noël, c’est que Paul et Mia s’écroulent avant minuit. Tout en étant croyants, ils ne vont plus guère à l’église, et n’ont aucune raison d’attendre 23 h pour sortir à nouveau dans le froid en bâillant de fatigue. Ça veut dire qu’à cette heure-là, tout est rangé et endormi dans la grande maison. Les volets sont fermés et je reste seule dans la grande cuisine accueillante, à surveiller les dernières braises qui rougeoient dans l’âtre, seule source de lumière avec le spot de l’évier. Je me suis préparé une infusion de camomille pour essayer de digérer tous les mets succulents que j’ai été contrainte d’avaler aujourd’hui. Assise sur une des chaises de bois rustiques dont le paillage s’effiloche, les coudes sur la nappe de Noël rouge semée de petites étoiles dorées, je décide de prendre à nouveau des nouvelles de Victor, parce que je me fais du souci pour lui, et sans doute parce que j’ai besoin d’une présence amicale, moi aussi, quelquefois.

VANESSA : Festivités terminées ici. Dieu soit loué, alléluia. Ça va de ton côté ?

La réponse ne tarde pas à me parvenir. 

VICTOR : C’est fini ici aussi. Les derniers retardataires emballent leurs cadeaux — là je parle de Nina et Ray. Je crois qu’ils font des cadeaux communs cette année. Ça va saigner. 

VANESSA : Haha. Pourquoi ? 

VICTOR : Malgré leurs années d’écart, ils sont très complices, et quand ils s’associent dans une entreprise, quelle qu’elle soit, ça produit des résultats étonnants. Fais-moi penser à te raconter la fois où ils ont ramassé tous les accessoires d’un théâtre dans une vente de liquidation. Avant de me les offrir. Tous les accessoires d’un vieux théâtre, tout poussiéreux, tout mités. Ce fut grandiose.

VANESSA : Oh ! Et vous les avez encore ? 

VICTOR : Oui, ils sont ici au château. On ne jette jamais rien ici. Depuis cinq cents ans.  

VANESSA : Ça me donne envie de déballer les cadeaux avec vous.

Ça me donne aussi envie de lui demander pourquoi la relation de complicité qui semble si étroite entre son frère et sa sœur ne l’inclut pas, lui, pourquoi il est moins joyeux qu’eux, plus secret. Je ne crois pas que ça soit par manque d’intérêt pour le monde qui l’entoure. Plutôt par pudeur ou par timidité. Les mêmes fragilités qui me donnent envie de le protéger, inexplicablement et avec des résultats très improbables. D’ailleurs, il faudrait vraiment que j’arrête : ça ne mènera à rien de bon. Mais c’est plus fort que moi, je ne sais pas pourquoi.

VICTOR : Viens, alors. Les adultes n’émergeront que vers onze heures. 

VANESSA : Je ne sais pas. Mia m’en voudra. 

VICTOR : Dis-lui que c’est pour me faire plaisir ? 

Je me passe la main sur la figure, soudain fatiguée, désorientée. 

VICTOR : D’ailleurs, tu lui as parlé de moi, ou pas ? Juste histoire de synchroniser nos montres. 

VANESSA : Non. Je devrais ?

Il y a une pause dans la conversation et je crois l’entendre réfléchir. Est-ce qu’il a vraiment besoin que je joue la comédie sur toute la ligne ? Et moi, je me demande : est-ce que ce serait plus facile, si je rentrais plus profondément dans ce rôle que je ne suis même pas bien certaine de vouloir assumer ? Celui de la petite amie de Noël ?

VICTOR : Je ne pense pas que ce soit crucial, mais fais comme tu veux.

VANESSA : Je crois que je vais éviter de mentir à tout le monde. 

Oui, je me contenterai d’endosser ce costume au château. C’est déjà assez fatigant comme ça. 

VICTOR : Viens demain. 

Il insiste mais j’hésite encore, et je change de sujet, pour gagner un peu de temps. 

VANESSA : Tu n’as pas été embêté du tout par la sorcière ?

Si Irène lui tournait autour, est-ce qu’il me le dirait ? 

VICTOR : Un peu. 

Je me redresse aussitôt sur ma chaise : 

VANESSA : Comment ça, un peu ? 

VICTOR : Elle a essayé de me manipuler. Elle a profité d’un moment où nous étions seuls pour me faire un numéro de charme, du genre « je regrette d’être partie et ce n’est pas si sérieux avec Ludo ».

Incroyable. 

VANESSA : Tu l’as envoyée paître, j’espère ?

Trois points de suspension apparaissent à l’écran, disparaissent, puis reviennent. 

VICTOR : Non. Elle est partie avant que je puisse le faire. 

VANESSA : Ouf. Ouf ?

VICTOR : Et ensuite, elle a passé le reste de la soirée à me tourner autour à distance, mais elle ne pouvait pas s’approcher davantage, pas devant tout le monde. 

Cette fille est une authentique sangsue, un vampire. Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit ? J’ai pris de ses nouvelles au moins à trois reprises ce soir. À chaque fois, il a affirmé que tout allait bien. 

VANESSA : À moins que tu ne veuilles d’elle à nouveau ? Tu penses que vous avez vos chances, en tant que couple ? 

On ne sait jamais. Après tout, je ne le connais pas si bien. Et Irène est définitivement son genre, c’est évident qu’elle lui plait toujours énormément. 

VICTOR : Non ! Bien sûr que non. Mais elle arrive encore à m’embrouiller. 

VANESSA : Tu as envie de te laisser embrouiller par elle ?

… vérifié-je à nouveau. 

La réponse apparaît immédiatement cette fois.

VICTOR : Non. Je ne veux pas. 

VANESSA : Alors, la prochaine fois, tu m’appelles. Je suis sérieuse. Tu peux m’appeler à tout moment. 

VICTOR : Je n’oserai pas. 

VANESSA : Pourquoi ? Les amis, ça sert à ça. 

Parce qu’on est amis, hein. Je décide, unilatéralement peut-être, qu’au point où l’on en est, l’appellation de « présence amicale » ne me suffit plus, et que j’ai mérité de prendre du galon. 

VICTOR : Merci. 

La conversation meurt et nous nous souhaitons bonne nuit. Je passe la fin de ma soirée, jusqu’à une heure tardive, à bricoler sur mon ordinateur, à utiliser l’imprimante de Paul et son antique graveur de CD, et à confectionner une ou deux surprises pour le lendemain.

La suite est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 22

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Le grand bureau que mon père occupe au rez-de-chaussée du château, les rares fois où il vient en visite ici, est la preuve parfaite de l’attachement de mon grand-père pour son gendre. Il est le fils qu’il n’a jamais eu, c’est très clair. 

Mon paternel est l’ambassadeur de France à Londres, excusez du peu. Autrement dit, il ne vient pas en France tous les jours. Et quand il se déplace, il passe généralement son temps à travailler. C’est sa vie, son œuvre, et il consacre toute son énergie à ses fonctions. Il est comme ça, bienveillant, droit, et très absent. Son ambition qui doit être dévorante pour qu’il ait réussi une carrière pareille prend la forme d’une dévotion totale à son poste, d’un effacement complet de sa personne privée. Il est le type même du haut fonctionnaire apolitique. J’en suis donc réduit à l’admirer de loin : je ne peux pas vraiment dire que j’aie une relation avec lui. Je ne le connais vraiment pas assez bien pour ça, et lui non plus ne me connaît pas. Je crois qu’il m’aime de loin, d’un amour un peu vague, et qu’il attend de moi que je lui rende la politesse. 

Quand nous nous croisons, ce qui est rare depuis des années, nous avons des conversations incroyablement formelles, souvent presque solennelles. Quand il dit « discuter deux minutes », ça veut vraiment dire ça : que la conversation ne durera pas plus de cent vingt secondes. Ce soir, ça donne quelque chose comme ça. 

— Comment vas-tu, mon fils ? demande-t-il en rajustant ses petites lunettes cerclées d’or sur son nez très légèrement aquilin, celui dont j’ai hérité.

— Très bien, merci. 

— Toujours déterminé à faire des maths ? 

— Toujours. 

— Tu sais, quoi que tu choisisses dans la vie, je suis persuadé que tu le feras bien. 

(Une expression pleine de tact, toute diplomatique, de sa déception.)

— Merci. 

— Tu sais que tu manques à ta mère. Tu pourrais venir nous voir plus souvent.

— Entendu. Je m’y efforcerai. 

— Es-tu heureux ? 

— Très, oui. Et toi ? 

Quand je lui renvoie en pleine face cette question complètement idiote, il m’adresse toujours le même sourire énigmatique, avant de se fendre d’une tape sur mon épaule qui est complètement étrangère à son répertoire d’affects et de gestes habituels. Mon père n’est pas du tout quelqu’un de tactile. Avec moi, il se force, bien que je ne sois pas tactile non plus, vu que j’ai été élevé par cet homme. 

Je n’ai aucune idée de la façon dont Raymond s’est débrouillé pour être si spontané et chaleureux. Sans doute mon père s’est-il dit qu’il n’arriverait pas à jouer son rôle de parent avec tous ses enfants, et s’est-il concentré avant tout sur moi, avec le succès que l’on connaît. Nina et Raymond sont restés dans le giron de ma mère, qui leur a offert des confrontations dignes de ce nom, et qui au final, les a bien mieux réussis. 

De toute façon, il est de notoriété publique que c’était ma mère qui voulait des enfants « pour s’occuper », pas mon père. C’est le discours officiel tel qu’il le sert dans les dîners, encore aujourd’hui, tandis que ma mère sourit d’un air bienveillant qui signifie à la fois « cause toujours » et « j’aime cet individu bien qu’il soit totalement déconnecté de ma réalité ». Mon frère, ma sœur et moi, nous sommes essentiellement des cadeaux, des concessions faites à ma mère au nom de l’amour.

Dans ces conditions, je ne sais pas trop pourquoi Maman a fini par laisser le champ libre à mon père pour mon éducation. Peut-être qu’aucun des deux ne s’est aperçu que je grandissais sans véritable tuteur ? J’étais tellement sage de toute façon. Je ne salissais jamais mes vêtements comme Nina, je ne rentrais jamais à la maison avec des chats errants, des gamins des rues un peu truands sur les bords ou des histoires de manteaux offerts à des sans-abris comme Raymond, qui a toujours adopté tout le monde sur son passage. J’étais tranquille et sans histoire, sauf quand je me battais avec Ludo, et alors, c’était mon grand-père qui me ramenait dans le droit chemin, avec des réprimandes qui avaient toujours un goût de félicitations. 

Après sa petite tape, mon géniteur se replie déjà vers son bureau et ses précieux dossiers, satisfait de notre échange et du devoir paternel accompli. Avant de s’arrêter quelques pas plus loin :

— Je suis ravi d’avoir rencontré Vanessa, mon fils. C’est un choix très inhabituel de partenaire pour toi. 

Je fronce les sourcils, et pour une fois, je me rebiffe. 

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ? 

Pour une fois, j’aimerais bien qu’il parle autre chose avec moi que cette novlangue de diplomate. Pris au dépourvu, il hésite, bégaye presque.

— Euh… ahem… Je voulais juste dire que sa personnalité volontaire et enjouée était bien loin des manières policées, presque conventionnelles, de tes amoureuses habituelles, et que je trouvais intéressante cette évolution, développe-t-il. Tu as dû changer sans que je m’en aperçoive. 

Là, pour le coup, ça me fait rire. Je ne vois pas comment il pourrait constater du changement chez moi, vu que nous nous parlons environ cinq minutes par an, en tout cumulé. Mon bref éclat le laisse encore plus perplexe que tout le reste de ma personne, et cette fois il déclare forfait, me saluant d’un signe de tête affable avant de battre en retraite derrière son grand bureau, jusqu’à ce que je quitte la pièce.

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Douce imposture de Noël, chap. 21

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VICTOR

Avachi depuis vingt minutes au creux d’un canapé de cuir confortable, au coin du feu et devant le sapin, je sirote distraitement un vin chaud, tout en surveillant d’un œil les enfants qui jouent au croquet sur le tapis moelleux. Tous les Noëls de mon enfance sont contenus dans la scène qui se déroule devant moi : moi aussi, j’ai adoré ce jeu de croquet, avec ses arceaux en bois que l’on avait le droit de poser n’importe où dans le salon, ses boules et ses maillets de bois peint de rouge, de bleu céruléen, de bleu marine, de vert bouteille, de jaune soleil. Bien sûr, contrairement à Noé, l’aîné de Nina, qui gronde son frère cadet Arthur un peu trop petit, à quatre ans, pour être très habile à ce jeu, moi, je ne manquais pas de compagnons de mon âge pour jouer. J’avais plutôt le problème inverse. Entre Ludo, moi, et notre cousine issue de germaine Carmen, qui nous suit d’un an, la compétition faisait rage, et les maillets ne servaient pas toujours à taper uniquement dans les boules de bois.

Dans ma famille, Noël est fêté surtout le 25 décembre. Le 24 au soir, chacun fait ce qu’il veut, du moment que nous sommes tous réunis sous le même toit. On peut grignoter un repas léger et boire du champagne ou du vin chaud avant de se rendre à la messe de minuit, pour ceux qui adhèrent à ce genre de choses. Je décide en général de profiter de ceux que j’aime et d’oublier les autres. 

Ce soir, c’est difficile. Ma dernière conversation avec Vanessa m’a laissé un drôle de goût de pas fini et je me reproche de l’avoir embrassée comme ça, sans lui demander son avis. Je me suis lancé dans ce baiser sans réfléchir, et maintenant, je ne sais plus quoi penser. Elle a pris mon geste à la légère mais je crains d’avoir compliqué les choses entre nous. Je voudrais que nous soyons amis, et j’ai bien peur d’avoir bêtement ouvert une porte sur d’autres possibilités que je ne souhaite pas, en fait, explorer. Elle a décidé de m’aider et je ne comprends toujours pas très bien pourquoi. Et moi, j’ai abusé de sa bonne volonté. Je n’aurais jamais dû l’embrasser, je ne sais pas ce qui m’a pris. 

Dans la cuisine, j’avais minimisé mon intérêt physique pour elle, pour ne pas la mettre mal à l’aise, et j’avais l’impression horrible qu’elle avait reçu mon détachement comme une insulte de plus, alors qu’elle avait déjà passé sa journée à dévier des insultes pour moi. Me sentant comme le pire des salauds, je lui ai couru après pour réparer l’outrage, et je m’y suis pris comme un manche. Devant tout le monde. J’ai suivi de la pire façon le mauvais conseil de Pierrot, et je crains à présent de m’être aliéné l’amie que je venais tout juste de me faire. Quel abruti. 

Alors que je contemple les petits qui jouent tout en m’autoflagellant, quelqu’un se laisse tomber juste à côté de moi dans le canapé, une silhouette claire et légère. Avant même de tourner la tête, je sais déjà de qui il s’agit, à son parfum raffiné et entêtant, à la douceur de sa peau et de ses vêtements contre moi. C’est Irène, bien sûr.

Pourquoi elle me colle comme ça ? Je cherche à me décaler un peu pour éviter ce contact trop rapproché, mais l’accoudoir m’empêche de vraiment m’écarter.

— Tu me fuis ? demande Irène, amusée. 

— Non. Pourquoi je te fuirais ?

— C’est la question que je me posais aussi, dit-elle. 

Je cherche à lire ses intentions sur son visage. Maintenant elle regarde le feu et son profil se détache, fin et élégant. Elle a relevé ses cheveux en une coiffure que je devine faussement négligée. Je ne suis pas un expert, mais ça lui a probablement pris un moment de réussir ce chignon lâche. Elle savait sans doute que ça donnerait envie de faire s’écrouler sur ses épaules la masse de ses cheveux blonds, rien qu’en tirant sur une épingle. Et je me demande soudain si elle s’est coiffée comme ça pour faire plaisir à Ludo, ou pour imiter Vanessa et ses mystérieux cheveux fous emprisonnés par cette pince cruelle. 

Si c’est le cas, 1) elle n’a rien compris aux cheveux de Vanessa, et 2) ça marche sur moi, ça marche à fond. 

— Qu’est-ce que tu veux ? lui demandé-je, privilégiant une attaque directe. 

Ça la fait rire. 

— Juste discuter. Prendre de tes nouvelles. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé. 

Incroyable. Je secoue la tête, sidéré. 

— On ne se parle plus, parce que tu es partie, Irène. D’ailleurs si tu avais tellement envie de me parler, ce n’était pas la peine de t’inviter en vacances chez mes grands-parents. Tu pouvais m’appeler à tout moment. 

Je n’aurais peut-être pas répondu.

À la réflexion, bien sûr que si, j’aurais répondu. Je me serais jeté sur le téléphone, quitte à m’en vouloir après, parce que même après deux ans de sevrage, je suis encore accro à cette fille. Et je commence à me dire que je le serai toujours.

— Tu sais, Victor, réplique-t-elle d’une voix douce, où traîne la plus légère trace de soupir nostalgique, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis comme ça. Je n’ai pas très bonne mémoire, et je ne suis pas très fidèle. 

Et tu disposes surtout de ce talent magique de faire de tous tes défauts les problèmes des autres, pensé-je aussitôt avec colère. 

Mais bien sûr, ça marche à nouveau. L’idée qu’Irène est un courant d’air à saisir, un trésor à protéger, crée une fois de plus en moi l’impulsion souhaitée — un pic de désir absurde qui me secoue à mon corps défendant, comme une crampe, comme une attaque. Et ça me met vraiment en boule. Je serre les doigts sur ma tasse plus vraiment chaude et presque vide, je contracte les mâchoires, incrédule, dégoûté. Je ne vais quand même pas replonger pour son truc vieux comme le monde, si ? 

— Où est passé Ludo ? demandé-je en regardant autour de nous.

Elle rit doucement : elle sait très bien qu’elle me met mal à l’aise. C’est sa façon de chasser. 

— Sous la douche, m’apprend-elle. 

Je gronde sans le vouloir. Je devrais fuir, mais je n’en ai déjà plus envie, surtout quand Irène pose une main légère, douce, chaude, sur mon avant-bras. L’effet chair de poule est instantané, ce contact évoque aussitôt les souvenirs de toutes les fois où elle m’a touché. 

Je lutte contre sa magie noire en utilisant le premier talisman qui me tombe sous la main : le souvenir du baiser échangé avec Vanessa. Je ne devrais pas me servir de Vanessa comme ça. Ce n’était pas le but de ce baiser, pour autant qu’il ait eu un but. Je ne suis pas censé fantasmer sur une amie pour tenir à distance mon ex maléfique. Mais je suis aux abois, à court de forces pour fuir. 

— Vanessa me plaît beaucoup, susurre Irène au même moment. 

— Merci, maugréé-je. 

— Vous vous êtes rencontrés comment ? 

— À la fac. 

Irène rit. 

— Je vois que tu es toujours aussi bavard. J’imagine que vous ne vous êtes pas rencontrés en cours ? Elle est beaucoup plus jeune que nous, non ? Elle est encore en licence. 

— En soirée, grogné-je, laconique. On s’est rencontrés en soirée. Et on a des amis communs. 

— Oh, fait Irène, je les connais ? 

L’impression qu’un filet se resserre inexorablement autour de moi, pour m’étouffer, ne fait que s’intensifier. Au fond de moi, ma résolution s’effrite peu à peu. Il y a une part de moi, une part sombre, qui n’a qu’un seul rêve au fond : appartenir à Irène. Qu’elle souhaite me revendiquer à nouveau, que son désir pour moi renaisse et qu’elle me prenne à nouveau sous son emprise, aussi délicieuse que nocive. 

Bien sûr, j’ai aussi un cerveau qui lutte contre cette aliénation. Mais les informations qu’il me transmet semblent si théoriques, si lointaines vues d’ici, alors que la main d’Irène prend ses quartiers sur ma cuisse, l’air de rien. 

— Non, tu ne les connais pas, dis-je. J’ai beaucoup de nouveaux amis. 

J’essaye de lui claquer la porte de ma nouvelle vie au nez, mais elle s’en fiche, elle est déjà à l’intérieur. 

— Je n’en doute pas, sourit-elle. Tu vois encore Mélanie et Arnaud ? 

Sa question susurrée convoque les images de nos dîners entre couples, des restaurants luxueux où elle insistait pour que nous allions, des boîtes, des soirées. 

— Non.

J’ai toujours soupçonné Mélanie de connaître dans le détail toute la liste des infidélités d’Irène, alors, dans ces conditions, il m’était difficile de ne pas lui en vouloir à mort quand Irène est partie. 

— C’est sérieux, toi et Vanessa ? désire savoir Irène. 

Je n’ai pas envie de répondre à cette question. Déjà parce que ce n’est pas sérieux, vu que c’est une invention. Ensuite, parce que je ne dois à Irène aucune information de ce type. 

­— C’est sérieux, toi et Ludo ? rétorqué-je. 

Ma riposte lui arrache un nouveau rire perlé. 

— Tu es tellement farouche quand tu t’y mets. Un vrai petit oursin. 

Je fronce les sourcils. Le matin, je suis un ours, et le soir, un oursin. Qu’est-ce qu’elles ont toutes aujourd’hui à distribuer des noms d’animaux ? 

— Mais pour répondre à ta question, enchaîne Irène, non, ce n’est pas du tout sérieux avec Ludo. Il n’y a pas grand-chose de sérieux, dans ma vie. Je n’ai pas eu tellement de relations dignes de ce nom. 

Puis elle tourne la tête vers moi, braquant sur moi ses yeux clairs, ses iris invraisemblablement beaux, avec un sourire nostalgique. 

— En fait, il n’y en a eu qu’une seule, si tu veux tout savoir. 

J’ai beau savoir pertinemment qu’elle me manipule, mon cœur bat à deux cents à l’heure, et toutes mes hormones suintent dans mon cerveau. Si ça se trouve, vous étiez faits l’un pour l’autre. Si ça se trouve, elle a un peu changé. Et puis si elle n’avait pas changé, est-ce que ce serait si grave ? Tu n’aurais pas envie d’être son esclave à nouveau ? 

Je secoue la tête, exaspéré, pour dissiper ces pensées dangereuses, mais bien sûr, elles s’accrochent.

— Tu es jeune, Irène. Si Ludo n’est pas le bon, tu rencontreras sûrement quelqu’un d’autre qui vaudra le déplacement. 

J’ai essayé d’affecter un ton légèrement supérieur et décontracté, mais ma voix a tremblé et Irène n’est probablement pas dupe. Son sourire se fait plus triste encore. 

— Le problème, c’est que je crois que je l’ai déjà rencontré, et que je l’ai perdu. 

J’ai soudain l’impression qu’on me tient la tête sous l’eau et que je ne suis plus très loin de l’asphyxie. Il faut que je quitte cette conversation, que je rompe cet envoûtement. Sinon, si je la laisse continuer, je vais me noyer. Il faut que j’aille en cuisine, que je descende parler à Pierrot, que je trouve Raymond ou quelqu’un de normal qui saura me raisonner. 

Vanessa. 

Je porte la main à ma poche, où se trouve mon téléphone. Mais je n’ai pas suffisamment anticipé, j’ai dû déjà plonger trop loin. Lorsqu’Irène se tourne dans le canapé pour me faire face, que sa jambe s’ouvre, frôlant la mienne, je me fige, paralysé.  

C’est mon corps, mon corps stupide qui me trahit, qui est littéralement incapable de lui dire non. J’ai envie de me jeter sur elle, de l’écraser contre le canapé, de dévorer sa bouche, de pétrir sa chair, de me venger sur son corps pâle et délicieux de tout ce qu’elle m’a fait subir. 

Je suis malade. 

Je me frotte le visage de la main, me sentant ivre, alors que je n’ai pratiquement rien bu. Je vois quasiment double. 

Le sourire d’Irène s’élargit, elle se penche vers moi. Mon cœur donne un soubresaut si sourd qu’il en est presque douloureux. Elle s’approche encore, pose sa main sur mon épaule, presque dans l’encolure de ma chemise, touchant la peau de mon cou qui se couvre aussitôt de chair de poule. Elle frôle ma joue de ses lèvres, si légèrement que je ne sens presque pas la caresse de sa bouche — sauf que je la sens. Je ne sens même que ça. Ma peau rétrécit de plusieurs tailles et mon sexe, qui était déjà à l’étroit dans mon pantalon, se gonfle pour de bon, déjà prêt à exploser. Je gronde, à moitié par désir, à moitié pour la supplier de cesser cette humiliation et de me laisser en paix. 

Puis elle se lève, me plantant là, avec mon cœur qui bat la chamade et tous mes sens en alerte. 

— À plus tard, lance-t-elle, moqueuse, triomphante, par-dessus son épaule. 

Et elle disparaît derrière le grand sapin, vers l’autre salon. J’arrive à peine à respirer. 

Tandis que j’essaye de me calmer, mon téléphone tinte dans ma poche, et je l’attrape aussitôt, reconnaissant de cette diversion qui me permet au moins de garder la face, comme si j’avais encore une once de dignité. 

Je me sens sale, stupide, furieux.

C’est un SMS de Vanessa. Mon cœur imbécile se réjouit, enfin une bouée de secours pour éviter la noyade, une présence amie. 

VANESSA : Nous attaquons la deuxième entrée et je vais mourir. Je jure que je ne pourrai plus rien avaler pendant une semaine après tout ça. Vous allez me tuer. Ça va de ton côté ? 

Je pense : non, ça ne va pas du tout. Je suis en perdition. Je vais probablement craquer si Irène se mêle de me tourmenter encore. J’ai besoin de me confier, d’en parler à quelqu’un qui comprendra et qui ne me jugera pas.

Mais c’est le soir de Noël, et Vanessa est avec sa famille. À quoi ça servirait de l’appeler à l’aide ? À rien du tout. Le danger est passé, provisoirement. Pour la première fois de ma vie je bénis l’existence de Ludo et son machisme possessif, il gardera sûrement un œil sur Irène dès qu’il sera sorti de cette foutue douche, et moi… moi, je m’arrangerai pour ne plus me retrouver avec elle. Je prendrai plus de précautions dorénavant. 

C’est ça. Je ne vais pas raconter à Vanessa ce qui vient de se passer. J’ai trop honte, et puis Irène est mon problème, et probablement celui de mon psy. Je n’aurais pas dû me confier à Vanessa. 

VICTOR : Ça va aller. 

Ma grand-mère entre dans le salon, m’adresse un de ses sourires discrets. Je peux partir si je veux, les enfants ne seront plus sans surveillance. Je me lève à mon tour, j’ai besoin de marcher, de dissiper toutes ces émotions désordonnées. J’hésite à aller voir Pierrot, puis je me ravise à nouveau. Lui aussi a mieux à faire ce soir, avec cette maison pleine. 

J’opte pour un tour dehors, quand je tombe sur mon père qui sort de son bureau. 

— Ah, Victor ! Viens discuter deux minutes. 

Pas le temps de m’éclipser discrètement : il m’a vu. Va pour une discussion père-fils. Au moins, ça me fera une diversion.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 20

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VANESSA

Je dis au revoir au clan à la volée, et joyeux Noël aussi, et je suis Victor vers la sortie, en essayant de remettre de l’ordre dans mes idées aussi décoiffées que mes cheveux. Je me sens exposée, avec mes mèches folles devant ces gens qui ne sont pas tous bienveillants. Mais surtout, j’ai les émotions en pagaille. Pour un type réservé, limite renfrogné, qui se déclarait pas du tout attiré par moi, et refusait de jouer la comédie, Victor s’est vraiment dépassé.

Bien sûr, ce baiser de cinéma en technicolor s’est déroulé essentiellement dans ma tête. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il fonde sur moi de cette façon. J’avais vaguement le moral en berne suite à notre discussion de la cuisine, et je me préparais à rembarrer ce poison d’Arielle Bloome, quand il est sorti de nulle part et s’est littéralement jeté sur moi. 

Enfin, je dis qu’il s’est jeté sur moi, mais ça s’est fait sans aucun heurt, il n’y a pas eu le moindre couac dans ce baiser parfaitement synchronisé, comme si nos corps s’y étaient entraînés depuis un moment avec un coach olympique, assez pour arracher un 9.8/10 au juge soviétique.

Mon sang en bat encore dans mes tempes tandis que mon cœur cogne fort, boum boum boum boum, ramenant une vie douloureuse dans des endroits de mon corps qui n’ont pas été irrigués de la sorte depuis un petit moment. J’hésite à me rejouer le baiser, titube un peu et renonce, mais c’est trop tard, parce que les mains de Victor ont laissé une trace brûlante dans mon dos, sur mon cou. 

— Tu as toutes tes affaires ? demande-t-il, ultra factuel. 

De toute façon, il faut que je me calme. Tout ceci, ne l’oublions pas, n’est qu’un stratagème pour éloigner de lui Irène la toxique et pour le protéger des racontars des autres nuisibles de la maison. Un coup de main entre amis. Je ne sais pas si ça a marché, mais en tout cas, je suis sûre d’une chose, c’est que ce baiser était convaincant. Moi, j’étais aux premières loges, et je n’y ai vu que du feu. 

Oh, zut, est-ce que j’ai produit un de ces petits bruits gênants qui m’échappent parfois ? Il me semble me souvenir que oui. Victor va-t-il comprendre que je me suis laissé affecter bien au-delà de ce que j’aurais dû ? 

Je décide que si nous en parlons, je jouerai les blasées — j’ai simulé, tout comme lui. Je veux bien lui rendre service, mais je ne veux pas me taper le ridicule de laisser un type me déstabiliser alors que je ne suis pour lui qu’une « présence amicale » pas attirante, juste insolite à la rigueur.

Je rassemble mes affaires d’hiver qui sont encore trempées après la bataille de neige, et mes bottes qui heureusement sont encore sèches. Je dois vraiment avoir une dégaine pas possible avec mes bottes à talons, l’article le plus féminin et sexy de ma garde-robe à l’heure actuelle, pas du tout assorties avec l’immense jogging de Victor. J’essaye de rentrer le bas du pantalon de coton dans mes bottes, mais il y en a trop et je laisse tomber, découragée.

— C’est bon, dis-je. Je crois. 

J’ai du mal à recouvrer mes esprits. Je décide que si j’oublie quelque chose, ce n’est pas très grave. 

Sans oublier de tenir ma ceinture qui commence à se défaire, pour ne pas ajouter à tout ça la honte de perdre mon froc devant lui, je le suis clopin-clopant vers sa voiture. 

Le trajet vers la ferme se fait en silence. Ce n’est qu’après avoir négocié le dernier virage sur le chemin de terre qu’il commente notre très bizarre après-midi. 

— En voilà une journée chargée en… 

Plutôt que de finir sa phrase, il fait un geste vague, et je décide de prendre les devants — définir ce qui s’est passé avant qu’il ait le temps de le faire. Nommer les choses permet de garder sur elles un semblant de contrôle. Je décide de les prendre à la légère.   

— Tu m’étonnes, dis-je. Je pense qu’après notre dernière performance, tu devrais être tranquille pour une heure ou deux. 

Mais en réalité, je n’en suis pas si sûre. J’espère qu’Irène se sera laissé décourager par notre baiser dramatique, mais si elle était du genre combattif et revanchard ? 

— Ouais, fait Victor. Désolé de ne pas t’avoir prévenue. Ça va aller ? 

— Bien sûr que ça va aller. Pourquoi ça n’irait pas ? 

Il me coule un regard en biais, puis ralentit dans la cour de la ferme. 

— Écoute, Vanessa, je ne veux pas profiter de toi. Si tu décidais de ne jamais revenir dans ce château de fous, je ne pourrais pas t’en vouloir. 

Je dois admettre que ce serait sans doute plus sage. Je pressens un problème : je vais me laisser happer par les histoires de Victor. Clairement je n’ai pas vis-à-vis de lui une attitude aussi détachée que je le devrais. C’est normal, non ? On est devenus des amis. Mais rajouter un baiser dans tout ça n’était pas une bonne idée. Je mesure à quel point faire semblant de sortir ensemble était une inspiration tordue. Visiblement une part de moi a décidé de croire à cette histoire bidon. Et je me connais. Je suis une personne entière, jouer la comédie n’est pas mon truc. Le jour où je craquerai vraiment pour un type, je le ferai à fond, il n’y aura pas de demi-mesure. Alors, ça n’a aucun sens de m’intéresser à Victor de cette façon. Il n’est clairement pas disponible, et de toute façon, je ne lui plais pas. 

Je ne suis pas non plus une midinette qui se fait des films pour un oui ou pour un non. Les fantasmes adolescents et les relations non réciproques, très peu pour moi. Je n’attends plus après personne dans ma vie affective, ça ne sert à rien. Non, moi, j’ai décidé il y a déjà de longues années de toujours aller de l’avant. 

— Ne t’inquiète pas, Victor, dis-je en posant la main sur le mécanisme d’ouverture de la portière. Je peux rester ta présence amicale encore quelques jours. J’ai un petit côté redresseuse de torts et je ne supporte pas les gens comme Irène. Ou Arielle. Ou Lily. Mais je serais honorée de t’avoir pour ami. Et je craque totalement pour ton frère et ta sœur. 

J’ouvre la portière. 

— Fais-moi signe en cas de problème, et je volerai à ta rescousse.

Je ne lui laisse pas trop le temps de répondre. Je claque la portière et je me dirige vers la cuisine éclairée, dans laquelle j’aperçois d’ici Mia en tenue de réveillon, qui s’affaire aux fourneaux. Je vais me prendre un sacré savon. 

Victor n’a toujours pas redémarré quand j’atteins la porte de la ferme. Je me retourne et je lui fais mon plus loufoque salut militaire. Alors seulement il enclenche le contact, m’adresse un appel de phares, et repart dans la nuit. 

Dans la cuisine, il règne une température tropicale. Je n’ai pas défait ma doudoune que Mia me tombe dessus. 

— Pas trop tôt ! Qu’est-ce que c’est que cette tenue, Vanessa ? 

— Des fringues d’emprunt. On a fait une bataille de boules de neige et ce fut un peu intense. 

Mia me scrute de son regard sombre, par-dessus ses lunettes en demi-lunes posées au milieu des taches de rousseur. 

— Quel est ton programme exactement, jeune fille ? Tu comptes nous gratifier de ta présence un peu, ou bien tu vas disparaître chez tes nouveaux amis riches dès que la table de Noël sera débarrassée ? 

Une vague de culpabilité m’envahit. 

— Mais non. C’est juste que mon ami a eu besoin de mon aide, Mia. 

Elle fronce les sourcils, visiblement elle a du mal à imaginer en quoi moi, Vanessa Lauret, je pourrais aider les gens du Bourg. Mais ce n’est certainement pas moi qui vais l’éclairer sur ce point. 

— Et tu n’oublies pas notre rendez-vous du 26, non plus, hein ? vérifie-t-elle. 

Le 26, nous allons voir Maman à l’hôpital, comme nous le faisons tous les ans. D’abord le réveillon, puis le jour de Noël, puis la visite à l’hôpital, c’est la tradition.  

— Je ne vois pas comment je pourrais l’oublier, grommelé-je.

Mia me fusille du regard et sa voix se fait dure, tranchante.

— J’attends un peu plus de respect de ta part, jeune fille. N’oublie pas d’où tu viens, n’oublie jamais. 

Je ne vois pas comment je pourrais. Je sais très bien que ma place n’est pas au Bourg, pas plus qu’à la ferme d’ailleurs. 

— Je suis là, soupiré-je, vaincue. Je vais me changer et je te donne un coup de main.

Elle hoche la tête. 

— Dépêche-toi. 

Je sors à nouveau de la cuisine pour traverser et gagner ma chambre de l’autre côté de la cour. Est-ce que Mia a raison ? Est-ce que je me suis laissé captiver par les histoires du Bourg, et le glamour un peu malsain de la famille de Victor, juste pour échapper aux perspectives sinistres qu’apportent à chaque fois mes propres vacances ? Probablement.

Enfin seule avec mes pensées, je suis bien obligée de m’avouer que je ne sais pas trop ce que je suis en train de fabriquer.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 19

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Dès que Vanessa a quitté la pièce, Pierrot me fait les gros yeux. 

— Qu’est-ce que tu attends pour lui courir après ? 

Je suis en train de me dire que ce stratagème est une idée vraiment idiote. Ce mensonge que nous avons laissé perdurer, prétendre que nous sommes ensemble ? Ça ne marchera jamais. Mais Vanessa est arrivée ici dans ma voiture, et la moindre des choses, maintenant, c’est de la raccompagner. 

— Je vais la reconduire chez elle, annoncé-je au cuisinier. Et toi, pas un mot de tout ça à qui que ce soit, c’est bien compris ?

— Tu me connais, répond Pierrot avec un autre de ses rires tonitruants. Muet comme une tombe. Je suis de ton côté, mon garçon. 

— Mouais. 

Je rattrape Vanessa dans le couloir principal du rez-de-chaussée. Elle s’est fait intercepter par Arielle qui l’inspecte sous toutes les coutures, occupée sans nul doute à lui reprocher ses choix vestimentaires improbables. Je m’approche. 

— Tu aurais dû mettre la petite robe qu’Irène te prêtait, dit Arielle. Sur ta peau, ça aurait été subliiime. 

C’est manifestement faux. Ce genre de couleur ne siérait pas du tout au teint de Vanessa, et Arielle doit être au courant, avec tout le temps qu’elle passe à éplucher des magazines, à assister à des défilés et à faire du shopping. C’est pour ainsi dire son occupation principale, pendant que mon oncle s’amuse à remodeler des entreprises et à « dépoussiérer » des business en fermant des usines.

— Elle est magnifique même habillée comme ça, interviens-je, conscient de n’avoir pas montré assez d’enthousiasme sur la beauté de Vanessa, tout à l’heure.

C’est juste que Pierrot m’a un peu pris de court avec sa suggestion de baiser hollywoodien. Dans le temps ridiculement court depuis que nous nous sommes rencontrés, j’ai plutôt considéré Vanessa comme une amie, un peu bizarre et farouchement protectrice, dont j’ai aussitôt eu envie de mériter la loyauté. Pas comme une fille que j’embrasse. Elle n’est pas mon genre, la présence d’Irène m’a déjà assez retourné le cerveau. Et puis, je la respecte trop, et je me respecte moi-même aussi. Pour moi, un baiser, ce n’est pas une chose banale que l’on distribue au hasard ou pour épater la galerie. Ça veut dire quelque chose. Je ne suis pas prude, mais je ne suis pas non plus le genre de type qui roule des pelles à ses amies pour un oui ou pour un non, pour leur dire bonjour ou pour leur prouver mon amitié. C’est non.

Quand Pierrot a dit que nous devrions nous embrasser pour avoir la paix, je me suis donc aussitôt rebiffé. Et Vanessa a cru que je la rejetais. Je m’en voudrais de lui avoir infligé une blessure. Il faut que je lui explique, il faut que je lui donne le mode d’emploi de ma personne pour qu’elle ne souffre pas de mon côté… taciturne, comme elle dit.

Vanessa semble plutôt lasse et je lis sur son visage qu’elle se prépare à renvoyer Arielle dans ses foyers. Comme attirés par cet instinct de famille qui leur fait détecter à cent mètres les situations croustillantes et les conflits, les autres arrivent à leur tour, déboulant de la salle de jeu. Il y a là les trois quarts de la famille. Mes grands-parents ont dû se retirer dans leur chambre pour se reposer avant le réveillon, et tel que je connais mon père, il est sans doute reparti travailler. Mais Ludo est ici, avec ses parents, Juliette et Gontran Dorcat, ce qui signifie aussi, sans doute, qu’Irène n’est pas bien loin. 

Je pense que Pierrot a raison. J’ai besoin de mettre de la distance entre Irène et moi. Et j’ai envie de dire à Vanessa qu’elle est bien plus attirante que je ne l’ai admis à l’instant. 

Vu que ce n’est pas logique, je ne cherche pas trop à réfléchir. Je me plante devant Vanessa. Je pose mes mains sur ses épaules, je la fais pivoter entre mes bras, je me penche, et cueillant son soupir étonné entre mes lèvres, je l’embrasse. 

J’entends un soupir étouffé dans le couloir, indignation ou surprise, mais je l’entends de très loin, parce que tout à coup je tombe. Pas seulement parce que Vanessa est beaucoup plus petite que moi et qu’elle doit lever son visage vers moi. 

Je tombe parce que c’est radicalement nouveau, le goût de sa bouche, la forme de ses lèvres, la surprise que je sens dans son court moment de recul, puis la franchise volontaire dans sa réponse quand elle percute ce qui se passe et qu’elle adhère entièrement. Tout à coup je prends conscience de ce que mes bras sont autour de sa taille, et ses mains dans mes cheveux, éveillant dans ma nuque des frissons non répertoriés. Sa taille est souple, mouvante, vivante. Mes mains plongent dans la cambrure de ses reins, où elles trouvent une place confortable pour se nicher. 

Je mordille sa lèvre inférieure et elle émet un petit bruit, entre un gémissement et un ronronnement très félin, qui résonne sous mon crâne et met en route une réaction en chaîne étrange. Je suis obligé de resserrer mes bras autour d’elle, de la ramener plus proche de moi, sa poitrine contre la mienne. Mes doigts trouvent sa nuque gracieuse et la naissance de ses cheveux, doux. Ça fait deux jours qu’ils m’intriguent et que j’ai envie de les toucher. Elle les a attachés avec une pince et des barrettes métalliques qui évoquent des attelles, ou des instruments de torture. Je vais au plus pressé — la pince. Je l’ouvre d’une main, je la laisse tomber au sol. Je plonge mes doigts dans les mèches douces pour les libérer, tout en caressant vaguement l’idée de tirer dessus, pour faire ployer son cou vers l’arrière, approfondir le baiser, peut-être goûter sa gorge. 

Quelqu’un toussote et je me rappelle que nous avons quelques spectateurs. Je mets fin au baiser à regret. Pourquoi ai-je dit à l’instant que je n’embrassais pas mes amies pour un oui ou pour un non ? C’est une erreur. Je pourrais embrasser Vanessa à nouveau. 

D’ailleurs j’ai un moment d’hésitation, et c’est elle qui m’écarte, fermement, des deux mains sur mes épaules. Elle me sourit, pourtant, papillonnant de ses grands cils. Échevelée, le souffle court, le rose aux joues, elle n’a plus rien d’une présence amicale. 

Mais on se calme. Nous avions déjà établi que mon corps n’était pas digne de confiance, que sa chimie erronée l’amenait à se fourrer dans des situations sans issue, à se fourvoyer durement. Lorsque je suis le cours de mon désir, il n’en sort rien de bon, c’est prouvé. 

Je prends une grande inspiration pendant que Vanessa émet un minuscule soupir qui me donnerait presque envie de recommencer. Je m’en empêche. 

Je risque un coup d’œil panoramique et j’inventorie les visages autour de nous. Dorcat-Brühler mi-choqués, mi-envieux, ma mère qui rigole, Raymond qui m’adresse un clin d’œil grivois, Nina qui arrive au bout du couloir : 

— J’ai manqué quelque chose ? 

— Je raccompagne Vanessa, annoncé-je à la cantonade. 

— Prends ton temps, surtout, glisse Raymond. 

Et l’expression sur le visage d’Irène : songeuse, avec une pointe de colère dans le frémissement de ses narines délicates. 

Le coup de théâtre est-il un succès ou un échec ? C’est difficile à dire. Je passe mon bras autour des épaules de Vanessa. 

­— Viens, allons-y.

— Attends, dit-elle en passant les mains à ses oreilles. 

Elle défait ses boucles l’une après l’autre et se tourne vers Nina pour les lui offrir. 

— Oh, fait Nina, non, je ne peux pas. 

Vanessa insiste, la main tendue, les bijoux rouges et argentés au creux de sa paume.

— Bien sûr que si. Je pense qu’elles t’iront à ravir. J’en ferai d’autres. N’hésite pas à me faire de la pub, hein. 

Ses mains remontent à ses oreilles et alors, elle prend conscience de ce que ses cheveux sont totalement décoiffés. Il reste des épingles et c’est vrai que ça ne ressemble pas à grand-chose, mais à mon avis, ça ne justifie pas non plus sa mine horrifiée, juste avant qu’elle se baisse pour ramasser sa pince, et vite, vite, rabattre en un chignon serré sa glorieuse chevelure. 

— Je suis prête, grommelle-t-elle ensuite.

Nous partons.

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Douce imposture de Noël, chap. 18

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VANESSA

Je peux marcher, j’ai fait un nœud à l’élastique de la ceinture et j’espère qu’il tiendra. Je n’ai pas le sentiment d’être particulièrement élégante en cet instant, et en plus j’ai froid aux pieds, surtout que Victor a oublié de me prêter des chaussettes. Note bien que ce serait sans doute encore plus ridicule, si je portais aussi ses chaussettes. 

La scène de tout à l’heure dans la salle de bain m’a confortée dans l’idée qu’Irène est dangereuse pour Victor. Je commence à me dire que j’ai fourré mon nez dans une histoire qui non seulement ne me regarde pas du tout, mais qui en plus sent très mauvais. Est-ce que mes instincts de protection vis-à-vis de Victor sont bien placés ? Non. Pas du tout. J’ai un vieux doute, je me demande ce que je fiche ici, dans ce château de contes de fées, à vouloir affronter la reine des fées alors que je suis un peu sortie de nulle part et que dans cet accoutrement, en plus, je me fais l’effet d’un hobbit. J’ai confiance en moi en temps normal, mais là, les conditions ne sont pas idéales, et je me sens tout à coup bien loin de chez moi.  

Après m’être trompée et avoir un peu erré au rez-de-chaussée du Bourg sans croiser personne, je finis par trouver la cuisine. Elle est gigantesque, comme tout le reste, avec plusieurs fours et une grande cheminée où flambe un feu d’enfer. Et elle sent presque aussi bon que celle de la ferme — un reste du fumet délicieux de l’agneau rôti de ce midi se mêle à des arômes de pudding épicé, de vin chaud et de chocolat. Je trouve rapidement l’explication de ce phénomène : un bonhomme chauve, massif et souriant qui porte un grand tablier blanc de drap épais, et qui surveille en souriant la cuisson d’une marmite entière de chocolat chaud. 

Il se tourne vers moi à mon arrivée. 

— La voilà ! s’exclame-t-il en souriant. 

Il doit avoir cinquante ou peut-être soixante ans. Son visage est plein de petites rides d’expression et ses yeux sont d’un bleu perçant, presque fluorescent. Il est plus large d’épaules que rond, avec des mains comme des battoirs. 

— Je suis Pierrot, le cuistot, explique-t-il quand je lui souris, interrogative. Je vous ai fait du chocolat chaud. 

Il baisse les yeux vers mes pieds. 

— Victor, espèce d’idiot, tu n’as pas donné de chaussons à ta belle !

Alors seulement j’aperçois Victor qui est assis sur une chaise contre le mur, au coin du feu. Pierrot se déchausse et fait glisser vers moi ses chaussures d’intérieur, elles aussi douze fois trop grandes pour moi. Je suis le petit Poucet dans le château de l’ogre.  

— Oh ! fais-je. Non. Je n’oserais pas vous piquer vos chaussons.

— Si, si, me rembarre Pierrot, ose immédiatement. Et tutoie-moi. Assieds-toi avec l’autre dadais près du feu. C’est bientôt prêt. 

Je pouffe, parce qu’il a traité Victor de dadais, et j’obtempère. Les chaussons sont confortables et il fait chaud au coin du feu. Victor m’accueille à côté de lui avec un sourire de gamin. 

— Victor était en train de me raconter ses malheurs, dit Pierrot. 

— Ses malheurs ? 

— Le retour de la foldingue, et ta tentative courageuse mais un peu tarée pour le sauver. 

— Oh. 

Visiblement, Victor n’a pas de secret pour Pierrot. 

— Ce que j’ai du mal à comprendre, embraye ce dernier en plongeant une cuiller en bois gigantesque dans sa grande marmite de chocolat, c’est comment il peut encore se sentir attiré par cette sorcière quand tu es là, juste à côté de lui. 

Je tourne la tête pour regarder Victor, tout en trouvant qu’il va sacrément vite en besogne quand il se confie à ce Pierrot. Victor soupire. 

— Ce n’est pas de ma faute. Irène a le don de me rendre zinzin, c’est indépendant de ma volonté. Tu crois que ça m’amuse ? 

Un grand soupir soulève la gigantesque poitrine du cuistot. Il attrape des bols énormes sur une étagère à sa droite, puis y verse à la louche un chocolat onctueux et fumant. Bien que j’aie passé la moitié de ma journée à table, j’en ai aussitôt l’eau à la bouche.

— C’est vous… c’est toi qui te charges de toute la cuisine dans la maison ? demandé-je. 

— Ouaip. 

— Ce déjeuner était… fabuleux, dis-je. Je ne sais pas comment ils font tous pour rester aussi minces. 

— Ils sont névrosés, estime Pierrot, c’est ça le problème. Mon but dans l’existence, c’est de les faire grossir. Surtout celui-ci, ajoute-t-il en désignant Victor d’un signe de la tête. Petit, c’était une pitoyable crevette. Je l’ai bien fait grandir, d’un été sur l’autre. Il n’est toujours pas bien épais, mais je trouve que je l’ai bien réussi. 

Je hoche la tête. Sa dévotion pour Victor est touchante. C’est complètement impossible de ne pas craquer un peu pour ce type colossal aux yeux bleu fluo. Surtout quand il me tend un bol et que je plonge mes lèvres dans le chocolat, chaud, épicé, sucré, crémeux… 

— Tout simplement divin, murmuré-je. 

— Merci, se rengorge Pierrot. 

Dans cette cuisine, Victor semble plus détendu. Je pense qu’il vient ici pour se faire requinquer. C’est un bon endroit où oublier le monde extérieur et ses prédateurs. Sauf que…

— Il va quand même falloir que je rentre chez moi, dis-je en apercevant l’horloge au-dessus du plan de travail. 

Il est déjà presque dix-huit heures. Mia va sûrement m’allumer parce que je l’ai laissée préparer le réveillon toute seule. 

­ — Oui, dit Pierrot, ta famille doit t’attendre, n’oublions pas que c’est Noël ce soir. Mais qu’est-ce qu’on va faire de celui-là ? 

Victor hausse les épaules, mais j’ai vu sa pomme d’Adam s’agiter comme s’il déglutissait péniblement. C’est clair qu’il appréhende la soirée. 

— Tout ira bien, déclare-t-il, stoïque. Il faut que Vanessa rentre dans sa famille. 

— Ouais, dis-je. Sinon Mia me tue. Tu tiendras le coup ? 

— Je boirai du champagne. 

— Appelle-moi en cas de souci. Envoie des SMS. Ou des signaux de fumée. Ou bien viens me retrouver. 

— Ça ira, répète Victor. 

— Je passerai te voir demain main, décidé-je. Je ne resterai pas longtemps, mais je peux passer. 

Victor acquiesce. 

— Mais viens aussi demain après-midi. On ira faire du cheval dans la forêt enneigée. 

— Romantique, juge Pierrot. 

— En tout bien tout honneur, ajoute Victor. 

— Si tu le dis, insiste Pierrot. 

Victor lève les yeux au ciel. Je finis mon chocolat, bien certaine que je ne pourrai rien avaler du dîner de Mia ce soir. Je repose mon bol sur le bord de la grande cheminée de pierre.

— Tu vas faire quelque chose pour éloigner les mauvais esprits avant de partir ? me demande Pierrot.

— Euh… Qu’est-ce que tu entends par là ? 

— Juste que tu devrais marquer ton territoire avant de partir dans la nuit. Il y a des bêtes féroces dans ces couloirs qui ne comprennent pas d’autres langages que celui de la prédation, tu sais. 

— Hein ? Je ne suis pas sûre de bien saisir ce que tu racontes, Pierrot. 

— Pierrot, commence Victor, je ne crois pas que…

Le cuisinier le fait taire d’un geste de la main. 

— Écoutez-moi, tous les deux. Vous avez inventé cette histoire rocambolesque pour protéger Victor de la redoutable Irène. Je ne sais pas très bien quelle logique bizarre s’est emparée de votre cerveau, mes tourtereaux, mais je sais une chose : dans les couloirs, ça discute ferme, et ça jase, même. Arielle trouve ça bizarre, cette histoire de petite amie sortie de ton chapeau. Ludo dit que tu es jaloux, que tu as inventé ça parce qu’il a attiré Irène dans ses filets. Quant à la princesse Irène elle-même… Elle est venue se renseigner ici en personne, sous couvert de se faire servir un thé. Quelqu’un a dû lui dire que je connaissais tous tes petits secrets, mon garçon, et elle a essayé de me cuisiner, de me faire réagir aux dernières nouvelles. Comme je n’avais jamais vu Vanessa ni même entendu parler d’elle, vu que vous vous êtes rencontrés avant-hier, j’ai dû avoir l’air surpris et je te fiche mon billet que ça ne lui a pas échappé. Elle a un œil de lynx, celle-là. 

— Comment tu te débrouilles pour savoir autant de choses sur tout ce qui se passe ici, sans jamais quitter cette cuisine, ça me dépasse, grommelle Victor. 

— La cuisine est le point névralgique de toute maison, rétorque Pierrot. Quand vas-tu le comprendre enfin ? 

Victor soupire. 

— OK, fait-il. Tout le monde parle de Vanessa et moi. Et après ? 

Pierrot soupire. 

— Je pense qu’il faut que Vanessa pose ses pattes sur toi, et qu’elle fasse bien comprendre haut et fort à tout le monde que vous êtes un vrai couple. Sinon, votre couverture ne tiendra pas cinq minutes, surtout si vous vous séparez pour passer les fêtes chacun de son côté. Tu n’as qu’à l’embrasser devant tout le monde, par exemple. Ça t’achètera un peu de tranquillité, histoire de tenir pendant Noël. 

Victor fronce les sourcils d’un air contrarié et moi, je réfléchis. 

— Tu crois vraiment ? demandé-je à Pierrot. 

Embrasser Victor ?

— Ouaip. Je connais tous les membres de cette famille comme si je les avais faits, depuis le temps. Je ne dis pas que je suis fier de ce qu’ils sont tous devenus, mais je connais tous leurs travers par cœur. Je vous prescris donc un énorme baiser de cinéma, avec un maximum de spectateurs. Ça devrait calmer les langues de vipères.

J’essaye d’ignorer la moue de plus en plus dégoûtée de Victor, et d’adopter pour ma part une expression de neutralité bienveillante. Pierrot éclate de rire en voyant la tête de Victor. 

— Calme ta joie, mon gars.

— Pardon, dit Victor en me jetant un coup d’œil contrit. 

— T’inquiète, le rassuré-je, même si mon orgueil féminin en a pris pour son grade, forcément.

J’ai un égo comme tout le monde, je ne suis pas complètement insensible. Pierrot en rajoute aussitôt une couche en tançant Victor : 

— Quitte à jouer la comédie, tu ne pouvais pas en choisir une qui te plaise vraiment ? 

— Purée, dis-je, arrêtez vos compliments, c’est trop pour une seule femme. 

Pierrot éclate d’un rire tonitruant. 

— Vanessa me plaît, proteste Victor sans grande conviction. 

— C’est sûr qu’habillée comme ça, ajoute Pierrot. 

— J’aime ses cheveux, ajoute Victor. Quand elle les détache. 

Le sourire de Pierrot s’élargit et ma gorge se noue. Je me sens prise au piège. Je mets aussitôt le holà : 

— Mes cheveux ne sont pas un jouet ou un accessoire de théâtre. 

Ils sont ma personnalité, mon essence, ma liberté, mon identité. Je refuse de les lâcher dans cette maison pleine de pervers narcissiques, même pour les beaux yeux de Victor, c’est non.

— S’il te plaît, insiste ce dernier. 

Je soupire, puis je tiens bon. 

— Nan. 

— Et moi ? demande Pierrot. Je peux les voir ? 

— Nan.

­— Tant pis, dit-il. 

Je commence à mieux cerner ce mec. C’est une énorme commère qui se mêle de toutes les affaires de la maison. Il semble dévoué à Victor, mais moi, il sait qu’il ne me doit rien. 

Je me lève. 

— Bon, j’y vais. À demain, Victor. Tu peux prendre congé de ta famille pour moi ? Je n’ose pas aller les trouver dans cette tenue. Bon courage pour ce soir. On s’appelle. Pierrot, merci encore pour ce succulent déjeuner. Et pour le chocolat.

Et je sors de la cuisine en laissant là ses chaussons, un peu perplexe, déstabilisée.

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Douce imposture de Noël, chap. 17

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VICTOR

Après le froid du dehors, l’air chaud de l’entrée nous pique les joues et je prends conscience du fait que je suis totalement trempé, des pieds à la tête. Raymond et Nina ont déclaré forfait il y a déjà quelques minutes, mais Vanessa a eu plus de mal à dégriser après la folie de notre bataille de neige, si bien que j’ai dû les fatiguer encore un peu, Baloo et elle, en les faisant courir dans le parc. J’en ai profité pour lui montrer les écuries, les différents bâtiments. 

Il y a cinq minutes, elle s’est enfin déclarée calmée, et nous voici de retour à l’intérieur du Bourg.

— Les bottes que j’ai volées sont trempées, se désole-t-elle en se déchaussant tant bien que mal, appuyée contre le mur. 

Si elle est dans le même état que moi, ses bottes ne sont pas les seules. Elle n’avait pas la chance de porter un pantalon comme moi, et elle doit être complètement frigorifiée à l’heure qu’il est. 

Zut. 

— Enlève tout ce qui est mouillé, d’accord ?

Elle pouffe et me regarde d’un air amusé. 

— Si c’est une stratégie pour que je me mette à poil, elle n’est pas très subtile. 

C’est bien ce que je craignais. 

— Viens, décidé-je quand nous sommes déchaussés et que j’ai disposé nos manteaux, gants et bonnets sur les radiateurs de l’entrée. On va voir si Nina a d’autres vêtements à te prêter. 

— Oh, je ne voudrais pas abuser, proteste Vanessa. 

— Je n’ai que faire d’une présence amicale avec une infection pulmonaire, indiqué-je. On va devoir te trouver des fringues sèches. Viens. Suis-moi. 

Quand nous nous rendons compte que nous laissons des traînées mouillées dans les halls, je retire mes chaussettes et elle se contorsionne pour enlever son collant qui est, de toute façon, complètement fichu, la faute à Baloo et à ses coups de griffes enthousiastes.   

— Il t’a blessée ? demandé-je, contrarié. 

Elle lève vers moi un visage hilare. 

— Ça valait carrément le coup, estime-t-elle. 

Je lui souris en retour. Ses joues sont roses et son mascara a tellement coulé qu’il n’est plus qu’un lointain souvenir. 

— C’est vrai, acquiescé-je. Meilleure baston de la décennie. 

Elle soupire. 

— J’adore la neige. On a vraiment de la chance cette année. Je pourrais vivre dans le Grand Nord, avec une demi-douzaine de chiens de traîneaux. 

J’essaye de me la représenter en manteau et toque de fourrure, ses cheveux aux vents. Son chignon s’est défait et des mèches s’échappent en tous sens de sa coiffure. 

Nous nous arrêtons dans la première salle de bain qui se trouve sur notre route, celle du premier étage. 

— Attends-moi là. 

Elle pousse un cri d’horreur en voyant sa tête dans le miroir et je ricane. Dans un placard du couloir, je vais d’abord chercher des serviettes, les plus grandes et douces que je puisse trouver. Je les apporte à Vanessa. 

— Tiens, enlève tous les trucs mouillés et sèche-toi. Je vais te chercher des habits secs chez Nina. 

— Et toi ? s’inquiète-t-elle. 

— Ne t’en fais pas pour moi. Prends une douche chaude si tu as besoin, n’hésite pas.

Je la laisse dans la salle de bain bien chauffée et je file dans les étages. Dans l’escalier je croise Lily qui me dévisage d’un air surpris et assez renfrogné, mais je ne m’arrête pas. Je commence à avoir froid. 

Arrivé dans ma chambre, je me déshabille en vitesse, je m’étrille avec ma serviette et j’enfile en hâte un jean propre et un sweat-shirt de Noël, un cadeau de Ray de l’année dernière qui est particulièrement affreux avec son renne au nez rouge lumineux à pile, mais très épais et cotonneux. Une paire de grosses chaussettes, et je me sens mieux.

Puis je me lance à la recherche de Nina. Je toque à sa porte. 

— Nina !

Pas de réponse. Je jurerais qu’il y a quelqu’un dans la chambre. Je frappe à nouveau. 

— Nina ! 

— Va-t’en ! répond ma sœur. On est occupés !

— Aaaah ! m’écrié-je. Je ne veux pas le savoir.  

Je m’enfuis tout en souriant : si tous les occupants du château tiennent à baiser comme des lapins pendant toutes les vacances, j’aime autant que ma sœur en profite aussi. Je sais qu’elle a eu une année épuisante avec ses mômes, en particulier les jumeaux, et qu’elle a mérité un peu de vacances. Les petits sont avec leur grand-mère. Ils rendent ma mère complètement gâteau.  

Le seul souci, c’est que je n’ai pas de vêtements secs pour Vanessa. Je ne peux pas en emprunter à Lily : elle est plus grande, et maigre comme un clou. Et hors de question d’aller trouver Irène. Je frissonne, et rebrousse chemin vers ma chambre. Là, je sélectionne un T-shirt à manches courtes qui est un peu juste pour moi, un jogging et un grand pull chaud. C’est bien trop grand, mais ce sera mieux que rien, en attendant que Nina émerge. 

Quand j’arrive à la porte de la salle de bain du premier où j’ai laissé Vanessa, la douche coule. Au même moment, ma tante Arielle descend le couloir avec un sourire ambigu. 

— Bonne bataille de neige ? s’enquiert-elle sur un ton mielleux.

Décoder Arielle peut parfois s’avérer difficile. Là, j’ai l’impression qu’elle essaye de faire la paix, à sa façon détournée. Alors, je lui offre un sourire très mesuré. 

— Excellente. On est rentrés trempés. 

Elle indique d’un signe du menton les vêtements que vais prêter à Vanessa. 

— C’est pour ton amie ? 

— Oui. 

— Tu ne crois pas qu’on pourrait lui trouver des fringues plus adaptées dans toute cette maison ? demande-t-elle en lorgnant mes habits d’un air sceptique. Ça a l’air sacrément tue-l’amour, ce que tu lui as déniché. 

— Sûrement, en conviens-je, mais Nina est… occupée. On verra ça plus tard. 

— Je vais m’en charger, décide Arielle, et elle file avant que j’aie pu l’arrêter. 

Je m’assieds sur une chaise dans le couloir en attendant que Vanessa en ait fini avec sa douche. J’ai encore froid, mes cheveux sont toujours mouillés, et je commence à former des projets de thé bouillant, voire même de chocolat chaud. 

Arielle revient au moment même où le bruit de la douche s’arrête dans la petite salle de bain. Elle est suivie d’Irène qui s’avance avec grâce, les bras chargés d’étoffes. 

Arielle est allée demander des fringues à Irène. Des trucs beiges et vieux rose et gris perle qui n’iront jamais à Vanessa. Je suis sûre qu’elles en sont conscientes. Il faut que je les grille de vitesse.

Je me mets debout, je toque à la porte en espérant que Vanessa sera visible, et j’entre dans la salle de bain sans lui demander son avis. 

Elle pousse un glapissement et manque de se casser la figure. Elle a noué une serviette autour de sa tête et elle était visiblement en train de se sécher les pieds. Elle se couvre en hâte l’avant du corps avec sa grande serviette, mais elle est debout devant le miroir. D’ici je bénéficie involontairement d’une vue imprenable sur son côté pile, et j’ai un peu de mal à faire abstraction de cette réalité. 

Les informations affluent en désordre à mon cerveau. Vanessa est fine et musclée, avec une peau veloutée qui me fascine, une taille fine et des fesses rondes. Elle est aux antipodes de tout ce que j’ai toujours recherché : j’ai toujours été un abonné des blondes vaporeuses et translucides. Physiquement, Irène est conforme au portrait-robot de ma femme idéale. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas apprécier la beauté de Vanessa quand elle s’étale sous mon nez. 

Prenant conscience de mon indiscrétion, je détourne les yeux du miroir au moment où Vanessa se tourne pour suivre mon regard. Elle comprend son erreur, et s’enroule dans l’immense serviette en rosissant. 

— Pardon, dis-je en m’éclaircissant la voix. Mais Irène est dans le couloir et elle va insister pour te prêter des fringues. Nina n’était pas disponible… alors je t’ai apporté des trucs à moi. J’ai pensé que ce serait préférable. J’espère que ça ira.

Vanessa acquiesce, s’empare de mon T-shirt et du reste au moment où Arielle toque à la porte. 

— Hou hou, les amoureux, vous êtes visibles ? On a des vêtements secs pour Vanessa. 

— C’est gentil, réponds-je sans ouvrir, mais on a ce qu’il faut. Elle est en train de s’habiller. 

Je me retourne pour que Vanessa puisse se changer tranquille. Je ne vais pas sortir maintenant, ce serait étrange. 

Derrière moi, j’entends le bruit d’une serviette éponge qui choit et un froissement de coton pendant que Vanessa se débat avec les vêtements trop grands, sautille pour éviter de se casser la figure. J’imagine son derrière qui pointe pendant qu’elle se glisse dans mes jambes de jogging démesurément longues. Puis je me reprends immédiatement. On ne nourrit pas ce genre de pensée vis-à-vis de ses présences amicales, si ? C’est ma curiosité qui parle.  

On frappe à nouveau à la porte, plus fort cette fois. 

— J’ai apporté plein d’habits pour Vanessa. Tu peux remballer tes affaires, Victor.

C’est la voix d’Irène. Je me fige, soudain tendu. Sa voix fait quelque chose à mon cerveau, quelque chose de pas net du tout. C’est bien plus fort que tout le reste, et ça balaye tout ce qui flottait encore dans mon esprit à l’instant — la bataille de boules de neige, la fatigue satisfaite, les rires, l’image de Vanessa dans le miroir. Tout à coup, l’intégralité de mon énergie est consacrée à lutter contre cette voix qui se fraye un passage jusqu’à mes cellules. Je suis bien obligé de noter la jouissance coupable qu’elle me procure, parce que c’est impossible de faire l’impasse dessus. Irène n’a rien perdu de son emprise sur moi, pensé-je avec frayeur. Rien du tout. 

— J’ai encore mis quinze fois trop de fringues dans ma valise, explique-t-elle à travers la porte. Alors vraiment, ça ne me dérange pas du tout. 

Comme si c’était ça le problème à la base, dans le fait que mon ex fasse des pieds et des mains pour relooker à son image ma petite amie officielle actuelle. 

La poignée de la porte tourne et sans nous demander notre avis, Irène entre à son tour dans la petite salle de bain, saturant l’espace. Vanessa pousse un nouveau petit cri et je recule d’un pas en me prenant la présence d’Irène en pleine figure, bien trop proche. 

Il me faut une autre seconde avant de me décaler pour faire barrage de mon corps entre les deux femmes. 

Nous sommes bien trop nombreux dans cette salle de bain soudain envahie par le parfum d’Irène, une essence précieuse, raffinée, avec une note obstinée. Je sens mes narines frémir, et mon corps se tendre encore plus, tandis que des images m’assaillent, hors de propos. Sous son parfum, je perçois l’odeur unique de son corps et je déglutis un sentiment mêlé, confus, de désir et de panique. 

Le regard d’Irène tombe sur moi, le dos tourné à Vanessa qui termine sans doute de s’habiller. Une lueur étrange passe dans les grands yeux d’Irène — une interrogation moqueuse. Que lit-elle dans cette situation ? Elle ne peut quand même pas deviner, juste en nous voyant, que je me suis détourné de Vanessa pour ne pas la voir nue, si ? Et que c’est sur elle, Irène, que mes yeux sont englués ? Je décide que non, que je dois continuer à soutenir notre mensonge, à Vanessa et moi. Parce que c’est la seule solution possible si je veux avoir une chance d’échapper à l’afflux d’images qui m’envahit — Irène nue dans mes bras, Irène se coiffant pour sortir sans moi, Irène déclarant qu’elle n’éprouve plus rien pour moi mais qu’on peut rester amis, coucher ensemble de temps en temps. 

Le sourire d’Irène s’agrandit et elle me contourne, souple et rapide, pour atteindre Vanessa. 

— Tiens, lui dit-elle, amicale, je t’ai apporté des habits. Ce sera toujours mieux que les sapes de Victor qui sont sûrement douze fois trop grandes. 

Enfin, je me retourne vers elles. Vanessa a terminé de mettre mon jogging et mon T-shirt. Ils sont effectivement dix fois trop grands. Le T-shirt, un peu informe, il faut admettre, lui arrive à mi-cuisses, et les manches lui descendent jusqu’aux coudes. Elle a fait plusieurs revers sur une des jambes de pantalon, et maintenant, l’air un peu ridicule comme ça, avec sa serviette enroulée sur la tête, elle regarde d’un air suspicieux la minuscule robe beige qu’Irène brandit triomphalement sous son nez. 

— C’est gentil, dit Vanessa, mais je vais me cailler avec ton truc. 

— Avec le pantalon de jogging de Victor, tu vas te prendre les pieds dans le grand escalier et dévaler les marches avant de te fracasser le crâne en bas, rétorque Irène. 

Ça sonne presque comme une menace. 

Vanessa semble prendre une décision. 

— Merci, dit-elle avec une gratitude un peu forcée, en s’emparant de la petite robe beige. Merci infiniment. 

Irène semble un instant décontenancée, puis elle se rend compte qu’elle est bien obligée de battre en retraite. 

— De rien, murmure-t-elle en adressant à Vanessa un regard étrange. 

Car il est évident pour toutes les personnes présentes que Vanessa n’a pas la moindre intention de revêtir la minirobe beige. 

— C’est très généreux de ta part, conclut cette dernière sur un ton extrêmement faux cul, avant de se détourner pour faire face au miroir, signifiant par là à Irène son congé. 

Irène se retire. Moi, je fixe Vanessa en me sentant complètement perdu, tandis qu’elle porte les mains à sa serviette. 

— Ça va ? demande-t-elle en me jetant un coup d’œil dans le miroir. 

Je secoue la tête. 

— Elle ne peut pas te manger tant que je suis là, rappelle Vanessa. 

J’acquiesce, toujours incapable de prononcer un mot. 

— Méfie-toi, ajoute Vanessa. C’est le genre de fille à jeter son dévolu sur ce qu’elle ne peut pas avoir. 

Elle a raison. 

— Je vais me coiffer, maintenant, dit Vanessa. Tu veux rester ? 

Elle propose gentiment, mais j’ai le sentiment qu’elle préférerait terminer sa toilette toute seule. Alors, je me ressaisis. 

— Je vais nous dégoter des chocolats chauds. Ça te dit ? 

Son sourire dans la glace est franc et ravi. 

— Et comment ! 

Je lui indique le chemin de la cuisine. 

— Rejoins-moi là-bas quand tu as fini. Tu peux laisser les serviettes sur le radiateur. 

Quand je sors, heureusement, Irène et Arielle sont parties.

La suite est déjà en ligne ici ! Et tous les liens vers les autres chapitres et les liens d’achat dans toutes les boutiques sont ici.

Douce imposture de Noël, chap. 16

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Après ce que j’ai vu aujourd’hui, après ce que Victor vient de me raconter, j’ai l’impression que l’abandonner comme ça serait de la non-assistance à personne en danger. C’est presque un peu idiot de penser ça, car enfin objectivement, il est majeur et vacciné, avec une famille aimante et fortunée. Mais son cousin est affreux, et cette fille, quel poison. 

Une idée tordue se forme déjà dans ma tête, une idée absurde et qu’il serait impossible de formuler de manière habile. Alors, je me lance sans prendre de pincettes, et advienne que pourra.  

— Si tu veux, je peux continuer à faire semblant d’être ta copine pendant quelques jours, juste pour les tenir à distance, dis-je avant de balancer ma boule de neige contre un arbre.  

C’est une proposition idiote, j’en suis parfaitement consciente, et je n’ai aucun intérêt à la faire, si ? À part pour jouer de manière acceptable mon rôle de « présence amie », pour Noël. Je n’ai rien d’autre de précis à accomplir pendant les vacances, à part potasser des cours de finance dans lesquels j’ai du mal à me reconnaître. Je m’ennuie comme un rat mort quand je suis ici. Pourquoi ne pas en profiter pour venir en aide à un ami ? 

Victor me dévisage, sourcils froncés. Il se demande sans doute si je suis sérieuse. Même dans la pénombre, ses yeux paraissent incroyablement limpides. La lumière de la lune qui se réverbère dans la neige éclaire notre discussion improbable d’une lueur qui pourrait sembler artificielle. Oui, on se croirait dans un studio, sur le tournage d’une comédie romantique. Sauf que dans notre cas, personne ne va tomber amoureux. On va même faire tout le contraire. On va se soutenir pour se tenir à l’abri de l’amour. On finira l’année en bon état psychologique, pas en dépression, pas fragilisés par les agressions de personnes toxiques, et tout se terminera bien.

Évidemment, Victor n’est pas stupide. Il pose la question évidente : 

— Pourquoi est-ce que tu ferais ça ? 

Je lui souris, et il ajoute : 

— Je veux dire, qu’est-ce que tu aurais à y gagner ?

L’espace d’un instant, je me demande s’il s’imagine que j’en veux à sa vertu, alors, je précise : 

— Je veux juste t’aider, et échapper à l’ennui mortel de la ferme. Parce que je n’ai pas forcément une très haute idée de la passion amoureuse, mais l’amitié, ça oui, j’y crois dur comme fer. Alors, quand tu m’as élevée au rang de « présence amicale » — une promotion incroyablement généreuse de ta part pour laquelle je te remercie au passage — tu as déchaîné mes instincts amicaux. Je prends soin de mes amis, moi. Je n’ai pas envie de les laisser seuls en difficulté. 

Il incline la tête. 

— T’es un peu dingue, toi aussi, non ?  

J’éprouve un pincement de cœur, parce qu’il dit ça très gentiment, et qu’il ne sait pas ce que cela évoque pour moi. 

— Ce n’est pas de la dinguerie, dis-je. Écoute, je te promets que je ne suis pas une folle qui va te poursuivre dans le parc avec une paire de ciseaux si tu me dis non. Et de toute évidence, tu fais ce que tu veux. Mais si tu penses que tu as besoin d’une présence amicale à tes côtés pour ce Noël, et que tu me juges susceptible de faire l’affaire, c’est offert de bon cœur. 

— Et ensuite ? veut-il savoir.

— Ensuite, on se sépare bons amis, ou bonnes présences amicales. On laisse passer un délai raisonnable pour ne pas perdre la face, puis on fait savoir à ta famille que ça n’a pas marché entre nous. La vie reprend et le temps guérit les blessures. 

Il se tait un moment. J’en profite pour former une deuxième boule de neige. Je sais que ma proposition est complètement farfelue, que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, peut-être que je me raconte juste des contes de châteaux pleins d’intrigues pour peupler mon Noël ennuyeux de fille sans parents. Mais en fait, je n’ai pas grand-chose à perdre. Et là, maintenant, sous la lune féérique, dans le grand parc froid, c’est le moment idéal pour formuler des propositions de contes de fées, même si l’on doit s’en mordre les doigts plus tard. 

C’est aussi le moment de les accepter, si j’en crois la réponse de Victor, qui me parvient finalement quelques minutes plus tard, alors que je joue à respirer l’air glacé en le laissant doucement anesthésier mon nez. 

— Je suis partant, dit-il. Je pense que c’est une idée complètement bancale. Mais je pense aussi que j’ai besoin, en effet, d’une alliée à mes côtés. Et puis, si maintenant on dit à tout le monde qu’on n’est pas ensemble, ils vont tous te regarder de travers, et je ne veux pas me passer de ta compagnie. 

Je me tourne vers lui. 

— Tu ne le regretteras pas, Victor. Je vais te protéger. 

J’ai déclaré ça avec une telle ardeur que maintenant il fait une tête bizarre, comme si malgré mes promesses, j’étais en effet un peu foldingue. Il faut peut-être que je la mette en sourdine sur l’intensité, que je baisse le volume.  

— Je connais mes motivations profondes, remarque-t-il prudemment, mais je ne suis toujours pas certain de comprendre les tiennes.

Je pousse un long ricanement de sorcière de dessin animé.  

— Gniak, gniak, gniak ! En fait, maintenant que tu as signé de ton sang, je dois te dire que nous sommes toutes pareilles. Chacune de nous te veut pour elle toute seule. Si je te prends sous mon aile, c’est pour faire de toi ma chose et mieux te torturer à l’abri des regards ! 

Et je ponctue ma tirade d’une énorme boule de poudreuse balancée en pleine poire. 

Hum. 

Ça passe ou ça casse. 

Je dirais que ça va dépendre un peu de son sens de l’humour, et de sa tolérance au mien.

J’ai eu l’impression que ça passerait, mais je peux me tromper. 

Oups.

Victor reste un instant immobile, son trop beau visage complètement couvert de neige poudreuse qui s’accroche à ses cheveux, à ses sourcils, aux poils de sa barbe du soir. Il y a même un moment où je me dis que j’ai dépassé les bornes et qu’il va me foutre dehors. 

Puis il riposte. Le tir part tellement vite que je n’ai pas le temps de l’éviter, ni même de le bloquer. Il s’était baissé pour ramasser de la neige lui aussi, mais j’avais oublié qu’il avait une boule dans les mains. J’aurais pu me préparer, j’aurais même dû, mais je suis totalement prise de court. Je me mange le projectile froid en pleine face, moi aussi, ce qui me coupe le souffle instantanément. J’en ai dans la bouche, dans le nez. Choquée, j’entends Victor éclater à son tour d’un pur caquètement maniaque qui résonne dans le parc désert. 

Ma blague a marché. Tout ira bien. On se comprend. La certitude d’être en train de me faire un ami et le soulagement me montent aussitôt à la tête, plus sûrement qu’un champagne, et j’explose de rire à mon tour. 

— T’es mort. J’en ai rien à foutre de ton pédigrée renaissance, mec. Je vais te TUER. 

J’ai du mal à former la boule suivante, parce que je rigole trop fort, ivre de la surprise divine de m’être fait un copain qui adopte mes idées à coucher dehors. 

Je loupe complètement mon coup, d’ailleurs, et sa boule m’atteint simultanément dans le cou, propageant à l’intérieur de mon col des frissons qui n’ont rien à voir avec l’émoi, et tout avec l’exaltation sauvage d’une énorme bataille de boules de neige. 

Un cri de guerre féroce se fait entendre du perron, c’est Raymond. Puis un aboiement éclate dans l’air du soir. Un projectile lancé à toute vapeur se rue vers nous — c’est le labrador qui accourt ventre à terre, paré à la rescousse. 

— Attention ! prévient un peu tard Raymond, qui galope après le chien en riant. 

Le labrador a manifestement décidé de se jeter sur Victor, qui, déséquilibré, se vautre dans la neige sous mes cris véhéments. 

— Vas-y Baloo ! Mords-y l’œil !

Le chien aboie avec enthousiasme et je me précipite pour l’aider à mettre la tête de Victor dans la neige. Ce dernier ne se défend même pas, secoué de rire comme il est. Raymond porte immédiatement secours à son frère, l’affreux personnage. Heureusement, je suis rapidement rejointe par Nina qui se rue sur eux au cri guerrier de « LES FILLES CONTRE LES GARÇONS !!!! ». Elle n’essaye même pas de former des boules. Elle vise directement la jugulaire. Elle se jette sur Raymond et quand il s’abat dans la neige à son tour, elle lui fourre le col de poudreuse glacée. 

Puis de courtes silhouettes lourdement emmitouflées et coiffées de bonnets de père Noël sortent en courant du château. Ce sont les enfants de Nina, l’aîné et le second, Noé et Arthur. Noé se range aussitôt à nos côtés. 

— Maman, je vais te sauver ! 

Nina n’a pas du tout besoin d’être sauvée, mais nous acceptons les renforts malgré tout. Notre nouvelle recrue est agile et rapide. En deux secondes Victor, qui se relevait enfin, succombe à une attaque de chatouilles glacées que même sa doudoune épaisse est incapable d’arrêter. 

Le petit Arthur, lui, hésite, avant de rejoindre le camp de ses oncles. L’après-midi se termine en bataille rangée, et je n’ai pas autant ri depuis un moment.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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