Archives: Douce imposture de Noël

Douce imposture de Noël, chap. 7

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est par ici.

Bonne lecture !

VANESSA

Évidemment, l’hôtel que nous dégote Victor n’est pas un relais de camionneurs. C’est une auberge chaleureuse et confortable avec des décorations de Noël charmantes, des couronnes de branchages aux fenêtres habillées de nœuds de velours rouge et des alcôves murales éclairées à la bougie. En fonds sonore, le Casse-noisette de Tchaïkovski contribue à créer une ambiance poétique et féérique. Le sapin de l’entrée est fleuri de petits sucres d’orge et à ses pieds s’étale une grande crèche ancienne, tout un village avec des maisons blotties les unes comme les autres, de minuscules moutons cotonneux et des santons représentant tous les métiers. On a envie de le visiter et je m’attarde un instant à l’admirer. 

Je me demande un moment si Victor est en train de me faire le coup de la panne le plus alambiqué de l’histoire, mais ça me paraît vraiment peu probable. Je sens que je ne l’intéresse pas le moins du monde, pas de cette façon, même si notre cohabitation se passe mieux que prévu. Et puis, il précise immédiatement à l’accueil de l’hôtel que nous avons besoin de chambres séparées, et il a l’air soulagé quand la réceptionniste nous en dégote effectivement deux. 

Dehors, la neige tombe à gros flocons, et il est presque impossible, dans l’obscurité et les rafales tourbillonnantes dont le blanc et le noir se mélangent, de distinguer les environs. C’est comme si hors de l’hôtel, il n’y avait plus rien.

Victor s’empare de sa clef et s’éloigne avec son sac pour prendre possession de sa chambre. Je fais de même, adressant un sourire reconnaissant à l’hôtesse lorsqu’il commence à parler dans son téléphone sans même avoir pris congé. Certes il l’a remerciée, mais il y a quelque chose de vraiment froid et condescendant dans ses manières, et ce n’est pas la première fois que cela me gêne. Ça ne cadre pas vraiment avec le type que j’ai appris à connaître un tout petit peu mieux au cours de ce trajet en voiture. Je ne crois plus vraiment qu’il se barricade par mépris, mais il entre probablement une part d’éducation dans cette façon qu’il a de dresser un mur entre lui et le monde qui l’entoure. Je n’arrive pas trop à me défaire de cette impression qu’il ne prend pas vraiment en compte les petites gens, que pour lui, nous sommes un détail de son environnement, et puis c’est tout. 

Ma chambre est au premier. Elle est vraiment jolie dans le genre suranné, avec un grand lit très haut en bois sombre sculpté, une salle de bain vieillotte et des lampes à abat-jour un peu partout. J’apprécie ce confort un peu branlant, à la fois distant et accueillant, qui est caractéristique des vieilles demeures. Je me demande si c’est le genre d’atmosphère que l’on trouve au Bourg, dans le château de Victor. Est-ce qu’il y a des armures dans la demeure familiale, des armoiries ? Une collection d’épées médiévales ? 

Je laisse mon sac dans un coin et j’ôte l’élastique qui tire mes cheveux comme pas permis. Aaaah. Libérer mon crâne de ce joug est un soulagement délicieux. La tête en bas, je détache mes racines en passant mes doigts dans mes cheveux et en gémissant de plaisir. Quand je reviens en position verticale, j’ai l’air d’une dingue avec ce nuage vaporeux tout autour de la tête. Je me souris dans la porte miroir de l’armoire qui occupe tout un mur de la chambre. 

Il est encore tôt et j’hésite à me faire couler un bain moussant quand on toque à ma porte. J’ouvre, et je trouve Victor sur le seuil. Ses yeux s’arrondissent et il m’observe avec une curiosité telle que je me sens aussitôt prise en défaut. 

— Quoi ?

Je suis peut-être un peu plus brusque et directe que nécessaire, mais je n’ai pas trop aimé son attitude à l’accueil. C’est sûrement pour ça que j’ai instinctivement rétabli les distances. Je ne sais pas trop sur quel pied danser avec ce type. Une seule chose est sûre, on n’appartient pas à la même sphère, et nos chemins vont se séparer bientôt. Je résous de lui rembourser la chambre dès que possible.

Il toussote.

— C’est trop tôt pour dormir et j’exècre la télévision. Tu veux descendre prendre un verre ? Si tu n’as pas mieux à faire, bien sûr. 

Il me demande si je veux bien être sa distraction pour s’éviter la télévision. C’est un compliment emballé dans une insulte, ou bien peut-être le contraire. 

Je lance un regard en direction de la baignoire à pied qui me fait de l’œil. Je n’ai pas de baignoire chez moi et les occasions de bain moussant sont rares. Là, par ce froid, c’est tentant. 

— S’il te plaît, dit Victor. Tu peux considérer ça comme la faveur que tu me dois. Un peu de compagnie.

Groumf. 

— C’est pas ça que j’appellerais une faveur, marmonné-je. Il va falloir trouver mieux que ça. Mais bon, va pour un verre. 

Qu’est-ce que j’y peux ? Je suis quand même curieuse. Et très sincèrement, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire. Dans une heure, il sera encore trop tôt pour dormir, et la baignoire ne sera pas partie, même si elle a des pattes. 

Je prends la clef sur la commode près de la porte, j’attrape mon sac à main, et je suis Victor dans les couloirs à la moquette épaisse.

Le chapitre 8 est ici. Pour acheter le livre, c’est ici !

Douce imposture de Noël, chap. 6

Joyeuse Saint-Nicolas ! Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VICTOR

J’ignorais qu’un simple sandwich aurait le pouvoir de me remonter le moral. Je me sens presque humain à nouveau, au point que je parviens à oublier le terrible choc que j’ai eu tout à l’heure au téléphone. Parler à Vanessa m’aide aussi à relativiser l’atmosphère ridiculement concurrentielle qui règne dans ma famille et que j’appréhende toujours un peu à cette période de l’année. 

Puis, alors que je commence à me détendre, je reçois un texto de Ludo.

LUDO : Alors cousin, toujours pas arrivé ? Dis, ça ne t’embête pas si je prends la chambre rouge à ta place cette année ? Le lit dans la tour d’angle n’est pas très vaillant et j’ai peur qu’il s’écroule. 

C’est sa manière pas très finaude de me torturer, je suppose, maintenant qu’il a fait passer le message via Ray — faire allusion à ses prouesses horizontales avec mon ex et essayer de me piquer mon lit par-dessus le marché. Je compose ma réponse en grinçant des dents. 

VICTOR : Hors de question que tu me piques ma chambre, Ludo. J’arrive bientôt, de toute façon. 

LUDO : Là, on est occupés à boire des cocktails, mais si tu n’es pas là à 21 h, je m’installe dans la chambre rouge. 

J’émets un soupir excédé. Vanessa me lance un regard interrogateur et j’explique :

— Mon cousin fait des siennes. 

J’hésite, puis j’ajoute : 

­— Non content de s’être débrouillé pour sortir avec mon ex, il l’a amenée au Bourg pour les fêtes, et maintenant il essaye de me piquer ma chambre. 

Vanessa fait la grimace. 

— Ouille, mais quel conn… oh, pardon, s’interrompt-elle avant de se mordre la lèvre.

— Non, tu peux le dire. Mon cousin Ludovic est un parfait connard.

— Waouh, je compatis. Ton ex ? Sérieusement ? Je suis sûre qu’il a des circonstances atténuantes et je ne connais pas votre histoire, mais ça me paraît gratiné. 

— Ça l’est. 

Je me rends compte qu’en réalité, je peux parler de la « situation » avec cette parfaite inconnue sans en dire trop, sans plonger dans les méandres de ce qui ferait trop mal. Elle m’offre de la solidarité gratuite, et ça ne résout rien, mais ça fait du bien.

La neige se met à tomber peu après notre passage à Troyes. Il ne reste qu’une heure de route, alors, j’espère encore que cela va passer. Vanessa, qui conduit toujours, serre les mains sur le volant et regarde droit devant elle, les yeux vissés sur les feux de brouillard arrière du conducteur qui nous précède. Mais la neige tombe vraiment très dru, et au bout d’un quart d’heure, il devient patent que ce n’est pas une bonne idée de rester sur la route par un temps pareil. 

— Prends la prochaine sortie, dis-je. Ça ne sert à rien d’avoir un accident, il vaut mieux attendre que ça se calme.

Elle fronce les sourcils, l’air contrarié. Mais elle est bien obligée de l’admettre.

— Ouais. J’ai peur que ça ne soit râpé pour ce soir. On tenait une bonne moyenne et j’ai cru que ça passerait, mais là c’est quasiment du blizzard…

Je soupire.

— Désolé, c’est de ma faute. On est partis trop tard. J’avais une ultime course de Noël à faire en ville avant de partir et je l’ai remise au dernier moment. C’était crétin de ma part. 

J’ai voulu trouver un cadeau vraiment spécial pour Raymond, un stylo plume fait main orné de dragons pour ce littéraire fan de fantastique. Mais l’artiste qui me l’a vendu ne pouvait pas me le donner avant ce midi. 

— Pas grave, m’assure Vanessa. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? 

Je la sens un peu tendue. 

— Je propose qu’on se trouve un endroit où dormir. 

Son visage se contracte et je demande : 

— Tu es attendue dès ce soir ? 

Elle secoue la tête. 

— Non. Non, je suis sûre qu’ils comprendront. 

Elle se mordille la lèvre à nouveau, et je ne vois pas tout de suite où est le problème. Quand enfin je percute, je me trouve tout particulièrement idiot. Évidemment que sur un budget d’étudiant, une nuit d’hôtel peut peser lourd. Tout le monde n’a pas le carnet de chèques de la famille Brühler.

— Je t’invite, c’est compris ? C’est à cause de moi que l’on a décollé aussi tard.  

— Pas question, gronde-t-elle aussitôt. 

— Mais si. Accepte. C’est vraiment le minimum. Tu me le revaudras une autre fois, et je me sens vraiment responsable. Je savais qu’il risquait d’y avoir de fortes chutes de neige ce soir, et j’ai quand même attendu le dernier moment pour partir ; c’était de la pure procrastination de ma part. 

C’est peut-être même un peu vrai. Même avec cette histoire de cadeau, j’aurais sans doute pu me dépêcher un minimum, ce qui aurait suffi, mais j’ai attendu le tout dernier moment pour partir. J’ai répondu à la convocation de mon grand-père avec plus ou moins de bonne foi, tout en visant secrètement d’échapper au dîner de ce soir. Peut-être même qu’inconsciemment j’avais envie de rester coincé sur la route, et Vanessa est une victime collatérale de mon manque d’enthousiasme à l’égard de ce Noël. Ce n’est pas juste pour elle. 

Alors, j’insiste. 

— S’il te plaît. Je m’en voudrai si tu refuses. 

Elle considère l’offre un moment, puis pousse un profond soupir. 

— J’accepte mais à une seule condition. Je te dois une faveur. Vraiment. 

Je souris. 

— OK, si tu y tiens vraiment.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici. Toutes les informations sur le livre et les liens vers les différentes plateformes sont ici (il y a aussi une version papier !).

Douce imposture de Noël, chap.5

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VANESSA

Il y a encore pas mal de monde sur la route. Victor s’est comme recroquevillé dans son siège. Il n’a pas retiré son manteau et je crois qu’il fait semblant de dormir. J’ai fait la grasse-matinée ce matin et j’ai pris un petit-déjeuner tardif, mais je n’ai pas déjeuné et je commence à avoir très faim. J’aurais besoin de son aide pour attraper mes sandwichs. Et pour changer la musique, au nom de tout ce qui est sacré, je n’en peux plus de cette soupe qu’il passe dans sa voiture.

Je ne crois pas qu’il dorme vraiment. Je le soupçonne d’avoir juste fermé les yeux pour échapper à la conversation avec moi, ou pour se consacrer à ses propres pensées. C’est perceptible à la tension dans son corps. Et sa tête ne dodeline pas vers l’avant comme cela arrive fréquemment quand vous vous laissez aller en voiture. 

Pour finir je n’y tiens plus. J’éteins cette musique qui me scie les nerfs. Conduire affamée et sans conversation, passe encore, mais pas avec ce truc dans les oreilles. 

Mon offensive sur son autoradio est ce qui le tire de l’immobilité.

— On est déjà au bout de la playlist ? s’étonne-t-il.

— On est au bout de ma patience. Écoute, Victor, je suis désolée. Tu m’es sympathique et je suis honorée de partager deux villes avec toi, mais en matière de goûts musicaux, on va avoir un problème. Je ne supporterai pas une seconde de plus de cette sauce électro gnian-gnian. 

Je crains un instant d’être en train de l’offusquer irrémédiablement, mais non, ça le fait rire. J’en profite pour demander :

— Ça va mieux ?

Mais il soupire au lieu de répondre. Je sais que je ne devrais pas insister, que je vais encore me prendre un de ces coups d’œil dédaigneux dont ce type semble avoir le secret, et qui bizarrement arrivent à m’atteindre. Et pourtant, je le fais quand même. 

— Écoute, je sais que Noël est un moment délicieux pour une grande partie de la population, mais je suis bien placée pour savoir aussi que ce n’est pas le cas pour tout le monde. Donc vraiment, ne te sens pas obligé de te montrer héroïque avec moi. On a le droit de penser que les fêtes c’est pourri.

Il fronce les sourcils et se redresse dans son siège. 

— Tu trouves que Noël est une fête pourrie ?

Et voilà que tout à coup, c’est moi qui me retrouve sur la sellette. Je hausse les épaules.  

— Ouais. C’est un moment qui appelle l’harmonie, la sérénité, la paix, le retour au foyer. Et qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas d’harmonie dans sa vie ? Ou pas de foyer ? On a l’air con, voilà, c’est tout. 

Victor soupire, puis pousse un rire amer.

— Ouais. Moi, mon problème, c’est plus un excès de foyer. 

Je souris, tout en mesurant bien à nouveau le fossé qui nous sépare.

— Tu dois affronter combien de cousins exactement dans ce château gigantesque ? 

— Trois, tous infernaux. Il y a aussi mon adorable sœur avec sa nombreuse marmaille. Et mon petit frère, mais c’est une crème. 

— Ton petit frère Raymond ?

Il semble surpris que j’aie retenu le prénom de son frère. Il sourit affectueusement, et ça transforme complètement sa physionomie, même dans la pénombre de l’habitacle.

— Il a dix-neuf ans, mais c’est comme s’il était vénérable. Toute la laideur du monde glisse sur sa peau comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne voit que le positif en toute chose. Souvent, je l’envie. Mais ça me fait surtout flipper pour lui, j’avoue. 

Je hoche la tête. 

— Tu as peur qu’il se fasse rouler dans la farine. 

Il rit. 

— Ce n’est pas une crainte sans fondement, mais un risque avéré. Il ne se passe pas un jour sans qu’il se fasse avoir. 

Il me raconte une histoire de chambre bleue et de chambre verte sous-chauffée. D’un côté son anecdote fait référence à un horrible problème de riche. De l’autre, je pense que je peux comprendre, et son inquiétude pour son petit frère est touchante. Je ne sais pas pourquoi je me sens invitée à parler de ma propre situation de couchage. 

— Je dors dans la « chambre d’amis ». Le reste de l’année, elle sert de dépotoir. Je ne sais pas ce que je vais y trouver. Parfois ce sont de vieux vélos en réparation, parfois six rangées de conserves de légumes du potager, parfois une portée de petits chats. Selon le projet du moment. Ma tante Mia peut être un peu… intense, parfois. 

— Mais c’est plutôt chouette, non ? estime Victor, qui ne connaît pas mon histoire familiale ni ses failles. Au moins, c’est vivant. Et il y a de la place pour les surprises. Moi, je suis invariablement logé dans la chambre rouge.

Il me décrit une suite de rêve telle qu’à mon avis on n’en voit même pas dans les hôtels de luxe. 

— Je loge là, parce que je suis l’aîné de ma génération, si l’on excepte ma sœur, qui ne compte pas vu qu’elle est une fille. Sans commentaire. Mon cousin Ludo est né un jour après moi, et chez nous, ces choses-là ont du poids. Il y a eu une sorte de compétition entre ma mère et ma tante, juste avant leurs accouchements respectifs. Elles savaient que le rang de naissance était un truc fondamental. 

— Mais elles ? Elles comptent pour du beurre ? 

— Non, bien sûr que non. En tout cas pas à mes yeux, et à bien des égards, la famille ne fonctionne plus comme une dynastie de la Renaissance, heureusement. Mais il reste une espèce de fond d’ancien régime qui irrigue tout, et je dis « irriguer » pour ne pas dire « corrompre ». C’est vraiment spécial. Et puis c’est absurde de toute façon. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de qui hérite du titre ou de l’énorme tas de caillasses inchauffable ? En tout cas, moi, je m’en fiche. 

— Peut-être que ta tante et ton cousin Ludo ne s’en fichent pas, eux.

Il rit. 

— Ça, c’est sûr. Ludo semble avoir pour seul objectif dans l’existence de me faire payer ma naissance prématurée.

— Prématurée ? 

— Ouais. Je devais naître six semaines après Ludo. Ma tante arrivait à son terme, mais ma mère est partie faire du cheval, et le reste, c’est des détails médicaux un peu gores.

J’éclate de rire, parce qu’on dirait un téléfilm américain des années 80.

— Un certain esprit de compétition semble régner dans vos rangs.

— C’est un euphémisme terrifiant, estime Victor. 

Il semble s’être détendu un peu au fil de la conversation. On sent que, malgré les tensions et les histoires rocambolesques, il aime sa famille et il est fier de lui appartenir. 

— Je suis sûre que ça va bien se passer, dis-je. 

Il émet une sorte de bruit qui ressemble à un groumpf, et mon estomac lui fait écho de manière dix fois plus caverneuse. 

— Hum, dis-je, tu as faim ? 

— Un peu, admet-il.

­— Sur ce strapontin que tu appelles une banquette arrière, il y a un sac en tissu avec des sandwichs. On peut partager si tu veux, c’est prévu. 

Il me lance un coup d’œil étonné, puis attrape le sac et se met à fouiller à l’intérieur. Je m’attends à ce qu’il accueille avec dédain mon pique-nique basique, mais il ne montre que de l’enthousiasme. 

— Où est-ce que tu as trouvé ces sandwichs ? Ils sentent incroyablement bon.

— Euh, ben, je les ai faits avec les restes du frigo. J’avais une espèce de mélange de légumes cuisiné par ma coloc, des boulettes de viande basiques et une sauce au yaourt et aux herbes. J’ai tout mélangé, épicé un peu, et ta-daa.

— Sérieusement ? 

— Ben ouais.

À vrai dire, il ne me viendrait pas à l’idée d’acheter un sandwich. Je préviens quand même Victor : 

— Si ça se trouve, hein, c’est infâme. Attends quand même d’avoir goûté pour me remercier.

Il goûte, mâchonne un moment d’un air pensif, le regard perdu dans le lointain, tandis que je conduis, et que parfois aussi, je m’efforce de saisir les trucs bizarres que les phares des voitures font à la couleur de ses yeux. 

— Non, décide-t-il enfin. C’est surprenant mais c’est très bon. Je suis bien content de ne pas avoir acheté une horreur à la station-service. Merci de m’avoir sauvé. 

C’est la formulation qui me fait sourire. J’aime bien sauver les gens.

— De rien. 

C’est vrai : mon sandwich est plutôt réussi. Mais il s’avère pas très pratique à manger au volant. Victor s’en rend compte rapidement et il sort un rouleau d’essuie-tout de sa boîte à gant, avec lequel il entreprend aussitôt de me couvrir. 

— Ce serait fâcheux de tacher une aussi flamboyante doudoune, estime-t-il. 

L’atmosphère s’est beaucoup détendue dans l’habitacle, elle est même devenue presque chaleureuse. C’est la magie de la bouffe. Ça marche à tous les coups. 

— Qu’est-ce que vous mangez à Noël, dans ton château de conte de fées ? m’enquiers-je après m’être méthodiquement léché les doigts.

La conversation est facile avec lui finalement, en dépit ou peut-être à cause du fossé qui nous sépare. Chacun semble nourrir la curiosité de l’autre. 

— Ça va du conventionnel à l’extravagant, dit Victor. De la dinde, des huîtres, du foie gras, le tout arrosé de copieuses quantités d’alcool. Des gibiers aux champignons et aux airelles. Des gigots de sept heures. Des desserts à douze étages. 

— Ça a l’air génial. 

— Sur le papier, ça l’est, convient-il. 

— Mais ? 

— Ça manque parfois de spontanéité, ajoute-t-il avec une grimace. Et par moments, l’atmosphère de compétition est tellement irrespirable que ça me coupe l’appétit. 

Je me demande si c’est pour ça qu’il fait une thèse de maths, pour échapper à la compétition.

Le chapitre suivant, c’est ici !

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Douce imposture de Noël, chap. 4

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. À l’heure qu’il est, elle est déjà disponible en ebook sur presque toutes les plateformes, et je viens tout juste de formater la version papier ! 

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CHAPITRE 4

VICTOR

La station-service est blindée de vacanciers qui courent dans la nuit froide pour faire le plein, acheter un sandwich et, si possible, battre la neige de vitesse. Il fait un froid de gueux et je remonte le col de mon manteau de ma main libre, avant de raccrocher le pistolet sur la pompe à essence, puis d’essuyer le reste de carburant sur mes doigts dans un mouchoir trouvé au fond de ma poche. 

Pendant que je fais le plein, Vanessa attend dans la voiture. On a prévu de faire une pause rapide, un quart d’heure au maximum. Elle insiste pour prendre le volant, même si nous n’avons encore fait que deux cent cinquante kilomètres. Je l’ai pourtant prévenue que je risquais de m’endormir si je cessais de conduire, et je ne veux pas qu’elle se coltine tout le reste de la route à elle toute seule. Elle a l’air d’avoir douze ans, petite et noyée dans une énorme doudoune d’un orange plutôt violent, des yeux immenses qui lui donnent un petit air d’oiseau effrayé, au point que j’ai même été inspiré de lui demander si elle avait son permis — quel abruti j’ai fait. 

Je retourne m’asseoir au volant, mais au moment où je me prépare à redémarrer pour aller me garer dans le parking, mon téléphone sonne. C’est Raymond. 

— Vas-y, réponds, propose Vanessa. Je vais trouver une place pour la voiture et je te rejoins à l’entrée du magasin. 

Je la remercie d’un signe de tête et je sors en laissant les clefs sur le contact pour répondre à mon frère, tout en surveillant du coin de l’œil les manœuvres de ma copilote qui s’installe au volant sans même prendre la peine de sortir de la voiture, alors qu’elle est dans une Mini. Il faut vraiment être minuscule pour réussir un exploit pareil.

— Coucou, fait Raymond.

Mon petit frère a dix-neuf ans et son problème principal dans la vie est sa gentillesse. Il est gentil avec tout le monde, tout le temps. Il a décidé tout bébé que ce serait son mode par défaut d’interaction avec le monde. Il refuse de voir tous les problèmes que ça lui attire. Il faudrait qu’il s’endurcisse un peu, mais il n’a pas envie.

— Salut, lui dis-je, en gagnant le trottoir devant la station et sa supérette. Tu es déjà arrivé ? 

— Depuis hier, indique-t-il. J’ai pris mes quartiers dans la chambre verte. 

La chambre verte est la plus froide de tout le château, haut la main. À Noël, il y gèle quasiment la nuit. J’exagère à peine. Raymond se la fait toujours refiler, et il ne se plaint jamais. 

— Tu étais le dernier arrivé, à part moi ? vérifié-je.

— Non. Il manque encore Lily. Et Nina.

Notre sœur aînée Nina occupe toujours la suite dite des demoiselles, parce que c’est la seule qui peut contenir sa famille nombreuse, et par ailleurs les murs très épais empêchent que les cris stridents de ses jumeaux hyperactifs de deux ans et demi ne dérangent tout le monde. Mais Lily ? Notre cousine est une jeune peste en bonne santé, et elle n’est pas en sucre.

— Lily ne pouvait pas la prendre, la chambre verte ?

— Je lui ai laissé la bleue, fait savoir Raymond. 

Je m’apprête, d’une voix lasse, à faire le grand frère, lorsque je m’aperçois que tout à ma contrariété de voir mon benjamin se laisser encore marcher sur les pieds, j’ai oublié de suivre des yeux la Mini qui s’éloignait. Où est-elle ? 

Je balaye le parking du regard. Où est-elle partie avec ma voiture ? 

— Raymond, poursuis-je néanmoins, prends toutes tes affaires immédiatement, et va t’installer dans la chambre bleue. C’est ton grand frère qui te l’ordonne.

— Mais Lily l’a réservée, proteste Raymond, et moi ça ne me dérange pas.

C’est facile de prendre sa gentillesse pour de l’indécision, quand en réalité, il peut être aussi têtu qu’une mule.

— Lily peut bien se les cailler un peu aussi de temps en temps, plaidé-je. Ça lui fera les pieds. Ce sera très bon pour son caractère, je te jure que tu lui ferais une fleur. 

Raymond rit.

— Hah, tu m’as tellement manqué. J’ai hâte de te voir.

Je me radoucis aussitôt, parce que c’est impossible de faire autrement.

— Moi aussi, tu m’as manqué. On est au niveau de Tours. 

— Quoi ? Mais il te reste encore des heures de route. 

— Ouais, environ quatre heures.

— Fais gaffe, ils annoncent de la neige ce soir. 

— Je sais. 

Je sens une tape sur mon épaule et je me retourne. Je dois baisser la tête pour repérer Vanessa qui se tient devant moi, souriante, presque sautillante, mes clefs de voiture à la main. Elle indique d’un geste le parking de derrière, où elle a garé la Mini. Je la remercie d’un signe de tête, mais pour une raison qui m’échappe, son visage se ferme aussitôt. 

Je suis sur le point de mettre un terme à la conversation avec Raymond quand il s’éclaircit la voix. 

— Il faut aussi que je te dise un truc, Victor. Je pense que ça vaudra mieux si tu es préparé.

— Quoi donc ? ris-je, prêt à ce qu’il me raconte un autre des nombreux caprices de Lily ou d’André, nos cousins les plus divas.

— Les Dorcat-Brühler n’arrivent que demain, mais Ludo est déjà là, vu qu’il venait de Paris. 

Les Dorcat-Brühler sont nos autres cousins. Mes grands-parents ont eu trois filles — Maman, l’aînée, et deux sœurs, Arielle et Juliette, qui ont épousé respectivement un Jasper Bloome et un Gontran Dorcat.

— Han-han ?

Je ne prends pas sur moi une seule seconde pour cacher ma joie : je déteste Ludo, le fils de ma tante Juliette et l’aîné de mes cousins, celui qui a presque mon âge. C’est un abruti suffisant qui peut se montrer d’une rare brutalité, surtout quand il croise des gens faibles ou timides. Il aime écraser les plus petits que lui, il trouve que ça fait viril. On a grandi ensemble, on a passé toutes nos vacances ensemble. Il est ce que j’ai de plus proche d’un ennemi juré ou d’un double maléfique. Et bien sûr, ces choses-là ne s’arrangent jamais en grandissant, contrairement à ce que l’on vous dit pour vous remonter le moral. Ludo a toujours été imbuvable avec Raymond, en particulier, même si je crois bien que Raymond s’en fiche, parce que sa bulle de gentillesse inaltérable le protège. Moi, ça me rend totalement dingue.

— Oui, poursuit mon frère, et Ludo est venu avec sa petite amie. Et il dit que tu la connais. Elle s’appelle Irène, ça te parle ? Ludo n’a pas été très subtil. Il a sauté sur la première occasion de nous faire comprendre que vous étiez sortis ensemble, Irène et toi, il y a longtemps. 

J’ai failli en lâcher le téléphone et il s’en faut de peu que je ne peste à la figure de Vanessa, qui n’a pas eu le temps de s’éloigner et se tient juste en face de moi. J’ai peur un instant qu’elle n’ait entendu, mais c’est stupide. 

— Victor ? fait Raymond, tandis que plus près de moi, la préoccupation s’affiche sur le visage de Vanessa. 

Probablement parce que j’ai émis un grondement d’incrédulité absolument caverneux. 

— Ouais, grincé-je. Irène. Je vois très bien qui c’est. 

— C’est drôle, ou pas ? Bizarre, comme coïncidence, non ?

— Super drôle. 

— C’est bien ce que je me disais. J’ai cru comprendre que ça amusait Ludo d’organiser une confrontation impromptue entre vous deux à Noël, et du coup, j’ai préféré te prévenir pour t’éviter une surprise désagréable.

— Tu as bien fait. Merci. 

— Et Ludo a laissé entendre que c’était très sérieux, entre Irène et lui. J’imagine que sinon, il ne l’aurait pas ramenée dans la famille à Noël, hein. Ça va aller ? 

— Mais oui, le rassuré-je. Pas de problème. C’est de l’histoire ancienne pour moi.

Mais mon cœur a pris l’ascenseur rapide vers le sous-sol et je ne me trouve pas très convaincant. Je mets rapidement fin à la communication et je rempoche le téléphone pour suivre Vanessa vers la station-service. Je me sens nauséeux. 

Irène n’est pas juste « une fille avec qui je suis sorti il y a deux ans ». J’avais vingt-deux ans quand on s’est rencontrés, et j’ai très sérieusement cru que c’était la femme de ma vie. J’ai été emporté par une passion dévorante que je ne m’explique pas à ce jour, et je me suis rendu compte trop tard que j’étais seul, dans notre duo, à éprouver ce genre de sentiments, avec une telle intensité. 

Cette fille a failli me griller le cerveau. Quand elle s’est éloignée après un an de folles déclarations et d’étreintes passionnées, de soirées intenses et de week-ends ensoleillés, plus vraiment intéressée par ce que j’avais à offrir, j’ai cru que ma vie était finie. Avant de me quitter, elle m’a trompé, à droite et à gauche, pendant de longs mois. Lorsque j’ai découvert le pot aux roses, elle a plaidé la faiblesse, elle a dit qu’elle voulait rester avec moi, mais qu’elle s’ennuyait, et que j’étais trop dépendant d’elle. Même en la sachant de mauvaise foi, je n’ai pas réussi à accepter la rupture. 

Je l’ai poursuivie, presque harcelée. Ça n’a pas été joli du tout. Pendant quelques mois, j’ai perdu toute espèce de mesure, j’étais le type qui dormait sur son paillasson et qui errait dehors sous la pluie, juste pour avoir une chance de la voir. J’ai eu l’impression qu’elle en jouait, mais je peux me tromper, et dans tous les cas, je ne veux pas être ce type-là. J’ai complètement déliré et gaspillé une année d’études. Je me suis fait peur à moi-même : je ne savais pas que l’amour fou pouvait vous mettre dans cet état, vous réduire à pareil esclavage. 

Quand Irène est partie travailler à Paris, j’ai remonté la pente peu à peu, mais j’ai retenu la leçon : il ne faut jamais se livrer tout à fait. Surtout quand on a, peut-être, au fond de soi, quelque chose de désaxé qui vous pousse à la folie pure. Si c’est ça l’amour, il vaut mieux que j’évite, vraiment. Ce n’est pas pour moi.

Et voilà qu’Irène revient dans ma vie, comme si l’on était dans un mauvais vaudeville, et qu’il va falloir faire face à… je ne sais même pas ce que je ressens en cet instant, à part de la nausée. 

J’ai attrapé machinalement un sandwich dans le grand bac des nourritures sous plastique et je le laisse retomber parmi les autres. Je n’ai pas faim du tout. Vanessa, juste à côté, n’est pas en train de se sélectionner un dîner : elle me dévisage d’un air soucieux. 

— Ça ne va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme. Il s’est passé un truc ? 

Ma gorge émet un rire sec, un peu effrayant. 

— Ouais. Écoute, ça ne t’embête pas de prendre le volant, tout compte fait ? Je ne suis pas sûr d’être en état de conduire tout de suite. 

Ses yeux bruns s’agrandissent dans une mimique très intense, mi-comique, mi-effrayante. Elle a vraiment un visage très expressif.

— Merde, lâche-t-elle. 

Avant de se reprendre, une main devant la bouche : 

— Pardon. 

Elle s’excuse d’avoir été grossière mais en fait, sa réaction me fait du bien. C’est ce que j’aurais dû dire moi-même. Putain de bordel de merde.

Je me demande si Irène a pitié de moi aujourd’hui. Je me demande si elle a raconté à Ludo dans quels états je m’étais mis pour elle. Je me demande si ça a fait rire Ludo. Je me demande quelle sera ma réaction quand je me retrouverai face à Irène à nouveau. J’ai peur de replonger, comme avec une drogue dure, et de ne plus me reconnaître.  

Je me passe une main sur la figure. 

— Tu as encore quelque chose à acheter ici ? demande Vanessa. Sinon, on peut y aller. Tu peux me raconter dans la voiture, si… si ça te fait du bien. Tu n’es pas obligé du tout. Mais parfois, ça fait du bien de tout déverser dans une oreille parfaitement inconnue. 

C’est la deuxième fois qu’elle formule une proposition aussi amicale. Tout à l’heure, elle m’a carrément invité à venir visiter la ferme de sa tante. Ça m’a étonné, ça sortait vraiment de nulle part, c’était généreux et spontané et ça m’a pris de court. Je me demande s’il ne faudrait pas que je la présente à Raymond. Elle a l’air habitée par le même esprit de pure gentillesse.

J’ai la gorge nouée et je réponds juste :

— Merci. 

Mais je sais déjà que je ne me confierai pas. 

La lumière dans ses yeux s’éteint brusquement et elle hoche la tête à son tour. 

— De rien, de rien.

J’ai l’impression que mon refus l’a blessée et j’essaye d’expliquer, sans trop en dire non plus :

— C’est mieux comme ça. 

Je ne la connais pas, alors, je ne vais pas lui dire la vérité — que je ne peux pas parler parce que ça fait beaucoup trop mal.

Le chapitre 5 est en ligne ici et pour avoir tout le livre, c’est par ici.

Douce imposture de Noël, chap. 3

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Première observation : Victor sent très bon. Je crois que c’est son eau de toilette, la façon dont elle se mélange à sa lessive. Sous son manteau il portait un pull d’un gris foncé orageux qui a l’air d’être en cachemire, avec un pantalon de laine noir, mais des baskets montantes. 

Deuxième observation : il conduit plutôt bien. Il respecte les limitations de vitesse et il utilise même son clignotant comme un type normal. Je n’ai pas l’impression que je vais mourir au cours des heures qui viennent, comme ça peut être le cas quand on voyage avec des gens de mon âge. 

Troisième observation : il a des goûts musicaux vraiment pourris. Il écoute une espèce de soupe électro lounge, sage et sans âme, qui va vite m’irriter les oreilles. D’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il l’écoute vraiment. Clairement, pour lui, c’est juste une musique de fond. Je pense qu’elle va rapidement me rendre chèvre, mais avant de lui imposer mes choix plus subtils, je vais sans doute devoir l’apprivoiser un peu.

— C’est bizarre qu’on ne se soit jamais rencontrés à la fac, non ? 

Il hausse les épaules. 

— L’université est vaste, et on a peut-être choisi des spécialités différentes. Moi, je viens de commencer une thèse de maths, et il est possible que je ne sorte plus autant que dans mes folles années. Et toi ?

— Une thèse de maths ? Tu veux devenir prof, ou chercheur ?

Ça ne cadre pas vraiment avec l’impression que j’ai de lui. Les gens riches et beaux passent normalement leur temps à sortir, c’est quasiment écrit dans la constitution. Peut-être qu’il n’a pas l’impression de sortir beaucoup, mais je suis sûre que dans les faits ses soirées sont bien plus animées que les miennes, par exemple.

Il plisse les yeux et me lance un regard contrarié. Il a vraiment des cils immenses, des cils de fille.

— Pourquoi pas ? rétorque-t-il. 

— C’est un très beau métier, me justifié-je aussitôt. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer prof de maths. Bien sûr, je ne te connais que depuis cinq minutes, mais d’habitude les profs de maths ont quelque chose de fondamentalement à part, tu vois ce que je veux dire ? Ils ne viennent pas vraiment de notre planète. 

Il sourit.

— Mouais, je vois ce que tu veux dire. En fait, tu ne le sais peut-être pas : les mathématiciens trouvent à s’employer dans la recherche, effectivement, mais aussi dans les entreprises, par exemple dans l’informatique, dans la finance, dans l’armée…

— Et ça représente combien de postes à la surface du globe ? Douze ?

Son sourire s’affirme. 

— Oui, je suppose qu’en effet, c’est plutôt niche comme spécialité. Mais ça n’en fait pas une quête impossible. 

Je sais que je le regarde avec mes yeux ronds, avec cette expression que Clémentine a baptisée « je vais te manger » mais qui n’est, en fait, que de la sidération.

— Donc en gros tu es tellement génial que ça ne t’inquiète pas de t’engager dans une voie de garage ?

J’en déduis qu’il fait peut-être partie de ces gens qui peuvent compter sur un bon piston quand ils en ont besoin. Quand il ne répond pas, je décide que ça confirme ma théorie. 

— Et toi ? demande-t-il.

— Management. Je suis en deuxième année de licence. 

Il hoche la tête parce que ça n’appelle pas le moindre commentaire, et je lui demande si ça fait longtemps que sa famille habite Le Châtelet. 

Il dit que ça fait environ cinq cents ans, avant d’expliquer : 

— Mon grand-père est duc, si ça veut encore dire quelque chose. Il a hérité du Bourg.

Le Bourg, c’est le château du coin, excusez du peu. Un immense trésor du bas Moyen Âge/début de la Renaissance qui est resté sous propriété privée, jamais ouvert au public. 

— Hah, fais-je. En cinq cents ans, c’est quand même étrange qu’on ne se soit jamais croisés au Colruyt du coin. 

Ça le fait rire. Il a un chouette rire, sans un gramme de condescendance, un rire riche et généreux, qui réchauffe.

­— J’ai grandi un peu partout, avant d’atterrir en Angleterre, s’excuse-t-il. Mon père est diplomate. 

— Et comment tu t’es retrouvé à Nantes ?

— J’ai pris une carte, un compas, et j’ai fait un peu de géométrie, répond-il sans s’étendre davantage. 

Je ne sais pas ce que c’est censé vouloir dire. Dans mon expérience (limitée) de la géométrie, on prend un compas pour déterminer des points équidistants. Comme Nantes, Londres et le Châtelet forment par exemple une sorte de triangle équilatéral. 

— T’es un peu excentrique comme type, non ? 

Il n’a pas l’air de pouvoir déterminer si c’est du lard ou du cochon, lui non plus. Il fronce les sourcils et me jette un coup d’œil inquiet avant de se concentrer à nouveau sur la route. C’est étrange que j’aie réussi à le faire rire tout à l’heure. Je crois qu’on a des humours incompatibles. Avec Clémentine par exemple, la communication est très facile. Avec ce type, je pressens déjà qu’elle sera presque impossible. Nous avons deux villes en commun, mais nous n’habitons pas sur la même planète. Ce n’est pas très grave, mais c’est un peu bizarre.

— Et toi ? veut-il savoir à son tour. Tu as toujours vécu au Châtelet avant de venir à Nantes ? 

— J’y ai passé toute mon adolescence, dis-je sans trop m’étendre. Ma Tante Mia a épousé un agriculteur du coin en secondes noces. 

— Ta tante ?

Je vois bien qu’il hésite à poser cette question très personnelle — pourquoi habité-je avec ma tante, et pas chez mes parents ? 

— Mon père est… décédé quand j’étais petite, et ma mère a des ennuis de santé.

— Ah. 

Il regrette d’avoir creusé dans cette direction un peu glauque, ça se voit. 

— Je passe toujours Noël chez ma tante, expliqué-je. C’est plus ou moins elle qui m’a élevée.

— Et… tu as des frères et sœurs ? 

— Non. Toi ? À part Nina ?

Il esquisse un sourire. Il est content que je me sois souvenue du prénom de sa sœur à la famille trop nombreuse pour une Mini.

— J’ai aussi un petit frère, Raymond. Pas de commentaires sur son prénom, c’est un truc de famille. Ce n’est vraiment pas de sa faute. 

— Ça ne me serait pas venu à l’idée de me moquer de son prénom. Et si le Bourg c’est chez ton grand-père, ça veut dire que tu te prépares à une grande fête de Noël en famille ?

Il fait la grimace. 

— Ouais. Il va y avoir tous mes cousins. 

Il n’a pas l’air de les porter dans son cœur. 

— Si ça fait trop de monde et que tu as besoin de t’échapper, lancé-je sans réfléchir, tu n’as qu’à passer me voir chez Mia. On ne fait pas plus tranquille. 

L’invitation trop précoce est sortie toute seule, et avec un grand sourire en plus. C’est le problème avec moi : j’adopte les gens trop vite. Je me suis laissé emporter par la conversation, peut-être aussi par son rire, tout à l’heure. Maintenant j’ai lancé une proposition qui est sans doute socialement inconvenante, parce que les jolis aristocrates pâles en cachemire et papier glacé ne calculent probablement pas trop les orphelines de la ferme à la peau chocolat. Mais je ne peux pas ravaler mon offre, même quand Victor m’adresse une autre sorte de grimace, le genre qui dit « pour qui elle se prend, celle-là » et qui me fait bien comprendre à quel point j’ai outrepassé mes droits. 

Je brode donc pour amortir le choc.

— On n’est pas envahis par la foule. C’est très calme. À part les vaches, les deux chèvres, le coq et les jurons fleuris de Paul, le mari de Mia, on n’est pas dérangés.

Je ne rends pas vraiment justice à la ferme avec ma description, mon esprit de contradiction me joue des tours. Mais je n’ai pas aimé sa moue condescendante et maintenant, j’éprouve le besoin d’en rajouter. C’est vrai, quoi, pour qui il se prend ? S’il veut profiter de mon calme fermier qui confine à l’ennui mortel, il faut qu’il sache qu’il devra affronter Marcello le coq et Paul le fermier bourru. 

De toute évidence, nous avons pris toute la mesure de la distance entre nous. On évolue clairement dans des univers parallèles, et on s’est probablement dit tout ce qu’on avait à se dire.

Le chapitre 4 est déjà ici.

Vous pouvez aussi vous procurer l’ebook en ligne sur toutes les plateformes en passant par ce lien (L’ebook Kobo est en cours d’upload ce vendredi 4 au matin, mais il ne devrait pas tarder à y être disponible aussi. Les versions amazon et Apple sont déjà en ligne).

Quant à la version papier, elle sera sur Amazon en impression à la demande d’ici peu.

Douce imposture de Noël, chap. 2

Bienvenue dans mon calendrier de l’avent : tous les jours un nouveau chapitre de ma romance de Noël ! Le chapitre précédent est ici. La liste des chapitres en ligne est ici.

CHAPITRE 2

VANESSA

Le rendez-vous n’est jamais qu’à un quart d’heure à pied de notre appartement, un peu plus loin de la fac dans un quartier chic. Il a fait un froid mordant toute la semaine, mais maintenant l’atmosphère sent l’humidité, la neige. J’hésite en arrivant au coin de la rue. Je me suis peut-être trompée ? Il n’y a que de grandes villas ici, des maisons d’architecte datant du début du siècle, avec des jardins gigantesques. Au moment où je m’arrête devant le numéro 15, perplexe, un type en manteau noir ouvre le portail et sort sur le trottoir, un gros sac en cuir sur l’épaule et un autre à la main. Il a mon âge, un peu plus peut-être, et il est très grand. Son regard glisse sur moi mais il ne me calcule pas du tout. Je me raidis et j’attends en me sentant gauche, plantée là sur le trottoir en attendant qu’il percute. Il s’écoule quelques secondes avant qu’il tourne à nouveau vers moi son regard interrogateur. 

Il a des yeux splendides, d’un gris très clair constellé de facettes bleues. Son nez fin, presque aquilin, donne beaucoup de personnalité à son visage. Sa peau est pâle, ses lèvres pleines recèlent sûrement des expressions multiples. Je devine d’ici sa moue boudeuse, et aussi son sourire un peu cruel, sous l’expression neutre qu’il a en sortant de chez lui. On a envie de le dessiner. J’ai dû le regarder d’un air pensif ou pire encore, esthétiquement inspiré, parce qu’un sourire un peu condescendant s’est formé au coin de sa bouche. 

Je m’éclaircis la gorge et je lui souris. 

— C’est toi, Victor ?

Il me répond par un froncement de sourcils avant même d’accuser réception de ma question. 

Je décide de lui accorder le bénéfice du doute, non, il n’est pas forcément snob, c’est juste qu’il était perdu dans ses pensées. Mais j’enregistre malgré tout ma première impression, et il faut bien avouer qu’elle n’est pas extraordinaire.

— C’est moi, acquiesce-t-il enfin avec une certaine gravité.

Probablement, ne puis-je m’empêcher de noter, parce que ça revêt à ses yeux une certaine importance d’être lui. Il a forcément conscience de sa beauté, pas vrai ? On ne peut pas ressembler à ça et ne pas être au courant. Tout le monde lui dit sans doute depuis toujours à quel point il est beau. On lui déroule le tapis rouge. C’est évident.

— Enchantée, dis-je en tentant d’être chaleureuse, juste ce qu’il faut. Moi, c’est Vanessa. On s’est parlé au téléphone hier. Merci de partager ta voiture avec moi. 

J’ai ajouté cette dernière phrase pour lui rafraîchir la mémoire, pour mettre le pied dans la porte, à cause de ma crainte instinctive d’être rejetée maintenant qu’il m’a vue. Mais il dit :

— Oh ! Bien sûr. Pas de problème. Tu es sûre que tu as le permis ?

Hein ?

— Évidemment que oui. Je te l’ai dit hier au téléphone. 

— Euh. Oui. Pardon. C’est juste que tu as l’air terriblement jeune.

Je hausse les épaules. 

— Je suis majeure et j’ai mon permis.  

Je n’en reviens pas de devoir me justifier. Je parie qu’il n’aurait jamais insisté si j’avais été un mec, ou si j’avais été blanche.

— Super, dit-il. 

Pour lui cette conversation n’a aucun enjeu. Il faut que je me calme, ça ne sert à rien de m’énerver, de surinterpréter. On s’en fout si mon chauffeur est assez canon pour poser dans un magazine. On s’en fout s’il n’est pas très intelligent ou ouvert d’esprit.

— Rassure-moi, plaisanté-je, toi aussi tu as ton permis ?

Il louche en répondant : 

— Ouais, mais c’est aussi bien qu’on soit deux, parce que ça m’endort de conduire. 

Je le dévisage, incertaine. C’est une plaisanterie ?

— Ta mission, enchaîne-t-il, c’est de me tenir éveillé et de conduire sur la moitié du trajet. 

Oh, génial, il va vouloir que je lui fasse la conversation. Moi qui pensais profiter du voyage pour bâcler un devoir d’anglais et m’avancer un peu.

J’ai dû paraître déroutée ou déçue et ça le fait rire. Il se met en mouvement. 

— Viens, allons-y, ils annoncent de la neige ce soir sur le plateau de Langres, on ferait aussi bien de se dépêcher.

Je fais la grimace. J’entends encore Mia. 

Ce n’est pas très prudent, Vanessa, un départ aussi tardif, imagine si vous étiez coincés par la neige ? Imagine si vous aviez un accident ? 

Je secoue la tête pour faire disparaître la petite voix sous mon crâne.

En fait, les yeux de Victor ne sont pas gris. Je crois qu’ils sont plutôt bleus, et jaunes. Un jaune très pâle, là au centre, et pas juste un cercle autour de la pupille, non, une vaste tache qui couvre la plus grande portion de l’œil. Autour c’est du bleu délavé. L’impression générale c’est du gris, mais en réalité, il a les yeux jaune layette. Je regarde ailleurs. Je m’en fous, fondamentalement, de la couleur de ses yeux, même si elle est complètement dingue. 

— Viens, dit-il, ma voiture est là-bas. 

D’habitude, les étudiants conduisent des Twingo ou de vieilles Peugeot, mais Victor a une Mini. C’est un choix bizarre car je dirais que c’est trop petit pour lui. Ses genoux doivent presque toucher le volant. 

— C’est ta caisse ? lui demandé-je, dubitative. 

Il explique, avec une moue aussi gracieuse que dédaigneuse : 

— Ouais. C’était celle de ma sœur, Nina. Elle n’arrive plus à y rentrer tous ses mômes, alors, je lui ai piquée pendant qu’elle regardait ailleurs.

Je ne vois pas trop ce que je pourrais répondre à ça, donc je me contente de hocher la tête, de poser mon sac à côté du sien dans le coffre, puis de l’ouvrir pour en extraire le sac en tissu qui contient mon pique-nique — une gourde d’eau et quelques sandwichs, des pommes. 

J’ai prévu large pour en offrir à Victor à tout hasard, mais maintenant que j’ai échangé quelques mots avec lui, je ne crois pas que mon frichti sera son style. 

— Tu veux conduire en premier ? demandé-je. 

Il enlève son manteau et sort un smartphone luxueux, dernier cri, de la poche intérieure.

— Oui, dit-il. Parce qu’après je vais m’endormir. Je ne rigole pas. Quand on m’empêche de bouger, j’ai tendance à sombrer rapidement.

— OK, fais-je avec un imperceptible haussement d’épaule, avant d’aller prendre place côté copilote. 

Et c’est parti pour traverser la France d’ouest en est dans une Mini sous la neige avec un type canon mais un peu supérieur et possiblement narcoleptique, afin d’aller voir ce qui me reste de famille et essuyer le feu glacial de sa désapprobation.

Ô joie.

La suite ici ! Plus d’infos sur le livre ici.

Douce imposture de Noël, chap. 1

Douce imposture de Noël, chap. 1

Hello ! En 2020, en attendant Noël, j’ai fait de ma romance de l’hiver, Douce imposture de Noël, un calendrier de l’avent. Chaque jour du mois de décembre, j’ai publié sur ce blog un des chapitres de cette romance (le livre compte 60 chapitres en tout). Vous pouvez encore les lire, il suffit de cliquer sur le lien à la fin de chaque chapitre. La liste des chapitres et des liens est également consultable ici.

C’est une histoire de « fausse petite amie », avec un grand château sous la neige, des familles bien dysfonctionnelles, et des galipettes dans la 2e moitié du récit. Le livre est bien sûr disponible sur une grande sélection de plateformes de distribution. Il existe aussi une intégrale de la série, disponible ici. Bonne lecture !

CHAPITRE 1

VANESSA

Je pose sur la table de nuit la tasse de café à la cannelle préparée par Clémentine, ma colocataire. Puis j’attrape le dernier muffin à la cannelle et je mords dedans, calant l’énorme morceau dans ma joue. Il est délicieux, comme tous les gâteaux que fait Clem. Je le repose à son tour, à côté du mug de café, du réveil en moumoute verte qui indique déjà midi passé, et de mon vide-poches plein de petits bijoux fantaisie.

J’avale ma bouchée. L’odeur et le goût de la cannelle saturent mes sens. Plus amusée qu’agacée, je vérifie auprès de Clem :

— Tu as encore allumé ta bougie à la cannelle ? Quand tu estimeras qu’on a assez de cannelle dans notre vie, tu me le diras, hein ?

Depuis le 15 novembre, Clem s’achète des bougies à la cannelle et elle les fait brûler en continu. Elle a aussi deux mini-sapins (en carton, écologie oblige), trois calendriers de l’avent, dont un avec des photos de pompiers dénudés. Elle aime bien cette période de l’année, et elle en profite à fond. Et surtout, elle ADORE la cannelle.

— Désolée, dit-elle avec une mine contrite, je sais que ça fait peut-être beaucoup d’un coup. Mais mon frère Mick est allergique, alors, à partir de ce soir, c’est fini pour moi jusqu’à l’an prochain.

— Dur, dur.

— M’en parle pas. 

C’est le premier samedi des vacances. Je suis en train de remplir mon sac de voyage tandis que Clem, prête depuis belle lurette, me regarde faire, vautrée sur mon dessus de lit en peluche rose qu’elle caresse distraitement de sa longue main fine. 

Clem est aussi pâle que je suis café au lait et aussi grande que je suis petite. Mais ça ne nous empêche pas de nous ressembler beaucoup. Nous partageons une même passion pour les couleurs, la vie, la musique, la danse, l’art et le bricolage. On s’est rencontrées l’an dernier dans un cours d’économie d’un ennui lancinant. Elle a fait une blague sur le prof. J’ai répondu par une blague sur l’économie. Elle a proposé d’aller prendre un café. Une heure plus tard, on était meilleures amies. Encore quelques mois de fous rires partagés et de discussions à bâtons rompus, et on se prenait une coloc ensemble. 

L’appartement que nous occupons dans ce quartier animé de Nantes est à notre image. Tout ce qui n’a pas encore été customisé le sera probablement d’ici peu. Un de nos hobbies préférés consiste à faire les puces et les brocantes (un peu obligées, avec notre budget étudiant), puis à transformer nos acquisitions en œuvres d’art. La peinture dorée, le fer à souder et les aiguilles à crocheter sont nos meilleures amies. 

Sur la patère fabriquée avec un vieux robinet en cuivre, j’attrape la chemise en flanelle à carreaux, toute douce et confortable, pour la mettre dans mon sac. C’est la violette, ma préférée, celle qui va très bien avec mes bottes à talons et mon jean slim noir. 

— T’exagères, estime Clem. T’as déjà au moins quatre chemises de bûcheron dans ton sac. Je les ai comptées. Tu pourrais faire un effort vestimentaire, quand même. 

C’est vrai que mon bagage contient plus de pyjamas en pilou-pilou que de tenues de vamp. Pour une seule et bonne raison : 

— Je vais passer des vacances à la ferme. C’est pas le moment de sortir mon fourreau Yves Saint Laurent, tu vois ? J’en aurai pas besoin pour séduire les chèvres. Une pomme suffira. 

Clem soupire en agitant ses mèches blondes ultra-lisses et en faisant papillonner ses grands cils d’un air languide.

— Mais imagine que le prince charmant passe par le Châtelet cette semaine, et que toi, tout ce que tu aies à te mettre, ce soit un déguisement de garde forestier ?

Elle ne se rend pas compte que seul un garde forestier passerait par hasard par le Châtelet, mon village au fin fond de la Haute-Marne, à cette époque de l’année. Je la scrute, incapable de décider. 

— T’as mis des faux cils ? Pour rentrer chez tes parents ? 

Elle me dévisage avec indignation, mais ne dément pas. 

— Écoute, poursuit-elle non sans passion, on ne sait jamais quand l’amour ou le destin va frapper. 

— T’es vraiment incroyable. 

Pour moi, la trêve des confiseurs, c’est une période hors du temps pendant laquelle rien d’heureux, d’amusant ou d’intéressant ne peut survenir. Tout à l’heure, je prendrai la route pour rentrer chez ma tante. Je n’attends rien du tout de ces vacances. Je serai contente d’en revenir en ayant fait mes devoirs pour début janvier. Dès mon retour, je reprendrai mes nombreux projets là où je les aurai laissés, avec délectation, et la vie pourra suivre son cours. Mais pour l’instant, le mieux que je puisse viser, c’est juste d’avoir la paix. Alors, les rêves de princesse de ma coloc… pour une fois, je me désolidarise de son délire.

Clem, cependant, a décidé de prendre les choses en main. Plantée devant ma penderie, elle sélectionne des fringues que je suis sûre, à deux cents pour cent, de ne jamais pouvoir porter à la campagne. J’essaye de l’arrêter. 

— Stop. Clem. Moi aussi je t’aime, et tu vas me manquer. 

— Allez, insiste-t-elle. Pour me faire plaisir. 

Elle doit partir d’ici une heure, avec un des rares TGV à circuler en ce 22 décembre, à cause d’une grève. Sa famille habite à Lille, alors, elle changera à Paris et elle croisera les doigts bien fort.

Sa valise de fringues est prête depuis deux semaines, tout comme son sac de cadeaux. Clem vient d’une famille nombreuse, soudée, et envahissante. Elle s’en plaint souvent, mais secrètement, je l’envie. Moi, j’ai juste ma tante Mia, son mari bourru, Paul, et c’est à peu près tout. 

— Je ne t’ai jamais vue si rabat-joie, proteste-t-elle. Ça ne te ressemble pas. 

Je comprends son désarroi. Je la suis toute l’année dans les aventures les plus hautes en couleur, puis subitement au moment de Noël, je renâcle : c’est vrai que c’est louche. En temps normal, je suis toujours partante. Coller des ampoules multicolores autour du miroir de la salle de bain ? Oui ! Suspendre des pots de plantes grimpantes partout au plafond et y accrocher des petits nœuds, des strass et des boucles d’oreilles vintage recyclées ? Bien sûr ! Tricoter des chaussettes à motifs psychédéliques et m’emporter au point qu’à la fin elles vous arriveront au-dessus du genou ? Plutôt deux fois qu’une !

Par contre, dès qu’on parle sapin, boules et chaussettes de Noël, il n’y a plus personne. Ce n’est pas que je n’adhère pas à l’esprit de la nativité. Enfin, disons que je ne la déteste pas activement, comment détester quelque chose de coloré, de généreux, de lumineux et de convivial ? Le problème, c’est que personnellement, je suis abonnée à une version sinistre de cette fête, alors, je préfère encore l’ignorer. Je laisse Clem décorer notre appartement déjà légèrement surchargé, au point qu’on se croirait parfois dans une boule à facettes, mais je ne m’investis pas dans le processus. 

Clem a réussi à me refourguer quelques jupes et collants en dépit du bon sens, et à les entasser de force dans mon sac. J’ai fini par la laisser faire : c’était plus simple. 

— Tu as pensé à tes cadeaux ? 

— Ouais, confirmé-je sans entrain. 

Elle pousse un soupir théâtral. 

— Vanessa. Je me fais du souci pour toi. 

— Pourquoi ça ? 

— Tu ne couverais pas une petite dépression ? 

— Non. Je t’assure que non. C’est juste l’approche des fêtes. Je ne suis pas fan. Ça ira mieux après les vacances, vraiment. 

Au fond, Clem sait pourquoi je me sens à côté de mes pompes. Elle sait que les fêtes s’accompagnent pour moi de visites familiales incontournables qui me rendent triste. Nous avons déjà parlé de tout ça. Alors, elle n’insiste pas, et elle se contente de me faire un gros câlin. 

— J’ai mis ton cadeau tout au fond. C’est un pull noir pile à ta taille. Moulant juste ce qu’il faut. Ça ira avec tout. Tu peux même le porter avec tes chemises bien butch si ça t’amuse. Aucun problème. Je t’adore quoi que tu fasses. 

Je lui rends son étreinte et je lui souhaite un bon voyage, puis elle part prendre son train. 

Le silence vient tout juste de retomber sur le petit appartement lorsque mon téléphone se met à sonner. C’est ma tante Mia. 

— Tu es sur la route ? 

Mia est toujours très directe, et pas très portée sur le bavardage. 

— Non, réponds-je. Je pars plus tard, à seize heures. 

— Dans la voiture de ce type que tu n’as jamais vu ? 

— C’est ça, soupiré-je.

Via un site de covoiturage, j’ai trouvé un compagnon de voyage qui a sa propre auto et se rend dans la même minuscule ville que moi. En plus, il est étudiant à la même fac que moi, ici, à Nantes. Le seul hic, c’est qu’il ne pouvait pas partir avant le milieu d’après-midi.

— Pourquoi si tard ? demande Mia sur un ton inquisiteur. 

— Il avait une contrainte ce matin. Écoute, il ne me fait même pas payer l’essence. C’est un bon plan, surtout avec les grèves. 

— Mais on annonce de la neige pour ce soir, fait remarquer Mia. Ce n’est pas une bonne idée de tarder comme ça.

— C’est pas sûr, et en plus, on sera déjà arrivés. Ne t’en fais pas. 

Mia grommelle quelque chose dans sa barbe, et je sais bien qu’elle s’en fait quand même. Elle se fait toujours du souci pour tout. Alors, il faut qu’elle trouve quelque chose à critiquer pour évacuer un peu de son stress. 

— Il vient te chercher au moins ? 

— Non, c’est moi qui dois le rejoindre. 

— Pff, exhale-t-elle. Alors que c’est lui qui est en voiture, tu dois te trimballer ton sac jusque chez lui ? 

Fondamentalement, je suis d’accord avec elle, mais je ne vois pas l’intérêt de râler. 

— Ne te fais pas de souci, Mia. J’arriverai ce soir comme promis. 

Je raccroche et je passe dans la salle de bain. Le miroir à l’éclairage funky me renvoie l’image catastrophique que j’attendais : mes cheveux partent dans tous les sens aujourd’hui. Je n’ai plus qu’à les discipliner avec une huile adaptée, et à les entortiller bien serrés. De toute façon, je ne détache pas mes cheveux en présence des inconnus. La plupart des gens regardent les coiffures comme la mienne de travers. Trop exotique, trop dingue. J’ai une bonne afro et bien qu’on m’ait déjà dit que mes cheveux sont magnifiques, c’est radicalement différent de ce qu’a Clem, par exemple, et très certainement, de ce qu’attendent les profs, les administrations, et les employeurs potentiels. La plupart du temps, je me contente donc de rabattre sagement cette voilure exubérante, et c’est ce que je fais aujourd’hui. 

Le chapitre 2 est en ligne ici.

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