Archives: premiers chapitres

Obsession (Les âmes enchaînées t.1) : les 4 premiers chapitres

Et s’ils s’étaient déjà rencontrés dans une autre vie ?

Yuppie parisienne, Jeanne vit à cent à l’heure. Un seul boulet à son pied : ce château berrichon dont elle a hérité et ne parvient pas à se défaire. Aux dernières nouvelles il serait hanté, invendable sans un exorcisme en bonne et due forme. Voilà Jeanne contrainte de solliciter l’intervention d’un voyant-médium, Louis Destel. Persuadée qu’il ne peut s’agir que d’un charlatan, elle s’escrime à amasser des preuves pour dénoncer publiquement l’arnaque dont elle est victime… et ne réussit qu’à tomber amoureuse. 

Louis est médium, moins par choix que par malédiction personnelle. Il est aussi incapable de s’éloigner du village de Saint-Amand-le-Dun, sans cesse rappelé à son château médiéval par une force mystérieuse. Quand Jeanne Scarlatti fait appel à lui pour une veillée spirite, Louis se prépare à en découdre enfin avec ses fantômes. À condition que son agaçante et voluptueuse cliente ne lui monte pas à la tête avant.

Réunis malgré eux pour une soirée dans un château hors du temps, ils réveillent des passions aussi anciennes que dangereuses.

Pour fêter la réédition de ce livre (précédemment paru sous le titre « Le médium de mes rêves »), voici les premiers chapitres. Si vous cherchez des liens d’achat, c’est ici pour Kobo, Amazon, Apple Books, ou encore sur d’autres boutiques.

1. JEANNE

Je racle mes pieds chaussés de boots sur le trottoir inégal en cherchant un signe d’activité à travers la vitrine poussiéreuse. L’enseigne proclame encore : « Josette Mercerie ». Il y a quelqu’un. Une forme se meut au fond de la boutique, éclairée par la lumière blafarde d’un écran d’ordinateur. 

Ping, fait mon téléphone. Un SMS d’Alexia :

Alors ? veut-elle savoir. Il y a des rideaux en velours bordeaux ? Une fumée d’encens s’échappe par la moindre aération ? Tu es attirée irrésistiblement comme par un magnétisme mystérieux ?

Je soupire avant de répondre : Rien de tout ça. Pour le folklore, tu repasseras. De l’extérieur, ça ressemble à une agence de voyages soviétique, mais sans les vacances organisées sur la côte Bulgare. Spartiate et sinistre comme j’aime.

Je frissonne, parce que la colère qui m’a propulsée jusqu’ici ne suffit pas à me réchauffer. Il fait un froid humide et triste dans les rues de Saint-Amand-le-Dun. Nous sommes samedi et je pourrais être en train de lire dans mon petit nid parisien au retour de la salle de sport, ou de bruncher avec ma meilleure amie. Au lieu de quoi, je me prépare à affronter le rendez-vous le plus improbable et le plus déprimant de ma courte expérience de propriétaire terrienne.

 Je suis née à Saint-Amand, mais je n’y ai pas habité longtemps. Au décès de mes parents, j’ai préféré m’éloigner de ma famille et j’ai opté pour la pension, puis j’ai fait mes études et ma vie à Paris. Il y a deux ans, mes grands-parents ont quitté ce monde en me laissant un cadeau empoisonné : le château de Vauvey, un joyau historique du douzième siècle qui ne tient plus debout que par hasard.

Depuis, j’essaye de le vendre. Il est trop grand, trop en ruines, trop peuplé de souvenirs désagréables à mon goût. Hélas, il y a peu de candidats crédibles à l’acquisition de biens de ce type. L’an dernier, j’ai cru être enfin sur une piste, mais la banque de mes acheteurs a refusé de les suivre. Au lieu de brader le château pour la moitié de sa valeur, ce qui n’est pas mon genre, je l’ai remis sur le marché. 

À Noël, j’ai connu la joie délirante de trouver sous le sapin une autre proposition sérieuse. Un couple de bobos en mal de choses concrètes voulait transformer Vauvey en hôtel haut de gamme. Mais deux mois plus tard, mauvaise nouvelle : l’offre était retirée. Le lendemain, j’ai reçu un appel de mon agent immobilier, qui m’a éclairée sur la cause de cette nouvelle défection. Mon château, m’a-t-il dit, est hanté. Bien sûr, j’ai failli en tomber de ma chaise.

J’entends encore ce type m’expliquer que mes acheteurs étaient terrifiés et que la transaction ne serait pas conclue. Comme je ne crois pas aux fantômes, j’ai éprouvé des difficultés à digérer ce message. L’agent, calme et candide, m’a avertie qu’il cessait toutes les opérations tant que je ne serais pas passée par un spécialiste en affaires surnaturelles pour régler ce problème. Bien sûr, il avait une adresse à me recommander. J’ai pensé un moment qu’il s’agissait d’un appel du pied pour augmenter sa commission, mais il n’a rien voulu savoir. 

Voilà comment je me retrouve aujourd’hui à rencontrer un voyant-médium, Louis Destel. Je m’attends à ce qu’il me vende un exorcisme complexe et coûteux, de mèche avec l’agent immobilier.

Évidemment, avant de foncer dans le panneau, j’ai tenté de contourner le problème. J’ai cherché à me passer des services de l’agence. Hélas, j’ai très vite compris que les visites de particulier à particulier attiraient surtout des rêveurs et des indécis et que faire l’aller-retour à Saint-Amand à la demande de tous ces touristes aurait raison de ma santé physique comme mentale. La gardienne que j’emploie pour entretenir le château s’est révélée encore plus nullissime que prévu. Celle-là, j’aurais vraiment dû rester au fond de mon lit le jour où je l’ai embauchée. Je l’ai juste prise à mon service parce que sa tête me disait quelque chose, dans un moment de faiblesse vraiment inexcusable. Je la suspecte de tout faire pour conserver son poste en évitant la cession. Et impossible d’identifier un autre agent immobilier à moins de cent kilomètres. 

Selon mon analyse, tous ces gens trouvent un malin plaisir à démontrer à la « p’tite dame » de la ville qu’on n’arrive pas en cowboy dans le monde rural en prétendant régler tous les problèmes. Je n’ai pas le choix, me voilà obligée de passer par ce soi-disant voyant-médium pour vendre mon château, et ça me rend dingue. 

Cependant, aujourd’hui, je ne suis pas venue ici pour perdre mon sang-froid, mais pour réunir le maximum d’éléments sur cette situation ridicule, quitte à jouer l’imbécile pour mieux les coincer. Ces escrocs, j’ai l’intention de me les faire, avec violence et publiquement. Alexia, ma meilleure amie qui se trouve aussi être journaliste, m’a briefée à mort sur toutes les informations qui lui permettraient d’écrire un super article à scandale sur cette arnaque berrichonne à coucher dehors. Elle a caché un enregistreur dans mon sac à main avec un micro dissimulé contre une couture du cuir. 

Je suis déterminée à suivre ses conseils : avant tout, rassembler le maximum de données. J’ai passé tout le trajet en voiture à m’exhorter à la subtilité et au sang-froid. Je serai calme, posée, maîtresse de mes émotions de colère et de frustration.

Ce charlatan, je sais que j’ai un week-end pour le réduire en miettes.

En attendant, il va finir par se rendre compte que je pianote sur mon smartphone comme une frénétique devant ses bureaux. Je ne suis pas prête à faire face à la folie de la campagne. Je donnerais à peu près n’importe quoi pour ne jamais avoir eu de racines ici, à Saint-Amand. 

Les yeux vissés sur mon portable, je guette avec impatience la réponse d’Alexia. J’ai besoin d’un encouragement. Qu’est-ce qu’elle fait, là, elle est en train de bruncher avec un type fascinant ou quoi ? Finalement, l’appareil émet sa vibration rassurante : bah, il faut envisager ça comme une expérience amusante. C’est l’heure. Vas-y, ne lâche rien. 

Je me vexe : tu m’as déjà vue lâcher quelque chose ???

Essaye aussi de prendre un peu de bon temps, suggère Alexia.

Je grogne. Oh, ne t’inquiète pas. Je vais m’éclater à leur faire la peau, et me débarrasser de cette ruine.

Je remets mon téléphone dans mon sac et me redresse de toute la hauteur de mon mètre soixante. En me répétant mon mantra – je suis une killeuse, je suis une amazone – je pousse la porte. À quoi ressemble-t-il, ce médium ? À un vieux type en peignoir qui fait des réussites tout seul et dont les yeux se révulseront à la première confrontation ? On va le découvrir. 

Une clochette annonce mon entrée. Je n’ai pas le temps de détailler les affiches kitsch au mur, qui à coup sûr sortent directement des presses du comité régional du tourisme du Centre Val de Loire. Elles représentent toutes des paysages berrichons, c’est marqué dessus. 

Où se cache-t-il ? Probablement là-bas, derrière cet énorme écran d’ordinateur, vintage 2000 sinon pire. 

Je m’annonce, sur un ton aussi pète-sec que possible :

— J’ai rendez-vous à midi. Jeanne Scarlatti.

Je l’entends avant de voir son visage : 

— Entrez, je suis à vous dans une minute. 

Oh. Cette voix riche et, comment dire, jeune, ne s’accorde pas avec le stéréotype de Monsieur Soleil que j’avais en tête. Je m’approche et profite de ce qu’il termine je ne sais quoi sur son ordinateur antédiluvien pour détailler l’adversaire. 

Et merde.

Bien sûr, j’aurais dû m’en douter, impossible d’embrasser le métier de l’arnaque sans disposer d’un minimum syndical de charisme. Mais là, je risque d’avoir un peu de mal à gérer. Et je ne peux pas m’empêcher de déplorer l’esprit de gâchis cosmique qui a planté un type pareil dans un endroit aussi reculé. Il a quelque chose de vraiment spécial, avec ce visage, ces yeux d’ambre étranges qui s’allument quand il lève la tête. Oh, il ne gagnera pas un premier prix de style, sa coupe de cheveux est inexistante et sa tenue se résume à l’uniforme campagnard, jeans, boots et gros pull à col roulé troué. Cependant, il dégage une indéniable aura de calme et d’assurance. J’aurais préféré un escroc plus inoffensif.  

Quand il se déplie, je prends une inspiration involontaire en reculant d’un pas. 

Il me tend la main :

— Louis Destel, enchanté.

Je touche sa paume chaude et je perds le fil. Une vision s’impose à moi avec la force d’un souvenir. 

Tout à coup je ne suis plus ici, je suis à Vauvey — dans le château, mais pas comme je l’ai vu récemment. Il y a des meubles, du soleil, des fines particules qui dansent dans l’air et un sourire sur le visage de cet homme, Louis Destel, alors qu’il s’approche de moi et m’embrasse dans le cou, juste sous l’oreille là où c’est sensible. Je murmure son nom, extatique. Je l’attire à moi, les deux mains enfouies dans ses cheveux, et quand il m’attrape par la taille, je sens une chaleur délicieuse se répandre dans tout mon corps.  

Tout aussi brusquement, mon imagination me jette à nouveau dans la boutique sombre et triste, le souffle court, désorientée. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Je viens littéralement de flasher sur ce type. Et je ne suis pas le genre de midinette à tomber en transe dès qu’un mâle croise son chemin, très peu pour moi. J’essaye de me ressaisir, totalement déroutée. Cet instant d’intimité m’a semblé si réel. 

J’espère que je n’ai pas vraiment soupiré son prénom, il ne manquerait plus que ça. Je rougis jusqu’à la racine de mes cheveux — ce n’est pas de ma faute, mon sang latin me joue souvent des tours. Puis je me reprends en main. OK, il est beau à tomber, mais on va se calmer un peu. Je suis en mission, et ce type en face de moi, c’est l’ennemi.

Patient, il désigne une chaise d’un geste hospitalier. Il me regarde enlever mon manteau avec ces yeux presque jaunes qui me mettent délicieusement mal à l’aise. Si ça continue comme ça, je vais perdre tout mon mordant et me laisser rouler dans la farine. 

— Je ne crois pas qu’on se connaisse, dit-il. Vous habitez dans le coin ? 

— Non. 

Si je l’avais déjà croisé, je pense bien que je m’en souviendrais. 

Un ping me fait sursauter. Un SMS d’Alexia me rappelle à la réalité.

Alors, raconte, ce médium, il porte un turban ou pas ? Il t’a montré sa boule de cristal ?

Je prends une grande inspiration et je décide de suivre le plan à la lettre : je dois récupérer un maximum d’informations susceptibles d’intéresser un journal. D’abord, a conseillé Alexia, la couleur locale. Les lecteurs adorent l’exotisme, et les rédac-chefs ne jurent que par ça. Si on veut que le papier soit accepté, il en faut des tonnes.

Je me renseigne donc vaillamment :

— On est dans le Berry, là ?

— Plus ou moins, répond Louis Destel. Saint-Amand ne faisait pas partie de l’ancienne province du Berry, mais on est dans le Cher, donc pour des questions de marketing touristique on arrondit un peu les limites. Comme ça, à la faveur d’un malentendu, les romantiques cultivés qui viennent visiter le château de George Sand tenteront peut-être un crochet par ici sur la route d’Apremont. Et puis, nous avons aussi beaucoup de fautes de frappe.

— Des fautes de frappe ?

— Les erreurs de GPS. Les étourdis qui se trompent en croyant rouler vers Saint-Amand-Montrond. Une ou deux consos par mois chez Jeannot quand ils décident de faire une pause avant de rebrousser chemin. C’est toujours ça de gagné.

Je note en passant qu’il a de l’humour et une fossette, et j’archive ça sans ménagement dans les sous-couches de mon cerveau, dans le classeur fantasmes intempestifs et affinités sans lendemain. Avant de reprendre mon investigation : 

— Et ça marche, le tourisme ? Vous recevez beaucoup de clients par ici ? 

La désolation de sa boutique semble attester du contraire. D’ailleurs, il hausse les épaules.

— Non, le tourisme ne marche pas. Et non, je ne suis pas une attraction touristique prisée.

— Vous arrivez à vivre de vos… talents ? 

Question perverse, bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il essaye de faire, mais il est évident qu’il ne peut y avoir là-dedans ni don ni profits durables. À moins que cette mise en scène miteuse ne fasse partie de l’attrape-nigaud et que ce type en face de moi, avec cette barbe de deux jours, ces pommettes ciselées et ce pull troué, ne soit en fait le Ponzi berrichon. 

En tout cas, il me répond très sérieusement : 

— Il y a beaucoup de vieilles bâtisses dans la région, et des lieux-dits avec une histoire assez violente, à écouter les légendes du coin. C’est souvent du flan, mais les gens ici croient à ce genre de choses.

Ce qui est précisément mon problème. 

— Bon, enchaîne-t-il, maintenant, si vous me disiez ce que je peux faire pour vous ? 

Il se moque de moi ? Il sait déjà pourquoi je suis là. Il le sait parce qu’il est en train de m’arnaquer avec son copain, Dupré, l’agent immobilier de mes deux.

— Arnaud Dupré est persuadé qu’il y a des fantômes dans mon château et que vous êtes le seul à pouvoir m’aider. 

— De quel château parlez-vous ? 

— Vauvey. 

— Vous avez acheté Vauvey ?

Il me regarde droit dans les yeux, avec une expression difficile à situer. Mais c’est probablement juste un effet de cette couleur d’iris si particulière qui me donne envie de m’envoyer un petit whisky. 

— Non, dis-je, je veux vendre Vauvey.

Il soupire. 

— Je vous demande pardon, je pensais que le château était allé à Martial Grodin. Il a tendance à s’en vanter. Si mes souvenirs sont bons, il l’a même déjà joué au poker. 

Les bras m’en tombent. 

— Quel naze !

Cependant, je dois dire que cela ne m’étonne pas. Mon cousin Martial a toujours fait preuve d’une inventivité hors pair en matière de farces et attrapes. 

— Il était particulièrement aviné ce soir-là. Mais ne vous inquiétez pas, personne n’en a voulu, rassure Destel. 

Je maudis une fois de plus le destin qui a fait naître ma mère dans cette région de légendes et d’imaginations trop créatives. Entre mes cousins mythomanes joueurs invétérés — et je ne tiens pas vraiment à apprendre quelles activités Martial développe à Vierzon —, ma tante aussi fourbe que bovine, ma gardienne éthérée et inefficace, quand je rentre au pays, j’ai souvent l’impression de basculer dans la cinquième dimension. Et le spécimen en face, là, voilà encore quelque chose de nouveau. 

En même temps, je viens d’avoir une idée. Peut-être toute cette situation n’est-elle qu’un vaste malentendu.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Martial et vous ou entre Martial et Dupré, mais je peux vous garantir que mon cousin et moi sommes deux entités radicalement distinctes. Mon nom est le seul sur l’acte de propriété et cette histoire de fantômes ne nuit qu’à moi, pas à Martial. Maintenant, si on pouvait avancer sur ces nouvelles bases, peut-être que ma vente est encore récupérable. Une attestation écrite d’absence de, euh, d’éléments surnaturels suffira amplement. 

Destel esquisse un geste d’impuissance.

— Je suis désolé. J’ai beau ne pas souscrire au fan-club de votre cousin Martial, je peux vous garantir que ni moi ni Dupré n’irions inventer une fiction pour vous empêcher de céder ce bien. Ça ne marche pas comme ça. 

Je hausse les sourcils. 

— Vous voulez rire ? Je suis quand même du coin. Je sais de source sûre que c’est exactement comme ça que les choses fonctionnent à Saint-Amand.

Mon interlocuteur se rembrunit, clairement ma remarque lui a déplu.  

— Dupré est un type honnête, s’il déclare qu’il y a un problème à Vauvey, il faut le prendre au sérieux. 

Je n’en crois pas mes oreilles. 

— Dites-m’en un peu plus, relance le prétendu médium. Au-delà du titre de propriété, quel est votre lien avec le château ?

J’entends, comme si j’y étais, des rires de cousins ados bien plus redoutables que des esprits frappeurs, le claquement des portes de placards. Mon pouls explose. J’essuie mes mains moites sur mon pantalon en faisant un gros effort pour ne pas penser aux rêves qui me réveillent en larmes une nuit sur deux. 

Je ne vais quand même pas déballer ma vie à ce type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Tout ce que je lui dirai sur moi ne fera qu’alimenter son arnaque. 

Je grince :

— Rien, à part un ou deux souvenirs de jeunesse désagréables. 

Il me dévisage. 

— Ça me paraît bien suffisant, à voir votre réaction. Je vous propose une nuit sur place pour constater la présence ou non de spectres. Si vous restez pour le week-end, on peut y aller ce soir, je n’ai pas de veillée prévue. 

Et merde.

— Quoi, vraiment, dès ce soir ?

J’ai réservé une chambre dans un vrai château, un endroit agréable pour personnes normales avec un spa, à des kilomètres au sud-ouest, dans le Berry civilisé. C’est le petit plaisir que je m’offrais pour me consoler de toute cette misère et je n’ai pas du tout envie de le sacrifier pour une expérience de camping extrême dans ma ruine glaciale. Je bosse déjà assez dur comme ça toute la semaine, le week-end, j’ai besoin de mon confort, et de mon sommeil. 

— Il faut y passer la nuit, affirme Destel, et il faut être vraiment motivé, car ça peut secouer. 

Aggh. Non seulement je me fais arnaquer, mais en plus, je dois donner de ma personne ? Qu’est-ce que c’est que ce plan ? J’essaye de négocier. 

— Écoutez, il n’est pas vraiment en état… on est en plein mois de février… 

Le regard jaune est braqué sur moi :

— Si vous préférez vendre en juin, ça ne me pose pas de problème. 

Je grogne. 

— On y va à minuit, on constate qu’il ne se passe rien, vous m’établissez un certificat de non-hantise ou quoi, je vous signe le chèque pour vous dédommager de vos efforts, et tout le monde est content ?

— Un certificat de non-hantise ? Ça n’existe pas. Je ne suis pas en mesure de garantir une chose pareille. 

Grrr. C’est l’embrouille la plus bancale dans laquelle on ait jamais essayé de me pousser. Je ne sais plus par quel bout prendre le problème. J’ai proposé du fric, il faut peut-être que je donne un chiffre ? Je trouve que me suis déjà montrée très patiente. 

— Écoutez, je sais ce que vous êtes en train de faire, mais ça me fatigue de rentrer dans ce genre de jeu bidon. 

Il semble authentiquement surpris.

— Qu’est-ce que j’essaye de faire ?

— Vous pouvez tout me dire. J’ai l’habitude de jouer cartes sur table. Vous allez me donner votre prix, à la fin ? Vous voulez combien ? Un sac, deux sacs ? Plus, ce sera difficile quand même.

Et maintenant il a l’air vexé. C’est quoi ce type, un escroc honnête ? Ou bien c’est encore plus grave que je ne le pensais ? Je me figurais qu’au pire un chèque suffirait à régler le problème, et malgré mon immense contrariété, et mon envie tout aussi intense d’enquêter à fond et de faire très mal à quelqu’un, j’étais prête à me résigner.

Cette fois, il s’énerve. 

— Si vous ne voulez pas, j’ai vraiment autre chose à faire de mon temps. Vous ne croyez peut-être pas aux fantômes, mais je vous conseille de garder l’esprit ouvert, parce que vous avez très probablement un souci. Laissez-moi vous formuler une proposition : vous ne payez pas. Je ne vous réclame pas d’argent. À la fin si vous décidez que ma prestation mérite un salaire, vous me dédommagerez pour ma peine. C’est vous qui voyez. 

Je le regarde, perplexe. Pas d’honoraires ? C’est sûrement une technique de charlatan pour avoir l’air digne de confiance. Il va forcément essayer de m’embarquer dans un rituel compliqué, un exorcisme ou autre chose, c’est obligatoire, c’est la loi des services : vendre plus de services. Ce n’est pas à moi, une consultante, qu’on va la faire. Je connais tout ça par cœur. Il va produire des fantômes et me faire miroiter une quelconque opération de nettoyage surnaturel, et alors, je le prendrai la main dans le sac. Je vais lui donner mon accord quand un carillon se fait entendre. 

— Salut, c’est moi ! lance une voix mélodieuse du côté de la porte. 

Le médium lève les yeux et son visage s’éclaire. La frustration de discuter avec moi est à 200 % responsable de son air d’ours mal peigné. Quant à moi, je me décroche presque la mâchoire en détaillant la créature qui vient de franchir le seuil.

Elle est habillée pour la vie au grand air, comme moi, mais on dirait qu’elle descend des podiums des défilés automne-hiver. Sa poitrine opulente se voit même sous son gros ciré, alors que la mienne a tendance à disparaître dès que j’enfile un T-shirt. Et je ne parle pas des cheveux blonds qui lui cascadent dans le dos. Difficile de ne pas ressentir une pointe de jalousie que je préfère ne pas analyser. Mon truc, dans ces cas-là, serait plutôt de devenir encore plus brutalement autoritaire. 

— Va pour la nuit sur place, mais je veux des garanties.

Destel se retourne vers moi, les sourcils froncés.

— Je ne peux vous dire qu’une chose : si ça marche, ce sera de cette façon-là.

Il se tourne vers Barbie campagne en soupirant.

— Tu peux patienter cinq minutes ? Je suis à toi tout de suite. 

À la façon dont il dit « je suis à toi », je suis convaincue qu’ils n’ont pas rendez-vous pour déjeuner, mais pour un midi-quatorze heures torride entre statues grecques à l’étage de la boutique. Et j’ai beau me persuader que la vie privée des escrocs glamour ne me regarde pas, une petite voix perfide me susurre que mon week-end thérapeutique ne s’annonce pas très bien.  

Bon. On se calme. Les petites voix perfides, j’en dévore cinq pour mon petit-déjeuner. On est à Saint-Amand, on assiste à une scène de préliminaires entre deux individus locaux, d’ailleurs ils sont sûrement cousins, du même fonds génétique béni des dieux. Voici tout au plus un terrain fertile pour une enquête anthropologique. Rappelle-toi, Jeanne : on cherche du pittoresque, du journalistique.

Je fais donc mine de m’intéresser à la nouvelle venue : 

— Vous êtes du coin ? Vous travaillez dans le secteur primaire ? 

— Oui et non. J’ai quelques vignes du côté de Pouilly, encore pas mal de bêtes à droite, à gauche, et une entreprise qui n’est plus vraiment une startup. Réalité augmentée. 

— Ici, dans la région ? 

— Oh, quelque part entre Hong Kong, New York et Saint-Amand, explique la jeune femme. Ça dépend des opportunités d’investissement et de la saison de la chasse.

Je relance, tout en sachant que je me fais du mal :

— Vous chassez quoi ?  

L’autre esquisse un sourire énigmatique :

— Oh, un peu de tout, vraiment.

Louis Destel met un terme à la conversation. 

— Alors c’est noté, rendez-vous à Vauvey à dix-sept heures.

Je comptais déjeuner puis rendre visite aux cigognes sur les bords de l’Allier. Et, bien sûr, voir si le camp de gens du voyage était revenu. Je m’aperçois, déçue, que mon programme va tomber à l’eau si je veux vraiment tirer au clair cette histoire de fantômes.

— Je vous conseille de dormir, ajoute-t-il, la soirée risque de durer. 

Je n’en doute pas une seule seconde. 

2. LOUIS

— C’est sympa de déjeuner ensemble, dit Barbara en jouant avec un bout de pain. On devrait le faire plus souvent. 

J’acquiesce distraitement, la tête ailleurs. J’en suis à mon troisième verre de vin et je me remets à peine de mon choc. Dupré m’avait prévenu qu’il se passait sans doute quelque chose à Vauvey, mais je poursuivais une magistrale politique de l’autruche, faisant de gigantesques détours en voiture pour éviter le château. Et voilà que je viens de me charger de cette mission. Gratuitement, alors que s’empilent les échéances de février, les assurances à payer, la note de chauffage. J’ai du mal à y croire moi-même. Je passe une main dans mes cheveux, incrédule et dégoûté par ma propre bêtise. Il est vraiment regrettable qu’embrasser la carrière de médium ne vous vaille pas automatiquement une pension d’invalidité pour sensibilité handicapante et stupidité extrême

L’arrivée de nos plats fait diversion et Barbara s’engouffre dans la brèche avec les problèmes de son petit vaste monde.

— Xav a dit qu’il était partant pour racheter mes vaches, mais quand je l’ai vu, j’ai compris que je voulais les garder. Il faudrait peut-être que je consulte. Sur le papier, c’est trop, trop de projets, trop d’avions, trop de contacts, trop d’œufs dans trop de paniers. Et pourtant, plus j’ai de fers au feu, plus je me sens vivante… 

Je fais un effort surhumain pour me concentrer sur le paradoxe de Barbara. Ce n’est vraiment pas le jour pour moi. J’aurais dû décommander notre déjeuner, mais elle passe si rarement par ici.  

— J’ai besoin de me trouver au cœur des choses, dit-elle. Et toi, Louis ? Comment va ton business ?

— Florissant.

Un autre paradoxe de Barbara : elle ne croit pas aux fantômes et aux manifestations surnaturelles, mais elle m’accepte comme un entrepreneur. Hélas, la réalité financière de mon activité ne cadre pas trop avec sa vision du succès.

— Tu es un type plutôt brillant. Je n’ai jamais bien compris pourquoi tu n’avais pas cherché à t’appuyer sur cette thèse renversante que tu as écrite. Tu peux encore faire quelque chose de ton existence, tu sais. Toujours pas le courage de monter à Paris ? 

Sa sollicitude à double tranchant me réveille d’un coup sec, aussi sûrement qu’une gifle : 

— Comment ça pas le courage ? 

Officiellement, je professe peu d’intérêt pour la capitale. Je déclare à qui veut l’entendre mon amour très réel pour la région, ses valeurs plus fondamentales et ses rythmes plus harmonieux que ceux de la ville. Je glisse que je préférerais me coltiner un poltergeist que de « monter à la capitale » comme ils disent tous. 

La vérité, la voilà : je suis incapable de quitter Saint-Amand. Littéralement. La dernière fois que j’ai tenté de sortir du triangle Nevers-Bourges-Montluçon, je ne sais même pas ce qui m’est arrivé. J’étais parti droit devant, en direction de Paris, peut-être pour aller me confronter à Barbara, ou bien furieux après une veillée nocturne avec un spectre particulièrement exaspérant. 

Je ne m’en souviens pas très bien. Je sais ce que j’ai pu reconstituer à partir des témoignages de tiers : un couple de bons samaritains m’a déposé en voiture aux urgences de Jacques Cœur à Bourges, me croyant ivre au dernier degré. Je n’avais pas un gramme d’alcool dans le sang. Je n’avais rien bu, pas une goutte. Je m’étais juste arrêté dans un café au bord de la D944 avant de m’effondrer dans les toilettes. Je n’avais pas été assez téméraire pour m’engager sur l’A71, ce qui m’a probablement sauvé la vie, car sinon, j’aurais sans doute perdu connaissance au volant de ma Fiat. Je n’avais parcouru que 17 km à la sortie de Bourges.

Les médecins, un peu surpris tout de même, ont mené de nombreuses analyses, sans rien trouver de particulier. Je n’ai pas réitéré l’expérience depuis. Je crains d’être littéralement prisonnier de cette campagne. Mais je ne l’avouerai jamais à Barbara, seul mon copain Phileas est au courant. 

— Enfin, fait-elle, c’est toi qui vois. Du moment que tout roule pour toi ici, c’est bien aussi. Elle est du coin ta cliente, non ? Je la connais ? 

Je hausse les épaules. 

— Elle est née à Saint-Amand, mais elle vit à Paris.  

La cliente, voilà mon deuxième problème. Qu’elle ne croie pas aux fantômes, c’est une chose à laquelle je suis plus qu’habitué. Elle sous-estime la situation : classique. Ce qui me gêne davantage, c’est qu’elle garde des informations pour elle. Je suis sûr qu’elle ne m’a pas tout dit sur le château.

— On l’a fréquentée au lycée, affirme Barbara. 

— Je ne la remets pas.

Barbara insiste : 

— C’est la cousine de Nathan et Martial. Elle était là l’été après le bac.

Vieille connaissance ou pas, je vais avoir du mal à me retenir de sauter à la gorge de cette Jeanne Scarlatti, avec ce feu arrogant dans ses yeux presque noirs, si elle continue à m’agresser de la sorte. Où se croit-elle au juste ? Elle m’a carrément traité d’escroc et a cherché à plusieurs reprises à me forcer la main. Elle m’a donné envie de lui rentrer dans le lard d’une matière très concrète. Je me mets à penser à l’arc narquois et sensuel de sa bouche en cœur, à son postérieur généreux moulé dans son jean. Ce souvenir me donne des idées un peu trop précises pour rester tout à fait déontologiques.

— Hé, on dirait que t’es ailleurs, s’amuse Barbara. Tu te remémores ta jeunesse ? Ça va être bizarre, ce soir, au château, avec Isaure, non ?

Je la dévisage, perplexe. 

— De quoi est-ce que tu parles ? 

Elle rit.  

— Tu vas avoir du mal à l’éviter si tu passes la nuit à Vauvey.

Je ne comprends pas. 

— Je ne cherche pas à éviter Isaure, dis-je.

En réalité c’est vrai, je la fuis comme la peste, sans savoir vraiment pourquoi. Elle me fait froid dans le dos, je l’ai toujours trouvée excessivement étrange, depuis le premier jour en seconde où elle est venue s’asseoir à côté de moi au lycée, avec son air de chien battu et tous ses coups d’œil en coin vers mes notes de trigonométrie. Je la croise parfois au village. Elle n’a pas changé d’un pouce en vingt ans. 

— Tu ne te rappelles pas cette soirée où tu t’es tapé Isaure ? 

Je manque de m’étrangler.

— Qu’est-ce que tu racontes ?  

Barbara se paye ma tête. 

— Je comprends que tu aies refoulé tout ça. C’était… embarrassant. 

— Mais non, dis-je, il ne s’est jamais rien passé entre Isaure et moi ! Jamais je n’aurais abusé d’elle. Elle est simplette. 

Barbara rit de plus belle. 

— Pas la peine de te mettre dans des états pareils ! Tout ça est très largement prescrit, je disais ça juste pour te taquiner. Tu penses que je devrais vraiment me désengager des exploitations ici ? Pauvre Xav, je me suis rappelé toutes les tuiles qu’il a souffertes avec ses vaches, et je n’ai pas pu lui confier mes bestiaux. C’est bizarre. Il faut croire que moi aussi, finalement, j’ai l’élevage dans le sang. Entre autres choses. Je t’ai raconté mes opportunités d’investissement au Nigeria ? 

Ses yeux brillent, comme à chaque fois qu’elle parle de business. Elle n’a toujours pas remarqué que cela ne m’intéressait pas. 

Tandis que Barbara enchaîne sur Nollywood et les gazelles digitales du golfe de Guinée, je reviens peu à peu à la raison. Je dois me montrer professionnel. Ma cliente a besoin d’aide et moi, il va me falloir des réponses un jour ou l’autre. 

Je sais depuis longtemps que quelque chose cloche à Vauvey. J’ai toujours repoussé le moment d’y mener une enquête plus approfondie, parce que le château m’impressionne. Que les maisons hantées de la région m’appellent, cela arrive. Mais les signaux envoyés par Vauvey sont différents, plus précis et plus gênants. Une présence surnaturelle s’y terre, j’en suis certain, car depuis quelques mois elle me réveille la nuit. J’ai le désagréable sentiment que cette mission est à part, trop personnelle. L’accepter serait sans doute contraire au code déontologique de la profession… s’il y avait une profession. Mais ce n’est pas comme si j’avais pléthore de confrères à qui référer mes cas problématiques.

— Tu portes encore cette bague ? demande soudain Barbara. Elle est jolie, remarque. C’est la même couleur que tes yeux. 

Monté sur un anneau très sobre, le bijou est mixte. Je l’ai retrouvé l’été dernier et n’ai pas pu m’empêcher de le passer à mon doigt. Je donne à Barbara mon explication officielle :

— C’est un héritage de famille. 

En fait, il me sert de pense-bête. La bague apparaît dans ces rêves très réalistes qui ont tous pour cadre le château et qui me poursuivent depuis quelque temps. Je peux même entendre le bruit qu’elle produit en tombant sur la pierre. Je la porte pour bien me rappeler que je cours au-devant d’une catastrophe, qu’un destin tragique m’attend.

Je nous verse un autre verre pour interrompre le cours de mes divagations et ainsi empêcher le sale souvenir d’y planter ses griffes. À vrai dire, la bague achève de me convaincre. Il fallait bien que je finisse par prendre mon courage à deux mains et par me rendre sur les lieux. Et de toute façon, je ne peux pas laisser cette Jeanne Scarlatti, si combative qu’elle soit, toute seule face à Vauvey. 

J’y vais. Je reste professionnel. Je n’assaille pas physiquement la cliente. Je tire cette histoire au clair. 

3. JEANNE

Vauvey se terre un peu à l’écart de la départementale, au bout d’une route cahoteuse envahie par la végétation. Pour l’atteindre, il faut se frayer un chemin au milieu des arbres puis dans le dédale d’anciennes fortifications qui se sont affaissées et érodées avec le temps. Le bâtiment lui-même en impose sans que l’analyse permette vraiment de déterminer pourquoi. Il est fait d’un assemblage pas toujours harmonieux de plusieurs blocs d’époques disparates qui se sont fondus les uns aux autres et se retiennent entre eux comme pour retarder l’inévitable effondrement. Le tout flanqué d’une longue grange au toit éventré. 

Voilà, j’y suis. Mon château. 

J’emploie le possessif, parce qu’il est à mon nom et qu’il se transmet dans ma famille depuis des temps immémoriaux, mais je ne sens pas la connexion avec ces vieilles pierres. Pour moi, il ne représente rien de plus qu’un gros tas de cailloux qui pèse une tonne sur ma conscience et sur mon compte en banque. 

Qu’on m’explique pourquoi j’en rêve toutes les nuits, qu’on m’explique… 

Ping.

Je lève mon mojito à ta santé, a tapoté Alexia. 

Je réponds du tac au tac : Connasse.

Ho, ça va. Je disais ça pour te rappeler qu’il y a une vie après ce week-end.

Je souris. Merci. Bref. Juste pour que tu saches où je suis, au cas où on aurait du mal à retrouver mon cadavre.

Le commentaire d’Alexia ne tarde pas. OK Miss Optimisme. Tu as bien compris ce que tu dois faire ? Surtout, tu ne perds pas ton calme comme tout à l’heure. Tu cherches des preuves. Tu visites tout. Tu fais attention aux détails avant de t’énerver. Et essaye de tirer un coup.

J’ai commis la bêtise de confier à Alexia que le médium ressemblait moins à Louis de Funès qu’à un dieu du stade. Son imagination en surchauffe a fait le reste. Mes doigts volent sur l’écran. Occupe-toi de tes fesses.

J’y compte bien, répond ma copine. Au fait, j’ai mis une capote dans la poche intérieure de ton blouson, l’autre jour, quand tu ne regardais pas. Tu peux dire à tout le monde que j’ai un talent extra-lucide ! Je devrais peut-être changer de carrière ? XOXO.

Je glisse une main dans ma poche et sens sous mes doigts le petit étui de plastique. Toutes ces initiatives pour m’inciter à prendre du bon temps, cela va commencer à devenir vexant.

Après le rendez-vous de midi, j’ai pu me recentrer. Un raisonnement très simple m’a remonté le moral. De deux choses l’une : soit Vauvey est hanté, soit il ne l’est pas. Soit j’arrive à faire certifier au « voyant » et à l’agent immobilier que le château n’abrite aucune manifestation surnaturelle. Soit il se passe cette nuit quelque chose d’assez éclatant pour vaincre un scepticisme normal (peut-être pas le mien, mais je ne suis pas une référence). Et dans ce cas, je suis quitte pour me chercher moi-même un acheteur qui désire précisément un manoir tout grouillant d’ectoplasmes. Ce genre d’oiseau rare doit bien nicher quelque part dans le marché, et s’il existe, je le trouverai. 

Tout ce qu’il me faut, ce sont des arguments dans un sens ou dans l’autre.

Une créature diaphane et filiforme s’avance dans la cour du château, jambes nues, bras nus, de longs cheveux d’un blanc presque blond qui flottent au vent dans la lumière pâle de l’après-midi d’hiver. C’est la gardienne, Isaure, qui me salue de sa voix tranchante, trop claire, pas assez timbrée. 

Puis elle me tend une poigne solide et chaude, elle est bien vivante et bon dieu, elle est sacrément réchauffée. 

— Madame Scarlatti ! Je ne vous attendais pas ce week-end.

Je ne l’ai pas prévenue, ça fait partie du plan. 

Je n’ai jamais bien réussi à la percer à jour. Ce n’est pas qu’elle ait l’air un peu ailleurs, c’est surtout qu’elle semble venir d’une autre planète. Par sa grâce, son étrangeté et ses tenues vestimentaires impeccables, même les deux pieds dans la gadoue, elle me fait penser à une créature extra-terrestre. Elle pourrait sortir tout droit de Mars Attacks ou de V. 

— Vous avez de nouveau des visites ? demande-t-elle, visiblement contrariée. 

J’ai aussi parfois l’impression qu’Isaure se vit comme la châtelaine de ces lieux et qu’elle me tolère, à la rigueur, comme un investisseur silencieux et une femme de paille. 

— Je viens passer la nuit, dis-je.

Elle ouvre des yeux ronds. 

— Ici ? Au château ? 

Je me remets en marche vers l’aile principale, la plantant là avec ses airs de stupéfaction offensée. 

— Je pense qu’on va s’installer dans la grande salle. La cheminée fonctionne ? Vous l’avez bien fait ramoner ?

Elle m’emboîte le pas, et avec sa démarche d’alien et ses jambes de cinq kilomètres, elle a vite fait de me rattraper. Je ne suis pas très élancée, alors, pour garder mon avantage, je me retourne et j’attaque : 

— Vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel au château récemment ? 

Elle fait la moue. 

— Eh bien, il y a de nouveau des problèmes de plomberie dans l’aile principale, les toilettes du premier se trouvent donc hors service. J’ai aussi repéré une fuite dans le toit. Vous avez contacté le couvreur ? Ça devient urgent. 

Je grince devant tant d’insubordination : 

— Si ça ne vous embête pas, contentez-vous de positionner des bassines au bon endroit. 

Elle prend l’air offusqué. Je poursuis :

— Mais ce n’est pas à cette étanchéité-là que je pensais. Vous n’avez pas croisé d’intrus ? 

Elle nie d’un mouvement de tête. Le château est tellement vaste qu’il pourrait abriter à l’année une douzaine de squatters sans que cette gardienne sous-douée du zèle ne s’en avise. 

— Ou bien peut-être des phénomènes paranormaux ?

Les yeux d’Isaure, déjà immenses, s’écarquillent encore plus. 

— Je suis désolée, mais je ne crois pas à ce genre de choses, dit-elle.

J’ai l’impression qu’elle me ment. En même temps, j’ai toujours l’impression qu’elle me ment, alors, évaluer le degré de fausseté de ce qu’elle me raconte est relativement difficile pour moi. J’essaye sous un autre angle. 

— Vous connaissez Louis Destel ?

Ses joues rosissent. 

— Oui, bien sûr. On est allés à l’école ensemble.

Deux copains d’enfance. Je me rends compte qu’ils pourraient très bien être complices. 

— Vous savez ce qu’il fait, professionnellement ?

— Chasseur de fantômes, à ce qu’on dit.

Le ton de sa voix, si l’on met de côté ce timbre cristallin si exaspérant, demeure parfaitement neutre. Je suis à présent certaine qu’elle se nourrit de musaraignes et de rats d’oubliettes.

Je continue mon chemin vers l’entrée principale en lançant par-dessus mon épaule :

— Eh bien, il vient passer la nuit aussi.

J’arrive à la grande porte. 

— C’est fermé, dis-je. 

Elle me rejoint. 

— Non, c’est coincé. Je ne parviens plus à l’ouvrir. Le bois a dû gonfler ou les gonds se sont finalement tordus. Elle est trop lourde pour moi. 

Nous essayons de pousser ensemble les panneaux massifs, mais abandonnons rapidement. Je fais la grimace. J’aurais pu m’accommoder du plaisir de passer sous le linteau épais de deux mètres, avec ses sculptures en ronde-bosse presque effacées par le temps. Une entrée en majesté m’aurait peut-être réconciliée avec la ruine ancestrale. 

Mais non, j’ai beau être le chef, je dois me contenter d’emprunter le parcours de service par la cuisine d’Isaure, puis un couloir inégalement dallé (« attention où vous mettez les pieds ! »). Dès que l’on quitte les appartements de la gardienne, la température chute de vingt degrés.

— Inutile de chauffer le logis principal pour une seule nuit, dit Isaure. Le temps qu’il y fasse assez chaud, vous serez déjà repartie. Dormir au château en hiver, quelle drôle d’idée. Il faut revenir en été quand les journées s’allongent. 

Ses conseils m’irritent, j’aime sentir un peu de bonne volonté, sinon de docilité dans mes équipes. J’insiste : 

— Vous pouvez nous mettre un ou deux radiateurs d’appoint dans la pièce à vivre ?

Je suis sûre qu’elle entrepose quelque part un de ces vieux grille-pain qui risquent à chaque instant de prendre feu. Ça conviendra à merveille.

Mais elle grimace. 

— Non, désolée, rien du tout. Et puis, il faudrait pouvoir les brancher, et vous n’avez pas encore refait l’électricité. Et je n’ai pas de rallonge. Vous auriez dû me prévenir.

Ce détail logistique m’avait échappé et n’augure rien de bon pour l’alimentation de mon ordinateur portable. Tant qu’à passer une soirée interminable coincée ici, j’aimerais autant boucler ma présentation pour lundi. 

— Merci, Isaure, dis-je. Pas de problème. Vous pouvez prendre votre après-midi. 

Elle me dévisage, son visage ne trahit pas la moindre expression. 

— Comment ça ? 

Elle habite ici, donc je ne peux pas l’envoyer promener, mais je ne tiens pas à l’avoir dans les pattes. Je compte fouiller le château de fond en comble avant l’arrivée de Destel à cinq heures. 

— Vous n’avez pas des courses à faire, des sangliers à chasser, des simples à cueillir, une vieille maman à visiter ? je demande. 

Elle hausse les épaules. 

— Non. Je m’éloigne rarement de Vauvey.

— Vous ne voulez pas aller au Gap de Bourges de ma part ? Il y a un Gap à Bourges ? Ou bien un ciné peut-être ?

Mais elle refuse de saisir cette occasion de s’ouvrir au monde extérieur. Je soupire. 

— Bon, en tout cas, je n’ai pas besoin de vous et j’aimerais avoir le château pour moi toute seule. Merci de vous cantonner à vos appartements. 

Voilà, quand j’essaye de me montrer moins autoritaire, les gens ne comprennent pas. Ce n’est tout de même pas de ma faute. 

Isaure s’éloigne vers sa cuisine et j’entre dans la partie moyenâgeuse de l’édifice. Une odeur de salpêtre, de vieilles pierres et de bois pourrissant m’accueille à l’intérieur. Berk. Je ne peux pas dire que ça m’ait manqué.

Je commence par la grande salle, là où j’ai décidé de tenir la « veillée ». Cette pièce a dû être vraiment magnifique, avec sa cheminée assez vaste pour faire rôtir un bœuf, ses poutres apparentes taillées dans des troncs entiers, ses carreaux déformés par des siècles de passages. 

À mon avis, les champignons et la vermine sont les seules manifestations de quoi que ce soit ici. Le temps, l’usure, la négligence, la solitude suffisent largement à rendre un bâtiment inhospitalier. Pas besoin de fantômes pour ça. 

— Moi, je vais te vendre à un prince plein aux as qui saura te requinquer, promets-je au château, avant de me resaisir — je ne vais tout de même pas me mettre à parler à ce tas de gravats. 

Je prends le grand escalier. Les marches sont si irrégulières qu’au premier coude je m’appuie, sans le vouloir, contre le mur. Je retire ma main immédiatement. Le contact de la pierre froide, lisse et légèrement visqueuse évoque la peau d’un serpent. Je crois que je vais me débrouiller pour garder l’équilibre par mes propres moyens, merci bien. 

À l’étage, je visite chaque pièce. Ce que je cherche : un lecteur dissimulé, un projecteur, une machine à fumée, un déguisement, un drap avec des trous pour les yeux et une paire de chaînes rouillées ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas quel genre de son et lumière Louis Destel offre à ses clients, si c’est le show amateur ou la version David Copperfield, mais s’il y a des indices, ils sont pour moi.

J’avance rapidement, car le château est pratiquement vide — presque tous les meubles ont fait les frais de pillages successifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les plus jolies pièces de mobilier se trouvent maintenant dans des propriétés privées outre-Rhin, et l’essentiel de ce qui restait a brûlé à la libération. Les quelques rescapées — une chaise Empire par-ci, un guéridon par-là — finissent gentiment de pourrir. Je les retourne avec méthode, explorant chaque recoin. 

Décidant de ne rien laisser au hasard, je monte jusqu’à la glorieuse tour de garde. Je savais que le toit s’était beaucoup dégradé. Des bassines en plastique de toutes les couleurs à différents degrés de remplissage encombrent la pièce. L’eau y croupit et il y a même des insectes morts et des araignées, certaines de très bonnes dimensions. Je fronce le nez et retourne bien vite dans le corps principal du bâtiment. 

Dans le couloir du second, je passe en frissonnant. Il y fait toujours un froid glacial, à cause des courants d’air et de l’isolation inexistante. J’en garde de très mauvais souvenirs. En particulier de la rangée de placards communicants qui longe la mansarde. Je hâte le pas, le cœur battant, la nuque soudain moite. Je suis restée enfermée ici à plusieurs reprises lorsque j’étais enfant, grâce à mes cousins. Je sais, se faire avoir de manière répétée n’est pas un signe de grande intelligence en temps normal, mais il faut compter avec l’inventivité maligne de Martial et Nathan Grodin. La dernière fois qu’ils m’ont emprisonnée là, j’avais dix-sept ans, et j’ai passé toute la nuit à grelotter, pendant qu’ils s’amusaient à une fête. J’ai aussi eu amplement le loisir de réfléchir, et je me suis promis qu’on ne m’y prendrait plus jamais. Nathan était venu me libérer en rentrant au petit matin (heureusement qu’il avait pensé à moi, parce que Martial avait fait la bringue trois jours durant). J’étais sortie sans le regarder, sans un mot. Je ne les avais pas dénoncés à leur mère, j’avais assuré moi-même ma vengeance. Jouer les victimes, non merci. 

Aujourd’hui, quinze ans plus tard, j’ai encore du mal à me trouver dans un espace clos sans subir une attaque de panique, mais bien malin qui arrivera à me piéger. 

Je m’arrête, indécise. Il m’a semblé entendre quelque chose. Quelqu’un s’est mis à chanter d’une voix féminine, basse et voilée, une chanson triste qui ressemble à une berceuse. Quand je fais quelques pas de plus, le bruit s’éteint. Je cherche la source de la mélodie et finis par la localiser dans une des pièces centrales donnant sur le couloir. Évidemment, il n’y a personne. 

Je souris, plutôt satisfaite à l’idée de trouver mon premier indice. Dissimuler quelque part un enregistrement qui résonne en boucle, ce n’est pas très difficile, cela me paraît donc typiquement le genre de subterfuge auquel recourrait un charlatan à la petite semaine. On vend des équipements de taille très réduite maintenant. Mais je ne vois rien, la pièce me semble totalement nue. Je sors à nouveau dans le couloir, j’ouvre à tout hasard les placards, même s’il s’en échappe, comme autant de chauves-souris, d’effrayantes images surgies de ma jeunesse. Rien à l’intérieur. Je soulève la vieille moquette à la recherche d’un appareil électronique, mais fais chou blanc. La chanson s’arrête, puis reprend, plus haute et plus claire. Je suis à deux doigts de distinguer les paroles. Cela provient indéniablement de la chambre. J’y retourne et me campe au milieu de la pièce, les mains sur les hanches.

— Alors, fantôme, montre-toi si t’es une gonzesse. 

La mélodie n’en finit pas de se dérouler. Je passe la tête dans la cheminée, pleine de suie (ramonage régulier ? mon œil) et la chanson me semble plutôt étouffée. Ce n’est pas dans ce conduit que je vais trouver mon dispositif compromettant. Je toque sur les cloisons tout autour de la pièce, mais aucune ne sonne creux. Je contemple le plafond, trop haut pour moi, puis me venge en éprouvant une à une toutes les lattes du plancher, à la recherche d’une cache dans le sol. La chanson me nargue et son origine continue à m’éluder. La voix féminine est devenue plus audible et je me rends compte qu’elle chante en allemand. C’est original, comme choix de bande-son. Je vois que mon adversaire a pensé à se documenter sur l’histoire locale. Des Allemands ont vécu et sont sans doute morts ici, alors, c’est une idée comme une autre. 

Une des lames du parquet, dans le coin de la pièce non loin de la cheminée, me paraît branlante. Je tire dessus jusqu’à ce que le bois se soulève ; j’essaye de glisser mes doigts dans l’interstice et jure quand la latte retombe en me déchirant un ongle. Je tente à nouveau et cette fois, une écharde se plante dans la pulpe de mon index. Je sors mon trousseau de clefs de mon sac et me sers de la plus grande pour faire levier. Je force et finalement, le matériau cède. 

Sous le parquet, je trouve une épaisse couche de poussière. Je souffle, soulève un nuage, me mets à tousser, ce qui n’arrange pas les choses. Exaspérée, je plonge la main dans la cavité pour tâter, mais il n’y a rien. Je lance le bout de bois à toute force à travers la pièce.

— Hé !

Une voix masculine. Je lève la tête en clignant des yeux. Je finis par le reconnaître à travers la poussière : c’est Louis Destel. Il est en avance. Comment se fait-il que je ne l’aie pas entendu venir ? Le plancher grince. Je devais être vraiment en transe, toute à ma session d’investigation amateur.

— Qu’est-ce que vous faites ? demande-t-il. 

Son expression est insondable. S’il est inquiet de me voir fouiner à la recherche de preuves de son escroquerie, il ne le laisse pas paraître. 

— Du bricolage, dis-je en me redressant et en m’essuyant les mains sur l’arrière et les hanches de mon pantalon. 

Son regard suit mon geste. Une lueur passe dans ses yeux qui remontent en prenant l’omnibus, s’arrêtent sur mon absence éclatante de poitrine et… paf ! Mes tétons se dressent au garde à vous. En baissant le menton vers le sol, je suis même certaine de les apercevoir à travers ma polaire informe. 

Je me braque sur lui, attendant, exigeant qu’il me regarde dans les yeux. Ça y est, tu as fini ton inspection ? Tu es content ? 

Je ne suis pas particulièrement fière de mon corps, mais je suis chez moi et je n’ai de comptes à rendre à personne.

Il hausse les sourcils. Il va s’excuser, peut-être ? Il s’éclaircit la gorge, puis : 

— Vous avez pas mal de poussière dans les cheveux, et… partout ailleurs. 

— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Vous êtes en avance. On avait dit cinq heures. 

Il a un geste vague. 

— Je ne sais pas exactement. 

Je roule des yeux déjà exaspérés. 

— Quoi, vous avez été appelé par la berceuse ? « Schlaf, Kindchen schlaf », ça vous a attiré par-delà la forêt ?

Il prend l’air perplexe :

— De quoi est-ce que vous parlez ?

— Quoi, ne me dites pas que vous n’entendez pas la chanson ?

Il fronce les sourcils. 

— Vous entendez quelque chose ?

OK. Son truc, c’est de vous faire douter de votre propre raison. Un peu pervers comme démarche, mais je suppose que c’est efficace, d’autant qu’il est plutôt bon acteur. La mélopée continue de se dérouler, trouble, elle évoque un fleuve bourbeux qui charrierait d’énormes blocs de tristesse. Et je serais la seule à l’entendre ? 

— Mais non, dis-je, j’ai dû me tromper. J’ai des acouphènes en ce moment.

4. JEANNE

— Écoutez, dit Destel, je pense que nous avons pris un mauvais départ. Si nous devons passer la nuit ici, il vaut mieux présenter un front uni. Les esprits ne réagissent généralement pas bien à la discorde. 

Je fais mon plus doux sourire (j’ai déjà fait pleurer des développeurs juniors avec ce sourire). Bien sûr, il faut qu’on soit copains. J’ai l’intention de lui soutirer un maximum d’informations pour éviter le piège qu’il m’a préparé. 

— Non, dis-je, c’est moi qui suis désolée. Je me suis montrée un peu agressive tout à l’heure. Vous n’avez pas idée de l’énergie et des moyens que cela demande, s’occuper d’un château pareil depuis Paris. 

À son tour de sourire. De petites rides intéressantes jouent au coin de ses yeux. Ce type doit avoir à peu près le même âge que moi, comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu par ici ? Il est si outrageusement canon que je me serais souvenue de lui. 

— Bien sûr, dit-il, ça ne peut pas être facile. Pas étonnant que vous ayez envie de vendre.  

Et voilà. On se comprend. Magnifique. 

— J’aimerais bien visiter les lieux, dit-il. 

Il se moque de moi. Il les connaît sans doute déjà comme sa poche, vu qu’il y a probablement planté toutes sortes de lecteurs, projecteurs, et je ne sais quoi encore. Mais si je le suis et que je l’observe de très près, il se trahira peut-être. J’accepte donc de jouer les guides puis m’excuse quelques instants et me penche par la fenêtre pour capter un peu de réseau et envoyer un SMS à quelques copains. Simple mesure de sécurité. 

Alexia, je suis au château, je suis toute seule avec le type. 

Profites-en bien, réagit-elle immédiatement.

Je dis ça au cas où il m’arriverait quelque chose. 

J’espère bien qu’il va t’arriver quelque chose, répond Alexia.

Je grogne, mais je sais déjà que je peux compter sur elle.

Et de fait après quelques microsecondes de réflexion, cette écervelée m’envoie confirmation : 

Ne t’inquiète pas, j’ai toutes les infos sur ton Louis Destel. N’oublie pas de le lui signaler en passant. Tu as toujours le taser que je t’ai donné ? Bisous. Bon courage. 

Je suis tout à coup très consciente de me trouver dans une position étrange, penchée par la fenêtre et suspendue au-dessus du vide à partir de la taille, pendant que mon postérieur vise probablement le médium droit dans les yeux. Je me redresse en verrouillant à nouveau mon téléphone. Destel détourne le regard au dernier moment, il n’était pas poliment en train de patienter dans le couloir. Je m’éclaircis la gorge. 

— Voilà, dis-je, désolée, mes copains s’inquiètent pour moi, si je ne les tiens pas au courant de mes déboires dans le château hanté, ma horde vengeresse va rappliquer à la rescousse sur son fier destrier. 

La tête haute, je n’attends pas qu’il dégage ma route pour franchir la porte. Je passe si près de lui que je peux sentir son odeur, agrumes et forêt au soleil, avec une base solide de mâle, chaude et terrienne. Il ne porte pas de parfum. Quand je le frôle, il émet un soupir rauque et esquisse le début d’un geste qui me donne envie de me blottir contre sa poitrine. Cette fraction de seconde d’indécision me fait trébucher sur le seuil inégal. Destel tend une main à mon secours, et comme je l’évite, ce qui n’était qu’un simple déséquilibre m’oblige finalement à me rattraper sur les maudits placards du couloir. 

Je croise son regard trouble et lui adresse un sourire un peu crispé. J’aurais mieux fait de garder plus soigneusement mes distances. C’est énervant, cette façon qu’a mon corps de répondre à la proximité de ce type. Alexia a peut-être raison, j’aurais besoin de m’occuper un peu de moi, et ce genre d’émotions confuses ne viendrait plus me déranger. Il me reste une bonne quantité de salles à inspecter et je refuse de m’intéresser à l’ennemi. 

J’entraîne Destel vers le premier étage, que je n’ai pas encore examiné en détail. C’est là que se trouvent les plus belles pièces, la chambre du maître et tutti quanti. Si j’étais un fantôme de seigneur du temps jadis et que je cherchais un endroit digne de mon passé pour une hantise au quotidien, c’est ici que je m’établirais. Bon, bien sûr, si j’étais une soubrette teutonne désespérée qui se suicidait après avoir étouffé son nouveau-né parce que son beau lieutenant nazi l’avait abandonnée pour un obus, je resterais dans les pièces de service. Cependant, j’ai déjà visité ces dernières sans succès. Pourvu que mes escrocs n’aient pas trop lésiné sur les effets spéciaux. 

La plus grande des chambres pourrait devenir vraiment agréable après quelques travaux de rénovation et de décoration intérieure. Trois hautes fenêtres en vitraux aux proportions élégantes font entrer un flot de lumière sur les tommettes usées et les jolis lambris. J’imagine ce que l’on pourrait faire de tout cela avec une armée de plombiers et d’électriciens, une tonne et demie de peinture et beaucoup de cire. Cette pièce nue appelle un lit énorme en fer forgé, quantité de tapis en fourrure et un bon feu dans la cheminée. 

— Quelle pièce magnifique, dit Destel. 

Absolument d’accord avec lui, mais réticente à abonder dans son sens, je dégaine mon jargon impersonnel d’agent immobilier :

— C’est un beau volume. 

— Elle est en bien meilleur état que le reste de l’édifice. Ici, nous sommes vraiment au cœur du château.

Je hausse les épaules. 

— Vauvey a tendance à dépasser un peu mes moyens. 

Je ne peux m’empêcher de ressentir un peu d’amertume. 

Destel sourit : 

— Peut-être que vous trouverez malgré tout une solution. Vous avez l’air d’avoir beaucoup d’énergie. En vous rapprochant de votre château, vous en apprendrez un peu plus sur ce qui ne va pas, sur la meilleure façon de prendre soin de lui. 

Je le dévisage, incrédule. Il y croit vraiment, à son remède magique ? Je hausse les épaules en murmurant :

— Oh, je vois assez bien ce qu’il lui faut, à cette ruine. Un émir bien riche fera tout à fait l’affaire. 

— Les maisons s’attachent à ceux qui les habitent, insiste le médium. 

— Je n’ai jamais vraiment vécu ici. Cette chambre est très belle, mais elle n’est pas pour moi. 

J’esquisse un geste fataliste. Cela ne sert à rien de ressasser ce qui ne peut pas être changé. Je vais plutôt poursuivre mon inspection, à la recherche d’appareils électroniques et plus généralement de tout dispositif anormal ou anachronique. Je passe la main derrière un radiateur en fonte et je la fais glisser sur la vieille peinture écaillée. Rien à signaler. Mes doigts en ressortent noirs de crasse. Je soupire et recommence l’opération un peu plus loin. Et puisque je tiens mon suspect numéro un, j’en profite pour le cuisiner. 

— Vous êtes venu avec du matériel ?

Il me regarde faire, l’air perplexe :

— Quel genre de matériel ?

— Je ne sais pas, c’est vous le pro. 

Je me suis un peu documentée, on trouve sur internet toutes sortes de reportages sur les fantômes et même des cours en ligne de chasse aux esprits. Tous bidons, et néanmoins instructifs, d’un point de vue ethnologique s’entend. 

— Ah, dit Louis Destel, non, pas de matériel. 

— Pas de caméra thermique, pas de pod EMF ? Dommage, ça m’aurait intéressée de voir ça. 

Il se gratte la tête. 

— Ce n’est pas comme ça que je travaille. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? 

Je tâte les lambris anciens dans l’espoir de buter sur une aspérité, mais sans trouver autre chose que de la poussière. Probablement d’époque à en juger par la couleur de mon doigt. J’hésite une demi-seconde, puis décide de jouer franc-jeu ; c’est toujours la tactique qui marche le mieux pour moi. 

— Je cherche des appareils hi-tech susceptibles de simuler une présence fantomatique, dis-je. 

Il hoche la tête. 

— Pourquoi pas. Je ne peux pas trop vous aider là-dessus. 

Tu m’étonnes, oui. Tu n’as pas envie que je te démasque, et tu as raison. Si c’est toi qui essayes de m’embrouiller, physique olympien ou pas, tu peux trembler dans tes caleçons.

— Quoi, ça ne vous est jamais arrivé, dans votre carrière de voyant, de tomber sur une fausse maison hantée ? 

Il hausse les épaules. 

— Pas vraiment, non. Je ne perçois pas trop l’intérêt que cela pourrait présenter. 

Je fais la moue en essuyant à nouveau mes mains sur mon jean, qui sera raide de crasse avant le début de la soirée, à ce rythme.

— Je ne sais pas, dis-je. Par exemple pour faire peur à une vieille tante désagréable ? Pour lui donner une crise cardiaque et récupérer plus vite l’héritage ? Vous avez peut-être vu des maisons en viager hantées ? 

— Pas à ma connaissance. 

Bonimenteur, très naïf, ou juste très paresseux ? Dans tous les cas, il n’a pas intérêt à se décarcasser pour faire éclater au grand jour la vérité sur les fantômes. 

— Mais vous n’avez jamais utilisé d’appareils vous-même ? 

Il fronce les sourcils :

— Vous voulez dire, pour faire croire à la présence d’esprits dans un endroit qui n’en héberge aucun ? 

Ah, voilà qu’il va se fâcher à nouveau. Je rectifie le tir :  

— Non, je veux dire, pour prouver l’existence des fantômes ? 

Une expression un peu triste s’installe sur son visage. 

— J’ai un copain qui s’y connaît en électronique et qui m’a proposé son aide, mais nous n’avons jamais vraiment mis ce plan à exécution. Je suppose que pour moi, ce n’est pas très important. Je n’ai pas besoin d’être convaincu, et en général, les personnes qui m’embauchent se déclarent contentes des résultats. 

Il semble curieusement sincère, j’ai envie de le croire, bien que ce qu’il raconte soit évidemment ridicule. Il ne peut que mentir, et pourtant, je ne sais pas vraiment quoi penser. Ça doit être à cause de ces yeux jaunes. Quand il les plante dans les vôtres, vous perdez vos repères, c’est fatal. Cette couleur d’iris devrait être réservée aux bêtes sauvages. 

Je prends une grande inspiration. 

— OK, dis-je, rien ici, passons à côté.

Les autres pièces ne nous apportent rien de plus qu’un surcroît de poussière et de courants d’air. Je commence à m’énerver de ne rien trouver. Maintenant, l’idéal serait que je puisse semer mon médium trop présent pour retourner au second et tirer au clair cette histoire de berceuse. 

J’annonce en montrant mes avant-bras et mes mains noires de crasse : 

— Bon, je crois qu’on a tout vu. Je vais aller me débarbouiller au lavabo là-haut.

Je continue le long du couloir pour emprunter l’escalier nord, et m’arrête juste après le coude avec une exclamation ravie. 

— Oh ! Isaure a accroché la collection de peintures du château.

Au moins, elle a progressé dans l’inventaire de l’espèce de grenier qui sert de débarras dans l’ancienne écurie. Je m’inquiétais de voir des trésors prendre l’humidité. Je la savais motivée pour ce travail, car elle avait indiqué, dans son CV, avoir suivi des cours de restauration d’œuvres d’art. 

Toute au plaisir de découvrir ces tableaux, j’oublie ma méfiance. Je m’attendais à les trouver très abîmées après des années de stockage cavalier, mais les toiles de cette galerie, illuminées par la riche lumière rosissante du soir, paraissent en excellent état. Comme moi, Louis Destel semble fasciné et entreprend d’examiner un à un portraits et paysages.  

— Ce sont des beautés d’antan, note-t-il en passant. Elles sont bien en chair. 

Est-ce qu’il vient de jeter un œil à mon postérieur pour comparer ? Il a du culot. Cependant, il faut bien admettre que mon physique correspond aux canons de séduction des siècles passés. Tant qu’à faire, j’aurais préféré une version plus actuelle, mais il n’y a rien à faire, alors, autant assumer. 

— Et je ne pense pas qu’elles attrapaient trop de mélanomes, observe-t-il en me dévisageant. 

Moi aussi, j’ai la peau très pâle. Je ne supporte pas le soleil. J’ai hérité de la carnation claire de ma mère. Tout le reste de la famille est mat. Mon grand-père était rom, et mon père italien, mais rien à faire. Je ne bronze pas, je brûle. 

Je m’imagine cinq secondes en dame de l’époque, avec ces désagréables corsets et ces rubans ridicules. Je grimace. 

— Heureusement que les styles vestimentaires ont évolué eux aussi. 

Je m’arrête à nouveau devant le portrait d’une femme à l’air mélancolique, dont j’ai vu quelques photos en noir et blanc. 

— Et voici mon arrière-grand-mère. 

J’ai hérité de son prénom, et je lui ai toujours envié sa beauté froide et élégante à la Marlène Dietrich. Ma grand-mère, pourtant, a toujours prétendu que je tenais de sa mère. Ce tableau m’aide à comprendre un peu mieux cette ressemblance. Après tout, nous avons le même teint pâle, le même sourire asymétrique, la même forme d’yeux, bien que les miens soient presque noirs et les siens d’un bleu glacier. Elle porte une robe boutonnée d’un bleu gris très pâle à la mode des années 40, une fourrure rousse négligemment jetée sur les épaules, une coiffure élaborée, mais très peu de bijoux : une seule bague d’ambre à la couleur étonnante. Elle semble triste. Je sens le remous discret d’un vague souvenir qui s’agite sans vraiment parvenir à crever la surface — après tout, cette arrière-grand-mère, je ne l’ai jamais connue. Elle est née au début du siècle et est sûrement l’une des dernières à avoir été peinte ainsi. Ma grand-mère racontait qu’elle était partie avec un haut gradé nazi. Pas de chance, le château se trouvait juste du mauvais côté de la ligne d’occupation. Mon arrière-grand-père a assez mal pris toute cette histoire. Étaient-ce les bruits de bottes dans les escaliers de pierre ou bien la trahison de sa jeune épouse ? Il s’est pendu dans une des chambres, probablement à quelques pas d’ici. Il était mort quand ma grand-mère est née.

Quelques secondes plus tard, un autre tableau m’arrache une exclamation de surprise. Cette peinture-là est bucolique. Un couple s’est installé pour un pique-nique, mais au lieu de rompre le pain, les deux protagonistes sont occupés à flirter. L’homme, malgré le costume d’époque, la perruque poudrée et les collants ajustés, évoque vraiment mon médium, avec ses yeux jaunes. 

— Celui-là, fais-je remarquer, c’est sûrement un de vos ancêtres. Il y a un vrai air de famille. 

Destel revient sur ses pas pour examiner la toile puis fronce les sourcils, s’approche du tableau.

— Et la demoiselle ne vous dit rien ? 

Je la regarde et je m’esclaffe. 

Je m’esclaffe pour chasser la petite sensation papillonnante bizarre qui s’est agitée, légère, au creux de mon estomac. Je la tousse dehors. Hop, elle n’existe plus.

La jeune femme de la peinture me ressemble trait pour trait. 

Louis Destel s’éclaircit la gorge. Je murmure : 

— Bah, ce sont les physiques d’ici. 

Nous nous arrachons simultanément à la contemplation de ce tableau.

— Il est peut-être temps de descendre, dis-je en remarquant la lumière qui a encore baissé. Il va bientôt faire froid. Allons faire un grand feu en bas. L’escalier est juste là. 

Il acquiesce sans un mot et se met en marche. C’est la première vue que j’ai du côté pile de Louis Destel. Je ne peux pas m’empêcher d’apprécier les larges épaules, la taille étroite, le postérieur rebondi, les longues jambes. Belle anatomie pour un complet loser. Reprends-toi, Jeanne Scarlatti, c’est pas le moment de te laisser déconcentrer. Je te rappelle que t’es toute seule contre une bizarre mafia berrichonne. 

Je me mets en marche en regardant mes pieds et en pensant à cette galerie de tableaux troublante. Qui l’a accrochée là ? Isaure et mes escrocs de l’immobilier sont-ils de mèche ? Quelques pas plus loin, je rebondis contre Destel qui s’est arrêté net devant la porte ouverte d’une des chambres. Je m’inquiète : 

— Ça va ? Vous avez vu quelque chose ?

Il ne répond pas. Ses yeux étranges fixent l’espace. Je pense : enfin, le grand numéro de médium tant attendu va commencer. 

Il demande : 

— Cette pièce, à quoi a-t-elle servi ?

Il fait le type impassible, mais sa voix blanche est plus vraie que nature et ses mains tremblent quand il désigne la pièce vide devant lui, alors, je ne sais plus trop ce que je dois comprendre. 

J’examine les fenêtres en ogive, la cheminée sculptée, les poutres ouvragées. C’est une très jolie salle, plus modeste que la chambre du maître de maison. Malgré tous ces atouts, il émane d’elle quelque chose de sinistre, avec son orientation moins favorable et l’ombre de ce grand cèdre qui pousse devant la façade.

Je hausse les épaules : 

— Je ne sais pas. C’est juste une des chambres d’amis, donc probablement juste à dormir, et, bon, etc. Pourquoi ?

Mais il n’en dit pas plus. Peut-être qu’après tout il est vraiment persuadé qu’il voit des trucs. Je plonge une main nerveuse dans mon sac pour tâter mon taser. À la première occasion, j’envoie un autre SMS de sécurité à Alexia pour l’avertir que mon médium est éventuellement un peu dingue.

Pour lire le chapitre 5 sur ce blog, c’est ici.

Et pour acheter le livre sur votre plateforme favorite (et en promo jusqu’au 31/10/2021), c’est par ici.

Douce imposture de Noël, chap. 25

Sniff, c’est le dernier chapitre de ce calendrier de l’avent. J’espère que ça vous a plu et que vous avez pu vous faire une idée du livre. Si vous voulez l’acheter, il est disponible en version papier sur Amazon et en version électronique kindle ou epub un peu partout, en suivant ce lien. (Vous avez pensé à le demander au père Noël ?) 🙂

En tout cas, je vous souhaite un joyeux Noël et une fin d’année lumineuse, joyeuse, et en bonne santé. A bientôt !

VANESSA

VICTOR : Ça va ? Tu es partie bien vite. Nous avons réussi à te traumatiser ? 

VANESSA : Pas du tout. Je t’avais dit que je n’aurais qu’une heure ce matin, pas plus. 

VICTOR : J’ai l’impression que tu n’es pas restée une heure. Ça a été beaucoup trop court. 

Tout en échangeant ces messages, j’aimerais presque penser qu’il flirte avec moi, mais je dois me calmer. Ce sont là uniquement des paroles bienveillantes adressées à la présence amicale dans sa vie. Je viens de me garer dans la cour de la ferme et Mia ouvre la porte de la cuisine au moment où je range mon téléphone dans mon sac. 

— C’est pas trop tôt ! s’écrie-t-elle quand je m’extrais de la voiture. Ils ont apprécié leurs cadeaux ? 

Elle est peut-être revêche, mais elle porte à présent le pull mauve et orange que j’ai tricoté pour elle, et elle l’a assorti de grandes créoles dorées. C’est un look qui la rajeunit de vingt ans. Je suis obligée de lui pardonner, de lui sourire. 

— Ça te va bien, ce style, dis-je. 

— J’ai eu du mal à assumer ! se plaint-elle. 

— Pourquoi ? Tu es belle, solide et gracieuse. Tu peux assumer ce qui te chante. 

Mon compliment semble la décontenancer. Il s’écoule quelques secondes avant qu’elle murmure un « merci » du bout des lèvres. 

— Toi aussi, ajoute-t-elle. Tu es forte et gracieuse. Comme ta… 

Elle allait dire « comme ta mère », ou pire encore « comme ta mère l’était », mais elle se rattrape juste à temps. On ne peut pas dire, aujourd’hui, que ma mère soit forte, solide, ou lui attribuer aucune qualité de ce genre. Sur une impulsion, je glisse : 

— Comme toi ?

Je lui souris, fermement décidée à nous empêcher de sombrer dans la déprime de Noël, aussi longtemps que je le pourrai. Je vois que Mia n’en est pas encore à accepter un tel lien entre nous, mais elle reste là, en face de moi, quelques instants, avant de détourner le regard, et je pense que peut-être, tout n’est pas perdu. 

­— Tu es différente cette année, juge Mia. Il s’est passé quelque chose ? 

Je fronce les sourcils. Paul, qui vient d’entrer dans la cuisine, lance : 

— Elle a rencontré quelqu’un, oui ! 

Paul peut être sacrément perspicace, quand il s’y met. 

— Tu as rencontré quelqu’un ? fait Mia, se tournant vers moi en une volte-face fulgurante, pour me scruter d’un regard perçant par-dessus ses petites lunettes en demi-lune. 

— Euh… j’en sais trop rien, balbutié-je, prise de court. Ça se pourrait. Je ne suis pas sûre. 

— Le jeune homme de l’autre jour ? insiste Mia, qui elle non plus n’a pas son pareil pour renifler les embrouilles. 

— Hein ? Mais pourquoi tu me demandes ça ? 

— C’est lui, ou ce n’est pas lui ? attaque Mia. 

Paul intervient. 

— Tout doux, ma chouette. 

— Elle a concédé que c’était le jeune homme de l’autre jour, non ? fait Mia, en se tournant vers Paul. 

— Je suis juste là, m’agacé-je. 

Mais c’est peine perdue, ils continuent sans moi. 

— Ça se pourrait, admet Paul, mais je ne l’ai pas vu, moi. Tu veux l’inviter à déjeuner ? 

— Paul ! Mia ! 

Rien à faire, ils ne m’entendent même pas. 

— Demain, réfléchit Mia, on ne peut pas, on va à l’hôpital. Après-demain peut-être ? Le 27 ?

Paul hoche la tête et Mia se tourne vers moi. 

— Le 27 à midi trente. Tu lui diras ou bien il faut que j’appelle le Bourg ? 

Elle sort son téléphone portable et commence à pianoter sur l’écran, sans doute à la recherche d’un numéro de téléphone pour joindre le château. 

— Hé ! Non. Je vais m’en charger. Je vais le faire tout de suite. Purée. 

— Sois courtoise, gronde Mia. 

Je maugrée pour la forme, et sors mon propre smartphone pour composer ma version du SMS de château. 

VANESSA : Tu es invité à la ferme, à déjeuner, le 27 à 12 h 30 tapantes. Tu peux ? Tu n’es pas obligé. 

VICTOR : Bien sûr que je peux. Avec grand plaisir. Qu’est-ce que je dois apporter ?  

VANESSA : Rien. Désolée. Mia n’a pas voulu me lâcher jusqu’à ce que je t’aie invité. 

VICTOR : Tu leur as dit qu’on était un couple ? 

Toujours cette histoire de « synchronisation des montres », supposé-je. 

VANESSA : Non. Mais ils se sont fait des idées tout seuls. Je ne sais pas pourquoi. Je suis navrée. Écoute, viens, je te protégerai de leurs ardeurs. 

VICTOR : Haha. Je n’ai pas peur de ta famille. Juste de la mienne. 

Il est probablement content d’échapper au Bourg, et en plus, notre bobard n’en sera que plus crédible. Je rempoche mon téléphone et me tourne vers Mia et Paul, qui attendent avec des expressions de joie et d’impatience vraiment dérangeantes. 

— C’est bon, il sera là. 

Leurs sourires s’élargissent avec la même jubilation et je lève les yeux au ciel.

— Vous vous faites des idées, je vous assure. 

Le problème, le vrai problème, c’est que, dans un coin de ma fichue cervelle — un coin inaccessible à la raison la plus élémentaire — je commence bien malgré moi à me faire des idées moi aussi.

*

Fin du calendrier de l’avent

*

Oh la la, il s’en passe encore de belles dans ce livre. Le calendrier de l’avent est terminé, mais il y a encore plein de chapitres à lire. Spoiler, ils vont coucher ensemble dans quelques chapitres à peine. On en apprendra plus sur Vanessa. Et Irène n’a pas dit son dernier mot. Bref. Beaucoup de choses encore. Si vous décidez d’acheter le livre, vous trouverez tous les liens d’achat ici.

En attendant, je vous fais un affectueux check de pied sous le gui, et que la Providence vous apporte rires, aventures et amours !

Douce imposture de Noël, chap. 24

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Le matin du 25, l’échange de cadeaux en petit comité avec Mia et Paul se passe assez bien. J’ai décidé de leur offrir à tous deux des pulls que je me suis donné beaucoup de mal à tricoter moi-même. Mon truc, c’est plutôt le crochet, les ouvrages de précision, mais je n’ai pas pu résister à l’idée de leur offrir ce luxe. À mon avis, il n’y a rien de plus sophistiqué qu’un vêtement unique réalisé avec amour dans un matériau noble. 

Mia a d’abord l’air un peu gênée par les couleurs de laine assez radicales que j’ai employées — des mauves vibrants, des orange chatoyants, avec quelques bonnes touches de rose flamboyant. 

— C’est voyant, prononce-t-elle. 

Je lui souris. 

— C’est un peu comme un coucher de soleil tropical. Tu ne trouves pas ?

Je voudrais lui rappeler qu’elle a été éclatante un jour, qu’elle n’a pas toujours été cette fermière un peu maussade en velours milleraies marron. J’ai vu les photos.

— Je ne peux pas le mettre avec cette jupe, soupire-t-elle en posant soigneusement mon cadeau sur le dossier d’un fauteuil. 

On dirait qu’elle n’ose pas y toucher, comme s’il était radioactif.

— C’est juste un pull, m’agacé-je alors, un peu vexée.

Paul, de son côté, n’a pas tergiversé, lui. Il a aussitôt revêtu sur son jean bleu le pull de Noël que je lui ai offert, dans un camaïeu tout aussi baroque de roses et de rouges. Comme prévu, ça va très bien à son teint un peu rougi par les intempéries. 

Paul est un type très noueux dont les cheveux se clairsèment, avec des yeux noisette et de taille moyenne. Sur le papier, il n’a absolument rien d’exceptionnel. Et il s’habille comme un sac parce que de toute façon, c’est pour avoir les pieds dans la terre et la bouse toute la journée. Il est taiseux et quand il a quelque chose à dire, il y va à l’économie, toujours très direct. Il irradie une sorte de confiance, de sérénité. Sa présence est bénéfique pour Mia, et rien que pour ça, je ne peux que l’apprécier. 

Mia le regarde parader dans son nouveau pull, semble hésiter à l’imiter, puis renonce, et embraye plutôt sur autre chose. 

— Tu disais que tu allais passer au château ce matin ? me demande-t-elle.

— Oui, j’ai des cadeaux à donner là-bas. 

Mia et Paul échangent un coup d’œil aussi peu discret qu’il est insondable. Mais au moins, Mia ne formule pas le moindre commentaire.

— Ne tarde pas trop alors, prévient-elle, la dinde sera prête à treize heures. 

Je me lève. 

— Juste le temps d’appeler ma coloc pour lui souhaiter un joyeux Noël, et je me mets en route. 

Clem décroche au milieu d’un vacarme inconcevable. J’entends des voix, au moins deux morceaux de musique concurrents (du Wagner et du rap francophone, mais je peux me tromper), des hurlements dont certains m’inquiètent un peu, des pleurs d’enfants, des aboiements de chiens. Je suis obligée de me boucher une oreille et de me concentrer à mort pour retrouver dans ce brouhaha la voix claire et mélodieuse de ma coloc.

— Joyeux Noël, ma belle ! beugle-t-elle. Merci pour ton cadeau !

Je hurle presque dans l’appareil : 

— De rien ! Joyeux Noël à toi ! Merci pour ton cadeau aussi ! Tu veux que je rappelle plus tard ? On dirait qu’il y a quelqu’un qui s’est fait mal ?

— Non ! fait Clem. Enfin, un peu, mais ça va aller. Mon oncle Amédée est un gros drama queen. Il s’est juste un peu coincé le doigt, il va survivre. Mon frangin va l’emmener aux urgences. 

Elle élève la voix, omettant d’obturer le combiné, si bien que je me prends son hurlement dans les oreilles et que je dois écarter le téléphone de ma tête pour ne pas perdre mes facultés auditives. 

— Ho, Mick, t’es pas bourré au moins ? Sinon je peux y aller. Ah ? OK. Essaye de t’accrocher aux derniers points sur ton permis, hein ! 

Dans le fond, j’entends Mick affirmer qu’il est parfaitement sobre. Ici, dans la cuisine, Mia me fusille du regard et désigne du menton la cour de la ferme. J’attrape mon manteau et je m’enveloppe dedans tout en quittant la cuisine. Dès que je sors et que je commence à parler à nouveau, Heckel et Jeckel apparaissent au bout de leur enclos, deux têtes de biques curieuses.

— C’est business as usual, t’inquiète, m’assure Clem. Attends, je vais me planquer dans la salle de bain. Ce sera plus calme.

Elle s’éloigne du tumulte et ferme une porte entre elle et le chaos. C’est mieux pour discuter. Je lui demande : 

— Ça va ? Tu arrives à vivre sans cannelle ? 

Elle rit. 

— C’est dur. Et toi ? Comment ça se passe, au pays du froid ?

— Ça va, souris-je. Il y a eu quelques développements imprévus. 

— Ah ? Raconte. 

Je pars de la coïncidence qui m’a fait prendre la route dans la voiture d’un autre enfant du pays, et de tout ce qui s’est ensuivi. Je n’omets rien, ni Irène, ni la supercherie dans laquelle j’ai embarqué Victor, ou bien Victor m’a embarquée. Je lui raconte aussi le baiser d’hier après-midi, celui qui ne voulait rien dire mais qui m’a fait un peu trop d’effet. 

— Je vois que tu n’as pas perdu ton temps, commente Clem lorsque j’ai fini.

— On peut dire ça. 

— Tu vas donner suite ?

— Donner suite à quoi ?

Clem a le meilleur rire du monde.

— Ce type. Tu vas en faire quelque chose ? 

— Un ami. Je vais en faire un ami. 

Mais Clem ne l’entend pas exactement de cette oreille.
— Attends. Laisse-moi résumer. Vous vous êtes tellement bien entendus pendant votre périple que maintenant vous vous voyez tous les jours, et tu as même raconté à toute sa famille que vous étiez ensemble. 

— Ça ne s’est pas fait comme ça, protesté-je. C’était plus un mensonge par omission qu’autre chose. 

— Ouais, ouais. Sauf que la dernière fois que vous vous êtes vus, il t’a roulé une pelle mémorable… 

— Il était dans son rôle, rectifié-je. 

— Han han. Tu peux te raconter ce que tu voudras, ma cocotte, moi, je vous prédis de très nombreux bébés. Et ce qui est bien, c’est que vous aurez une histoire sympa pour eux quand ils vous demanderont comment vous vous êtes rencontrés ! 

— Arrête, supplié-je, agacée. Il n’est pas question que ça aille plus loin. Je fais juste ça pour le dépanner. On ne vient pas du tout du même monde. 

— Quoi, c’est un martien ?

— C’est un duc ou un comte ou je ne sais quoi. C’est pratiquement la même chose, pour autant que je puisse m’en rendre compte.

— Il est snob ?

— Non. Je ne sais pas. Je ne crois pas. 

— Il te plaît, ou non ?

— Ce n’est pas la question.

Clem devient tout à coup très sérieuse. 

— Vanessa, ma chérie, s’il y a une chose que je sais sur toi, c’est que tu n’es pas du genre à subir une situation qui ne te convient pas. Donc si tu t’es embarquée là-dedans, c’est que tu le voulais bien. 

Mais elle ne me connaît pas encore si bien que ça. Elle ne sait pas que les choses sont plus compliquées, et que parfois, comme tout le monde, je me laisse embringuer malgré moi, pour des raisons qui m’échappent, dans des histoires qui me dépassent. 

Il est onze heures trente du matin quand je gare devant le château l’antique camionnette de Paul. La route glisse un peu et je suis soulagée d’être arrivée à bon port. Accidenter son précieux outil de travail était ma hantise. J’enclenche le frein à main, puis j’attrape le sac en tissu sur le siège du passager d’un geste décidé. J’ai une heure, montre en main, avant que Mia ne se mette à fulminer. 

Je descends de la voiture en lissant les plis de ma nouvelle jupe. C’est un cadeau de moi à moi, et elle est sublime : un kilt long, orange et jaune et vert, qui va à merveille avec mes bottes à talons. Je me sens invincible dans cette tenue. Je porte un bijou de ma création, à nouveau : un pendentif élaboré qui mêle des fils d’argent et de la soie violette et bleue, sur le pull noir ajusté tout simple, très joli, offert par Clem. Je suis pleine de couleurs, sans en faire non plus des tonnes. Je suis assez contente de ne pas être accueillie par un labrador lancé à pleine vapeur, pour changer, même si j’y étais psychologiquement préparée. 

Dès que je pose le pied au rez-de-chaussée, dont la porte n’est pas fermée, je tombe sur Victor, qui a dû m’entendre arriver et qui est venu à ma rencontre. En m’apercevant, il sourit. 

— Tu es très belle, dit-il avec sérieux. Il faudrait juste que tu détaches tes cheveux, et ce serait parfait. 

Je le dévisage entre mes cils, nullement impressionnée. Premièrement, il me fait un compliment parce qu’il a dû sentir hier soir que je n’avais pas apprécié la façon dont Pierrot et lui ont discuté, de manière si factuelle, de son manque d’attirance pour moi. C’est comme le baiser, c’est du toc. Ensuite, il peut toujours courir pour que je lâche mes cheveux comme ça en milieu hostile. Je décide de lui expliquer. On se connaît assez bien maintenant. 

— Mes cheveux sont une extension de moi, je les lâche avec les gens qui me sont proches, et en compagnie de qui je me sens bien, acceptée comme je suis. 

Il objecte aussitôt : 

— Tu les as détachés avec moi, l’autre jour à l’hôtel. 

— Oui. D’ailleurs je ne sais pas trop pourquoi. En temps normal, jamais je ne me serais laissée aller à le faire avec un quasi-inconnu comme toi, même amical

Il me regarde d’un air étrange, les sourcils froncés, et je poursuis : 

— Ne le prends pas mal. C’est juste très rare. Même avec Mia et Paul, je ne les détache pas. Plutôt chez moi, avec Clem, ou mes autres amis proches.

Il me dévisage, toujours avec cette lueur bizarre dans le regard. 

— Mais tu l’as fait avec moi, insiste-t-il. 

— Je t’ai dit que je ne savais pas pourquoi, m’agacé-je.

— Je m’en fiche. 

Son front s’est déplissé et maintenant ça semble positivement le ravir, cette idée que je l’ai accepté dans mon cercle amical très proche quelques heures après l’avoir rencontré, sur un instinct, une impulsion inexpliquée. Et forcément, ça ne fait que renforcer cette envie absurde que j’ai, moi, de l’adopter.

On n’ira nulle part avec ce genre de délires.

— Écoute, dis-je, on ne va pas épiloguer là-dessus. Ici, ne le prends pas mal, mais vu l’accueil que m’ont réservé certains de tes cousins, il n’est pas question que je me lâche. 

— Même si on était seuls dans une pièce ?

Les mots n’ont pas si tôt franchi ses lèvres qu’il semble déjà avoir envie de les ravaler. Je souris patiemment. 

— Arrête d’insister, Victor. On verra bien, mais pas aujourd’hui. Bon. Je n’ai qu’une heure avant de devoir rentrer, vous les voulez, vos cadeaux, ou pas ? 

Toute sa physionomie s’éclaire, comme celle d’un gosse. 

— Tu as apporté des cadeaux ? 

— Ouaip. Mais seulement pour toi, Ray, et Nina. Je n’ai pas eu le temps d’en faire plus, désolée.

— Parfait. Je n’étais pas sûr de devoir glisser sous le sapin un cadeau prétendument de ta part, pour moi. Histoire que nous soyons crédibles.

— Ah. Très prévoyant de ta part.   

Ça me chiffonne un peu qu’il fasse de ce rituel des cadeaux une nouvelle mascarade, et je crois qu’il sent quand je me renfrogne. Du coup, il se rembrunit à son tour. 

Je me mords la lèvre. Ça n’ira pas. Soit on démarre une véritable amitié, soit on s’investit dans cette pièce de théâtre pour protéger Victor d’Irène, pour autant qu’il en ait vraiment besoin/envie. On ne va pas pouvoir faire les deux, être de nouveaux amis authentiques et des amoureux d’opérette. Pas dans un temps aussi limité.

Par ailleurs, je n’ai pas vraiment envie de me prendre un râteau, fût-il amical. Peut-être qu’il vaudrait mieux nous en tenir au script, ignorer cette espèce de synchronicité entre nous qui veut que nos humeurs se répondent aussi facilement, y compris quand elles se font sombres. 

Toute la famille est réunie au pied du sapin, qui est féérique : énorme, et semé de décorations anciennes qui ont visiblement traversé les âges. Des anges de bois sculptés et peints ravissants côtoient dans les branches droites aux épines drues des boules de verre soufflé coloré, ainsi qu’une myriade de minuscules bougeoirs garnis de mini-chandelles allumées, qui bafouent allègrement toutes les normes de sécurité de la planète.

— Vanessa, quelle délicieuse surprise ! s’exclame le grand-père de Victor, qui semble m’adorer depuis que j’ai fait un compliment (même bizarre) à l’amour de sa vie. 

Je salue les grands-parents, échange quelques banalités et quelques vœux. Je leur ai apporté une des terrines préparées par Mia, faute d’une meilleure idée. Puis je dispose mes paquets sous le sapin, cherchant les chaussures de Victor, puis celles de son frère et de sa sœur. Bien que je n’aie laissé aucune des miennes, quelqu’un s’en est occupé à ma place, et a disposé une paire de ballerines de danseuse en trente-huit (ma taille) avec un écriteau portant mon prénom. C’est trop mignon. Je soupçonne aussitôt Nina. 

Celle-ci est très occupée avec ses enfants qui ont découvert leurs cadeaux aux aurores et doivent naturellement tous les essayer. 

Victor me tend une coupe de champagne et me tire par la manche. 

— Viens ouvrir ton paquet. 

Je lui souris, curieuse et touchée qu’il ait pensé à me faire un cadeau, même si c’est pour tromper la galerie. 

Et je ne m’attends pas du tout à trouver des bottes fourrées. Qui ont même l’air d’être à ma taille, et neuves.

— Comment tu as fait ? chuchoté-je. 

— C’est grâce à Nina. Vous faites la même pointure. Elle les avait prises pour elle, et j’ai réussi à la convaincre qu’elle n’en avait pas vraiment besoin. J’ai dû négocier ferme. Et lui faire avaler que j’étais un gros abruti qui avait oublié mon vrai cadeau pour toi à Nantes. Elle sait que c’est juste un cadeau de remplacement, pour que tu aies quelque chose sous le sapin de ma part. 

Bien sûr, songé-je, déçue. Ce n’est pas vraiment un cadeau, c’est une couverture ; il m’avait prévenue. Qu’est-ce que j’allais m’imaginer ? 

— Si tu choisis de clarifier la situation avec elle, je les lui rendrai, bien évidemment, promets-je. 

Après tout, Nina est sa sœur. Une fausse petite amie, ce n’est pas forcément quelque chose que l’on cache à sa sœur. Tout dépend de leur relation. 

Une expression déçue de vif déplaisir gagne aussitôt les traits harmonieux, tellement parfaits, de Victor. Quand il fait cette tête-là, l’arc de sa bouche pourrait être celui d’une statue.

— Sûrement pas, s’agace-t-il. C’est un cadeau honnête et sincère, même s’il est un peu de dernière minute. Et il n’est pas de la part de Nina, mais de la mienne. Tu n’imagines même pas les tractations qu’il a fallu mener. Sérieusement. 

Je plisse les yeux, incertaine. 

— Accepte, insiste Victor. Vraiment. En plus, je suis sûr qu’elles t’iront à merveille. Et oui, c’est vrai, c’est un peu égoïste. C’est parce que j’ai bien l’intention de faire encore de nombreuses batailles de boules de neige avec toi, avant que le manteau blanc ne fonde tout à fait. 

Il a reneigé un peu cette nuit, et surtout, il fait très froid. Le peu de neige qui a fondu a regelé dans les arbres, sur les toits, créant des décorations de Noël plus délicates encore. Ce matin, sous un soleil hivernal très pâle, le parc ressemble réellement à un décor de contes de fées.  

— Merci, dis-je, plus émue par la déclaration d’amitié de Victor que par son cadeau.

Je désigne du doigt le paquet que j’ai déposé pour lui. 

— Celui-là, là-bas, c’est le mien. 

Son sourire s’élargit.

— Avec le papier peint tie & dye ? Je ne vois pas comment j’aurais pu en douter, se moque-t-il. 

— Je n’avais pas de papier cadeau adapté, alors je l’ai fabriqué moi-même avec de l’encre et du papier kraft cette nuit, expliqué-je. 

Cette révélation lui fait écarquiller des yeux tout ronds. Il décolle les morceaux de ruban adhésif avec une infinie délicatesse, au lieu de déchirer l’emballage. Puis il fronce les sourcils. 

Moi, je regarde son visage refléter la moindre de ses pensées. En fait, ses émotions jouent les montagnes russes en permanence. Je ne comprends pas comment j’ai pu le trouver glacial, quand ça me crève les yeux à présent : il est un hypersensible qui fait tout ce qu’il peut pour le cacher, et qui se plante lamentablement.

— « Bande son pour rééduquer l’oreille et les goûts musicaux de Victor » ? Je dois bien le prendre ? 

Je hoche la tête en riant. 

— Tu le prends comme tu veux, mais tu les écoutes. J’ai passé presque toute la nuit à sélectionner les meilleurs morceaux de tous les temps pour ce CD. 

— « Posologie : 30 minutes par jour minimum jusqu’à guérison complète, » lit-il encore. Merci ? Merci. La pochette du CD est géniale. 

Je l’ai faite au crochet, dans les couleurs de Noël, avec des fils rouges et verts et des petits grelots dorés trouvés à la ferme dans le tiroir du bric-à-brac. Je suis plutôt contente de moi. À l’intérieur de la boîte du CD, l’impression est un collage maison réalisé sur mon ordinateur. 

— C’est toi en train de danser, expliqué-je. 

— Ouah. Je danse comme un dieu. 

En fait, j’ai dégoté une photo de Victor en ligne, dans un trombinoscope de la fac, un cliché très sérieux où il sourit à peine, et j’ai collé son visage sur le corps de John Travolta, en plein délire Saturday Night Fever. 

— Oh, c’est charmant, fait une voix dans mon dos. 

Arielle s’est penchée par-dessus mon épaule pour lorgner sur le CD. 

— Rien ne vaut un cadeau fait main, estime Victor. 

— Moui, juge sa tante, son ton dubitatif. 

J’ai envie de lui dire qu’il n’y a pas que le fric sur Terre, vu qu’elle n’a pas l’air d’être au courant. Puis Victor passe sa main autour de ma taille, et toutes les pensées conscientes, toutes les répliques pète-sec et toute l’animosité résiduelle en moi foutent le camp sous les tropiques. Il enroule sa paume chaude sur ma hanche et ce n’était définitivement pas scripté. Je n’étais pas prévenue, et je n’ai pas le temps de gérer. Comme pour le baiser hier soir, je suis prise au dépourvu. C’est sûrement pour ça que sa main répand une série de frissons à la surface de ma peau, à cause du chaud-froid inattendu. 

Je lève la tête vers lui, incapable de sourire, je dois même avoir l’air un peu effrayée. Quand mes yeux rencontrent les siens, il est tout aussi sérieux et tous mes muscles se dissolvent dans une chaleur molle et traîtresse. J’entreprends aussitôt de me raisonner. S’il paraît si sérieux, c’est sûrement parce qu’il essaye de me faire comprendre, par ce geste, que mon cadeau improvisé avec zéro moyens lui a fait plaisir, qu’il me soutient lui aussi, et qu’on est dans le même camp. C’est terrifiant comme la proximité de son corps éveille chez moi des réactions aberrantes. Du genre battements de cœur accélérés et douce chaleur qui se répand dans mon abdomen. Tout ça pour un bras autour de la taille qui ne signifie rien du tout.

Je me dégage gentiment et j’invente un prétexte pour justifier ma fuite. 

— Viens, je veux donner leurs cadeaux à Nina et Raymond. 

Victor plisse le front, puis il me suit à travers le grand salon. 

Nina est ravie du pendentif que je lui ai offert, assorti à ses nouvelles boucles d’oreilles (elle les porte ce matin). Lily, qui passe au même moment, affiche son dédain, mais Nina adore mon cadeau. C’est évident à la façon dont elle me saute dessus pour m’étreindre comme si j’étais sa meilleure amie. 

Il faut dire qu’elle me croit peut-être très amoureuse de son frère. Elle aussi, je la trompe, et elle ne l’a pas du tout mérité. 

J’ai eu un peu plus de mal avec le cadeau de Raymond. Faute d’idée qui lui ressemble, j’ai fini par lui fabriquer un truc à la gomme. 

— C’est de la sorcellerie, expliqué-je devant sa mine surprise (déconfite ?). Il paraît qu’il y a des sorciers malabars dans ma famille très élargie, à la Réunion, alors, je t’ai fait une sorte de « garantie ». C’est une amulette pour t’apporter la fortune et la joie dans la nouvelle année. Et aussi l’amour, si tu le cherches. 

Raymond contemple un instant avec des yeux ébahis la petite structure abstraite de laine crochetée qui pend au bout d’une ficelle, avec des plumes, des perles, des petits bouts de papier enroulés sur lesquels j’ai écrit de minuscules mots gentils. 

— C’est très librement interprété, vu que je ne suis pas une vraie sorcière, me sens-je obligée de préciser.

— Mon Dieu, heureusement, dit Juliette, l’autre tante de Victor, en passant près de nous et en décochant un regard dégoûté à ma confection. 

Je me tourne vers Raymond avec une grimace. 

— Si tu n’aimes pas, je suis désolée. Je ne te connais pas très bien et j’ai imaginé ça pour toi, mais ne le prends pas mal, d’accord ?

Raymond déglutit et tourne vers moi son regard clair. 

— Mais si, dit-il, d’une voix enrouée. C’est génial. Je l’adore. Meilleur cadeau de Noël du monde. 

— Ton père t’a offert un ordinateur portable et un billet d’avion pour les Caraïbes, lui rappelle sa mère depuis le canapé.

Raymond se tourne vers elle : 

— Mais Vanessa m’a offert la fortune, la joie et l’amour, Maman !

Sa mère sourit et secoue la tête. 

— Je ne vois pas ce que nous pouvons faire pour rivaliser, c’est sûr. 

Victor prend ma main et la serre doucement.

— Je dois dire que je suis un peu jaloux, glisse-t-il. 

Comme tout à l’heure, c’est un geste amical, de gratitude. Sauf que ça propage des picotements et des frissons dans ma main, mon bras, jusque dans ma nuque. C’est terriblement gênant, embarrassant, malvenu. Je pique du nez dans ma coupe de champagne. 

— Vous voulez bien arrêter de vous tripoter en permanence, vous deux ? s’amuse Nina. 

Son frère cadet se tourne vers elle, incrédule. 

— Alors ça, riposte-t-il, c’est vraiment l’hôpital qui se fiche de la charité. C’est toi qui vas me donner des leçons de bienséance ?

— Rasmus et moi sommes mariés, avec quatre enfants ! 

— Ça ne vous donne pas le droit de vous peloter en public, renchérit Raymond. 

Le débat part sur les démonstrations d’affection en famille, pour savoir si elles sont charmantes ou totalement gênantes. Je ne suis que d’une oreille, pensant à ce qui est totalement déplacé, à mon avis : ma réaction à la proximité de Victor. Depuis ce baiser d’hier soir. Il y a un problème, et je ne comprends pas bien ce que c’est. Un gros problème. 

Mais si, me siffle une voix sous mon crâne, perfide — la voix de la raison et de la réalité. Tu sais exactement ce qui se passe.  

Ma gorge se serre. Je n’ai pas vraiment envie de regarder en face cette évidence très embarrassante, presque incompréhensible compte tenu de ce qui s’est produit au cours des derniers jours. 

Il se pourrait vraiment que Victor me plaise.

Mais il n’est pas disponible, toujours empêtré dans son histoire toxique avec Irène. Et moi, je ne lui plais pas. Ces choses-là ne se commandent pas, ma propre réaction le prouve à 200 %.

— Je crois que je ferais mieux de rentrer sans trop tarder, murmuré-je. Mia va m’attendre pour le déjeuner. 

Je remercie pour le cadeau, je souhaite à tout le monde un joyeux Noël, et je m’éclipse, non sans passer devant Irène qui surveille la discussion, un peu à l’écart. Si elle est bien à sa place sous le bras de Ludo, qui lui dispense des caresses distraites, elle a le regard rivé sur Victor.

La suite demain. Ou bien ici.

Douce imposture de Noël, chap. 23

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

L’avantage d’être à la ferme pour Noël, c’est que Paul et Mia s’écroulent avant minuit. Tout en étant croyants, ils ne vont plus guère à l’église, et n’ont aucune raison d’attendre 23 h pour sortir à nouveau dans le froid en bâillant de fatigue. Ça veut dire qu’à cette heure-là, tout est rangé et endormi dans la grande maison. Les volets sont fermés et je reste seule dans la grande cuisine accueillante, à surveiller les dernières braises qui rougeoient dans l’âtre, seule source de lumière avec le spot de l’évier. Je me suis préparé une infusion de camomille pour essayer de digérer tous les mets succulents que j’ai été contrainte d’avaler aujourd’hui. Assise sur une des chaises de bois rustiques dont le paillage s’effiloche, les coudes sur la nappe de Noël rouge semée de petites étoiles dorées, je décide de prendre à nouveau des nouvelles de Victor, parce que je me fais du souci pour lui, et sans doute parce que j’ai besoin d’une présence amicale, moi aussi, quelquefois.

VANESSA : Festivités terminées ici. Dieu soit loué, alléluia. Ça va de ton côté ?

La réponse ne tarde pas à me parvenir. 

VICTOR : C’est fini ici aussi. Les derniers retardataires emballent leurs cadeaux — là je parle de Nina et Ray. Je crois qu’ils font des cadeaux communs cette année. Ça va saigner. 

VANESSA : Haha. Pourquoi ? 

VICTOR : Malgré leurs années d’écart, ils sont très complices, et quand ils s’associent dans une entreprise, quelle qu’elle soit, ça produit des résultats étonnants. Fais-moi penser à te raconter la fois où ils ont ramassé tous les accessoires d’un théâtre dans une vente de liquidation. Avant de me les offrir. Tous les accessoires d’un vieux théâtre, tout poussiéreux, tout mités. Ce fut grandiose.

VANESSA : Oh ! Et vous les avez encore ? 

VICTOR : Oui, ils sont ici au château. On ne jette jamais rien ici. Depuis cinq cents ans.  

VANESSA : Ça me donne envie de déballer les cadeaux avec vous.

Ça me donne aussi envie de lui demander pourquoi la relation de complicité qui semble si étroite entre son frère et sa sœur ne l’inclut pas, lui, pourquoi il est moins joyeux qu’eux, plus secret. Je ne crois pas que ça soit par manque d’intérêt pour le monde qui l’entoure. Plutôt par pudeur ou par timidité. Les mêmes fragilités qui me donnent envie de le protéger, inexplicablement et avec des résultats très improbables. D’ailleurs, il faudrait vraiment que j’arrête : ça ne mènera à rien de bon. Mais c’est plus fort que moi, je ne sais pas pourquoi.

VICTOR : Viens, alors. Les adultes n’émergeront que vers onze heures. 

VANESSA : Je ne sais pas. Mia m’en voudra. 

VICTOR : Dis-lui que c’est pour me faire plaisir ? 

Je me passe la main sur la figure, soudain fatiguée, désorientée. 

VICTOR : D’ailleurs, tu lui as parlé de moi, ou pas ? Juste histoire de synchroniser nos montres. 

VANESSA : Non. Je devrais ?

Il y a une pause dans la conversation et je crois l’entendre réfléchir. Est-ce qu’il a vraiment besoin que je joue la comédie sur toute la ligne ? Et moi, je me demande : est-ce que ce serait plus facile, si je rentrais plus profondément dans ce rôle que je ne suis même pas bien certaine de vouloir assumer ? Celui de la petite amie de Noël ?

VICTOR : Je ne pense pas que ce soit crucial, mais fais comme tu veux.

VANESSA : Je crois que je vais éviter de mentir à tout le monde. 

Oui, je me contenterai d’endosser ce costume au château. C’est déjà assez fatigant comme ça. 

VICTOR : Viens demain. 

Il insiste mais j’hésite encore, et je change de sujet, pour gagner un peu de temps. 

VANESSA : Tu n’as pas été embêté du tout par la sorcière ?

Si Irène lui tournait autour, est-ce qu’il me le dirait ? 

VICTOR : Un peu. 

Je me redresse aussitôt sur ma chaise : 

VANESSA : Comment ça, un peu ? 

VICTOR : Elle a essayé de me manipuler. Elle a profité d’un moment où nous étions seuls pour me faire un numéro de charme, du genre « je regrette d’être partie et ce n’est pas si sérieux avec Ludo ».

Incroyable. 

VANESSA : Tu l’as envoyée paître, j’espère ?

Trois points de suspension apparaissent à l’écran, disparaissent, puis reviennent. 

VICTOR : Non. Elle est partie avant que je puisse le faire. 

VANESSA : Ouf. Ouf ?

VICTOR : Et ensuite, elle a passé le reste de la soirée à me tourner autour à distance, mais elle ne pouvait pas s’approcher davantage, pas devant tout le monde. 

Cette fille est une authentique sangsue, un vampire. Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit ? J’ai pris de ses nouvelles au moins à trois reprises ce soir. À chaque fois, il a affirmé que tout allait bien. 

VANESSA : À moins que tu ne veuilles d’elle à nouveau ? Tu penses que vous avez vos chances, en tant que couple ? 

On ne sait jamais. Après tout, je ne le connais pas si bien. Et Irène est définitivement son genre, c’est évident qu’elle lui plait toujours énormément. 

VICTOR : Non ! Bien sûr que non. Mais elle arrive encore à m’embrouiller. 

VANESSA : Tu as envie de te laisser embrouiller par elle ?

… vérifié-je à nouveau. 

La réponse apparaît immédiatement cette fois.

VICTOR : Non. Je ne veux pas. 

VANESSA : Alors, la prochaine fois, tu m’appelles. Je suis sérieuse. Tu peux m’appeler à tout moment. 

VICTOR : Je n’oserai pas. 

VANESSA : Pourquoi ? Les amis, ça sert à ça. 

Parce qu’on est amis, hein. Je décide, unilatéralement peut-être, qu’au point où l’on en est, l’appellation de « présence amicale » ne me suffit plus, et que j’ai mérité de prendre du galon. 

VICTOR : Merci. 

La conversation meurt et nous nous souhaitons bonne nuit. Je passe la fin de ma soirée, jusqu’à une heure tardive, à bricoler sur mon ordinateur, à utiliser l’imprimante de Paul et son antique graveur de CD, et à confectionner une ou deux surprises pour le lendemain.

La suite est déjà en ligne ici.

Toutes les informations sur le livre, les autres chapitres en ligne, & les liens d’achat sur toutes les boutiques : c’est là.

Douce imposture de Noël, chap. 22

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Le grand bureau que mon père occupe au rez-de-chaussée du château, les rares fois où il vient en visite ici, est la preuve parfaite de l’attachement de mon grand-père pour son gendre. Il est le fils qu’il n’a jamais eu, c’est très clair. 

Mon paternel est l’ambassadeur de France à Londres, excusez du peu. Autrement dit, il ne vient pas en France tous les jours. Et quand il se déplace, il passe généralement son temps à travailler. C’est sa vie, son œuvre, et il consacre toute son énergie à ses fonctions. Il est comme ça, bienveillant, droit, et très absent. Son ambition qui doit être dévorante pour qu’il ait réussi une carrière pareille prend la forme d’une dévotion totale à son poste, d’un effacement complet de sa personne privée. Il est le type même du haut fonctionnaire apolitique. J’en suis donc réduit à l’admirer de loin : je ne peux pas vraiment dire que j’aie une relation avec lui. Je ne le connais vraiment pas assez bien pour ça, et lui non plus ne me connaît pas. Je crois qu’il m’aime de loin, d’un amour un peu vague, et qu’il attend de moi que je lui rende la politesse. 

Quand nous nous croisons, ce qui est rare depuis des années, nous avons des conversations incroyablement formelles, souvent presque solennelles. Quand il dit « discuter deux minutes », ça veut vraiment dire ça : que la conversation ne durera pas plus de cent vingt secondes. Ce soir, ça donne quelque chose comme ça. 

— Comment vas-tu, mon fils ? demande-t-il en rajustant ses petites lunettes cerclées d’or sur son nez très légèrement aquilin, celui dont j’ai hérité.

— Très bien, merci. 

— Toujours déterminé à faire des maths ? 

— Toujours. 

— Tu sais, quoi que tu choisisses dans la vie, je suis persuadé que tu le feras bien. 

(Une expression pleine de tact, toute diplomatique, de sa déception.)

— Merci. 

— Tu sais que tu manques à ta mère. Tu pourrais venir nous voir plus souvent.

— Entendu. Je m’y efforcerai. 

— Es-tu heureux ? 

— Très, oui. Et toi ? 

Quand je lui renvoie en pleine face cette question complètement idiote, il m’adresse toujours le même sourire énigmatique, avant de se fendre d’une tape sur mon épaule qui est complètement étrangère à son répertoire d’affects et de gestes habituels. Mon père n’est pas du tout quelqu’un de tactile. Avec moi, il se force, bien que je ne sois pas tactile non plus, vu que j’ai été élevé par cet homme. 

Je n’ai aucune idée de la façon dont Raymond s’est débrouillé pour être si spontané et chaleureux. Sans doute mon père s’est-il dit qu’il n’arriverait pas à jouer son rôle de parent avec tous ses enfants, et s’est-il concentré avant tout sur moi, avec le succès que l’on connaît. Nina et Raymond sont restés dans le giron de ma mère, qui leur a offert des confrontations dignes de ce nom, et qui au final, les a bien mieux réussis. 

De toute façon, il est de notoriété publique que c’était ma mère qui voulait des enfants « pour s’occuper », pas mon père. C’est le discours officiel tel qu’il le sert dans les dîners, encore aujourd’hui, tandis que ma mère sourit d’un air bienveillant qui signifie à la fois « cause toujours » et « j’aime cet individu bien qu’il soit totalement déconnecté de ma réalité ». Mon frère, ma sœur et moi, nous sommes essentiellement des cadeaux, des concessions faites à ma mère au nom de l’amour.

Dans ces conditions, je ne sais pas trop pourquoi Maman a fini par laisser le champ libre à mon père pour mon éducation. Peut-être qu’aucun des deux ne s’est aperçu que je grandissais sans véritable tuteur ? J’étais tellement sage de toute façon. Je ne salissais jamais mes vêtements comme Nina, je ne rentrais jamais à la maison avec des chats errants, des gamins des rues un peu truands sur les bords ou des histoires de manteaux offerts à des sans-abris comme Raymond, qui a toujours adopté tout le monde sur son passage. J’étais tranquille et sans histoire, sauf quand je me battais avec Ludo, et alors, c’était mon grand-père qui me ramenait dans le droit chemin, avec des réprimandes qui avaient toujours un goût de félicitations. 

Après sa petite tape, mon géniteur se replie déjà vers son bureau et ses précieux dossiers, satisfait de notre échange et du devoir paternel accompli. Avant de s’arrêter quelques pas plus loin :

— Je suis ravi d’avoir rencontré Vanessa, mon fils. C’est un choix très inhabituel de partenaire pour toi. 

Je fronce les sourcils, et pour une fois, je me rebiffe. 

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire, ça ? 

Pour une fois, j’aimerais bien qu’il parle autre chose avec moi que cette novlangue de diplomate. Pris au dépourvu, il hésite, bégaye presque.

— Euh… ahem… Je voulais juste dire que sa personnalité volontaire et enjouée était bien loin des manières policées, presque conventionnelles, de tes amoureuses habituelles, et que je trouvais intéressante cette évolution, développe-t-il. Tu as dû changer sans que je m’en aperçoive. 

Là, pour le coup, ça me fait rire. Je ne vois pas comment il pourrait constater du changement chez moi, vu que nous nous parlons environ cinq minutes par an, en tout cumulé. Mon bref éclat le laisse encore plus perplexe que tout le reste de ma personne, et cette fois il déclare forfait, me saluant d’un signe de tête affable avant de battre en retraite derrière son grand bureau, jusqu’à ce que je quitte la pièce.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici !

Pour accéder à tous les autres chapitres et aux liens d’achat dans tous les formats, c’est là.

Douce imposture de Noël, chap. 21

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Avachi depuis vingt minutes au creux d’un canapé de cuir confortable, au coin du feu et devant le sapin, je sirote distraitement un vin chaud, tout en surveillant d’un œil les enfants qui jouent au croquet sur le tapis moelleux. Tous les Noëls de mon enfance sont contenus dans la scène qui se déroule devant moi : moi aussi, j’ai adoré ce jeu de croquet, avec ses arceaux en bois que l’on avait le droit de poser n’importe où dans le salon, ses boules et ses maillets de bois peint de rouge, de bleu céruléen, de bleu marine, de vert bouteille, de jaune soleil. Bien sûr, contrairement à Noé, l’aîné de Nina, qui gronde son frère cadet Arthur un peu trop petit, à quatre ans, pour être très habile à ce jeu, moi, je ne manquais pas de compagnons de mon âge pour jouer. J’avais plutôt le problème inverse. Entre Ludo, moi, et notre cousine issue de germaine Carmen, qui nous suit d’un an, la compétition faisait rage, et les maillets ne servaient pas toujours à taper uniquement dans les boules de bois.

Dans ma famille, Noël est fêté surtout le 25 décembre. Le 24 au soir, chacun fait ce qu’il veut, du moment que nous sommes tous réunis sous le même toit. On peut grignoter un repas léger et boire du champagne ou du vin chaud avant de se rendre à la messe de minuit, pour ceux qui adhèrent à ce genre de choses. Je décide en général de profiter de ceux que j’aime et d’oublier les autres. 

Ce soir, c’est difficile. Ma dernière conversation avec Vanessa m’a laissé un drôle de goût de pas fini et je me reproche de l’avoir embrassée comme ça, sans lui demander son avis. Je me suis lancé dans ce baiser sans réfléchir, et maintenant, je ne sais plus quoi penser. Elle a pris mon geste à la légère mais je crains d’avoir compliqué les choses entre nous. Je voudrais que nous soyons amis, et j’ai bien peur d’avoir bêtement ouvert une porte sur d’autres possibilités que je ne souhaite pas, en fait, explorer. Elle a décidé de m’aider et je ne comprends toujours pas très bien pourquoi. Et moi, j’ai abusé de sa bonne volonté. Je n’aurais jamais dû l’embrasser, je ne sais pas ce qui m’a pris. 

Dans la cuisine, j’avais minimisé mon intérêt physique pour elle, pour ne pas la mettre mal à l’aise, et j’avais l’impression horrible qu’elle avait reçu mon détachement comme une insulte de plus, alors qu’elle avait déjà passé sa journée à dévier des insultes pour moi. Me sentant comme le pire des salauds, je lui ai couru après pour réparer l’outrage, et je m’y suis pris comme un manche. Devant tout le monde. J’ai suivi de la pire façon le mauvais conseil de Pierrot, et je crains à présent de m’être aliéné l’amie que je venais tout juste de me faire. Quel abruti. 

Alors que je contemple les petits qui jouent tout en m’autoflagellant, quelqu’un se laisse tomber juste à côté de moi dans le canapé, une silhouette claire et légère. Avant même de tourner la tête, je sais déjà de qui il s’agit, à son parfum raffiné et entêtant, à la douceur de sa peau et de ses vêtements contre moi. C’est Irène, bien sûr.

Pourquoi elle me colle comme ça ? Je cherche à me décaler un peu pour éviter ce contact trop rapproché, mais l’accoudoir m’empêche de vraiment m’écarter.

— Tu me fuis ? demande Irène, amusée. 

— Non. Pourquoi je te fuirais ?

— C’est la question que je me posais aussi, dit-elle. 

Je cherche à lire ses intentions sur son visage. Maintenant elle regarde le feu et son profil se détache, fin et élégant. Elle a relevé ses cheveux en une coiffure que je devine faussement négligée. Je ne suis pas un expert, mais ça lui a probablement pris un moment de réussir ce chignon lâche. Elle savait sans doute que ça donnerait envie de faire s’écrouler sur ses épaules la masse de ses cheveux blonds, rien qu’en tirant sur une épingle. Et je me demande soudain si elle s’est coiffée comme ça pour faire plaisir à Ludo, ou pour imiter Vanessa et ses mystérieux cheveux fous emprisonnés par cette pince cruelle. 

Si c’est le cas, 1) elle n’a rien compris aux cheveux de Vanessa, et 2) ça marche sur moi, ça marche à fond. 

— Qu’est-ce que tu veux ? lui demandé-je, privilégiant une attaque directe. 

Ça la fait rire. 

— Juste discuter. Prendre de tes nouvelles. Ça fait tellement longtemps qu’on ne s’est pas parlé. 

Incroyable. Je secoue la tête, sidéré. 

— On ne se parle plus, parce que tu es partie, Irène. D’ailleurs si tu avais tellement envie de me parler, ce n’était pas la peine de t’inviter en vacances chez mes grands-parents. Tu pouvais m’appeler à tout moment. 

Je n’aurais peut-être pas répondu.

À la réflexion, bien sûr que si, j’aurais répondu. Je me serais jeté sur le téléphone, quitte à m’en vouloir après, parce que même après deux ans de sevrage, je suis encore accro à cette fille. Et je commence à me dire que je le serai toujours.

— Tu sais, Victor, réplique-t-elle d’une voix douce, où traîne la plus légère trace de soupir nostalgique, il ne faut pas m’en vouloir. Je suis comme ça. Je n’ai pas très bonne mémoire, et je ne suis pas très fidèle. 

Et tu disposes surtout de ce talent magique de faire de tous tes défauts les problèmes des autres, pensé-je aussitôt avec colère. 

Mais bien sûr, ça marche à nouveau. L’idée qu’Irène est un courant d’air à saisir, un trésor à protéger, crée une fois de plus en moi l’impulsion souhaitée — un pic de désir absurde qui me secoue à mon corps défendant, comme une crampe, comme une attaque. Et ça me met vraiment en boule. Je serre les doigts sur ma tasse plus vraiment chaude et presque vide, je contracte les mâchoires, incrédule, dégoûté. Je ne vais quand même pas replonger pour son truc vieux comme le monde, si ? 

— Où est passé Ludo ? demandé-je en regardant autour de nous.

Elle rit doucement : elle sait très bien qu’elle me met mal à l’aise. C’est sa façon de chasser. 

— Sous la douche, m’apprend-elle. 

Je gronde sans le vouloir. Je devrais fuir, mais je n’en ai déjà plus envie, surtout quand Irène pose une main légère, douce, chaude, sur mon avant-bras. L’effet chair de poule est instantané, ce contact évoque aussitôt les souvenirs de toutes les fois où elle m’a touché. 

Je lutte contre sa magie noire en utilisant le premier talisman qui me tombe sous la main : le souvenir du baiser échangé avec Vanessa. Je ne devrais pas me servir de Vanessa comme ça. Ce n’était pas le but de ce baiser, pour autant qu’il ait eu un but. Je ne suis pas censé fantasmer sur une amie pour tenir à distance mon ex maléfique. Mais je suis aux abois, à court de forces pour fuir. 

— Vanessa me plaît beaucoup, susurre Irène au même moment. 

— Merci, maugréé-je. 

— Vous vous êtes rencontrés comment ? 

— À la fac. 

Irène rit. 

— Je vois que tu es toujours aussi bavard. J’imagine que vous ne vous êtes pas rencontrés en cours ? Elle est beaucoup plus jeune que nous, non ? Elle est encore en licence. 

— En soirée, grogné-je, laconique. On s’est rencontrés en soirée. Et on a des amis communs. 

— Oh, fait Irène, je les connais ? 

L’impression qu’un filet se resserre inexorablement autour de moi, pour m’étouffer, ne fait que s’intensifier. Au fond de moi, ma résolution s’effrite peu à peu. Il y a une part de moi, une part sombre, qui n’a qu’un seul rêve au fond : appartenir à Irène. Qu’elle souhaite me revendiquer à nouveau, que son désir pour moi renaisse et qu’elle me prenne à nouveau sous son emprise, aussi délicieuse que nocive. 

Bien sûr, j’ai aussi un cerveau qui lutte contre cette aliénation. Mais les informations qu’il me transmet semblent si théoriques, si lointaines vues d’ici, alors que la main d’Irène prend ses quartiers sur ma cuisse, l’air de rien. 

— Non, tu ne les connais pas, dis-je. J’ai beaucoup de nouveaux amis. 

J’essaye de lui claquer la porte de ma nouvelle vie au nez, mais elle s’en fiche, elle est déjà à l’intérieur. 

— Je n’en doute pas, sourit-elle. Tu vois encore Mélanie et Arnaud ? 

Sa question susurrée convoque les images de nos dîners entre couples, des restaurants luxueux où elle insistait pour que nous allions, des boîtes, des soirées. 

— Non.

J’ai toujours soupçonné Mélanie de connaître dans le détail toute la liste des infidélités d’Irène, alors, dans ces conditions, il m’était difficile de ne pas lui en vouloir à mort quand Irène est partie. 

— C’est sérieux, toi et Vanessa ? désire savoir Irène. 

Je n’ai pas envie de répondre à cette question. Déjà parce que ce n’est pas sérieux, vu que c’est une invention. Ensuite, parce que je ne dois à Irène aucune information de ce type. 

­— C’est sérieux, toi et Ludo ? rétorqué-je. 

Ma riposte lui arrache un nouveau rire perlé. 

— Tu es tellement farouche quand tu t’y mets. Un vrai petit oursin. 

Je fronce les sourcils. Le matin, je suis un ours, et le soir, un oursin. Qu’est-ce qu’elles ont toutes aujourd’hui à distribuer des noms d’animaux ? 

— Mais pour répondre à ta question, enchaîne Irène, non, ce n’est pas du tout sérieux avec Ludo. Il n’y a pas grand-chose de sérieux, dans ma vie. Je n’ai pas eu tellement de relations dignes de ce nom. 

Puis elle tourne la tête vers moi, braquant sur moi ses yeux clairs, ses iris invraisemblablement beaux, avec un sourire nostalgique. 

— En fait, il n’y en a eu qu’une seule, si tu veux tout savoir. 

J’ai beau savoir pertinemment qu’elle me manipule, mon cœur bat à deux cents à l’heure, et toutes mes hormones suintent dans mon cerveau. Si ça se trouve, vous étiez faits l’un pour l’autre. Si ça se trouve, elle a un peu changé. Et puis si elle n’avait pas changé, est-ce que ce serait si grave ? Tu n’aurais pas envie d’être son esclave à nouveau ? 

Je secoue la tête, exaspéré, pour dissiper ces pensées dangereuses, mais bien sûr, elles s’accrochent.

— Tu es jeune, Irène. Si Ludo n’est pas le bon, tu rencontreras sûrement quelqu’un d’autre qui vaudra le déplacement. 

J’ai essayé d’affecter un ton légèrement supérieur et décontracté, mais ma voix a tremblé et Irène n’est probablement pas dupe. Son sourire se fait plus triste encore. 

— Le problème, c’est que je crois que je l’ai déjà rencontré, et que je l’ai perdu. 

J’ai soudain l’impression qu’on me tient la tête sous l’eau et que je ne suis plus très loin de l’asphyxie. Il faut que je quitte cette conversation, que je rompe cet envoûtement. Sinon, si je la laisse continuer, je vais me noyer. Il faut que j’aille en cuisine, que je descende parler à Pierrot, que je trouve Raymond ou quelqu’un de normal qui saura me raisonner. 

Vanessa. 

Je porte la main à ma poche, où se trouve mon téléphone. Mais je n’ai pas suffisamment anticipé, j’ai dû déjà plonger trop loin. Lorsqu’Irène se tourne dans le canapé pour me faire face, que sa jambe s’ouvre, frôlant la mienne, je me fige, paralysé.  

C’est mon corps, mon corps stupide qui me trahit, qui est littéralement incapable de lui dire non. J’ai envie de me jeter sur elle, de l’écraser contre le canapé, de dévorer sa bouche, de pétrir sa chair, de me venger sur son corps pâle et délicieux de tout ce qu’elle m’a fait subir. 

Je suis malade. 

Je me frotte le visage de la main, me sentant ivre, alors que je n’ai pratiquement rien bu. Je vois quasiment double. 

Le sourire d’Irène s’élargit, elle se penche vers moi. Mon cœur donne un soubresaut si sourd qu’il en est presque douloureux. Elle s’approche encore, pose sa main sur mon épaule, presque dans l’encolure de ma chemise, touchant la peau de mon cou qui se couvre aussitôt de chair de poule. Elle frôle ma joue de ses lèvres, si légèrement que je ne sens presque pas la caresse de sa bouche — sauf que je la sens. Je ne sens même que ça. Ma peau rétrécit de plusieurs tailles et mon sexe, qui était déjà à l’étroit dans mon pantalon, se gonfle pour de bon, déjà prêt à exploser. Je gronde, à moitié par désir, à moitié pour la supplier de cesser cette humiliation et de me laisser en paix. 

Puis elle se lève, me plantant là, avec mon cœur qui bat la chamade et tous mes sens en alerte. 

— À plus tard, lance-t-elle, moqueuse, triomphante, par-dessus son épaule. 

Et elle disparaît derrière le grand sapin, vers l’autre salon. J’arrive à peine à respirer. 

Tandis que j’essaye de me calmer, mon téléphone tinte dans ma poche, et je l’attrape aussitôt, reconnaissant de cette diversion qui me permet au moins de garder la face, comme si j’avais encore une once de dignité. 

Je me sens sale, stupide, furieux.

C’est un SMS de Vanessa. Mon cœur imbécile se réjouit, enfin une bouée de secours pour éviter la noyade, une présence amie. 

VANESSA : Nous attaquons la deuxième entrée et je vais mourir. Je jure que je ne pourrai plus rien avaler pendant une semaine après tout ça. Vous allez me tuer. Ça va de ton côté ? 

Je pense : non, ça ne va pas du tout. Je suis en perdition. Je vais probablement craquer si Irène se mêle de me tourmenter encore. J’ai besoin de me confier, d’en parler à quelqu’un qui comprendra et qui ne me jugera pas.

Mais c’est le soir de Noël, et Vanessa est avec sa famille. À quoi ça servirait de l’appeler à l’aide ? À rien du tout. Le danger est passé, provisoirement. Pour la première fois de ma vie je bénis l’existence de Ludo et son machisme possessif, il gardera sûrement un œil sur Irène dès qu’il sera sorti de cette foutue douche, et moi… moi, je m’arrangerai pour ne plus me retrouver avec elle. Je prendrai plus de précautions dorénavant. 

C’est ça. Je ne vais pas raconter à Vanessa ce qui vient de se passer. J’ai trop honte, et puis Irène est mon problème, et probablement celui de mon psy. Je n’aurais pas dû me confier à Vanessa. 

VICTOR : Ça va aller. 

Ma grand-mère entre dans le salon, m’adresse un de ses sourires discrets. Je peux partir si je veux, les enfants ne seront plus sans surveillance. Je me lève à mon tour, j’ai besoin de marcher, de dissiper toutes ces émotions désordonnées. J’hésite à aller voir Pierrot, puis je me ravise à nouveau. Lui aussi a mieux à faire ce soir, avec cette maison pleine. 

J’opte pour un tour dehors, quand je tombe sur mon père qui sort de son bureau. 

— Ah, Victor ! Viens discuter deux minutes. 

Pas le temps de m’éclipser discrètement : il m’a vu. Va pour une discussion père-fils. Au moins, ça me fera une diversion.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

Et si vous voulez tout le livre, ou bien les chapitres précédents, c’est là.

Douce imposture de Noël, chap. 20

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Je dis au revoir au clan à la volée, et joyeux Noël aussi, et je suis Victor vers la sortie, en essayant de remettre de l’ordre dans mes idées aussi décoiffées que mes cheveux. Je me sens exposée, avec mes mèches folles devant ces gens qui ne sont pas tous bienveillants. Mais surtout, j’ai les émotions en pagaille. Pour un type réservé, limite renfrogné, qui se déclarait pas du tout attiré par moi, et refusait de jouer la comédie, Victor s’est vraiment dépassé.

Bien sûr, ce baiser de cinéma en technicolor s’est déroulé essentiellement dans ma tête. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’il fonde sur moi de cette façon. J’avais vaguement le moral en berne suite à notre discussion de la cuisine, et je me préparais à rembarrer ce poison d’Arielle Bloome, quand il est sorti de nulle part et s’est littéralement jeté sur moi. 

Enfin, je dis qu’il s’est jeté sur moi, mais ça s’est fait sans aucun heurt, il n’y a pas eu le moindre couac dans ce baiser parfaitement synchronisé, comme si nos corps s’y étaient entraînés depuis un moment avec un coach olympique, assez pour arracher un 9.8/10 au juge soviétique.

Mon sang en bat encore dans mes tempes tandis que mon cœur cogne fort, boum boum boum boum, ramenant une vie douloureuse dans des endroits de mon corps qui n’ont pas été irrigués de la sorte depuis un petit moment. J’hésite à me rejouer le baiser, titube un peu et renonce, mais c’est trop tard, parce que les mains de Victor ont laissé une trace brûlante dans mon dos, sur mon cou. 

— Tu as toutes tes affaires ? demande-t-il, ultra factuel. 

De toute façon, il faut que je me calme. Tout ceci, ne l’oublions pas, n’est qu’un stratagème pour éloigner de lui Irène la toxique et pour le protéger des racontars des autres nuisibles de la maison. Un coup de main entre amis. Je ne sais pas si ça a marché, mais en tout cas, je suis sûre d’une chose, c’est que ce baiser était convaincant. Moi, j’étais aux premières loges, et je n’y ai vu que du feu. 

Oh, zut, est-ce que j’ai produit un de ces petits bruits gênants qui m’échappent parfois ? Il me semble me souvenir que oui. Victor va-t-il comprendre que je me suis laissé affecter bien au-delà de ce que j’aurais dû ? 

Je décide que si nous en parlons, je jouerai les blasées — j’ai simulé, tout comme lui. Je veux bien lui rendre service, mais je ne veux pas me taper le ridicule de laisser un type me déstabiliser alors que je ne suis pour lui qu’une « présence amicale » pas attirante, juste insolite à la rigueur.

Je rassemble mes affaires d’hiver qui sont encore trempées après la bataille de neige, et mes bottes qui heureusement sont encore sèches. Je dois vraiment avoir une dégaine pas possible avec mes bottes à talons, l’article le plus féminin et sexy de ma garde-robe à l’heure actuelle, pas du tout assorties avec l’immense jogging de Victor. J’essaye de rentrer le bas du pantalon de coton dans mes bottes, mais il y en a trop et je laisse tomber, découragée.

— C’est bon, dis-je. Je crois. 

J’ai du mal à recouvrer mes esprits. Je décide que si j’oublie quelque chose, ce n’est pas très grave. 

Sans oublier de tenir ma ceinture qui commence à se défaire, pour ne pas ajouter à tout ça la honte de perdre mon froc devant lui, je le suis clopin-clopant vers sa voiture. 

Le trajet vers la ferme se fait en silence. Ce n’est qu’après avoir négocié le dernier virage sur le chemin de terre qu’il commente notre très bizarre après-midi. 

— En voilà une journée chargée en… 

Plutôt que de finir sa phrase, il fait un geste vague, et je décide de prendre les devants — définir ce qui s’est passé avant qu’il ait le temps de le faire. Nommer les choses permet de garder sur elles un semblant de contrôle. Je décide de les prendre à la légère.   

— Tu m’étonnes, dis-je. Je pense qu’après notre dernière performance, tu devrais être tranquille pour une heure ou deux. 

Mais en réalité, je n’en suis pas si sûre. J’espère qu’Irène se sera laissé décourager par notre baiser dramatique, mais si elle était du genre combattif et revanchard ? 

— Ouais, fait Victor. Désolé de ne pas t’avoir prévenue. Ça va aller ? 

— Bien sûr que ça va aller. Pourquoi ça n’irait pas ? 

Il me coule un regard en biais, puis ralentit dans la cour de la ferme. 

— Écoute, Vanessa, je ne veux pas profiter de toi. Si tu décidais de ne jamais revenir dans ce château de fous, je ne pourrais pas t’en vouloir. 

Je dois admettre que ce serait sans doute plus sage. Je pressens un problème : je vais me laisser happer par les histoires de Victor. Clairement je n’ai pas vis-à-vis de lui une attitude aussi détachée que je le devrais. C’est normal, non ? On est devenus des amis. Mais rajouter un baiser dans tout ça n’était pas une bonne idée. Je mesure à quel point faire semblant de sortir ensemble était une inspiration tordue. Visiblement une part de moi a décidé de croire à cette histoire bidon. Et je me connais. Je suis une personne entière, jouer la comédie n’est pas mon truc. Le jour où je craquerai vraiment pour un type, je le ferai à fond, il n’y aura pas de demi-mesure. Alors, ça n’a aucun sens de m’intéresser à Victor de cette façon. Il n’est clairement pas disponible, et de toute façon, je ne lui plais pas. 

Je ne suis pas non plus une midinette qui se fait des films pour un oui ou pour un non. Les fantasmes adolescents et les relations non réciproques, très peu pour moi. Je n’attends plus après personne dans ma vie affective, ça ne sert à rien. Non, moi, j’ai décidé il y a déjà de longues années de toujours aller de l’avant. 

— Ne t’inquiète pas, Victor, dis-je en posant la main sur le mécanisme d’ouverture de la portière. Je peux rester ta présence amicale encore quelques jours. J’ai un petit côté redresseuse de torts et je ne supporte pas les gens comme Irène. Ou Arielle. Ou Lily. Mais je serais honorée de t’avoir pour ami. Et je craque totalement pour ton frère et ta sœur. 

J’ouvre la portière. 

— Fais-moi signe en cas de problème, et je volerai à ta rescousse.

Je ne lui laisse pas trop le temps de répondre. Je claque la portière et je me dirige vers la cuisine éclairée, dans laquelle j’aperçois d’ici Mia en tenue de réveillon, qui s’affaire aux fourneaux. Je vais me prendre un sacré savon. 

Victor n’a toujours pas redémarré quand j’atteins la porte de la ferme. Je me retourne et je lui fais mon plus loufoque salut militaire. Alors seulement il enclenche le contact, m’adresse un appel de phares, et repart dans la nuit. 

Dans la cuisine, il règne une température tropicale. Je n’ai pas défait ma doudoune que Mia me tombe dessus. 

— Pas trop tôt ! Qu’est-ce que c’est que cette tenue, Vanessa ? 

— Des fringues d’emprunt. On a fait une bataille de boules de neige et ce fut un peu intense. 

Mia me scrute de son regard sombre, par-dessus ses lunettes en demi-lunes posées au milieu des taches de rousseur. 

— Quel est ton programme exactement, jeune fille ? Tu comptes nous gratifier de ta présence un peu, ou bien tu vas disparaître chez tes nouveaux amis riches dès que la table de Noël sera débarrassée ? 

Une vague de culpabilité m’envahit. 

— Mais non. C’est juste que mon ami a eu besoin de mon aide, Mia. 

Elle fronce les sourcils, visiblement elle a du mal à imaginer en quoi moi, Vanessa Lauret, je pourrais aider les gens du Bourg. Mais ce n’est certainement pas moi qui vais l’éclairer sur ce point. 

— Et tu n’oublies pas notre rendez-vous du 26, non plus, hein ? vérifie-t-elle. 

Le 26, nous allons voir Maman à l’hôpital, comme nous le faisons tous les ans. D’abord le réveillon, puis le jour de Noël, puis la visite à l’hôpital, c’est la tradition.  

— Je ne vois pas comment je pourrais l’oublier, grommelé-je.

Mia me fusille du regard et sa voix se fait dure, tranchante.

— J’attends un peu plus de respect de ta part, jeune fille. N’oublie pas d’où tu viens, n’oublie jamais. 

Je ne vois pas comment je pourrais. Je sais très bien que ma place n’est pas au Bourg, pas plus qu’à la ferme d’ailleurs. 

— Je suis là, soupiré-je, vaincue. Je vais me changer et je te donne un coup de main.

Elle hoche la tête. 

— Dépêche-toi. 

Je sors à nouveau de la cuisine pour traverser et gagner ma chambre de l’autre côté de la cour. Est-ce que Mia a raison ? Est-ce que je me suis laissé captiver par les histoires du Bourg, et le glamour un peu malsain de la famille de Victor, juste pour échapper aux perspectives sinistres qu’apportent à chaque fois mes propres vacances ? Probablement.

Enfin seule avec mes pensées, je suis bien obligée de m’avouer que je ne sais pas trop ce que je suis en train de fabriquer.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

Et pour les autres chapitres, les informations sur le livre, les liens d’achat, c’est là.

Douce imposture de Noël, chap. 19

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Dès que Vanessa a quitté la pièce, Pierrot me fait les gros yeux. 

— Qu’est-ce que tu attends pour lui courir après ? 

Je suis en train de me dire que ce stratagème est une idée vraiment idiote. Ce mensonge que nous avons laissé perdurer, prétendre que nous sommes ensemble ? Ça ne marchera jamais. Mais Vanessa est arrivée ici dans ma voiture, et la moindre des choses, maintenant, c’est de la raccompagner. 

— Je vais la reconduire chez elle, annoncé-je au cuisinier. Et toi, pas un mot de tout ça à qui que ce soit, c’est bien compris ?

— Tu me connais, répond Pierrot avec un autre de ses rires tonitruants. Muet comme une tombe. Je suis de ton côté, mon garçon. 

— Mouais. 

Je rattrape Vanessa dans le couloir principal du rez-de-chaussée. Elle s’est fait intercepter par Arielle qui l’inspecte sous toutes les coutures, occupée sans nul doute à lui reprocher ses choix vestimentaires improbables. Je m’approche. 

— Tu aurais dû mettre la petite robe qu’Irène te prêtait, dit Arielle. Sur ta peau, ça aurait été subliiime. 

C’est manifestement faux. Ce genre de couleur ne siérait pas du tout au teint de Vanessa, et Arielle doit être au courant, avec tout le temps qu’elle passe à éplucher des magazines, à assister à des défilés et à faire du shopping. C’est pour ainsi dire son occupation principale, pendant que mon oncle s’amuse à remodeler des entreprises et à « dépoussiérer » des business en fermant des usines.

— Elle est magnifique même habillée comme ça, interviens-je, conscient de n’avoir pas montré assez d’enthousiasme sur la beauté de Vanessa, tout à l’heure.

C’est juste que Pierrot m’a un peu pris de court avec sa suggestion de baiser hollywoodien. Dans le temps ridiculement court depuis que nous nous sommes rencontrés, j’ai plutôt considéré Vanessa comme une amie, un peu bizarre et farouchement protectrice, dont j’ai aussitôt eu envie de mériter la loyauté. Pas comme une fille que j’embrasse. Elle n’est pas mon genre, la présence d’Irène m’a déjà assez retourné le cerveau. Et puis, je la respecte trop, et je me respecte moi-même aussi. Pour moi, un baiser, ce n’est pas une chose banale que l’on distribue au hasard ou pour épater la galerie. Ça veut dire quelque chose. Je ne suis pas prude, mais je ne suis pas non plus le genre de type qui roule des pelles à ses amies pour un oui ou pour un non, pour leur dire bonjour ou pour leur prouver mon amitié. C’est non.

Quand Pierrot a dit que nous devrions nous embrasser pour avoir la paix, je me suis donc aussitôt rebiffé. Et Vanessa a cru que je la rejetais. Je m’en voudrais de lui avoir infligé une blessure. Il faut que je lui explique, il faut que je lui donne le mode d’emploi de ma personne pour qu’elle ne souffre pas de mon côté… taciturne, comme elle dit.

Vanessa semble plutôt lasse et je lis sur son visage qu’elle se prépare à renvoyer Arielle dans ses foyers. Comme attirés par cet instinct de famille qui leur fait détecter à cent mètres les situations croustillantes et les conflits, les autres arrivent à leur tour, déboulant de la salle de jeu. Il y a là les trois quarts de la famille. Mes grands-parents ont dû se retirer dans leur chambre pour se reposer avant le réveillon, et tel que je connais mon père, il est sans doute reparti travailler. Mais Ludo est ici, avec ses parents, Juliette et Gontran Dorcat, ce qui signifie aussi, sans doute, qu’Irène n’est pas bien loin. 

Je pense que Pierrot a raison. J’ai besoin de mettre de la distance entre Irène et moi. Et j’ai envie de dire à Vanessa qu’elle est bien plus attirante que je ne l’ai admis à l’instant. 

Vu que ce n’est pas logique, je ne cherche pas trop à réfléchir. Je me plante devant Vanessa. Je pose mes mains sur ses épaules, je la fais pivoter entre mes bras, je me penche, et cueillant son soupir étonné entre mes lèvres, je l’embrasse. 

J’entends un soupir étouffé dans le couloir, indignation ou surprise, mais je l’entends de très loin, parce que tout à coup je tombe. Pas seulement parce que Vanessa est beaucoup plus petite que moi et qu’elle doit lever son visage vers moi. 

Je tombe parce que c’est radicalement nouveau, le goût de sa bouche, la forme de ses lèvres, la surprise que je sens dans son court moment de recul, puis la franchise volontaire dans sa réponse quand elle percute ce qui se passe et qu’elle adhère entièrement. Tout à coup je prends conscience de ce que mes bras sont autour de sa taille, et ses mains dans mes cheveux, éveillant dans ma nuque des frissons non répertoriés. Sa taille est souple, mouvante, vivante. Mes mains plongent dans la cambrure de ses reins, où elles trouvent une place confortable pour se nicher. 

Je mordille sa lèvre inférieure et elle émet un petit bruit, entre un gémissement et un ronronnement très félin, qui résonne sous mon crâne et met en route une réaction en chaîne étrange. Je suis obligé de resserrer mes bras autour d’elle, de la ramener plus proche de moi, sa poitrine contre la mienne. Mes doigts trouvent sa nuque gracieuse et la naissance de ses cheveux, doux. Ça fait deux jours qu’ils m’intriguent et que j’ai envie de les toucher. Elle les a attachés avec une pince et des barrettes métalliques qui évoquent des attelles, ou des instruments de torture. Je vais au plus pressé — la pince. Je l’ouvre d’une main, je la laisse tomber au sol. Je plonge mes doigts dans les mèches douces pour les libérer, tout en caressant vaguement l’idée de tirer dessus, pour faire ployer son cou vers l’arrière, approfondir le baiser, peut-être goûter sa gorge. 

Quelqu’un toussote et je me rappelle que nous avons quelques spectateurs. Je mets fin au baiser à regret. Pourquoi ai-je dit à l’instant que je n’embrassais pas mes amies pour un oui ou pour un non ? C’est une erreur. Je pourrais embrasser Vanessa à nouveau. 

D’ailleurs j’ai un moment d’hésitation, et c’est elle qui m’écarte, fermement, des deux mains sur mes épaules. Elle me sourit, pourtant, papillonnant de ses grands cils. Échevelée, le souffle court, le rose aux joues, elle n’a plus rien d’une présence amicale. 

Mais on se calme. Nous avions déjà établi que mon corps n’était pas digne de confiance, que sa chimie erronée l’amenait à se fourrer dans des situations sans issue, à se fourvoyer durement. Lorsque je suis le cours de mon désir, il n’en sort rien de bon, c’est prouvé. 

Je prends une grande inspiration pendant que Vanessa émet un minuscule soupir qui me donnerait presque envie de recommencer. Je m’en empêche. 

Je risque un coup d’œil panoramique et j’inventorie les visages autour de nous. Dorcat-Brühler mi-choqués, mi-envieux, ma mère qui rigole, Raymond qui m’adresse un clin d’œil grivois, Nina qui arrive au bout du couloir : 

— J’ai manqué quelque chose ? 

— Je raccompagne Vanessa, annoncé-je à la cantonade. 

— Prends ton temps, surtout, glisse Raymond. 

Et l’expression sur le visage d’Irène : songeuse, avec une pointe de colère dans le frémissement de ses narines délicates. 

Le coup de théâtre est-il un succès ou un échec ? C’est difficile à dire. Je passe mon bras autour des épaules de Vanessa. 

­— Viens, allons-y.

— Attends, dit-elle en passant les mains à ses oreilles. 

Elle défait ses boucles l’une après l’autre et se tourne vers Nina pour les lui offrir. 

— Oh, fait Nina, non, je ne peux pas. 

Vanessa insiste, la main tendue, les bijoux rouges et argentés au creux de sa paume.

— Bien sûr que si. Je pense qu’elles t’iront à ravir. J’en ferai d’autres. N’hésite pas à me faire de la pub, hein. 

Ses mains remontent à ses oreilles et alors, elle prend conscience de ce que ses cheveux sont totalement décoiffés. Il reste des épingles et c’est vrai que ça ne ressemble pas à grand-chose, mais à mon avis, ça ne justifie pas non plus sa mine horrifiée, juste avant qu’elle se baisse pour ramasser sa pince, et vite, vite, rabattre en un chignon serré sa glorieuse chevelure. 

— Je suis prête, grommelle-t-elle ensuite.

Nous partons.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

Les autres chapitres, toutes les informations sur le livre et les liens d’achat sont ici.

Douce imposture de Noël, chap. 18

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Je peux marcher, j’ai fait un nœud à l’élastique de la ceinture et j’espère qu’il tiendra. Je n’ai pas le sentiment d’être particulièrement élégante en cet instant, et en plus j’ai froid aux pieds, surtout que Victor a oublié de me prêter des chaussettes. Note bien que ce serait sans doute encore plus ridicule, si je portais aussi ses chaussettes. 

La scène de tout à l’heure dans la salle de bain m’a confortée dans l’idée qu’Irène est dangereuse pour Victor. Je commence à me dire que j’ai fourré mon nez dans une histoire qui non seulement ne me regarde pas du tout, mais qui en plus sent très mauvais. Est-ce que mes instincts de protection vis-à-vis de Victor sont bien placés ? Non. Pas du tout. J’ai un vieux doute, je me demande ce que je fiche ici, dans ce château de contes de fées, à vouloir affronter la reine des fées alors que je suis un peu sortie de nulle part et que dans cet accoutrement, en plus, je me fais l’effet d’un hobbit. J’ai confiance en moi en temps normal, mais là, les conditions ne sont pas idéales, et je me sens tout à coup bien loin de chez moi.  

Après m’être trompée et avoir un peu erré au rez-de-chaussée du Bourg sans croiser personne, je finis par trouver la cuisine. Elle est gigantesque, comme tout le reste, avec plusieurs fours et une grande cheminée où flambe un feu d’enfer. Et elle sent presque aussi bon que celle de la ferme — un reste du fumet délicieux de l’agneau rôti de ce midi se mêle à des arômes de pudding épicé, de vin chaud et de chocolat. Je trouve rapidement l’explication de ce phénomène : un bonhomme chauve, massif et souriant qui porte un grand tablier blanc de drap épais, et qui surveille en souriant la cuisson d’une marmite entière de chocolat chaud. 

Il se tourne vers moi à mon arrivée. 

— La voilà ! s’exclame-t-il en souriant. 

Il doit avoir cinquante ou peut-être soixante ans. Son visage est plein de petites rides d’expression et ses yeux sont d’un bleu perçant, presque fluorescent. Il est plus large d’épaules que rond, avec des mains comme des battoirs. 

— Je suis Pierrot, le cuistot, explique-t-il quand je lui souris, interrogative. Je vous ai fait du chocolat chaud. 

Il baisse les yeux vers mes pieds. 

— Victor, espèce d’idiot, tu n’as pas donné de chaussons à ta belle !

Alors seulement j’aperçois Victor qui est assis sur une chaise contre le mur, au coin du feu. Pierrot se déchausse et fait glisser vers moi ses chaussures d’intérieur, elles aussi douze fois trop grandes pour moi. Je suis le petit Poucet dans le château de l’ogre.  

— Oh ! fais-je. Non. Je n’oserais pas vous piquer vos chaussons.

— Si, si, me rembarre Pierrot, ose immédiatement. Et tutoie-moi. Assieds-toi avec l’autre dadais près du feu. C’est bientôt prêt. 

Je pouffe, parce qu’il a traité Victor de dadais, et j’obtempère. Les chaussons sont confortables et il fait chaud au coin du feu. Victor m’accueille à côté de lui avec un sourire de gamin. 

— Victor était en train de me raconter ses malheurs, dit Pierrot. 

— Ses malheurs ? 

— Le retour de la foldingue, et ta tentative courageuse mais un peu tarée pour le sauver. 

— Oh. 

Visiblement, Victor n’a pas de secret pour Pierrot. 

— Ce que j’ai du mal à comprendre, embraye ce dernier en plongeant une cuiller en bois gigantesque dans sa grande marmite de chocolat, c’est comment il peut encore se sentir attiré par cette sorcière quand tu es là, juste à côté de lui. 

Je tourne la tête pour regarder Victor, tout en trouvant qu’il va sacrément vite en besogne quand il se confie à ce Pierrot. Victor soupire. 

— Ce n’est pas de ma faute. Irène a le don de me rendre zinzin, c’est indépendant de ma volonté. Tu crois que ça m’amuse ? 

Un grand soupir soulève la gigantesque poitrine du cuistot. Il attrape des bols énormes sur une étagère à sa droite, puis y verse à la louche un chocolat onctueux et fumant. Bien que j’aie passé la moitié de ma journée à table, j’en ai aussitôt l’eau à la bouche.

— C’est vous… c’est toi qui te charges de toute la cuisine dans la maison ? demandé-je. 

— Ouaip. 

— Ce déjeuner était… fabuleux, dis-je. Je ne sais pas comment ils font tous pour rester aussi minces. 

— Ils sont névrosés, estime Pierrot, c’est ça le problème. Mon but dans l’existence, c’est de les faire grossir. Surtout celui-ci, ajoute-t-il en désignant Victor d’un signe de la tête. Petit, c’était une pitoyable crevette. Je l’ai bien fait grandir, d’un été sur l’autre. Il n’est toujours pas bien épais, mais je trouve que je l’ai bien réussi. 

Je hoche la tête. Sa dévotion pour Victor est touchante. C’est complètement impossible de ne pas craquer un peu pour ce type colossal aux yeux bleu fluo. Surtout quand il me tend un bol et que je plonge mes lèvres dans le chocolat, chaud, épicé, sucré, crémeux… 

— Tout simplement divin, murmuré-je. 

— Merci, se rengorge Pierrot. 

Dans cette cuisine, Victor semble plus détendu. Je pense qu’il vient ici pour se faire requinquer. C’est un bon endroit où oublier le monde extérieur et ses prédateurs. Sauf que…

— Il va quand même falloir que je rentre chez moi, dis-je en apercevant l’horloge au-dessus du plan de travail. 

Il est déjà presque dix-huit heures. Mia va sûrement m’allumer parce que je l’ai laissée préparer le réveillon toute seule. 

­ — Oui, dit Pierrot, ta famille doit t’attendre, n’oublions pas que c’est Noël ce soir. Mais qu’est-ce qu’on va faire de celui-là ? 

Victor hausse les épaules, mais j’ai vu sa pomme d’Adam s’agiter comme s’il déglutissait péniblement. C’est clair qu’il appréhende la soirée. 

— Tout ira bien, déclare-t-il, stoïque. Il faut que Vanessa rentre dans sa famille. 

— Ouais, dis-je. Sinon Mia me tue. Tu tiendras le coup ? 

— Je boirai du champagne. 

— Appelle-moi en cas de souci. Envoie des SMS. Ou des signaux de fumée. Ou bien viens me retrouver. 

— Ça ira, répète Victor. 

— Je passerai te voir demain main, décidé-je. Je ne resterai pas longtemps, mais je peux passer. 

Victor acquiesce. 

— Mais viens aussi demain après-midi. On ira faire du cheval dans la forêt enneigée. 

— Romantique, juge Pierrot. 

— En tout bien tout honneur, ajoute Victor. 

— Si tu le dis, insiste Pierrot. 

Victor lève les yeux au ciel. Je finis mon chocolat, bien certaine que je ne pourrai rien avaler du dîner de Mia ce soir. Je repose mon bol sur le bord de la grande cheminée de pierre.

— Tu vas faire quelque chose pour éloigner les mauvais esprits avant de partir ? me demande Pierrot.

— Euh… Qu’est-ce que tu entends par là ? 

— Juste que tu devrais marquer ton territoire avant de partir dans la nuit. Il y a des bêtes féroces dans ces couloirs qui ne comprennent pas d’autres langages que celui de la prédation, tu sais. 

— Hein ? Je ne suis pas sûre de bien saisir ce que tu racontes, Pierrot. 

— Pierrot, commence Victor, je ne crois pas que…

Le cuisinier le fait taire d’un geste de la main. 

— Écoutez-moi, tous les deux. Vous avez inventé cette histoire rocambolesque pour protéger Victor de la redoutable Irène. Je ne sais pas très bien quelle logique bizarre s’est emparée de votre cerveau, mes tourtereaux, mais je sais une chose : dans les couloirs, ça discute ferme, et ça jase, même. Arielle trouve ça bizarre, cette histoire de petite amie sortie de ton chapeau. Ludo dit que tu es jaloux, que tu as inventé ça parce qu’il a attiré Irène dans ses filets. Quant à la princesse Irène elle-même… Elle est venue se renseigner ici en personne, sous couvert de se faire servir un thé. Quelqu’un a dû lui dire que je connaissais tous tes petits secrets, mon garçon, et elle a essayé de me cuisiner, de me faire réagir aux dernières nouvelles. Comme je n’avais jamais vu Vanessa ni même entendu parler d’elle, vu que vous vous êtes rencontrés avant-hier, j’ai dû avoir l’air surpris et je te fiche mon billet que ça ne lui a pas échappé. Elle a un œil de lynx, celle-là. 

— Comment tu te débrouilles pour savoir autant de choses sur tout ce qui se passe ici, sans jamais quitter cette cuisine, ça me dépasse, grommelle Victor. 

— La cuisine est le point névralgique de toute maison, rétorque Pierrot. Quand vas-tu le comprendre enfin ? 

Victor soupire. 

— OK, fait-il. Tout le monde parle de Vanessa et moi. Et après ? 

Pierrot soupire. 

— Je pense qu’il faut que Vanessa pose ses pattes sur toi, et qu’elle fasse bien comprendre haut et fort à tout le monde que vous êtes un vrai couple. Sinon, votre couverture ne tiendra pas cinq minutes, surtout si vous vous séparez pour passer les fêtes chacun de son côté. Tu n’as qu’à l’embrasser devant tout le monde, par exemple. Ça t’achètera un peu de tranquillité, histoire de tenir pendant Noël. 

Victor fronce les sourcils d’un air contrarié et moi, je réfléchis. 

— Tu crois vraiment ? demandé-je à Pierrot. 

Embrasser Victor ?

— Ouaip. Je connais tous les membres de cette famille comme si je les avais faits, depuis le temps. Je ne dis pas que je suis fier de ce qu’ils sont tous devenus, mais je connais tous leurs travers par cœur. Je vous prescris donc un énorme baiser de cinéma, avec un maximum de spectateurs. Ça devrait calmer les langues de vipères.

J’essaye d’ignorer la moue de plus en plus dégoûtée de Victor, et d’adopter pour ma part une expression de neutralité bienveillante. Pierrot éclate de rire en voyant la tête de Victor. 

— Calme ta joie, mon gars.

— Pardon, dit Victor en me jetant un coup d’œil contrit. 

— T’inquiète, le rassuré-je, même si mon orgueil féminin en a pris pour son grade, forcément.

J’ai un égo comme tout le monde, je ne suis pas complètement insensible. Pierrot en rajoute aussitôt une couche en tançant Victor : 

— Quitte à jouer la comédie, tu ne pouvais pas en choisir une qui te plaise vraiment ? 

— Purée, dis-je, arrêtez vos compliments, c’est trop pour une seule femme. 

Pierrot éclate d’un rire tonitruant. 

— Vanessa me plaît, proteste Victor sans grande conviction. 

— C’est sûr qu’habillée comme ça, ajoute Pierrot. 

— J’aime ses cheveux, ajoute Victor. Quand elle les détache. 

Le sourire de Pierrot s’élargit et ma gorge se noue. Je me sens prise au piège. Je mets aussitôt le holà : 

— Mes cheveux ne sont pas un jouet ou un accessoire de théâtre. 

Ils sont ma personnalité, mon essence, ma liberté, mon identité. Je refuse de les lâcher dans cette maison pleine de pervers narcissiques, même pour les beaux yeux de Victor, c’est non.

— S’il te plaît, insiste ce dernier. 

Je soupire, puis je tiens bon. 

— Nan. 

— Et moi ? demande Pierrot. Je peux les voir ? 

— Nan.

­— Tant pis, dit-il. 

Je commence à mieux cerner ce mec. C’est une énorme commère qui se mêle de toutes les affaires de la maison. Il semble dévoué à Victor, mais moi, il sait qu’il ne me doit rien. 

Je me lève. 

— Bon, j’y vais. À demain, Victor. Tu peux prendre congé de ta famille pour moi ? Je n’ose pas aller les trouver dans cette tenue. Bon courage pour ce soir. On s’appelle. Pierrot, merci encore pour ce succulent déjeuner. Et pour le chocolat.

Et je sors de la cuisine en laissant là ses chaussons, un peu perplexe, déstabilisée.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

Et bien sûr, tous les liens utiles sont là.

Douce imposture de Noël, chap. 17

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Après le froid du dehors, l’air chaud de l’entrée nous pique les joues et je prends conscience du fait que je suis totalement trempé, des pieds à la tête. Raymond et Nina ont déclaré forfait il y a déjà quelques minutes, mais Vanessa a eu plus de mal à dégriser après la folie de notre bataille de neige, si bien que j’ai dû les fatiguer encore un peu, Baloo et elle, en les faisant courir dans le parc. J’en ai profité pour lui montrer les écuries, les différents bâtiments. 

Il y a cinq minutes, elle s’est enfin déclarée calmée, et nous voici de retour à l’intérieur du Bourg.

— Les bottes que j’ai volées sont trempées, se désole-t-elle en se déchaussant tant bien que mal, appuyée contre le mur. 

Si elle est dans le même état que moi, ses bottes ne sont pas les seules. Elle n’avait pas la chance de porter un pantalon comme moi, et elle doit être complètement frigorifiée à l’heure qu’il est. 

Zut. 

— Enlève tout ce qui est mouillé, d’accord ?

Elle pouffe et me regarde d’un air amusé. 

— Si c’est une stratégie pour que je me mette à poil, elle n’est pas très subtile. 

C’est bien ce que je craignais. 

— Viens, décidé-je quand nous sommes déchaussés et que j’ai disposé nos manteaux, gants et bonnets sur les radiateurs de l’entrée. On va voir si Nina a d’autres vêtements à te prêter. 

— Oh, je ne voudrais pas abuser, proteste Vanessa. 

— Je n’ai que faire d’une présence amicale avec une infection pulmonaire, indiqué-je. On va devoir te trouver des fringues sèches. Viens. Suis-moi. 

Quand nous nous rendons compte que nous laissons des traînées mouillées dans les halls, je retire mes chaussettes et elle se contorsionne pour enlever son collant qui est, de toute façon, complètement fichu, la faute à Baloo et à ses coups de griffes enthousiastes.   

— Il t’a blessée ? demandé-je, contrarié. 

Elle lève vers moi un visage hilare. 

— Ça valait carrément le coup, estime-t-elle. 

Je lui souris en retour. Ses joues sont roses et son mascara a tellement coulé qu’il n’est plus qu’un lointain souvenir. 

— C’est vrai, acquiescé-je. Meilleure baston de la décennie. 

Elle soupire. 

— J’adore la neige. On a vraiment de la chance cette année. Je pourrais vivre dans le Grand Nord, avec une demi-douzaine de chiens de traîneaux. 

J’essaye de me la représenter en manteau et toque de fourrure, ses cheveux aux vents. Son chignon s’est défait et des mèches s’échappent en tous sens de sa coiffure. 

Nous nous arrêtons dans la première salle de bain qui se trouve sur notre route, celle du premier étage. 

— Attends-moi là. 

Elle pousse un cri d’horreur en voyant sa tête dans le miroir et je ricane. Dans un placard du couloir, je vais d’abord chercher des serviettes, les plus grandes et douces que je puisse trouver. Je les apporte à Vanessa. 

— Tiens, enlève tous les trucs mouillés et sèche-toi. Je vais te chercher des habits secs chez Nina. 

— Et toi ? s’inquiète-t-elle. 

— Ne t’en fais pas pour moi. Prends une douche chaude si tu as besoin, n’hésite pas.

Je la laisse dans la salle de bain bien chauffée et je file dans les étages. Dans l’escalier je croise Lily qui me dévisage d’un air surpris et assez renfrogné, mais je ne m’arrête pas. Je commence à avoir froid. 

Arrivé dans ma chambre, je me déshabille en vitesse, je m’étrille avec ma serviette et j’enfile en hâte un jean propre et un sweat-shirt de Noël, un cadeau de Ray de l’année dernière qui est particulièrement affreux avec son renne au nez rouge lumineux à pile, mais très épais et cotonneux. Une paire de grosses chaussettes, et je me sens mieux.

Puis je me lance à la recherche de Nina. Je toque à sa porte. 

— Nina !

Pas de réponse. Je jurerais qu’il y a quelqu’un dans la chambre. Je frappe à nouveau. 

— Nina ! 

— Va-t’en ! répond ma sœur. On est occupés !

— Aaaah ! m’écrié-je. Je ne veux pas le savoir.  

Je m’enfuis tout en souriant : si tous les occupants du château tiennent à baiser comme des lapins pendant toutes les vacances, j’aime autant que ma sœur en profite aussi. Je sais qu’elle a eu une année épuisante avec ses mômes, en particulier les jumeaux, et qu’elle a mérité un peu de vacances. Les petits sont avec leur grand-mère. Ils rendent ma mère complètement gâteau.  

Le seul souci, c’est que je n’ai pas de vêtements secs pour Vanessa. Je ne peux pas en emprunter à Lily : elle est plus grande, et maigre comme un clou. Et hors de question d’aller trouver Irène. Je frissonne, et rebrousse chemin vers ma chambre. Là, je sélectionne un T-shirt à manches courtes qui est un peu juste pour moi, un jogging et un grand pull chaud. C’est bien trop grand, mais ce sera mieux que rien, en attendant que Nina émerge. 

Quand j’arrive à la porte de la salle de bain du premier où j’ai laissé Vanessa, la douche coule. Au même moment, ma tante Arielle descend le couloir avec un sourire ambigu. 

— Bonne bataille de neige ? s’enquiert-elle sur un ton mielleux.

Décoder Arielle peut parfois s’avérer difficile. Là, j’ai l’impression qu’elle essaye de faire la paix, à sa façon détournée. Alors, je lui offre un sourire très mesuré. 

— Excellente. On est rentrés trempés. 

Elle indique d’un signe du menton les vêtements que vais prêter à Vanessa. 

— C’est pour ton amie ? 

— Oui. 

— Tu ne crois pas qu’on pourrait lui trouver des fringues plus adaptées dans toute cette maison ? demande-t-elle en lorgnant mes habits d’un air sceptique. Ça a l’air sacrément tue-l’amour, ce que tu lui as déniché. 

— Sûrement, en conviens-je, mais Nina est… occupée. On verra ça plus tard. 

— Je vais m’en charger, décide Arielle, et elle file avant que j’aie pu l’arrêter. 

Je m’assieds sur une chaise dans le couloir en attendant que Vanessa en ait fini avec sa douche. J’ai encore froid, mes cheveux sont toujours mouillés, et je commence à former des projets de thé bouillant, voire même de chocolat chaud. 

Arielle revient au moment même où le bruit de la douche s’arrête dans la petite salle de bain. Elle est suivie d’Irène qui s’avance avec grâce, les bras chargés d’étoffes. 

Arielle est allée demander des fringues à Irène. Des trucs beiges et vieux rose et gris perle qui n’iront jamais à Vanessa. Je suis sûre qu’elles en sont conscientes. Il faut que je les grille de vitesse.

Je me mets debout, je toque à la porte en espérant que Vanessa sera visible, et j’entre dans la salle de bain sans lui demander son avis. 

Elle pousse un glapissement et manque de se casser la figure. Elle a noué une serviette autour de sa tête et elle était visiblement en train de se sécher les pieds. Elle se couvre en hâte l’avant du corps avec sa grande serviette, mais elle est debout devant le miroir. D’ici je bénéficie involontairement d’une vue imprenable sur son côté pile, et j’ai un peu de mal à faire abstraction de cette réalité. 

Les informations affluent en désordre à mon cerveau. Vanessa est fine et musclée, avec une peau veloutée qui me fascine, une taille fine et des fesses rondes. Elle est aux antipodes de tout ce que j’ai toujours recherché : j’ai toujours été un abonné des blondes vaporeuses et translucides. Physiquement, Irène est conforme au portrait-robot de ma femme idéale. Ça ne veut pas dire que je ne peux pas apprécier la beauté de Vanessa quand elle s’étale sous mon nez. 

Prenant conscience de mon indiscrétion, je détourne les yeux du miroir au moment où Vanessa se tourne pour suivre mon regard. Elle comprend son erreur, et s’enroule dans l’immense serviette en rosissant. 

— Pardon, dis-je en m’éclaircissant la voix. Mais Irène est dans le couloir et elle va insister pour te prêter des fringues. Nina n’était pas disponible… alors je t’ai apporté des trucs à moi. J’ai pensé que ce serait préférable. J’espère que ça ira.

Vanessa acquiesce, s’empare de mon T-shirt et du reste au moment où Arielle toque à la porte. 

— Hou hou, les amoureux, vous êtes visibles ? On a des vêtements secs pour Vanessa. 

— C’est gentil, réponds-je sans ouvrir, mais on a ce qu’il faut. Elle est en train de s’habiller. 

Je me retourne pour que Vanessa puisse se changer tranquille. Je ne vais pas sortir maintenant, ce serait étrange. 

Derrière moi, j’entends le bruit d’une serviette éponge qui choit et un froissement de coton pendant que Vanessa se débat avec les vêtements trop grands, sautille pour éviter de se casser la figure. J’imagine son derrière qui pointe pendant qu’elle se glisse dans mes jambes de jogging démesurément longues. Puis je me reprends immédiatement. On ne nourrit pas ce genre de pensée vis-à-vis de ses présences amicales, si ? C’est ma curiosité qui parle.  

On frappe à nouveau à la porte, plus fort cette fois. 

— J’ai apporté plein d’habits pour Vanessa. Tu peux remballer tes affaires, Victor.

C’est la voix d’Irène. Je me fige, soudain tendu. Sa voix fait quelque chose à mon cerveau, quelque chose de pas net du tout. C’est bien plus fort que tout le reste, et ça balaye tout ce qui flottait encore dans mon esprit à l’instant — la bataille de boules de neige, la fatigue satisfaite, les rires, l’image de Vanessa dans le miroir. Tout à coup, l’intégralité de mon énergie est consacrée à lutter contre cette voix qui se fraye un passage jusqu’à mes cellules. Je suis bien obligé de noter la jouissance coupable qu’elle me procure, parce que c’est impossible de faire l’impasse dessus. Irène n’a rien perdu de son emprise sur moi, pensé-je avec frayeur. Rien du tout. 

— J’ai encore mis quinze fois trop de fringues dans ma valise, explique-t-elle à travers la porte. Alors vraiment, ça ne me dérange pas du tout. 

Comme si c’était ça le problème à la base, dans le fait que mon ex fasse des pieds et des mains pour relooker à son image ma petite amie officielle actuelle. 

La poignée de la porte tourne et sans nous demander notre avis, Irène entre à son tour dans la petite salle de bain, saturant l’espace. Vanessa pousse un nouveau petit cri et je recule d’un pas en me prenant la présence d’Irène en pleine figure, bien trop proche. 

Il me faut une autre seconde avant de me décaler pour faire barrage de mon corps entre les deux femmes. 

Nous sommes bien trop nombreux dans cette salle de bain soudain envahie par le parfum d’Irène, une essence précieuse, raffinée, avec une note obstinée. Je sens mes narines frémir, et mon corps se tendre encore plus, tandis que des images m’assaillent, hors de propos. Sous son parfum, je perçois l’odeur unique de son corps et je déglutis un sentiment mêlé, confus, de désir et de panique. 

Le regard d’Irène tombe sur moi, le dos tourné à Vanessa qui termine sans doute de s’habiller. Une lueur étrange passe dans les grands yeux d’Irène — une interrogation moqueuse. Que lit-elle dans cette situation ? Elle ne peut quand même pas deviner, juste en nous voyant, que je me suis détourné de Vanessa pour ne pas la voir nue, si ? Et que c’est sur elle, Irène, que mes yeux sont englués ? Je décide que non, que je dois continuer à soutenir notre mensonge, à Vanessa et moi. Parce que c’est la seule solution possible si je veux avoir une chance d’échapper à l’afflux d’images qui m’envahit — Irène nue dans mes bras, Irène se coiffant pour sortir sans moi, Irène déclarant qu’elle n’éprouve plus rien pour moi mais qu’on peut rester amis, coucher ensemble de temps en temps. 

Le sourire d’Irène s’agrandit et elle me contourne, souple et rapide, pour atteindre Vanessa. 

— Tiens, lui dit-elle, amicale, je t’ai apporté des habits. Ce sera toujours mieux que les sapes de Victor qui sont sûrement douze fois trop grandes. 

Enfin, je me retourne vers elles. Vanessa a terminé de mettre mon jogging et mon T-shirt. Ils sont effectivement dix fois trop grands. Le T-shirt, un peu informe, il faut admettre, lui arrive à mi-cuisses, et les manches lui descendent jusqu’aux coudes. Elle a fait plusieurs revers sur une des jambes de pantalon, et maintenant, l’air un peu ridicule comme ça, avec sa serviette enroulée sur la tête, elle regarde d’un air suspicieux la minuscule robe beige qu’Irène brandit triomphalement sous son nez. 

— C’est gentil, dit Vanessa, mais je vais me cailler avec ton truc. 

— Avec le pantalon de jogging de Victor, tu vas te prendre les pieds dans le grand escalier et dévaler les marches avant de te fracasser le crâne en bas, rétorque Irène. 

Ça sonne presque comme une menace. 

Vanessa semble prendre une décision. 

— Merci, dit-elle avec une gratitude un peu forcée, en s’emparant de la petite robe beige. Merci infiniment. 

Irène semble un instant décontenancée, puis elle se rend compte qu’elle est bien obligée de battre en retraite. 

— De rien, murmure-t-elle en adressant à Vanessa un regard étrange. 

Car il est évident pour toutes les personnes présentes que Vanessa n’a pas la moindre intention de revêtir la minirobe beige. 

— C’est très généreux de ta part, conclut cette dernière sur un ton extrêmement faux cul, avant de se détourner pour faire face au miroir, signifiant par là à Irène son congé. 

Irène se retire. Moi, je fixe Vanessa en me sentant complètement perdu, tandis qu’elle porte les mains à sa serviette. 

— Ça va ? demande-t-elle en me jetant un coup d’œil dans le miroir. 

Je secoue la tête. 

— Elle ne peut pas te manger tant que je suis là, rappelle Vanessa. 

J’acquiesce, toujours incapable de prononcer un mot. 

— Méfie-toi, ajoute Vanessa. C’est le genre de fille à jeter son dévolu sur ce qu’elle ne peut pas avoir. 

Elle a raison. 

— Je vais me coiffer, maintenant, dit Vanessa. Tu veux rester ? 

Elle propose gentiment, mais j’ai le sentiment qu’elle préférerait terminer sa toilette toute seule. Alors, je me ressaisis. 

— Je vais nous dégoter des chocolats chauds. Ça te dit ? 

Son sourire dans la glace est franc et ravi. 

— Et comment ! 

Je lui indique le chemin de la cuisine. 

— Rejoins-moi là-bas quand tu as fini. Tu peux laisser les serviettes sur le radiateur. 

Quand je sors, heureusement, Irène et Arielle sont parties.

La suite est déjà en ligne ici ! Et tous les liens vers les autres chapitres et les liens d’achat dans toutes les boutiques sont ici.