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Douce imposture de Noël, chap. 16

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

Après ce que j’ai vu aujourd’hui, après ce que Victor vient de me raconter, j’ai l’impression que l’abandonner comme ça serait de la non-assistance à personne en danger. C’est presque un peu idiot de penser ça, car enfin objectivement, il est majeur et vacciné, avec une famille aimante et fortunée. Mais son cousin est affreux, et cette fille, quel poison. 

Une idée tordue se forme déjà dans ma tête, une idée absurde et qu’il serait impossible de formuler de manière habile. Alors, je me lance sans prendre de pincettes, et advienne que pourra.  

— Si tu veux, je peux continuer à faire semblant d’être ta copine pendant quelques jours, juste pour les tenir à distance, dis-je avant de balancer ma boule de neige contre un arbre.  

C’est une proposition idiote, j’en suis parfaitement consciente, et je n’ai aucun intérêt à la faire, si ? À part pour jouer de manière acceptable mon rôle de « présence amie », pour Noël. Je n’ai rien d’autre de précis à accomplir pendant les vacances, à part potasser des cours de finance dans lesquels j’ai du mal à me reconnaître. Je m’ennuie comme un rat mort quand je suis ici. Pourquoi ne pas en profiter pour venir en aide à un ami ? 

Victor me dévisage, sourcils froncés. Il se demande sans doute si je suis sérieuse. Même dans la pénombre, ses yeux paraissent incroyablement limpides. La lumière de la lune qui se réverbère dans la neige éclaire notre discussion improbable d’une lueur qui pourrait sembler artificielle. Oui, on se croirait dans un studio, sur le tournage d’une comédie romantique. Sauf que dans notre cas, personne ne va tomber amoureux. On va même faire tout le contraire. On va se soutenir pour se tenir à l’abri de l’amour. On finira l’année en bon état psychologique, pas en dépression, pas fragilisés par les agressions de personnes toxiques, et tout se terminera bien.

Évidemment, Victor n’est pas stupide. Il pose la question évidente : 

— Pourquoi est-ce que tu ferais ça ? 

Je lui souris, et il ajoute : 

— Je veux dire, qu’est-ce que tu aurais à y gagner ?

L’espace d’un instant, je me demande s’il s’imagine que j’en veux à sa vertu, alors, je précise : 

— Je veux juste t’aider, et échapper à l’ennui mortel de la ferme. Parce que je n’ai pas forcément une très haute idée de la passion amoureuse, mais l’amitié, ça oui, j’y crois dur comme fer. Alors, quand tu m’as élevée au rang de « présence amicale » — une promotion incroyablement généreuse de ta part pour laquelle je te remercie au passage — tu as déchaîné mes instincts amicaux. Je prends soin de mes amis, moi. Je n’ai pas envie de les laisser seuls en difficulté. 

Il incline la tête. 

— T’es un peu dingue, toi aussi, non ?  

J’éprouve un pincement de cœur, parce qu’il dit ça très gentiment, et qu’il ne sait pas ce que cela évoque pour moi. 

— Ce n’est pas de la dinguerie, dis-je. Écoute, je te promets que je ne suis pas une folle qui va te poursuivre dans le parc avec une paire de ciseaux si tu me dis non. Et de toute évidence, tu fais ce que tu veux. Mais si tu penses que tu as besoin d’une présence amicale à tes côtés pour ce Noël, et que tu me juges susceptible de faire l’affaire, c’est offert de bon cœur. 

— Et ensuite ? veut-il savoir.

— Ensuite, on se sépare bons amis, ou bonnes présences amicales. On laisse passer un délai raisonnable pour ne pas perdre la face, puis on fait savoir à ta famille que ça n’a pas marché entre nous. La vie reprend et le temps guérit les blessures. 

Il se tait un moment. J’en profite pour former une deuxième boule de neige. Je sais que ma proposition est complètement farfelue, que je me mêle de choses qui ne me regardent pas, peut-être que je me raconte juste des contes de châteaux pleins d’intrigues pour peupler mon Noël ennuyeux de fille sans parents. Mais en fait, je n’ai pas grand-chose à perdre. Et là, maintenant, sous la lune féérique, dans le grand parc froid, c’est le moment idéal pour formuler des propositions de contes de fées, même si l’on doit s’en mordre les doigts plus tard. 

C’est aussi le moment de les accepter, si j’en crois la réponse de Victor, qui me parvient finalement quelques minutes plus tard, alors que je joue à respirer l’air glacé en le laissant doucement anesthésier mon nez. 

— Je suis partant, dit-il. Je pense que c’est une idée complètement bancale. Mais je pense aussi que j’ai besoin, en effet, d’une alliée à mes côtés. Et puis, si maintenant on dit à tout le monde qu’on n’est pas ensemble, ils vont tous te regarder de travers, et je ne veux pas me passer de ta compagnie. 

Je me tourne vers lui. 

— Tu ne le regretteras pas, Victor. Je vais te protéger. 

J’ai déclaré ça avec une telle ardeur que maintenant il fait une tête bizarre, comme si malgré mes promesses, j’étais en effet un peu foldingue. Il faut peut-être que je la mette en sourdine sur l’intensité, que je baisse le volume.  

— Je connais mes motivations profondes, remarque-t-il prudemment, mais je ne suis toujours pas certain de comprendre les tiennes.

Je pousse un long ricanement de sorcière de dessin animé.  

— Gniak, gniak, gniak ! En fait, maintenant que tu as signé de ton sang, je dois te dire que nous sommes toutes pareilles. Chacune de nous te veut pour elle toute seule. Si je te prends sous mon aile, c’est pour faire de toi ma chose et mieux te torturer à l’abri des regards ! 

Et je ponctue ma tirade d’une énorme boule de poudreuse balancée en pleine poire. 

Hum. 

Ça passe ou ça casse. 

Je dirais que ça va dépendre un peu de son sens de l’humour, et de sa tolérance au mien.

J’ai eu l’impression que ça passerait, mais je peux me tromper. 

Oups.

Victor reste un instant immobile, son trop beau visage complètement couvert de neige poudreuse qui s’accroche à ses cheveux, à ses sourcils, aux poils de sa barbe du soir. Il y a même un moment où je me dis que j’ai dépassé les bornes et qu’il va me foutre dehors. 

Puis il riposte. Le tir part tellement vite que je n’ai pas le temps de l’éviter, ni même de le bloquer. Il s’était baissé pour ramasser de la neige lui aussi, mais j’avais oublié qu’il avait une boule dans les mains. J’aurais pu me préparer, j’aurais même dû, mais je suis totalement prise de court. Je me mange le projectile froid en pleine face, moi aussi, ce qui me coupe le souffle instantanément. J’en ai dans la bouche, dans le nez. Choquée, j’entends Victor éclater à son tour d’un pur caquètement maniaque qui résonne dans le parc désert. 

Ma blague a marché. Tout ira bien. On se comprend. La certitude d’être en train de me faire un ami et le soulagement me montent aussitôt à la tête, plus sûrement qu’un champagne, et j’explose de rire à mon tour. 

— T’es mort. J’en ai rien à foutre de ton pédigrée renaissance, mec. Je vais te TUER. 

J’ai du mal à former la boule suivante, parce que je rigole trop fort, ivre de la surprise divine de m’être fait un copain qui adopte mes idées à coucher dehors. 

Je loupe complètement mon coup, d’ailleurs, et sa boule m’atteint simultanément dans le cou, propageant à l’intérieur de mon col des frissons qui n’ont rien à voir avec l’émoi, et tout avec l’exaltation sauvage d’une énorme bataille de boules de neige. 

Un cri de guerre féroce se fait entendre du perron, c’est Raymond. Puis un aboiement éclate dans l’air du soir. Un projectile lancé à toute vapeur se rue vers nous — c’est le labrador qui accourt ventre à terre, paré à la rescousse. 

— Attention ! prévient un peu tard Raymond, qui galope après le chien en riant. 

Le labrador a manifestement décidé de se jeter sur Victor, qui, déséquilibré, se vautre dans la neige sous mes cris véhéments. 

— Vas-y Baloo ! Mords-y l’œil !

Le chien aboie avec enthousiasme et je me précipite pour l’aider à mettre la tête de Victor dans la neige. Ce dernier ne se défend même pas, secoué de rire comme il est. Raymond porte immédiatement secours à son frère, l’affreux personnage. Heureusement, je suis rapidement rejointe par Nina qui se rue sur eux au cri guerrier de « LES FILLES CONTRE LES GARÇONS !!!! ». Elle n’essaye même pas de former des boules. Elle vise directement la jugulaire. Elle se jette sur Raymond et quand il s’abat dans la neige à son tour, elle lui fourre le col de poudreuse glacée. 

Puis de courtes silhouettes lourdement emmitouflées et coiffées de bonnets de père Noël sortent en courant du château. Ce sont les enfants de Nina, l’aîné et le second, Noé et Arthur. Noé se range aussitôt à nos côtés. 

— Maman, je vais te sauver ! 

Nina n’a pas du tout besoin d’être sauvée, mais nous acceptons les renforts malgré tout. Notre nouvelle recrue est agile et rapide. En deux secondes Victor, qui se relevait enfin, succombe à une attaque de chatouilles glacées que même sa doudoune épaisse est incapable d’arrêter. 

Le petit Arthur, lui, hésite, avant de rejoindre le camp de ses oncles. L’après-midi se termine en bataille rangée, et je n’ai pas autant ri depuis un moment.

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 15

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Je craque entre la poire et le fromage, et je vais faire un tour dans les couloirs pour me dégourdir les jambes. Ces déjeuners de fête sont dix fois trop longs. Je n’ai qu’une hâte, enfiler un manteau et sortir faire un tour avant que la nuit n’arrive. Et j’ai trop besoin de parler à Vanessa, de lui présenter mes excuses les plus plates pour ce déjeuner de cauchemar qui s’éternise.

Elle se défend bien, ce n’est pas du tout la question. À l’heure qu’il est, sous le feu de la curiosité feinte des Dorcat-Brühler, elle répond du tac au tac et ne laisse passer aucune insulte tout en faisant preuve d’une immense patience, mais en les renvoyant dans leurs foyers dès qu’ils dépassent trop les bornes, ce qui arrive environ une réplique sur cinq. Je vais y retourner tout de suite, par solidarité, même si elle n’a pas besoin de moi pour la sauver. Ça, c’est très clair. 

Maman surgit du petit salon jaune et m’arrête en pleine déambulation.

— Dis donc, mon grand, tu nous avais bien caché ton jeu !

Je fronce les sourcils, ne comprenant pas de quoi elle parle. 

— Vanessa, complète-t-elle. Quelle énergie ! Elle a du mordant, cette fille. 

Je me mords la lèvre. Qu’est-ce que je dois lui dire ? Lui expliquer que Vanessa n’est pas vraiment ma petite amie, quand nous jouons la comédie depuis le début du repas ? Depuis ce moment où nous nous sommes retrouvés nez à nez avec Irène et où elle a eu ce geste protecteur ? Elle s’est approchée de moi, elle a dit quelque chose de gentil, et a glissé son bras autour de moi, ce qui m’a pris totalement au dépourvu. J’avais juste besoin d’une amie, pas qu’elle me revendique devant mes grands-parents. À quoi est-ce qu’elle joue ? 

Et cependant, je dois reconnaître que son geste de solidarité m’a touché. Pour la première fois depuis un long moment, j’ai senti que je n’étais pas seul, et ce fut une sensation délicieuse. 

Délicieuse, et fallacieuse.

Seulement voilà : comme je ne me suis pas arraché à son étreinte avec un glapissement de hérisson outragé, tout le monde a supposé que nous couchions ensemble. Parce que je suis… comment Vanessa l’a-t-elle formulé tout à l’heure ? Rugueux et taciturne. Donc une fille qui s’approche de moi et m’arrache un sourire est forcément ma petite amie. C’est une idée que je trouve vraiment perturbante. Je sais très bien que je suis réservé. Je ne donne pas mon cœur à n’importe qui. A fortiori, je ne le donne plus à personne, après ce qu’Irène en a fait. 

Toujours est-il que j’ai marché dans la combine. J’ai donné le change, j’ai suivi l’impulsion de Vanessa, parce que sur le moment, ça m’a semblé être la seule solution pour m’éviter la noyade. Irène était éblouissante et l’expression à la fois avide et atterrée sur son visage criait : Victor ne peut pas être avec cette fille ! Il est à moi. En la découvrant, j’ai ressenti comme un coup de poing en plein plexus. Son regard possessif m’a agrippé aux tripes pour les tordre, me procurant une sensation quelque part entre la terreur, la nausée, et une violente vague de désir qui m’a laissé complètement horrifié. Même en sachant ce qu’elle m’a fait, et en voyant qu’elle est prête à recommencer, peut-être juste pour le plaisir de me torturer, je sais déjà que je serai incapable de lui résister. 

Alors oui, je me suis accroché à Vanessa, comme on s’accroche à une planche de salut. J’ai été complètement crétin. Il faut que je lui parle, que nous démêlions ensemble ce sac de nœuds. Probablement que nous nous inventions une rupture le plus tôt possible.

— On se parlera plus tard, mon fils, ajoute Maman, mais je suis bien contente pour toi. 

Ses bons sentiments et ses félicitations complètement imméritées m’alourdissent encore plus sûrement que le vin que j’ai absorbé au déjeuner. 

Il est temps de retourner dans l’arène. Je fais demi-tour et je reprends le chemin de la salle à manger.

Quand j’arrive sur le seuil de l’immense pièce, je m’arrête une seconde pour écouter les conversations. À un bout de la table, mes grands-parents et mes parents parlent avec les Bloome des institutions européennes et de je ne sais quel haut fonctionnaire qui veut se recaser au Fonds Monétaire International. Un peu plus loin, Lily prend des selfies et pianote sur son téléphone chéri tandis que son frère André, qui n’a pas osé dégainer sa console de jeux vidéo, bâille en regardant le plafond. Parfois il glisse des petits morceaux de nourriture au chien Baloo qui bat de la queue sur le parquet, envahi par un bonheur béat. Les yeux de Rasmus sont perdus dans ceux de Nina et rien ne semble pouvoir les sortir de leur tête-à-tête fasciné. Leurs enfants font la sieste, mis à part l’aîné qui lit sagement dans un coin, et les deux amoureux en profitent. Cela laisse Vanessa en pleine conversation avec Raymond, Ludo et Irène. 

Quand je m’approche, elle lève les yeux vers moi et me lance un regard mi-alarmé, mi-embarrassé, du style, dans quelle galère penses-tu que nous nous soyons fourrés ? Je lui adresse un sourire perplexe moi aussi et retourne m’asseoir avec eux. 

Avant de me figer. 

Irène est en train de régaler la galerie des histoires de sa vie de couple avec moi. 

— Il est jaloux à la limite du maladif avec toi aussi ? demande-t-elle à Vanessa sur le ton de la conversation. Quand nous étions ensemble, je ne pouvais littéralement pas sortir sans lui. Il se rendait malade. 

Ça, c’est parce qu’elle laissait planer le doute sur ses intentions et sa fidélité, en permanence ; je m’en souviens très bien et d’ailleurs ça me noue l’estomac encore aujourd’hui, bien que nous ne soyons plus ensemble. 

— Non, dit tranquillement Vanessa, qui navigue à vue de manière plutôt crédible dans toute cette situation, depuis des heures. Notre relation n’a rien du tout d’étouffant. Elle est très équilibrée, au contraire. 

Elle papillonne des yeux, faisant bouger ses cils immenses et étinceler ses yeux sombres, et me sourit lorsque je viens me rasseoir auprès d’elle. 

La nuit va tomber bientôt et quelqu’un a déjà allumé les bougies. La lumière se reflète sur la peau sombre de Vanessa et sculpte ses traits. Elle a l’air impressionnante dans cet éclairage en clair-obscur. Et on voit bien que c’est une battante. Elle défend ma cause depuis des heures sans faiblir. Je sais très bien qu’elle n’est pas mon amoureuse, mais ça n’empêche pas mon cœur de se gonfler de gratitude, même lorsque la présence d’Irène joue avec mes nerfs. 

— Ah, fait cette dernière, il faut dire qu’entre nous, il y a toujours eu de sacrées étincelles, pas vrai, Victor ?

Elle cherche mes yeux au passage, avec insistance, comme si elle exigeait que je me souvienne du moindre corps à corps, de chaque étreinte passionnée, de la façon dont je croyais me noyer à chaque fois que je plongeais en elle.

Le regard de Ludo va de l’une à l’autre des deux jeunes femmes. Il semble un peu dépassé et comme toujours lorsqu’il ne parvient pas à décoder une situation, il frappe au milieu, à l’aveugle.

— C’est toi qui es passionnée et torride, ma chère, glisse-t-il à Irène avec un haussement de sourcils qui se veut sans doute comique, mais qui tombe un peu à plat. 

Vanessa ne rate pas le virage.

— Oh, dit-elle, je ne sais pas. On parle souvent du feu sous la glace… 

Elle laisse planer la fin de sa phrase, elle me coule un regard en biais, et elle laisse le silence faire son travail. Le silence et le fard que je pique, sourcils froncés, contrarié, en entendant ces femmes discuter de mes prétendues performances au plumard, alors que l’une d’elles est mon ex catastrophe et l’autre, juste une… présence amicale.

Quand enfin les cafés arrivent, je suis lessivé. Dès que c’est possible, j’entraîne Vanessa avec moi. On a assez donné, il est temps que ce déjeuner de la mort se termine. Il est déjà plus de seize heures.  

— Viens, je vais te faire visiter les étages. 

Un peu plus loin, Nina qui a entendu me lance un regard narquois. Ludovic ne veut pas demeurer en reste et presse déjà Irène de venir avec lui faire « une sieste ». Son intention est très, très clairement crapuleuse. Je ne pense pas que cela échappe à qui que ce soit dans la pièce. Irène se lève malgré tout avec dignité, et en passant devant moi, elle me décoche un regard à fendre la glace, un regard qui dit — Je vais m’envoyer en l’air avec Ludo, mais pendant ce temps-là, tu sais quoi ? Je penserai à toi.

Je déglutis, et c’est Vanessa qui me tire hors de la pièce par la manche. 

— Allons plutôt faire un tour dehors, non ? propose-t-elle dès que nous sommes sortis de la salle à manger.

On respire mieux dans le couloir, même si mon cœur bat toujours bien trop vite, et bien trop fort. J’acquiesce.

— Bonne idée. Je te ferai visiter le château plus tard, si ça ne t’embête pas. 

La seule idée de passer devant la porte de la chambre rouge et de surprendre un bruit indécent me retourne l’estomac. Vanessa semble le comprendre.

— Viens, répète-t-elle, comme si elle savait aussi que le seul moyen de guérir ce genre de transe, c’est de bouger. Euh… c’est par où ? 

J’émets un rire bref, et je lui montre la sortie.

Vanessa est venue avec des bottes élégantes mais qui ne sont pas adaptées à la neige. Je farfouille un moment dans les chaussures entreposées là avant de lui trouver une paire à sa taille. 

— Attends, dit-elle quand je les lui tends, je ne peux pas prendre les bottes de n’importe qui comme ça !

— Pourquoi pas ? Je te fiche mon billet qu’ils en ont tous au moins trois paires. Personne ne s’en rendra compte.

Ça la gêne visiblement, et elle hésite, avant de céder. Nous mettons nos manteaux, et nous sortons. 

Dehors, il fait pratiquement nuit maintenant. Une lune pâle s’est déjà levée et le parc enneigé s’habille d’une lueur mauve féérique. Comme nous sortons, les minuscules ampoules des guirlandes s’allument dans les buis, dans l’allée de chênes qui mène au château. Comme toujours, tout est si impeccablement disposé qu’on dirait un phénomène naturel, comme si des milliers de lucioles hivernales avaient élu domicile dans le parc du château.  

— C’est magnifique, souffle Vanessa. 

J’acquiesce. Oui, c’est magnifique. Et apaisant. 

— Merci pour… tout ça, dis-je en désignant la maison d’un geste englobant. Et désolé pour toute cette embrouille. 

Elle rit.

­— Quelle embrouille ? Le moment où ton grand-père a cru qu’on était ensemble et où j’ai fait la bêtise de marcher dans la combine ? C’est moi qui suis désolée. J’ai senti une sorte de danger, et mon instinct de protection a pris le dessus. Je ne sais même pas très bien moi-même ce qui s’est passé. 

— Irène m’a fait une peur bleue avec sa réaction à ta présence, et j’ai failli piquer une attaque de panique. Ta réaction m’a pratiquement sauvé la vie, dis-je. 

Ce n’est pas l’exacte vérité, et Vanessa s’en rend compte immédiatement : 

­— Une attaque de panique ? Tu es sûr ? 

Je m’éclaircis la gorge. 

— Non. Tu as raison. Ce n’était pas tout à fait ça. Elle m’a regardé comme si elle voulait me dévorer pour son quatre heures, et mon corps a réagi comme s’il ne s’était jamais fait avoir par cette fille. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je devrais me foutre de tout ce qui la concerne… 

Vanessa complète. 

— Et pourtant, ce n’est pas le cas du tout. Elle arrive encore à t’envoûter. 

J’acquiesce, sombre. 

Nos pas crissaient dans la grande allée de graviers, mais maintenant nous avons atteint la pelouse, et le bruit de nos bottes caressant la poudreuse est doux comme de la soie, comme des baisers. 

— Tu veux retourner avec elle ? demande Vanessa. 

— Non, dis-je, avant de me poser plus sérieusement la question. 

Est-ce que je veux récupérer Irène ? Est-ce que ma réaction viscérale à sa simple présence est le signe que nous devons être ensemble ? 

— Je ne crois pas qu’elle me veuille vraiment, dis-je. 

Elle veut que je reste à sa disposition. Elle veut un amoureux transi à genoux dont elle pourra à son aise piétiner le cœur.

— Je crois qu’elle est dangereuse pour moi, ajouté-je. Merci de m’avoir protégé pendant ce déjeuner. 

— Je dois avouer qu’elle est assez flippante, dit Vanessa en se baissant pour ramasser de la neige dans le creux de ses mains gantées. Je n’aimerais pas être à ta place. 

— Ça ne t’est jamais arrivé ? demandé-je. De te faire avoir jusqu’au trognon, en toute conscience, par amour pour quelqu’un ?  

Elle a l’air tellement forte. Même sans détacher ses cheveux, elle a quelque chose d’une superhéroïne, une puissance en marche à côté de laquelle on a envie de faire un bout de chemin. Je ne sais pas à quoi ça tient. Je songe à quel point ma première impression d’elle a pu être trompeuse, quand je l’ai trouvée minuscule et endoudounée sur le pas de ma porte, à Nantes. 

Qu’est-ce qui a changé ? Objectivement, pas grand-chose. Elle m’a juste un peu sauvé la vie aujourd’hui. 

— Tu veux savoir si j’ai déjà perdu totalement les pédales par amour ? s’amuse-t-elle. Non. J’ai vingt ans. J’ai à peine vécu. 

— Ce n’est pas l’impression que tu donnes, objecté-je. 

— Pourtant, c’est la réalité. Je suis un bébé. Je n’ai pas rencontré la passion amoureuse, et je ne suis pas sûre d’en avoir tout à fait envie. Perdre les pédales n’est pas une expérience qui me tente vraiment. Toi qui as testé, est-ce que tu recommandes ? 

Je réfléchis sérieusement à sa question, ramassant moi aussi de la neige au creux de mes paumes. Elle est si légère et collante que c’est presque difficile de former une boule. 

— Dans les premiers temps, j’ai trouvé ça enivrant de me sentir emporté par cette lame de fond dévastatrice, capable de tout balayer sur son passage. Je ne savais pas si l’amour existait et quand j’ai cru que sa réalité m’était soudain prouvée, j’ai pensé entrevoir le paradis. 

— Et ensuite ? 

— Ensuite, ce n’était pas le paradis. En fait, c’était l’enfer. J’étais comme un drogué. Des hauts de plus en plus rares, des creux de plus en plus profonds. J’ai commencé par boire la tasse, par perdre la boule quand Irène ne rentrait pas après une soirée, ou quand elle me taquinait en disant qu’elle allait prendre un deuxième amant. 

— Elle ne voyait pas que ça te faisait du mal ? 

­— Je pense qu’elle le voyait, et qu’elle en jouissait. Je crois qu’elle a un bon petit côté sadique. Et moi, je marchais à fond dans son jeu. 

Je frissonne en me demandant si ça fonctionnerait encore aujourd’hui. Si Irène jetait vraiment son dévolu sur moi à nouveau, est-ce que je saurais lui échapper ? Ne pas être capable de répondre à cette question me terrifie.

— Elle est dangereuse, estime Vanessa. 

— Oui. En tout cas, elle est dangereuse pour moi. Peut-être pas pour un type comme Ludo, si imbu de sa personne qu’il en est imperméable à certains des charmes d’Irène. Lui, son côté macho lui sert de protection. Il la traite comme un trophée, comme une jolie conquête à son bras, et il ne souffrira peut-être pas trop. Mais pour moi, ce genre de relation est toxique. Je devrais éviter ces montagnes russes, si je me fais avoir si facilement. Quand on est cardiaque, peut-être qu’il ne faut pas pratiquer les sports extrêmes. 

Vanessa fronce les sourcils et nous marchons un moment en silence. 

— En tout cas, dis-je au bout d’un moment, merci pour ton aide ce midi. 

Elle s’arrête, de la neige jusqu’aux genoux. 

— Et comment tu vas faire, maintenant ? demande-t-elle.

Je hausse les épaules. 

— Aucune idée.

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Douce imposture de Noël, chap. 14

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VANESSA

En traversant le perron du château, je me sens tout à coup très nerveuse. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter cette invitation ? Victor m’a assuré à nouveau que les gens de sa famille qui comptaient pour lui — ses grands-parents, ses parents, son frère et sa sœur, son beau-frère — étaient gentils, curieux, et qu’ils adoreraient sûrement m’avoir à déjeuner. 

Mais du coup, maintenant, je ne vois que le corollaire, gros comme une maison : le reste de sa famille est imbuvable, snob, et va probablement me détester. 

C’est trop tard pour reculer, cependant. J’ai accepté l’invitation, Victor est venu me chercher, j’ai embarqué plusieurs boîtes de gâteaux de Noël joliment décorés et arraché de haute lutte la bénédiction de Mia. Nina, la sœur de Victor, m’a prêté cette adorable robe en laine rouge, souple et fluide. J’en ai profité pour passer à mes oreilles des boucles de ma création, en crochet et en fil d’argent avec des plumes — des attrape-rêves. Elles me donnent un air exotique, mystérieux et malicieux, en faisant briller mes yeux sombres.

Nous sommes accueillis sur le perron par un jeune homme qui est une version plus ronde de Victor, et un labrador beige qui se jette sur moi et file instantanément mon collant. Je pousse un cri, puis ne peux m’empêcher d’éclater de rire à cause de l’enthousiasme délirant de ce chien et de ses battements de queue frénétiques.

— Désolé, désolé ! s’exclame le jeune homme qui se présente comme Raymond, le petit frère de Victor. 

Puis, ayant plus ou moins maîtrisé l’animal de compagnie, il lève la tête vers moi et je détecte aussitôt une lueur appréciatrice dans ses yeux. Quand j’ai eu fini de me préparer, Victor a gentiment dit que j’étais très belle, mais il est resté très neutre en énonçant ce propos, et j’ai compris qu’il s’agissait essentiellement d’une formule de politesse plus ou moins obligatoire. Raymond est plus spontané, plus chaleureux. Je l’observe avec curiosité. Avec son visage ouvert et ses cheveux trop longs, il ressemble, lui aussi, un peu à un chien fou, gentil et plein de vie. Il émane de lui une énergie très différente de celle de son frère, qui est si réservé.

Raymond a attrapé le collier du chien et s’arc-boute vers l’arrière en riant pour empêcher le labrador, Baloo, de me sauter dessus à nouveau. Victor secoue la tête avec un sourire mi-réprobateur, mi-attendri. Une voix féminine se fait entendre dans l’entrée, et une jeune femme sort nous rejoindre. Elle aussi ressemble beaucoup à Victor, même carnation très claire, mêmes cheveux châtains épais et ondulés, mêmes yeux d’une couleur indescriptible et presque surréaliste. Sauf que là où Victor semble tiré à quatre épingles, elle a quelque chose de joyeusement débraillé, comme si elle revenait d’embrasser quelqu’un en cachette derrière une porte. Ça me la rend instantanément sympathique, tout en m’obligeant à me demander ce qui a rendu Victor si secret et maussade, quand ses frères et sœurs vibrent d’énergie et de vitalité.

C’est Nina, sa grande sœur, celle qui a une flopée d’enfants — quatre garçons, je suppose que ça suffit à expliquer le côté un peu dépassé par la situation. Elle se déclare enchantée de me rencontrer.

— Merci pour la robe, dis-je en souriant, et en lui donnant, pour la remercier, une des boîtes de gâteaux que j’ai apportés en cadeaux. 

— Elle te va super bien, s’extasie Nina. Bien mieux qu’à moi, avec ce petit bidon que je n’arrive plus à perdre. 

En fait, Nina est exquise. Elle fait partie de ces femmes qui portent tellement bien les petites rondeurs qu’on ne comprend même plus pourquoi le reste de l’humanité s’escrime à perdre du poids bêtement. 

— Tu devrais la garder ! décide-t-elle. Fais voir tes boucles d’oreilles ? Où les as-tu trouvées ? Elles sont démentes. 

Quand je lui dis que je les ai conçues et fabriquées moi-même, elle pousse des cris d’enthousiasme. 

— Si je te donne ma robe, il faut que tu acceptes de me les vendre. 

J’éclate de rire tant le marché me paraît déséquilibré en ma faveur. 

— Je vais même te les donner, promets-je. Mais après le déjeuner, si ça ne t’embête pas. Ça te va ?

Toutes mes réticences sont oubliées, tant Raymond et Nina sont adorables. Je ne suis pas loin de me demander comment Victor se débrouille pour appréhender ces vacances de Noël. 

Et le Bourg est un endroit sublime. Le mobilier renaissance pur et pratique, sans artifices, les tapis et les multiples portraits aux murs, figurant des personnages de toutes époques, font totalement oublier le confort moderne qui est par ailleurs impeccable. Dans les pièces du rez-de-chaussée, il fait presque aussi doux qu’à la ferme. C’est sans doute dû aux feux de cheminée qui crépitent dans plusieurs des gigantesques pièces aux grandes fenêtres bien rénovées. Et les décorations de Noël — houx, cristal, immenses boules multicolores, mobiles délicats figurant des anges à trompettes — sont dignes d’un magazine. Tout en admirant le château, j’écoute la conversation de la fratrie qui débat des meilleures recettes de vin chaud.

Et puis, quelques minutes plus tard, l’atmosphère change à nouveau, virant à une tension presque palpable lorsqu’une fille brune apparaît au détour d’un couloir. C’est une liane au teint de porcelaine qui s’avance vers nous en se déhanchant, tel un mannequin sur un podium, les yeux rivés à un smartphone plein de charms à strass et de pompons. Elle porte un jean noir très ajusté avec des talons aiguilles vertigineux et une veste noire bordée de fourrure. Son maquillage est impeccable. Elle s’arrête à quelques mètres de nous, comme si elle venait tout juste de calculer notre présence, ce qui est impossible : le rire de Raymond pourrait sans problème réveiller tout le château de la belle au bois dormant, ronces comprises. Les yeux de la jeune fille se posent sur moi et elle fronce les sourcils d’un air contrarié, avant de s’approcher de nous de sa démarche ondulante.

Un sourire méchant vient transformer son visage parfait aux yeux charbonneux et aux lèvres parfaitement ourlées, peintes de gloss prune. 

— Salut, dit-elle en se plantant devant moi, sans me tendre la main ou la joue. 

— Salut Lily, dit Victor sur un ton neutre. Je te présente Vanessa, je l’ai rencontrée à la fac et elle est du Châtelet. 

— Toi aussi, tu fais une thèse de maths ? ricane Lily, l’air incrédule. 

— Non, dis-je. Je suis un cursus de management. 

Elle se met ouvertement à bâiller. Nina annonce fièrement : 

— Vanessa est aussi créatrice de bijoux ! Regarde ses boucles d’oreilles. 

Le regard de Lily se coule vers mes oreilles et je sens une sorte de caresse froide et désagréable me dégouliner dans le cou. Elle a des yeux sublimes, d’une nuance de marron rougeoyante, dans laquelle je jurerais discerner des facettes violettes. Elle est très belle et elle le sait. 

— Super, lâche-t-elle. Encore des babioles ethniques à deux balles. 

Je hausse les sourcils, accueillant l’insulte comme elle le mérite : en la remettant à sa place, puis en décidant de l’ignorer tout à fait. 

— Sois polie, s’il te plaît, Lily, grince Victor, tout en plaçant une main protectrice sur mon bras. 

Lily lève les yeux au ciel dans une pose d’exaspération frustrée dont je suis certaine qu’elle l’a répétée moult et moult fois devant un miroir.

— Oh la la, si l’on ne peut plus dire ce qu’on pense ! 

Nina se tourne vers moi : 

— Lily fait l’école Boulle à Paris, mais elle a des goûts assez classiques, glisse-t-elle d’un air malicieux. 

Je lui souris, réprimant un pincement envieux, parce que j’aurais adoré fréquenter cette école moi aussi : c’était la formation de mes rêves. Mia a mis son véto, car elle considérait cet investissement de carrière comme trop risqué.

— J’ai du goût, dit Lily, piquée, en haussant les épaules. Pas comme certaines. Victor aussi a du goût. En temps normal, ajoute-t-elle après un silence aussi court qu’éloquent. 

Son sous-entendu résonne dans tout le couloir : je suis un article de mauvais goût que Victor a ramassé, de manière inexplicable, dans on ne sait quel endroit louche et plébéien. 

Victor se tend, et je n’ai pas envie qu’il se batte pour moi. Je suis assez grande pour me défendre toute seule.

— Tu dessines aussi des bijoux ? Ou autre chose, peut-être ? demandé-je poliment à Lily.

— Je ne suis qu’en deuxième année, se renfrogne celle-ci. Je veux travailler en studio de création, ou en bureau de style. 

— Super, dis-je, en ravalant ma jalousie instinctive. Tu n’as rien créé de spécial pour le moment, du coup ?

Quand elle me fusille du regard, je n’en rajoute pas. Je me contente de dire : 

— Je serais ravie d’en discuter avec toi à l’occasion. 

Elle se détourne et s’enfuit vers un salon avoisinant, disparaissant de sa démarche chaloupée. 

— Vanessa 1, Lily 0, prononce Nina. 

— Sois gentille, dit Raymond. 

Victor lève les yeux au ciel. Et puis, l’incident est passé. Mais l’émerveillement des premières minutes est mort. 

— Désolé pour ça, dit Victor. 

— Tu n’as pas à t’excuser pour elle, dis-je. Ce n’est pas toi qui as fait son éducation, si ?

Mais j’ai parlé un peu trop vite et un peu trop haut, pile au moment où une femme élégante en tailleur prune et Louboutin hauts perchés émerge à son tour dans le couloir où nous progressons. Elle est brune comme Lily et a cette même couleur d’yeux rare, à la fois chaude et impérieuse, ce marron qui tire sur le violet. 

Elle me tend une main molle. 

— Oh, bonjour, fait-elle d’un air totalement blasé. Vous devez être la nouvelle amie de Victor. Je suis Arielle Bloome, la tante de Victor, la mère de Lily et d’André. 

J’imagine qu’elle a entendu ma remarque sur l’éducation de sa fille, mais si elle pense que je vais me répandre en excuses et autres signes de confusion, elle se trompe. Je serre sa paume languide d’une poigne énergique et pendant qu’elle la retire précipitamment avec une grimace, je la salue à mon tour. 

— Enchantée. Vanessa Lauret.

— Lauret ? C’est de quelle origine ? demande aussitôt Arielle Bloome.

— Euh… ma mère est née à la Réunion. 

— Ah, fait sa tante en ouvrant de grands yeux. 

Victor secoue la tête et passe à autre chose. 

— Est-ce que Grand-père et Grand-mère sont dans le coin ?

Arielle Bloome hausse les épaules : 

— Aucune idée. 

Puis, elle nous plante là, opérant une sortie tout aussi impériale que celle de sa fille. 

— Je suis désolé, dit Victor. Ce sont deux pestes. Je commence à me demander si ce déjeuner était une bonne idée. Je n’en reviens pas qu’elles se tiennent aussi mal. 

Il attrape ma main et je serre la sienne d’une pression rapide, compatissante : parce que moi, je suis juste livrée en pâture à ces gens pour quelques heures, mais lui, c’est sa famille ad vitam et il est coincé avec. Nina et Raymond ne semblent pas affectés outre mesure, ils parlent déjà d’autre chose, et jouent avec le chien. Mais ces deux conversations passives agressives coup sur coup semblent avoir déstabilisé Victor. Et je me souviens du but de cette expédition : je suis venue parce que j’avais le temps, et le désir d’échapper à la ferme, et d’être pour lui une « présence amicale », parce que je sentais confusément qu’il en avait besoin. Je suis là pour le soutenir, lui, face à l’adversité.

— Ne t’inquiète pas pour moi, murmuré-je. Je suis une grande fille, et ce n’est pas la première fois que j’ai ce genre d’échange avec des snobinards un peu racistes sur les bords. 

Il fait la grimace. 

— C’est ça qu’on est ? Des snobinards un peu racistes sur les bords ?

Je lui souris. 

— Non. Toi, tu es juste rugueux et taciturne. Pas mesquin ni sournois, pas dans mon expérience en tout cas. Juste un peu ours.

Mes non-compliments lui arrachent un rire bref.

— Rugueux et taciturne ? Ours ?? Waouh. 

Je hausse les épaules. 

— Pas d’une façon foncièrement désagréable. On a juste envie de t’apprivoiser. 

Ses joues rosissent et je jurerais que ça lui fait un peu plaisir, tout en le mettant mal à l’aise. Raymond intervient. 

— Si tu pouvais apprivoiser Victor, ce serait génial. Personne n’a jamais réussi à le faire sortir de sa fichue réserve à la noix. 

— Ray ! proteste l’intéressé en fronçant les sourcils. 

Puis, quelques pas plus loin, il n’y a plus de couloir pour gagner du temps, et nous débouchons dans un salon tellement immense que l’on pourrait sans doute y caler deux fois notre appartement, à Clem et à moi. Il est peuplé de silhouettes élégantes et de visages curieux qui sont tous tournés vers nous. Au fond de la pièce, à côté d’une cheminée surmontée d’un miroir ancien au cadre sculpté doré, un sapin gigantesque touche le haut plafond. Je me fige, un peu impressionnée malgré tout. Victor attrape aussitôt ma main et me tire gentiment à sa suite, vers un couple de personnes plus âgées que je suppose aussitôt être ses grands-parents. 

Il me présente. Sa grand-mère me salue d’un signe de tête très réservé qui me fait aussitôt penser à Victor lui-même. D’ailleurs elle a elle aussi ces yeux d’un bleu à la fois si trouble et si clair. Son grand-père, un grand type sec qui semble auréolé d’une couronne de cheveux blancs vaporeux, incline le front et sourit d’un air affable. Nous échangeons quelques politesses et je remets à la grand-mère de Victor une boîte en fer blanc remplie de petits gâteaux de Noël, ainsi qu’une fleur de la serre de Paul pour la remercier de son invitation, une magnifique orchidée que Mia a très soigneusement emballée avant de me la confier. 

Là, elle me sourit, et c’est comme une aurore boréale qui illumine son visage si sérieux et d’apparence si sévère. 

Je pense que son petit-fils tient beaucoup d’elle, et comme je semble n’avoir aucun filtre ce midi, je lui en fais aussitôt la remarque. 

— Oh ! s’écrie-t-elle, vous trouvez ? 

Victor a l’air surpris et maintenant, tout le monde veut savoir ce que j’entends par là : le père et la mère de Victor, une femme qui doit être son autre tante, Juliette — cela fait beaucoup de famille d’un coup. Je me mords l’intérieur de la joue. Zut. Nous n’avons même pas encore eu le temps de nous acquitter des présentations que déjà je me mêle de porter des jugements sur les héritages des uns et des autres ! Maintenant je suis sommée de m’expliquer et je vais devoir trouver quelque chose à dire pour ma défense.

—  Vous avez la même couleur d’yeux et le même genre de réserve, murmuré-je, pas très à l’aise. 

Puis je pense : merde, si tu as envie de faire un compliment, vas-y carrément. Tu t’en fiches qu’ils ne t’invitent plus jamais de ta vie ! Qu’est-ce que ça peut faire. Alors, je mets le deuxième pied dans le plat avec panache : 

— On pourrait vous croire austères ou réticents, et puis tout à coup, quand votre visage s’éclaire, il dévoile des trésors de chaleur et de générosité… mais on a intérêt à les mériter. 

Voilà. Ça, c’est fait. Pour moi, en tout cas, c’est un compliment. Maintenant, on va savoir dans trois secondes si je serai, cette année, la jeune femme qui s’est fait jeter hors du Bourg pour son effronterie et son impolitesse. 

Mais le grand-père de Victor déclare :

— C’est tout à fait ça ! je n’aurais pas mieux dit moi-même. Et vous savez quoi, c’est même pour ça que je l’ai épousée. C’est le genre de physionomie et de personnalité qui crée un suspense insoutenable. Une fois qu’on est accro, on ne peut plus s’en libérer. C’est exactement ce que je vous souhaite avec Victor, mon petit.

Zut. J’échange un regard surpris avec Victor, qui a froncé les sourcils. Son grand-père n’a visiblement pas été très bien briefé sur la nature exacte de nos relations. Il ne sait pas que je ne suis pas la petite amie de Victor, juste une « présence amicale » rencontrée il y a deux jours. 

J’ouvre la bouche pour rétablir la vérité, quand une voix masculine moqueuse se fait entendre sur notre gauche. 

— Génial ! Victor a enfin trouvé une gonzesse qui apprécie ses pudeurs de violette !

La ride se creuse encore entre les sourcils de Victor et mes yeux se posent sur le nouveau venu, un grand type baraqué qui a les cheveux châtains comme Victor, mais des yeux noisettes dans un visage carré. Il arbore, en fait, un pur physique de quarterback américain, comme dans les feuilletons pour collégiens, mais en un peu plus vieux, peut-être de l’âge de Victor. Il tient calée sous son aisselle une jeune femme blonde d’une beauté à couper le souffle et qui fixe Victor avec une expression d’incompréhension totale. 

Je comprends tout à coup : voici les fameux Ludo et Irène. Le cousin semble aussi sûr de lui, arrogant et lourdingue que je m’étais laissée aller à l’imaginer d’après les descriptions de Victor. Quant à elle…

La fameuse Irène est absolument parfaite. Il n’y a pas vraiment d’autre mot pour la décrire. Grande et élancée, elle porte une robe, une veste, des chaussures et un maquillage impeccables, dans des tonalités taupe, champagne et ivoire que personne ne maîtrise à son âge, en tout cas pas dans le commun des mortels. Elle ressemble à une perle dans un écrin. Elle est d’une beauté surréelle, avec un visage aux traits harmonieux, d’une symétrie sans faille, des lèvres pulpeuses, des yeux immenses, un nez droit sur lequel jouent quelques taches de rousseur qu’elle a probablement laissées là juste pour souligner la perfection de son teint et de tout le reste. Ses cheveux d’un blond presque blanc semblent être tissés de fils d’or fin. Elle n’est tout simplement pas de ce monde. 

Quand je jette un coup d’œil à Victor, à côté de moi, il est tout aussi fasciné que moi, et très franchement, qui ne le serait pas ? Moi-même, je peine à décoller mes yeux de cette fille. Pendant ce temps, Ludo se rengorge, bien conscient d’avoir à son bras un trophée d’une valeur inestimable. 

Quel bullshit. Je secoue la tête. Qu’est-ce que je voulais dire, déjà ? Ah, oui, préciser que Victor n’est pas mon petit ami.

Mais c’est trop tard. L’apparition, je veux dire, Irène, tend déjà la main vers moi, avec un geste d’une grâce si délicate que je me demande si je suis censée la serrer ou lui faire le baisemain. L’expression fugace de sidération que j’ai aperçue sur son visage a complètement disparu, laissant la place à un sourire parfait :

­— Oh, comme je suis heureuse de te rencontrer. Je savais qu’il y avait quelque part sur la planète une femme qui rendrait enfin Victor heureux. 

Il y a tellement de problèmes dans cette phrase, je ne sais plus trop où donner de la tête. Victor non plus, apparemment, qui s’étrangle discrètement à mon côté. J’ai envie de rappeler qu’il y a sur Terre un bon milliard et demi de femmes qui seraient ravies de recevoir l’affection de Victor et probablement son amour. Il faut préciser aussi, cependant, que nous ne sommes pas ensemble. Et que faire de cette stupéfaction déçue que j’ai saisie sur les traits d’Irène tout à l’heure ? J’ai eu presque l’impression, l’espace d’un court instant, que c’était de la jalousie. Pas la bonne sorte de jalousie, en admettant qu’elle existe — non, la jalousie terrible de la femme qui ne peut accepter que son ancien amour refasse sa vie et passe à autre chose. 

Jusqu’ici je trouvais Irène bien égoïste et indélicate de venir étaler au Bourg sa relation avec Ludovic, quitte à rendre Victor malheureux. Tout à coup, je me demande s’il n’entre pas carrément de la malveillance dans ses actions, si elle n’agit pas dans le but parfaitement conscient de torturer le pauvre Victor pour satisfaire quelque égo tordu. Et Ludo qui marche dans la combine, est-ce qu’il pense comme moi ? Cette Irène me ferait presque un peu peur — presque.

Je ne sais pas vraiment ce qui me passe par la tête, pourquoi je laisse filer l’ambiguïté. Un instinct de protection au fond de moi prend le contrôle de ma bouche et au lieu de dissiper le malentendu, je dis : 

— Je sais, je suis extrêmement chanceuse d’avoir rencontré Victor. 

Je laisse planer le doute quant à notre relation, et je passe ma main autour de sa taille. Comprenne qui pourra. 

Je le sens se raidir contre moi, et je sais immédiatement que mon geste va trop loin à son goût. Mais au même moment, un de ces sourires inespérés et ravageurs apparaît sur son visage, et il tourne la tête vers moi, pour me l’offrir. 

Je vacille, à la fois consciente de la façon dont le reste de l’assemblée va percevoir ce sourire après notre conversation, et un peu éblouie. Le grand-père de Victor rit doucement et déjà, je me demande à quoi Victor pense. Est-ce qu’il est capable de produire ce genre de sourire sur commande ? Je songe tout à la fois : 

On va s’en sortir. On fait une bonne équipe. 

Et : 

Je suis la présence amicale à son côté, mais j’aurais tort de me laisser trop affecter par ce sourire. 

Parce qu’il est tout de même raide comme un piquet à mon côté, et sacrément mal à l’aise, à mon avis, même si je suis la seule à m’en apercevoir. Je souris moi aussi, cependant, tout en me demandant dans quoi je me suis fourrée, tandis que son grand-père le taquine et que sa grand-mère nous observe en silence. Et déjà j’entends d’ici l’information se propager dans la famille — La nouvelle petite amie de Victor est venue déjeuner avec nous ! Il nous l’avait bien cachée, celle-là. Oui, elle est noire. Et c’est une peste. Elle n’a aucune éducation !

Le chapitre suivant est déjà en ligne ici.

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Douce imposture de Noël, chap. 13

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VANESSA

La cuisine de la ferme n’est pas excessivement apprêtée pour les fêtes. Paul et Mia recyclent d’une année sur l’autre les mêmes décorations un peu cheap, et ce, depuis que je les connais. Ils posent des guirlandes n’importe où et ils les oublient. Le père Noël clignotant en plastique là-bas sur le bord de la fenêtre, et la collection de petites maisons abritant des bougies chauffe-plat, devraient m’inspirer de la nostalgie, non ? Je n’en ressens aucune. Il y a un assez joli sapin dans le salon, mais personne n’y met jamais les pieds. Toute la vie se déroule dans la cuisine, dans la chaleur de la cheminée, et au milieu d’objets de bric et de broc. 

Ce qui est sublime ici, pendant les fêtes, ce ne sont pas les décorations, mais les arômes. Mia arrondit ses fins de mois en préparant des terrines, des tourtes et des tartes et des petits gâteaux. À toute heure de la journée, quelque chose mijote, lève ou grille dans cette grande pièce qu’elle quitte le moins possible. Elle cuisine divinement bien, mais uniquement la gastronomie locale. Je lui ai déjà demandé pourquoi elle ne préparait pas les recettes de son enfance à la Réunion, et elle a dit que ce n’était pas le goût des gens du coin. 

Dans l’immédiat, elle digère ce que je viens de lui expliquer en rajustant ses lunettes sur son nez.

— Le jeune homme du Bourg doit passer te prendre pour déjeuner ? répète-t-elle, sourcils froncés, avant de poser devant moi un bol de café au lait fumant.

Mia ne ressemble en rien à sa sœur ou à moi. Elle a un visage rond et des taches de rousseur, des petits yeux sombres et des rides d’expression, preuve qu’elle rit de temps en temps — juste pas avec moi.

Mia a eu une vie difficile. Pour commencer, elle et ma mère sont arrivées en région parisienne de la Réunion juste après le lycée. Ensuite, Mia n’a pas eu de chance. Elle s’est mariée trop jeune à un type de Dijon qui la battait. Après plusieurs années de vie conjugale cauchemardesque, elle a perdu coup sur coup son premier bébé, sa faculté d’en avoir d’autres. 

Et puis le sort s’est acharné sur la prunelle de ses yeux — sa sœur, ma mère. Maman était beaucoup mieux tombée avec mon père qui était l’amour de sa vie et la traitait comme une reine. Mais quand il a disparu, elle a sombré dans une dépression profonde, inextricable. 

Mia a sauvé la situation en réagissant comme une battante : elle a quitté son mari violent et elle est partie nous rejoindre en Haute-Marne, pour aider Maman à faire face et à s’occuper de moi. Je crois qu’elle était persuadée qu’on serait heureuses toutes les trois, et qu’elles pourraient refaire leur vie en se soutenant l’une l’autre. 

Mais Maman n’a jamais réussi à remonter la pente. Elle a tenté de se suicider, puis elle a dû être internée. Et la dépression s’est muée en une nouvelle personnalité chez elle. Mia et moi sommes restées toutes les deux. 

Après quelques années dont je ne me souviens pas bien mais qui ont dû être lugubres, Mia a enfin trouvé l’amour et le bonheur en rencontrant Paul, l’agriculteur posé, impossible à stresser ou à énerver, une fontaine de tendresse inépuisable à son égard. 

Aujourd’hui, elle va bien, mais je crois que nos relations seront toujours tendues. Il y aura toujours quelque part le fantôme vivant de ma mère entre nous.

— Ce n’est pas LE jeune homme du Bourg, rectifié-je. Il y en a plusieurs. Mais oui, il m’a invitée à déjeuner. Et oui, il passe me chercher. 

Ma tante ouvre de grands yeux horrifiés. 

— Mais tu ne peux pas y aller attifée comme ça ! 

Je porte mon jean gris et ma chemise de bûcheron à carreaux rouges et noirs. Je sais pertinemment que ce n’est pas une tenue pour sortir. Ce sont juste mes vêtements préférés, mes vêtements doudous. 

— Bien sûr que non. C’est pour ça qu’il passe me chercher. Il va me prêter des fringues. C’est un copain de la fac !

Mia fronce les sourcils, mais ne trouve rien d’autre à dire, et finit par retourner aux fourneaux. Pendant que sa célébrissime terrine de Noël cuit au bain-marie dans le gigantesque four, elle prépare plusieurs tartes ainsi qu’un petit-déjeuner pantagruélique pour moi : car si je viens d’émerger, Paul et elle sont déjà à pied d’œuvre depuis des heures. À la ferme, ils ont l’habitude de se lever tôt, et même en hiver, quand les journées sont un peu moins chargées, ils ne sont vraiment pas du style à paresser bien au chaud sous la couette. Je dors dans une dépendance au flanc de la grange, et quand j’ai traversé la cour pour retrouver ma tante dans la cuisine, j’ai entendu des bruits de ferraille. J’en ai déduit que Paul profitait de son matin du 24 pour réparer un tracteur ou deux, et ça m’a fait sourire. J’aime bien Paul, et j’aime bien Mia aussi. C’est juste que je n’aime pas être en sa présence. Il y a bien trop de scrutation, de désapprobation dans l’air, et ça devient vite étouffant.

Pourquoi ? J’ai une ou deux théories sur le sujet. La plus évidente, c’est que je suis la raison pour laquelle ma mère a perdu la tête. 

— Mange, dit Mia en posant devant moi une énorme assiette d’œufs au plat, de lard et de muffin maison dégoulinant de beurre. 

Je regarde l’horloge : il est dix heures trente. Si je mange tout ça maintenant, je n’aurai plus faim jusqu’à ce soir. Je perce un jaune couleur d’or, puis je darde un bout de langue pointu pour goûter l’œuf de la ferme. 

— Ne joue pas avec la nourriture ! tance Mia. 

J’ai beau avoir vingt ans, dans sa tête, je serai toujours une gamine de cinq ans. C’est ça, le problème avec Mia : elle est restée coincée dans un épisode traumatique, et elle voudrait que j’y reste avec elle. Pour toujours. 

— Mia, dis-je sur un ton raisonnable, rappelle-toi, je suis invitée à déjeuner, les gens au Bourg risquent de ne pas trouver ça très poli si je ne mange pas parce que je me suis gavée de ton lard délicieux. 

Si la flatterie n’est pas une tactique très efficace avec Mia, la politesse en revanche constitue un argument massue, et elle est obligée de lâcher l’affaire — pour le moment. Elle reviendra à la charge d’ici peu. Elle grommelle quelque chose et moi, je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au ciel dès qu’elle me tourne le dos pour s’affairer avec son rouleau à pâtisser.

Cédant à la pression, je décide de manger un œuf.  

— Et tes études ? demande-t-elle au bout de quelques minutes. Comment ça se passe ? 

— Bien, dis-je. 

— Tu as trouvé un stage pour cet été ?

— Oui ! Avec Clem, on va épauler une styliste qui a une boutique en ville. On s’est dit qu’on pourrait travailler à mi-temps dans le magasin, et à mi-temps sur nos propres créations. 

— Vos créations ? relève Mia.

— On a décidé de se lancer dans la fabrication de bijoux. 

On en a déjà dessiné quelques-uns, et commandé des matériaux. Du coton à crocheter, de la soie, des tissus, des perles, des fils d’argent, rien de ruineux. Et quelques outils. Mais je ne saurais exprimer à Mia la joie pure et exubérante que cette perspective me procure. Elle ne comprendrait pas. 

— Un mi-temps ? fait Mia, déçue. 

— On vendrait nos créations, bien sûr, expliqué-je. Clem connaît la patronne et elle est sûre qu’on pourrait la convaincre de nous laisser un coin près de la caisse pour les exposer. Comme ça ce serait de l’entrepreneuriat, mais sans trop de risque, et on validerait notre stage en prime. 

Je suis extrêmement contente de ce plan, et Clem aussi. C’est vraiment une chance incroyable qu’on se soit rencontrées dans ce cours d’économie barbant l’année dernière.

— La création, ça ne paye pas, juge Mia. 

— C’est plus dur, concédé-je. 

Mais ça peut marcher. Clem et moi, on est déterminées à saisir l’occasion.

— Il vaudrait mieux que tu t’orientes vers une activité mieux rémunérée, plus stable. Postule dans de grands groupes. Qu’est-ce que tu penses de la banque ? De l’audit ?

Ça se voit qu’elle s’est renseignée. Personnellement, l’idée même de l’audit me donne envie de me supprimer. Je ne juge pas les gens qui aiment la comptabilité. Je trouve ça admirable et il en faut sur terre. Mais ce n’est pas moi. Moi, je suis plus comme ma mère. 

Maman était artiste — elle était illustratrice. Elle travaillait pour l’édition et pour la publicité. Sa spécialité, c’était l’aquarelle. J’ai vu ses dessins, Mia les a gardés. Elle faisait des images vaporeuses et tendres, des images dans lesquelles on avait envie de se pelotonner. 

Maintenant, bien sûr, elle ne peint plus.

— Il va falloir que tu développes un peu ton esprit pratique, juge Mia. 

On toque au carreau. C’est Victor. Il a garé sa Mini dans la cour enneigée qui réverbère le soleil comme jamais. Il a approché de la vitre son visage aux yeux bleu-jaune si étranges, et il me sourit.

Mia pousse un cri et lâche son rouleau à pâtisserie qui tombe sur le carrelage de la cuisine avec un grand bang !

— Voilà Victor, dis-je en me levant, abandonnant mon assiette. Je viens de te parler de lui. Il séjourne au Bourg pour les fêtes, chez son grand-père. 

Je vais lui ouvrir. 

— Salut !

Il est en avance sur l’horaire convenu ensemble. Debout sur le paillasson, il examine la cuisine avec une curiosité non dissimulée. Ses narines frémissent. 

— Hum, ça sent bon chez vous. 

Très bien élevé, il essuie ses pieds avant d’entrer, se dirige immédiatement vers Mia pour lui serrer la main et se présenter. 

Elle semble encore se demander si c’est du lard ou du cochon, et je dois bien avouer que je pense comme elle. 

— Vanessa, je veux que tu finisses ton petit-déjeuner avant de quitter cette pièce ! aboie-t-elle, avant de se remettre de sa surprise et de se rappeler ses devoirs élémentaires de maîtresse de maison. 

— Un café, Victor ?

Victor accepte avec un sourire solaire, très éloigné de sa réserve d’origine, et je pense, non sans émerveillement : ça y est, je l’ai apprivoisé. 

Il est très beau ce matin, probablement parce qu’il est moins farouche. Il a troqué son manteau de laine noire contre une énorme doudoune grise qui lui fait des yeux encore plus saisissants. Ses joues rosies par le froid lui donnent des allures de demoiselle dans une peinture flamande. Maman aurait pu l’inventer à l’aquarelle. Mais il semble aussi exténué, avec de grands cercles sous les yeux, et je me demande si la vie de château est si tranquille et confortable que cela.

Je repousse mon assiette trop pleine et les yeux de Victor tombent dessus. 

— Tu as faim ? lui demandé-je. 

— Je crève de faim, admet-il. 

Je souris.

— Ils ne te nourrissent pas, au Bourg ?

Victor fait la grimace. 

— Ludo et Irène prenaient leur petit-déjeuner quand je suis descendu, alors, je me suis contenté d’un café. 

Avant d’avoir eu le temps de me demander si c’était poli ou conforme à la bienséance, je propose :

— Tu peux m’aider à finir mon assiette ? Mia essaye de m’engraisser, mais là c’est dix fois trop. 

Il hausse les sourcils et je lui tends ma fourchette. 

— Vanessa ! s’exclame Mia. Quelle impolitesse ! Tu ne vas pas offrir tes restes à Victor. Et ce n’est pas hygiénique. Je vais lui préparer une assiette. 

— Non ! Merci ! s’écrie Victor. Vraiment, ce n’est pas la peine. Je déteste le gaspillage, et ce serait vraiment bête de gâcher un petit-déjeuner aussi succulent. 

Il attrape ma fourchette et attaque mes œufs au plat. Il saisit un énorme morceau de bacon avec le jaune d’œuf et enfourne tout ça avec une totale absence d’élégance, avant de fermer les yeux en pâmoison. 

— Hmmmmm. 

Les paupières closes, il se détend sous mes yeux, et je me fais la réflexion qu’après les œufs, il faudra lui donner des petits gâteaux de Noël. J’ai menti, hier, dans notre conversation par SMS : les fournées que j’ai préparées hier avec Mia sont une réussite totale. 

— Ma nièce n’a aucun savoir-vivre, grogne Mia. Je suis vraiment désolée. 

— Pas moi, sourit Victor en ouvrant les yeux et en les braquant sur ma tante. C’est le meilleur lard que j’aie mangé depuis des siècles. 

— Vous avez sûrement de bons produits au Bourg, estime Mia. 

— Bien sûr, convient-il. Et notre cuisinier est excellent. Le problème, c’est la compagnie qui laisse parfois à désirer. 

Puis, il a peut-être le sentiment d’en avoir trop dit, et se renfrogne. Je me remémore ma bonne résolution de la veille — je ne m’arrête plus aux variations étranges de son humeur. Plus je le fréquente, plus j’ai l’impression qu’il n’est même pas conscient de verser ainsi le chaud et le froid.  

— Viens, dis-je quand il a fini, et que j’ai glissé son assiette dans le lave-vaisselle. Je vais te montrer les chèvres.

Il remet sa doudoune et m’emboîte le pas. 

— Comment ça se passe, au château ? l’interrogé-je dès que nous sommes dans la cour, hors de portée des oreilles de Mia. 

— Bof, admet-il. Je m’en sors essentiellement en évitant les autres. Mais ça va être de plus en plus difficile au fur et à mesure que Noël approche. 

— Tu n’arrives pas à les ignorer ? 

Il hausse les épaules tandis que son regard se perd dans le lointain.  

— Pas vraiment, concède-t-il. 

Tout en le conduisant vers l’enclos des chèvres, j’attrape un des petits biscuits de Noël aux épices que j’ai emportés dans ma poche. J’en tends un à Victor : 

— Au cas où tu aurais encore faim. 

Il l’examine avec attention. 

— Tu ne devais pas écrire des trucs dessus ? 

— Je me suis écroulée avant d’avoir le temps. Mia m’a obligée à me servir d’un rouleau à pâtisserie jusqu’à ce que j’en aie des ampoules aux doigts. 

Il attrape ma main et regarde les ampoules avec curiosité. C’est étrange de le toucher. Pas désagréable, juste très bizarre. Je retiens ma respiration, attendant qu’il ait terminé. 

— Tu as souffert pour la cause, admet-il. 

Alors seulement, semble-t-il, il accepte de croquer dans le petit gâteau, pour en prendre un minuscule morceau. C’est impossible de dire si c’est parce qu’il se méfie, ou parce qu’après avoir descendu tout mon petit-déjeuner, il n’a plus de place pour un gâteau de Noël, si insignifiant soit-il. 

Mais il hoche la tête, et prononce :

— Très bon. C’est ta recette ? 

— Celle de Mia, dis-je, sans toujours trop savoir sur quel pied danser. 

Est-il même possible qu’il ait émietté mon petit gâteau de cette façon juste parce qu’il voulait le déguster ? 

— En tout cas, j’espère offrir une diversion acceptable, avancé-je. Tu m’as apporté des fringues ? 

Il hoche la tête. 

— C’est dans ma voiture. Ma sœur m’a fait prendre toute une sélection de tenues. 

J’espère que je pourrai en profiter pour porter les bijoux que j’ai créés moi-même.

— Tu pourrais laisser tes cheveux tranquilles, pour le déjeuner ? demande Victor. 

Je lui adresse un regard perçant et il se dandine d’un pied sur l’autre, l’air mal à l’aise. 

— J’espère que ce n’est pas trop bizarre, comme requête… 

— Si, un peu. 

— Écoute, insiste-t-il, je ne voudrais pas que tu le prennes de travers, mais… en tant que présence amicale, je dois te dire que tes cheveux sont magnifiques et que les voir emprisonnés dans ce chignon me rend malade. 

— « Présence amicale » ? Tu es une présence amicale dans ma vie ?

Il acquiesce. 

— Et toi dans la mienne. Si tu es d’accord. 

C’est à la fois très bizarre et trop mignon. Tout en révélant une personnalité si réservée que j’en ai un peu mal pour lui.

— Entendu, dis-je, en me sentant tout à coup le cœur très léger. Avec plaisir. 

Nous échangeons un regard qui ne veut presque rien dire, n’engage à presque rien, mais qui fait du bien. Puis, je me rappelle le reste de son plaidoyer. 

— Ma coiffure te rend malade ? 

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, se renfrogne-t-il. C’est juste que… je ne comprends pas que l’on puisse ressembler à ça, et vouloir le cacher. Ça me dépasse.

Je ne vais pas lui détailler les multiples raisons qui me donnent envie de me cacher au quotidien. Je ne vais pas lui expliquer à quel point je ressemble à ma mère quand je me coiffe comme ça, les cheveux au vent, ni à quel point ça attriste Mia, bien qu’elle ne veuille pas le montrer. Je ne vais pas lui raconter les commentaires auxquels j’ai eu droit en cours, en stage, dans les commerces, dans la rue. C’est plus simple de garder mes cheveux secrets, juste pour moi et pour un tout petit cercle d’amis proches.

— C’est mon choix, fais-je remarquer. Je suis ravie que mes cheveux exotiques titillent ta curiosité de fils à papa, mais ce n’est pas à toi de décider comment je me présente au monde. 

— Non, rétrograde-t-il aussitôt. Bien sûr que non. Excuse-moi. C’était juste un compliment, à la base. 

À mon tour de me renfrogner, pas à cause de lui, mais de moi-même, parce que je ne suis plus capable d’accepter un compliment, même offert de bon cœur par une « présence amie ». C’est plutôt pathétique, quand j’y pense. 

— Écoute, dis-je en calmant la frustration dans ma voix, ce n’est pas de ta faute, mais c’est un sujet épineux pour moi. Un peu comme Irène l’est pour toi. Disons qu’on a tous nos points vulnérables, et que mes cheveux sont trop proches du mien. D’accord ?

Maintenant il me regarde avec une curiosité teintée de déception, mais il n’insiste pas. 

— Bien sûr. Excuse-moi. Je ne savais pas. Je croyais bien faire. C’était juste un compliment, répète-t-il. 

Je respire un grand coup, puis je décide de le faire — accepter son compliment, au moins en partie.

— Merci, murmuré-je avec sérieux. 

— Je t’en prie. Je sais bien que mon avis ne compte pas, mais moi, je les trouve splendides. 

Et maintenant je me sens mal, pas parce que nous avons parlé de mes cheveux, mais parce qu’il a dit que son compliment ne comptait pas. Pourquoi est-ce qu’il ne compterait pas ? Je subodore que ce n’est ni simple, ni anodin d’être une « présence amicale » pour Victor. Mes autres amis sont plus ouverts, plus simples d’accès, moins ombrageux, c’est comme ça en tout cas que je les préfère. 

Nous sommes arrivés dans le verger et Victor regarde autour de lui, nerveux, peut-être à la recherche d’un nouveau sujet de conversation.

— Elles sont où, ces chèvres ? 

Le verger est complètement blanc et les deux pestouilles au poil d’encre de chine devraient être aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Mais c’est parfois facétieux, les chèvres. Il me faut un moment pour les repérer, qui complotent derrière une souche couverte de neige comme deux collégiennes planquées pour échapper à un cours de gym. Elles ont dû se rouler dans la poudreuse qui s’est accrochée à leur poil long. Elles sont devenues blanches. 

Victor est enchanté. 

— C’est ça, Heckel et Jeckel ?

— Ouaip.

Je m’approche des deux biques et je leur offre en loucedé d’autres gâteaux faits de mes blanches mains, en me cachant des fenêtres de la cuisine où Mia vaque encore. 

Les chèvres se jettent sur les pâtisseries avec tant d’enthousiasme que la scène attire l’attention de Mia. Elle sort du bâtiment en trombe, furieuse, pour me héler depuis le milieu de la cour. 

— Vanessa ! Je t’ai déjà dit mille fois que ces chèvres n’étaient pas des poubelles de table. 

Je lance assez nonchalamment : 

— Je sais ! je voulais juste leur donner une friandise pour Noël. 

— Propose-leur une carotte alors, mais pas des gâteaux. Tu vas les rendre malades. 

Même si je sais, au fond, qu’elle a raison, ça me contrarie qu’elle soit aussi rabat-joie. 

— Mia, insisté-je. C’était un minuscule petit biscuit. Pour fêter nos retrouvailles. Ça ne va pas leur faire tant de mal. 

— Tu vas les gâter. Elles vont s’habituer et devenir ingérables. C’est mauvais pour elles. 

— Je sais, répété-je, souhaitant vraiment, à présent, qu’elle lâche l’affaire. C’était juste une friandise. Je ne leur en donne pas plus, tu comprends ?

Comme pour démentir mes paroles, Heckel trifouille du museau la poche de manteau dans laquelle j’ai enfoui mes gâteaux. 

— Dans ta poche de manteau, en plus, s’écrie Mia, dégoûtée, qui s’est approchée jusqu’à l’enclos. C’est sale, Vanessa. 

— Pardon. Je ne le ferai plus. 

Mia a eu gain de cause et elle nous foudroie tour à tour du regard, avant de retourner à l’intérieur. 

— Je sais que ce n’est pas malin de donner des cochonneries aux animaux, grommelé-je. Mais elle devrait se détendre un peu, quand même. 

Victor est assez futé pour ne pas prendre part à notre conflit. Évidemment que je sais ce qu’il faut ou non donner à une chèvre, évidemment que l’alimentation d’Heckel et Jeckel n’est pas le vrai sujet de notre dispute. 

Le problème, c’est que j’ai parlé à Mia de mes projets de stage et d’entreprise, et qu’elle est incapable de se réjouir pour moi. Dès que l’on sort un millimètre hors des sentiers battus, elle se laisse submerger par le stress, et ça la rend incroyablement pisse-vinaigre. 

Je soupire un bon coup, puis je décide, délibérément, de passer à autre chose. 

— Tu as essayé de les caresser ? demandé-je à Victor. C’est étonnamment doux, pour des bestioles qui passent leur temps à se rouler partout.

Il grattouille le crâne de la chèvre la plus proche, qui tente aussitôt de lui bouffer sa jolie doudoune. 

Au bout de cinq minutes, il est plein de poils de chèvres et de bave. Elles ont essayé de le mordre quatre fois, et il est en grande conversation avec Heckel. Et moi, je pense avoir découvert une facette de ce type qu’il ne doit pas laisser souvent ressurgir — une qui est capable de rire d’une interaction basique avec un animal et de s’y absorber tout entier.

La suite est déjà en ligne ici.

Et vous pouvez trouver toutes les informations sur le livre ici.

Douce imposture de Noël, chap. 12

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

VANESSA : Je ne veux plus jamais voir un sac de farine de toute ma vie. 

Je souris en découvrant le SMS de Vanessa. Je viens de refermer derrière moi la porte de ma chambre, dans la tour d’angle. De l’autre côté des fenêtres, la campagne est noire et insondable quand je tire les lourds rideaux avant d’envoyer promener mes chaussures et de m’affaler sur le lit qui rend un horrible grincement. Je suis un peu gris, et infiniment soulagé d’en avoir terminé avec le dîner des retrouvailles familiales. 

VICTOR : Mes gâteaux sont prêts ? 

VANESSA : Oui. Je te les apporte en brouette demain matin, si ça te va. Mais je te préviens qu’ils sont sans doute immangeables.

VICTOR : Ça m’étonnerait. Si tu fais les biscuits comme tu prépares les sandwichs, je dirais que j’ai misé sur la bonne pâtissière. Ils sont décorés ? 

VANESSA : Partiellement. C’est un travail de longue haleine. Il y a des vermicelles multicolores et du glaçage au citron. Tous ceux que tu mangeras, je ne serai pas obligée de les engloutir à force d’ennui. 

C’est facile de parler à Vanessa, parce que je ne la connais pas vraiment, et parce qu’elle n’est pas vraiment ici. Et puis j’ai l’impression malgré tout de l’avoir entrevue hier soir, quand elle a lâché ses cheveux et qu’elle s’est comportée, non plus comme une gamine dans une doudoune moche, mais comme une superhéroïne. C’est à cette fille-là que je parle, qu’elle existe ou pas.

Je crois qu’il faut que je confie à quelqu’un mon désarroi après ce dîner en famille où Ludo a été exceptionnellement lourd, mes cousins sidérants d’arrogance, ma famille proche délectable comme toujours, et Irène plus fascinante que jamais.  

VICTOR : Tu avais raison tout à l’heure. Je dis ça dans un dernier moment de lucidité. Cette fille est dangereuse pour moi. Rappelle-moi pourquoi je ne dois pas m’approcher d’elle. 

VANESSA : Tu ne dois pas t’approcher d’elle parce qu’elle t’a fait du mal. Et maintenant, de deux choses l’une : soit elle n’en a même pas conscience, soit elle sait, et malgré tout, elle est prête à recommencer.

VICTOR : Elle ne m’a pas fait de mal. Je me suis fait du mal tout seul, quand elle est partie. 

VANESSA : Oui mais moi je suis dans ton équipe, je te soutiens en dépit du bon sens. C’est comme ça que ça marche dans les équipes. Éloigne-toi de cette femme, Victor, ou ça va mal se terminer pour toi, et tu le sais. 

Vanessa est dans mon équipe ? Cette pensée me fait sourire. J’ai une superhéroïne dans mon équipe, qui sait faire les gâteaux et qui a des chèvres.

VICTOR : Tu ne voudrais pas venir me le répéter en personne ? Mettons, environ cent cinquante fois par jour ? 

VANESSA : Tu veux que je l’écrive sur tes gâteaux ? Mais je ne vais pas le faire ce soir, parce que la ferme se réveille tôt le matin, même en hiver, et là, je suis vannée. 

Une idée stupide me traverse la cervelle et j’ai trop bu pour la démonter complètement avant qu’elle n’entre dans la conversation.

VICTOR : Non. Ça me ferait plaisir que tu viennes ici, pour me le dire en personne. Tu n’aurais qu’à rester à déjeuner ? Demain ? Si tu n’as pas trop de choses à faire avant Noël ? 

VANESSA : Tu rigoles ? Aller déjeuner au Bourg ? ALLER DÉJEUNER AU BOURG ? C’est mon rêve de gamine. 

Le SMS est aussitôt suivi d’un deuxième.

VANESSA : Je plaisante. Ça me ferait plaisir de te voir et de faire diversion cinq minutes. Mais je ne suis pas sûre d’être l’invitée idéale pour toi. Je n’ai pas apporté de vêtements de gala, notamment. 

VICTOR : On s’en fiche. 

VANESSA : Pardon, mais non, on ne s’en fiche pas. 

Je fais la moue. Bien sûr, elle a raison. 

Je commence à composer ma réponse : 

VICTOR : Je te jure que les gens qui comptent s’en fichent. Les autres pensent ce qu’ils veulent… 

Et puis je l’efface. Ce n’est pas un coup très sympathique à faire à quelqu’un que l’on aime bien. On n’attire pas ses amis, ou ses présences amicales, dans ce genre de traquenard. J’écris cette fois :

VICTOR : Si tu n’as pas de vêtements assez prout-prout pour vivre cette expérience de princesse, je peux demander à ma sœur de te dépanner. Ça lui fera sûrement plaisir. Vous faites sans doute à peu près la même taille. 

VANESSA : C’est très gentil, mais je ne vais pas me changer derrière un buisson !

VICTOR : Mais non. Je t’apporte la panoplie à la ferme. Comme ça tu me donnes mes gâteaux, je fais la connaissance d’Heckel et Jeckel, et tu me raccompagnes au château. Le plan parfait. Onze heures demain ? 

VANESSA : Je….

VICTOR : Allez. S’il te plaît. 

Elle cède et je pose le téléphone sur la table de nuit, le sourire aux lèvres. Pendant les dix minutes qu’a duré cet échange, je n’ai presque pas pensé à Irène.

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Douce imposture de Noël, chap. 11

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.

VICTOR

Réflexion faite, je ne vais pas pouvoir faire abstraction de mes cousins, pensé-je en regardant Ludo qui fait boire du champagne à Baloo, le labrador. Ludo est assis dans un canapé tendu de soie jaune safran et il verse le vin directement dans le gosier du pauvre animal, qui lape et lui fait des yeux éperdus d’amour, tout en agitant avec frénésie sa queue dangereusement proche des bibelots. Il bave la moitié du champagne sur le tapis persan.

— Qu’est-ce qu’il est con, ce chien, l’encourage Ludo sur un ton affectueux. Mais oui, mon Baloo, qu’est-ce que t’es con !

Je déteste cette façon qu’il a de s’adresser au chien, et visiblement, Horace, le vieux sage à quatre pattes, qui observe la scène à distance, est de mon avis.  

La nuit est arrivée et l’ambiance de Noël est plus prononcée à présent dans le grand salon du château, celui où est installé l’immense sapin. Comme toujours, il a été habillé par du personnel acrobate sur les instructions de ma grand-mère, en puisant dans le fonds incroyable de décorations amassé par ma famille au cours des siècles. L’odeur résineuse de l’arbre se mêle au parfum du feu de bois dans la grande cheminée, et la chaîne diffuse des chants de Noël entonnés par une chorale de voix enfantines angéliques. Par les portes-fenêtres qui donnent sur le parc, on aperçoit les éclairages dans les sujets de buis — des ours et des loups, les animaux fétiches de la famille. La lune s’est levée sur la pelouse enneigée, complétant un tableau presque irréel, bien plus serein que je ne le suis moi-même. 

Quand je suis descendu de ma tour, Ludo m’a salué d’une grande tape dans le dos en rappelant à la cantonade qu’il m’avait piqué ma chambre, ha ! ha ! Sans rancune ! S’il était simplement un lourdaud, ça passerait encore, mais il y a dans sa malignité une sorte de créativité imprévisible. 

Lily, notre cousine, d’un an plus vieille que Raymond et qui le traite comme un bébé et comme son valet, regarde avec un sourire cruel Ludo qui tourmente le chien. Elle est sortie du même moule. André, son petit frère, s’est affalé dans un canapé et joue à un jeu sur sa console sans calculer personne. 

Plus loin, mes parents et mes grands-parents discutent en regardant les bûches qui flambent dans la cheminée. Ils sont tous en très bonne forme, en bonne santé et heureux de se retrouver selon la tradition familiale. Nina et Raymond sont partis comploter quelque chose dans leur coin, j’espère juste que ce n’est pas mon cadeau de Noël. Quand ils s’y mettent ensemble, c’est souvent improbable. Il y a deux ans, j’ai reçu une luge peinte de fleurs roses, orange et violettes. Je l’adore, mais je n’ai pas souvent l’occasion de m’en servir.

Quant à Irène, elle n’est pas encore descendue. Ludo a signalé en passant, tout juste après m’avoir salué, qu’elle était partie se changer après leur « sieste » (les guillemets sont de Ludo) et avant le dîner. Il a ensuite, d’une manière que j’ai trouvé très déloyale envers Irène, précisé que c’est la première fois qu’elle dort dans un château, sous-entendant qu’elle est intimidée et qu’elle en fait cinq tonnes, passant des heures dans la salle de bain et devant le miroir de la chambre pour vérifier que sa tenue est à la hauteur. 

J’ai soigneusement réprimé tous les commentaires qui me venaient à l’esprit. Irène n’avait peut-être jamais dormi dans un château avant ces vacances, mais du temps où nous étions ensemble, elle me racontait les croisières sur le yacht familial. La fortune de son clan, acquise dans l’entertainment et les médias un peu partout sur la planète, nous fait tous passer pour des miséreux et ça ne lui fait absolument ni chaud ni froid de se changer douze fois par jour. C’est un jeu pour elle. Ludo est à côté de la plaque. Soit il ne la connaît pas si bien que ça, soit il fait exprès de raconter n’importe quoi pour susciter une réaction de ma part, et j’ai bien l’intention de ne pas lui en donner. Ma ligne de conduite consiste à me comporter comme si Irène relevait strictement de l’histoire ancienne, une blessure certes, mais pas si grave, et surtout, depuis longtemps cicatrisée. J’espère juste que ça ne se verra pas trop que c’est un rôle de composition. J’appréhende vraiment le moment où elle aura fini de se pomponner et où la confrontation sera inévitable.

 Mon téléphone vibre dans ma poche et je l’en extirpe, content de la distraction. Vanessa m’envoie une photo de deux chèvres noires qui sont perchées dans un pommier enneigé. Je souris. C’est vrai qu’on dirait deux oiseaux. Deux gros oiseaux cornus et poilus qui ruminent je ne sais quoi en faisant la grimace.

VICTOR : Merci pour la photo. Elles me rappellent ma grand-tante Gertrude.

VANESSA : Au secours. Ma tante m’oblige à faire des gâteaux de Noël pour tout le village. 

VICTOR : Est-ce que vous comptez le Bourg dans le village, pour les petits gâteaux ? Qu’est-ce qu’il y avait dans ta chambre à coucher, cette fois-ci ?

VANESSA : C’est une manière déguisée de me dire que tu veux des petits gâteaux aux épices ? Une scie sauteuse un peu rouillée. 

VICTOR : Sympa. Oui, je veux des biscuits de Noël.

VANESSA : OK. Pour la scie, Mia s’est excusée. Apparemment, Paul cherchait cette scie depuis des semaines. Ça se voit qu’ils ne font pas la chambre tous les matins, hein, mais ce n’est pas très grave. Je le savais, que je n’étais pas attendue comme le petit Jésus. Et toi ? 

VICTOR : Je suis content d’avoir retrouvé ma famille. Moins content de devoir cohabiter avec mes cousins. Là, Ludovic est en train de faire boire de l’alcool au chien. 

VANESSA : Quel irresponsable. C’est même pas rigolo. Et elle ? Tu l’as vue ? Ça s’est bien passé ? 

Je suppose que je ne suis pas le seul à être curieux de l’autre après nos conversations dans la voiture. C’est agréable d’avoir une amie en ville, un regard extérieur sur tout ce cirque.

VICTOR : Non. Je ne l’ai pas encore vue. Ça ne va pas tarder, cela dit. On l’attend d’une seconde à l’autre.

VANESSA : Je croise les doigts pour toi. 

VICTOR : Merci.

VANESSA : Tiens-moi au courant.

Irène, en vraie diva, a-t-elle senti que l’on parlait d’elle ? C’est le moment qu’elle choisit pour faire son entrée. 

Irène aime bien générer des commotions, quand elle peut. Son but dans la vie est d’être renversante, elle me l’a avoué explicitement, et il faut bien admettre que très souvent, elle y parvient. Déjà parce qu’elle est très belle : mince et longue, avec des attaches fines, des jambes interminables, une peau parfaite, d’épais cheveux d’un blond très pâle, et un visage exquis aux traits fins, aux yeux d’un vert limpide. Elle a beau venir d’une famille de roturiers yankees, elle est l’archétype même de la beauté patricienne. Elle en a conscience et en joue parfaitement. Sa mère a épousé en secondes noces un entrepreneur français et elle a vécu longtemps à Paris, où Irène a grandi. Je crois bien que sa famille mise sur Irène pour conquérir le vieux continent. D’ailleurs, ça ne m’étonnerait même pas qu’ils la poussent à fréquenter les cercles les plus élitistes de la vieille Europe à la recherche d’un mari bien comme il faut. 

J’ai l’air d’être désabusé au sujet d’Irène, mais elle ne se résume pas du tout à sa famille arrogante. Elle-même est beaucoup plus fine que cela. Elle sait ce qui est attendu d’elle, et faire ce qu’on lui demande pour satisfaire ses sponsors, en quelque sorte, ne l’empêche pas de poursuivre des objectifs légèrement différents. Du temps où nous étions ensemble, elle disait qu’elle cherchait l’amour, mais aussi qu’elle voulait mener une vie pleine et entière, profiter de chaque seconde de l’existence. Elle avait l’air complètement libre, pas juste parce qu’elle était très riche, mais parce qu’elle se fichait des choses qui n’ont pas d’importance. Je l’ai déjà vue partir en vacances sur un coup de tête avec une brosse à dents dans son sac et passer une semaine à improviser sans sortir une seule fois sa carte de crédit. Elle a cette espèce d’assurance sidérante des gens qui savent que le monde, à un niveau fondamental, leur appartient.

Je ne sais pas si Ludo perçoit tout cela. Lui, il voit sans doute juste une jolie fille et le moyen de me faire enrager. Elle a à peine franchi la porte qu’il s’avance vers elle pour affirmer ses droits sur elle d’un baiser rapide mais pas très élégant. Irène n’a pas l’air de s’en formaliser.

— Tu es magnifique, la félicite-t-il. Regarde qui est arrivé !

Les yeux clairs d’Irène se posent directement sur moi, prouvant qu’elle m’avait déjà calculé, et elle esquisse un sourire poli, presque timide, voire même fragile. Peut-être redoutait-elle ce moment, elle aussi. Peut-être qu’elle n’était pas aussi à l’aise que Ludo à l’idée de venir ici pour Noël, sachant que je m’y trouverais. Mais dans ce cas, pourquoi ne s’est-elle pas abstenue ?

— Salut, Victor. Ça me fait plaisir de te revoir. 

— Et moi donc. 

J’ai voulu parler haut et clair et c’est sorti à moitié trop fort, à moitié grommelé, complètement raté. Pourtant je pourrais jurer qu’Irène ne me fait plus cet effet-là. En fait, je constate avec une certaine satisfaction que j’ai pris mes distances, j’ai l’impression de m’être enfin détaché d’elle, et j’en conçois une forme d’ivresse de la liberté — avant de me trouver plutôt pathétique.

— Comment vas-tu ? s’enquiert Irène. Toujours à Nantes ? 

— Toujours à Nantes, je fais une thèse.

Ludo part d’un grand rire comme si c’était cocasse et Irène hausse un sourcil ironique, mais sans agressivité.

— Une thèse de maths ? 

— Exactement.

Elle n’a jamais trop compris mon goût pour les maths, probablement parce que moi-même, je ne le comprends pas. C’est d’ailleurs ce qui me plaît : le mystère. Mais je n’ai jamais réussi à le lui expliquer correctement.

Elle se souvient que j’étudiais les maths, cependant, et cette information n’échappe pas au reste des convives. 

— Vous vous connaissiez déjà ? intervient ma mère qui vient d’arriver, très élégante dans une robe portefeuille vert d’eau, ses cheveux bruns relevés en un chignon savamment déstructuré.

Bien que la question ne s’adresse pas à Ludo, c’est lui qui répond. 

— Oui, Victor et Irène ont eu un bref flirt il y a deux ans. 

Irène réprime visiblement un tressaillement. Elle pourrait sourire ou minimiser, mais elle n’en fait rien, et je lui en suis reconnaissant, tout en me demandant, et pas pour la première fois, ce qu’elle peut bien fabriquer avec Ludovic. Il est tellement évident pour moi qu’elle vaut mieux que lui. 

— Incroyable, sourit ma mère, qui fait la seule chose envisageable : prétendre que la situation est amusante. 

Heureusement, le moment bizarre passe lorsque Grand-père appelle Ludo et Irène pour montrer à Irène le tableau d’un ancêtre dont ils semblent avoir déjà parlé.

Maman me jette un regard inquiet et je hausse les épaules. Elle n’insiste pas. Elle sait que j’ai connu un passage à vide il y a deux ans, et elle sait que c’était à cause d’une relation amoureuse qui a mal tourné, mais je lui ai tu les détails, elle n’a jamais rencontré Irène et je n’ai jamais prononcé son nom en sa présence.

Pour me donner une contenance, j’envoie un message à Vanessa, comme promis. 

VICTOR : Ça y est, c’est fait. Mon cousin était pire que prévu, mais mon ex s’est montrée plutôt décente. 

VANESSA : Tu sais que le danger ne vient pas de ton cousin, mais de ton ex, n’est-ce pas ? 

Je fronce les sourcils. Je ne connais pas Vanessa, même si nous avons partagé quelques bonnes conversations dans la voiture. Cela me contrarie qu’elle analyse la situation avec autant de perspicacité et de discernement.

Je ne sais pas quoi lui répondre, alors, je range mon téléphone dans ma poche. Puis je sursaute parce qu’Irène se tient juste devant moi. 

— Je suis désolée, Victor. Ludo m’avait garanti que ma présence ne serait pas un problème. J’ai cru que ce serait OK.

J’ai envie de lui demander comment elle a capté des signaux de malaise chez moi. 

— Tout va bien, Irène, l’assuré-je. L’eau a coulé sous les ponts. 

Elle soupire et acquiesce. Elle a l’air nostalgique, presque un peu triste, et j’ai aussitôt la conviction qu’elle pense à notre temps ensemble. Je sens mes joues s’empourprer. Mon corps réagit à la proximité d’Irène, les souvenirs de notre relation affluent à mon esprit, et tout à coup, c’est presque comme si nous n’avions jamais été séparés, comme si elle ne s’était jamais fichue de moi.

J’ai beaucoup de souvenirs d’elle, des souvenirs charmants, et d’autres très sensuels. Je pourrais me rejouer chacune de nos conversations, chacun de nos serments — juste après son départ, je l’ai fait jusqu’à l’usure. Je savais que c’était une drogue dure, et pourtant, je ne pouvais pas m’en empêcher.

Et il a suffi d’une conversation comme celle-ci, brève et mélancolique, pour qu’ils ressurgissent tout près de la surface.

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Douce imposture de Noël, chap.10

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VICTOR

Les grilles du château sont entrouvertes, je suis clairement attendu. Nous avons roulé doucement et j’ai raté le déjeuner, ce qui m’arrange plutôt. J’ai laissé Vanessa il y a un quart d’heure, devant la grille d’une grande ferme moderne et proprette. J’étais curieux de voir les chèvres, et aussi, pour être honnête, sa tante, l’intérieur de la maison, mais je n’allais pas non plus m’immiscer dans ses retrouvailles avec sa famille. 

Je savais aussi que c’était sans doute de la pure procrastination de ma part, parce que je voulais retarder au maximum le moment d’arriver ici, au Bourg. Or, bien qu’il y ait des choses ici auxquelles je ne suis pas prêt à faire face, le château est aussi l’endroit où je retrouve Raymond, mes grands-parents, mes parents, ma sœur Nina, mon beau-frère Rasmus et leurs enfants. Toutes les branches ne sont pas pourries dans notre arbre généalogique, tant s’en faut.

J’espère tout de même qu’à cette heure-ci, la plupart des membres de ma famille seront sortis, et que je vais pouvoir m’installer tranquille. La Mini parcourt la grande allée bordée de chênes en faisant crisser les graviers et la neige sous ses pneus. C’est un peu comme si elle-même, elle grinçait des dents, et freinait des quatre fers. 

Pourtant, je devrais être content de revenir. J’aime cet endroit, et les grands arbres noueux sont magnifiques, ainsi couverts de neige. C’est plutôt féérique. Quand le coude dans l’allée fait apparaître le château de la Renaissance, lui-même immaculé avec sa pierre blanche et ses tours élancées, ma poitrine se gonfle d’une fierté ambiguë et les yeux me piquent. Les animaux de buis qui peuplent le petit jardin à la française sont déjà ornés de mille loupiotes qui seront sûrement allumées ce soir, tout comme les décorations aux balcons et aux fenêtres.

Une silhouette longiligne est debout sur la pelouse enneigée, devant le très vaste perron du château, en manteau et pantalon noir. Un grand chien beige, un labrador, surgit soudain d’une congère, lancé à toute allure dans la poudreuse, une vieille balle de tennis dans la gueule. L’animal tente de ralentir à l’approche de la silhouette, se foire lamentablement, fonce dans le jeune homme qui trébuche et s’écroule dans la neige en riant pendant que le chien fou bat de la queue frénétiquement. 

Je claque la portière et m’approche du type à terre qui se relève en tentant de maîtriser son fou rire — c’est Raymond, mon frère. Il est couvert de neige, de bave, et il se marre en essayant de repousser les caresses bourrues du chien.

— Arrête ! Baloo, arrête.

Le nom de Baloo est très bien choisi : non seulement il est aussi gros qu’un ours, mais en plus, il lui en faut vraiment très très peu pour être heureux. Et comme jouer avec Raymond est son idée personnelle du paradis… 

Je tends la main à mon frère pour l’aider à se relever et je tance le chien au passage, pour qu’il n’aille pas se figurer que l’humain a cessé d’être son supérieur hiérarchique dans cette maison. Il n’y a pas un atome de méchanceté dans ce clébard, mais il est énorme, et il y a des enfants. 

Raymond secoue la neige qui adhère à son manteau, laisse tomber quand la poudreuse se tasse et reste collée à la laine, et se jette sur moi pour m’embrasser, neige, morve de chien et tutti quanti. 

— C’est pas trop tôt ! Tu as fait bonne route ? 

— Très bonne. Tout était déneigé, même au Châtelet. Tu es tout seul ?

— Grand-père fait sa sieste, Papa travaille, et tous les autres sont partis faire une balade en forêt. Viens. Je vais t’aider à porter tes affaires. Tu as beaucoup de cadeaux de Noël ? 

— Haha. Des tonnes, mais uniquement pour les enfants. 

Raymond semble dépité. À dix-neuf ans, je me demande parfois s’il ne croirait pas encore secrètement au père Noël.

— Je te compte parmi les enfants, précisé-je. 

Son visage s’éclaire d’un sourire lumineux. 

Il me ressemble beaucoup, mais avec une bouille toute ronde qui le dessert un peu, parce que tout le monde s’imagine qu’il est encore un bébé. Ses cheveux sont d’un châtain très clair comme les miens, mais au lieu d’aller régulièrement chez le coiffeur, il les laisse pousser bien trop longs, boucler sur sa nuque et rebiquer sur ses épaules. C’est ignoble. 

— Je vais te payer une visite en urgence chez le coiffeur, signalé-je tandis qu’il s’empare d’un de mes sacs.

— Maman a déjà menacé, rétorque Raymond, mais cette année, je ne vais pas me laisser faire. Vous allez supporter mon look pendant deux semaines. Ça ne va pas vous tuer. 

Raymond fait une prépa littéraire en banlieue parisienne, et il loge dans une chambre d’étudiant non loin de son lycée.

— Mais les gens qui te supportent toute l’année, Ray ? Et les filles ? Tu y as pensé, à l’effet de ta coupe « surfeur en loden » sur les filles ? Ça doit les perturber un peu, non ?

Il éclate de rire, puis s’interrompt presque aussitôt pour affirmer très sérieusement :

— Les filles m’aiment comme je suis. 

Ah, intéressant.

— Une fille en particulier ? Ou bien toutes ? 

Les effectifs dans la classe de Ray sont constitués à 75 % de filles, mais je ne l’ai jamais vu avec une petite amie. 

Il plisse ses yeux clairs et profite de ce que nous avons atteint l’entrée du château pour ignorer ma question en me tournant le dos et en me donnant au passage un gros coup avec mon propre sac. Je riposte en le poussant d’une bourrade et il pénètre ainsi, en trébuchant et en riant, dans le vestibule. 

Dans l’entrée, comme tous les ans, mes grands-parents ont installé une couronne de branchages géante, avec des cierges énormes qui brûlent presque toute la journée. Et dans le couloir, je découvre le calendrier de l’avent de cette année : une œuvre, peinture ou gravure d’artiste méconnu, dévoilée et accrochée chaque jour par mon grand-père pour ma grand-mère. Oui, tous les ans à Noël, il lui offre vingt-cinq œuvres d’art. Cette année, le thème semble être la danse. Vingt-trois couples enlacés, ballerines graciles et déhanchés endiablés dans tous les styles et sur tous les supports. Il reste encore un peu de place pour les numéros vingt-quatre et vingt-cinq. Je secoue la tête en souriant, parce que les gestes romantiques de mon grand-père pour ma grand-mère sont aussi extravagants que légendaires. Puis je suis ramené sur terre, à mes propres limitations. 

— Comment ça s’est passé, hier soir ? demandé-je en baissant la voix pour être sûr de ne pas être entendu. 

Raymond fait la grimace. 

— C’était bizarre. On aurait dit un gigaconcours de quéquette pour savoir qui était le plus beau, entre Lily, André, et Ludo avec tu-sais-qui. Tout y est passé : popularité sur les réseaux sociaux, nombre de soirées depuis le début de l’année, argent de poche, points aux compétitions sportives… je te jure, c’était flippant. 

— Les adultes ne les ont pas mouchés ? demandé-je, avant de me rappeler que nous sommes tous techniquement des adultes à présent.

Ray sourit.

— Nan. Ils se sont contentés de les mettre en bout de table pour pouvoir à leur aise faire gouzi-gouzi avec les petits. 

J’imagine le tableau, mon grand-père complètement gâteux devant les mignonnes terreurs à pattes de ma sœur Nina, et mes parents parlant bébé à qui mieux mieux.

Je fais la grimace et Raymond conclut :

— Deux bouts de table complètement zinzins, et au milieu, Rasmus et moi comme les seuls éléments de santé mentale perdus dans ce chaos. Tu nous as manqué. 

Je souris. Le jour où notre sœur Nina nous a convoqués, Raymond et moi, dans un pub parisien, pour nous présenter Rasmus, avant de décréter sur un ton vindicatif qu’elle allait le faire entrer dans la famille, au chausse-pied si nécessaire, nous sommes tous deux tombés presque aussi amoureux de lui qu’elle l’était déjà. Rasmus est chercheur en botanique, ça veut dire qu’il est largement plus à l’aise avec un arbre pour interlocuteur qu’avec une tribu nombreuse de snobinards au sang bleu. Se balader avec lui dans la forêt est une expérience de taille à changer le cours d’une vie. Je le suspecte d’avoir largement misé sur ses connaissances pour séduire ma sœur. Mais d’après elle, elle est surtout d’abord tombée en arrêt devant son physique. Précisons qu’à l’université de Louvain, où Rasmus donne des cours depuis qu’il s’est fait transférer du Québec, ses élèves le surnomment Groot. Le côté homme des bois de deux mètres, rugueux, musclé, et timide, il n’en fallait pas tellement plus pour embarquer notre Nina. Et vu qu’ils se sont rencontrés au fin fond des bois canadiens, alors qu’elle s’était perdue et blessée, que la nuit tombait et que les loups hurlaient autour d’elle… Nina parle encore de son séjour là-bas avec des petites étoiles dans les yeux.

Rasmus est génial, et il fallait bien ça pour relever le niveau aux réunions de clan.

— Je ne suis pas pressé d’avoir la famille au complet, soupiré-je. 

Raymond hausse les épaules. 

— Tout va bien se passer. 

C’est un peu sa réponse à tout. Raymond est comme ça : sa sollicitude est infinie, mais les problèmes n’existent pas vraiment dans sa dimension. 

Tout en discutant, nous avons monté l’escalier jusqu’au second, et nous voici arrivés à l’embranchement fatidique. D’un côté, le couloir mène à la chambre rouge qui est censé être la mienne. De l’autre, il part vers la tour d’angle frigorifique avec son lit branlant. À ma place, je suis sûr que Ludo irait prendre ses quartiers dans la chambre rouge en fichant mes affaires dehors. Mais je ne suis pas Ludo. Par ailleurs, la seule idée d’approcher la pièce où il a dormi avec Irène me dresse le duvet sur la nuque. Au fond, pour être tout à fait honnête, je me fiche de ma chambre rouge. Je suis même presque content du changement. La tour d’angle est objectivement plus commode. Elle est plus proche de la chambre de Raymond et des appartements de Nina. Je maximiserai le temps passé avec eux et nous pourrons faire bloc contre nos cousins. Va pour la tour d’angle. 

Une fois mes affaires déposées dans les placards, et les cadeaux de Noël cachés en hauteur, hors de portée de mes petits neveux et de mon idiot de petit frère, je suis aussi prêt à affronter les autres que je le serai jamais. Une rumeur dans les tréfonds du château m’apprend que, justement, les promeneurs sont rentrés. 

Quelques secondes plus tard, une horde d’enfants en bonnets de père Noël se rue dans ma chambre, puis dans mes bras. 

— VICTOR !!!

Ma sœur et Rasmus ont fabriqué en série quatre garçons presque identiques, formés exclusivement sur le modèle bûcheron du Grand Nord de leur papa. Le plus grand, Noé, a six ans. Son petit frère, Arthur, quatre. Les jumeaux, deux ans et demi. Un chien débarque avec eux : Horace, le vieux bâtard qui suit mon grand-père partout, un animal hyperintelligent qui ne perd pas une miette des interactions humaines. Avec la tache blonde sur son œil, il ressemble à un secrétaire particulier d’antan qui porterait le monocle, et il juge tout ce qui se passe autour de lui avec la même acuité silencieuse.

Nina suit de peu, souriante et échevelée, les joues roses et les vêtements de travers. Ma sœur n’a jamais réussi à se conformer aux normes qu’on essayait de lui imposer. Ce n’est pas qu’elle soit rebelle, c’est juste qu’elle est daltonienne des convenances ; ça lui passe au-dessus de la tête. Je l’adore, et j’aimerais bien être comme elle, mais ce gène qu’ils ont tous deux, Ray et elle, hérité de notre mère, je n’y ai pas eu droit.

En les serrant tous dans mes bras, les enfants, Nina, puis Rasmus, je mesure à quel point je suis chanceux d’avoir atterri dans cette famille. Qu’importe si tous mes cousins sans exception sont insupportables ? Je peux bien faire abstraction pendant quelques jours.

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Douce imposture de Noël, chap. 9

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VANESSA

Pour une fois, il n’y a pas d’insulte larvée dans sa réponse. Il ne dit pas « je viendrai chez toi si c’est trop horrible chez moi ». Il fait comme s’il avait vraiment envie de me voir, ce qui est plutôt agréable. Il ne viendra pas, j’en suis toujours convaincue, et sans doute est-ce le verre de vin qui m’a fait lancer à nouveau l’invitation, le verre de vin et la compassion, parce qu’on a tous eu des ruptures difficiles. 

— Bon, dis-je en bâillant, je vais aller me prendre ce bain moussant. J’apprécie ta compagnie, mais… bain moussant, quoi. 

Il hoche la tête d’un air compréhensif.

— Je vais me coucher. On essaye de ne pas partir trop tard demain ? Ça te va ?

*

Le lendemain, le soleil brille sur un paysage féérique, mais la route n’est pas encore déneigée et il gèle à pierre fendre. Pour nous faire patienter, la patronne de l’hôtel nous sert un petit-déjeuner de luxe en attendant que la situation se débloque. Heureusement, nous ne sommes pas trop loin de l’autoroute.

À la lumière du jour, j’ai l’impression que Victor est retourné à sa réserve initiale. Il se sert café après café, le visage fermé, l’expression maussade, et moi, instinctivement, je me tends, sur la défensive. 

— Tu as bien dormi ? demandé-je néanmoins, amicale. Tu devrais tester le pain d’épices aux écorces d’oranges confites, c’est une tuerie.

Il me répond à peine par un signe de tête, les lèvres pincées, et je me demande pourquoi je ferais un effort, si c’est pour me heurter à chaque fois à une porte de prison pareille. On peut tout à fait être à la fois canon et trop taciturne pour en tirer le moindre charme, et ce type en est la preuve.

Et puis, comme je beurre un toast avec des gestes décidés, son téléphone tinte à nouveau. Il consulte ses messages, et une expression de douleur et d’appréhension passe très rapidement sur son visage. À peine une microseconde, puis le masque de froideur impassible est de retour.

Ce qui lui arrive l’affecte vraiment, comprends-je alors. Non seulement il n’est peut-être pas du matin, mais en plus, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. Oui, il est naturellement distant et renfrogné, et non, avoir des problèmes ne vous autorise pas à vous comporter comme un malotru, mais pour être honnête, à aucun moment il ne s’est conduit comme un sale type. Ça a même été plutôt le contraire. Il a été un peu désagréable et lointain la plupart du temps, mais plutôt gentil, attentionné et sincère aux moments clefs de la conversation. En grattant un tout petit peu sous la surface, je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un de décent là-dessous, et même, une personne dont la compagnie peut être plutôt facile et plaisante. 

Alors, je prends une bonne résolution. Je ne vais plus me laisser décontenancer par ses attitudes un peu frigorifiques. Je vais m’adresser directement à la personne qui est sous le permafrost. 

C’est ça.

— Qu’est-ce qu’il a fait, encore ? demandé-je en désignant le téléphone du menton. 

— Rien, soupire Victor. Enfin… Raymond m’a juste raconté son opération de séduction avec mes grands-parents. Ils adorent Irène tous les deux, apparemment. 

Je fais la grimace. Je ne sais pas si j’ai envie de me faire une opinion sur cette Irène. Est-ce qu’une personne un tant soit peu délicate n’aurait pas essayé de discuter de ces vacances au préalable avec Victor ? Ou bien elle ne se doute pas de l’effet qu’elle a produit sur lui ? 

Elle aussi, il faut peut-être lui accorder le bénéfice du doute. Pas que j’en aie quelque chose à faire. 

— Changeons de sujet, propose Victor. 

Et c’est une bonne idée, parce que dans les cinq minutes qui suivent, nous nous découvrons une passion commune pour les chèvres. C’est le truc le plus improbable qui soit. J’adore ces bestiaux qui sautent partout, grimpent sur n’importe quoi, et qui sont hyper affectueux quand on les connaît. 

— Il y en a deux à la ferme, dis-je. Heckel et Jeckel.

— Ce ne sont pas des prénoms de corbeaux de dessin animé, à la base ? 

— Si. Mais leur pelage est noir et elles passent leur vie dans les arbres, alors, c’était un choix pertinent. Je les adore. Et au château ? Vous avez des chèvres ? 

Il fait la grimace. 

— Non. Ce n’est pas vraiment le genre de la maison. 

— Dommage. C’est chouette, les animaux. 

— Oh, on a des animaux : des chevaux, et des chiens. 

— Quoi, c’est le trip gentleman farmer, chasse à courre et compagnie ?

— Non. Dieu nous en garde. Et puis quoi encore ? On n’est pas au dix-neuvième siècle en Angleterre. Non, les chiens chassent, et les chevaux courent. Mon grand-père les adore, même s’il ne les sort plus beaucoup lui-même à son âge. Et toi, tu montes à cheval ?

— Euh, non. Enfin, je suis déjà montée sur un cheval, mais je ne suis pas sûre que ça compte comme une réelle expérience d’équitation. C’était à l’occasion d’un après-midi d’initiation, en colo, quand j’étais petite. J’ai eu la peur de ma vie et je me suis juré de ne jamais recommencer. 

— Dommage. Tu devrais peut-être réessayer. 

— Peut-être. Pas sûr.

Vers midi, la route est enfin dégagée et nous repartons. La campagne est toute blanche et il fait très froid. Non seulement la neige va tenir, mais on annonce de nouvelles chutes pour cet après-midi.

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Douce imposture de Noël, chap. 8

Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) 

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VICTOR

Qui est cette fille qui vient de m’ouvrir la porte ? On dirait Vanessa, mais elle s’est métamorphosée du tout au tout. Elle a enlevé sa doudoune orange. Elle a toujours ses bottes roses à gros pompons, mais je n’ai plus du tout l’impression qu’elle ait douze ans. Et pas seulement parce que, libérée du manteau informe, elle dévoile à présent en sous-pull violet un corps qui n’a absolument rien d’enfantin. Je suis un type normal, et même si je garde les yeux vissés sur son visage, je suis bien obligé de noter qu’elle a des formes, des formes voluptueuses qu’on ne pouvait pas soupçonner sous la tenue hivernale un peu caricaturale.

Et puis, il y a ses cheveux — une masse vaporeuse, aérienne, mouvante, qui défie la gravité et la norme, un truc complètement dingue qui explose d’énergie et de liberté et qui donne envie de rire, de danser, de chanter, de parler fort. Sérieusement, c’est fou l’effet de cette tignasse. On dirait qu’elle a une personnalité à part entière.

À cause de cette transformation physique, la Vanessa de tout à l’heure et celle de la chambre d’hôtel semblent être deux personnes complètement différentes.

Elle a suivi mon regard vers ses cheveux et elle porte la main à ses mèches pour les recoiffer. Puis elle déroule l’élastique qui enserrait son poignet, et elle rassemble cette masse extraordinaire en une torsade hyper serrée. J’ouvre la bouche pour lui dire d’arrêter, de venir comme ça, de laisser ses cheveux en liberté, qu’il y a des choses qu’il ne faut pas essayer de dompter, mais franchement, ce serait outrepasser mes droits. Elle fait ce qu’elle veut avec ses cheveux. En l’occurrence, elle en fait un chignon horrible qui lui rétrécit la tête de moitié. Ainsi coiffée, elle m’emboîte le pas dans le couloir avec un sourire un peu crispé, et je me demande ce qu’elle a pu lire dans mon attitude pour se sentir obligée de faire ça.

Puis nous arrivons à l’ascenseur et je comprends que j’ai raté le coche, que j’aurais dû me montrer plus spontané. 

Ou bien peut-être pas. Après tout, ce n’est pas vrai qu’il faut laisser ses instincts les plus fous cavaler au galop. On a bien vu où ça m’avait mené avec Irène. Vanessa a sans doute raison quand elle s’attache les cheveux. On lui a sûrement déjà fait des remarques, je ne suis pas naïf au point de m’imaginer que les gens sont tolérants avec les cheveux atypiques ou exotiques. Dans les magazines de mode, on adore l’excentricité, mais dans la vraie vie, les convenances et toutes les figures de l’autorité vous ramènent sûrement dans le rang à toute vitesse. C’est déprimant, mais c’est une réalité. 

Le bar est désert mais hospitalier, avec toutes les bougies qui brillent sur les petites tables rondes, et ces étoiles en bois peintes qui sont suspendues en pluie au plafond. C’est la patronne qui assure le service. Elle a renvoyé tout le personnel pour la nuit dès que la neige a commencé à tomber, pour ne pas mettre les employés en danger. Vanessa hoche la tête d’un air entendu. Nous commandons deux verres de vin. Vanessa prend le moins cher et elle pense que je ne m’en rends pas compte. 

Mon téléphone tinte et me rappelle aux intrigues du château. J’ai prévenu tout à l’heure que je dormirais sur le chemin, et bien sûr, mon cousin Ludo en profite aussitôt. Il m’envoie un SMS qui va droit à l’essentiel. 

LUDO : Si tu n’es même pas là cette nuit, je prends la chambre rouge. 

Je soupire et je croise le regard de Vanessa qui m’observe. 

— OK, dit-elle, si tu veux me faire boire, il va falloir que tu condescendes à faire la conversation. Sinon, je me barre. 

Je ris. 

— Pardon. Ça doit être la tempête qui me perturbe.

C’est faux et je vois bien qu’elle n’est pas dupe. Elle prend son verre et commence à se lever. 

— Si tu ne veux pas discuter, dit-elle, ce n’est pas un problème. Mais il y a un bain moussant qui m’appelle, et je peux très bien déguster ce sympathique petit Languedoc en tête à tête avec la baignoire, alors, j’espère que tu ne m’en voudras pas si…. 

Je ne veux pas qu’elle parte. J’ai besoin de compagnie, et si elle part, elle emportera avec elle cette énergie qui me rend curieux. J’ai envie de la joie de vivre et de la liberté que j’ai entrevue tout à l’heure quand je suis allé frapper à la porte de sa chambre et que je l’ai surprise avec ses cheveux fous. 

— Pourquoi tu attaches tes cheveux comme ça ? 

C’est sorti tout seul. Les mots ont franchi mes lèvres de leur propre mouvement, et maintenant, je suis un peu embarrassé. 

— Désolé. Je sais que ça ne me regarde pas. 

— En effet.

— C’est juste que… ils sont magnifiques. Ça ne doit pas être confortable de tirer dessus comme ça. 

— Bof, admet-elle. Mais si je ne le fais pas, ça part dans tous les sens.

— Moi, ça ne me dérange pas. Au contraire. Je les trouve bien comme ils étaient tout à l’heure.

Elle fronce les sourcils, prend un instant pour évaluer la situation, puis cède.

— OK. Mais c’est un peu n’importe quoi aujourd’hui. 

— Ils sont géniaux, ne puis-je m’empêcher d’admirer, en regardant la masse vaporeuse qui s’échappe de la pince. 

Elle me dévisage avec des yeux plissés. 

— Ne me dis pas que tu n’avais jamais vu de cheveux afros. 

— Si, bien sûr que si. 

C’est juste que les siens sont particulièrement… je ne sais pas. J’aime leur volume pas sage, leur légèreté. C’est difficile de dire pourquoi. 

— Du moment que tu ne plonges pas tes doigts dedans pour voir comment ça fait, ronchonne-t-elle.

— Les gens se permettent vraiment ça ? fais-je semblant de m’étonner, alors que c’est précisément ce que j’avais envie de faire. 

— Ouaip. 

Elle hausse les épaules, puis elle désigne du menton mon téléphone que j’ai abandonné sur la table, face contre le bois.

— C’est encore ton cousin qui te harcèle ?

J’acquiesce.

— Comme je ne suis pas là, il me pique ma chambre. 

Elle a une sorte de sourire réprobateur, un peu narquois.

— Il y a des implications spéciales dans cette guéguerre, non ? Genre il te pique ta meuf, ta chambre, ton droit d’aînesse, ton identité ? 

Je fais la grimace. 

— Un truc du genre. Mais Irène n’est pas « ma meuf ». 

Elle me considère un moment, pensive. 

­— Vous n’êtes plus ensemble, mais il y a encore quelque chose entre vous ?

Je cligne des yeux en la dévisageant. Quand elle retire l’élastique de ses cheveux, cette fille se transforme en quelqu’un d’autre. Rien à voir avec le petit bout de gonzesse sage et gentille qui conduisait si prudemment ma voiture tout à l’heure. Celle-là avait quelque chose d’excentrique mais elle était sur la réserve. La fille qui est assise en face de moi maintenant, c’est vraiment quelqu’un. 

Je soupire, et puis je passe à table. Ce qui n’était pas audible tout à l’heure le devient, par la magie d’un verre de vin rouge, de la neige au dehors, et de mon interlocutrice aussi.

Elle avait raison. Se confier à une inconnue, c’est quelque chose de puissant. 

— J’ai eu beaucoup de mal à laisser partir cette fille, avoué-je, et je ne suis pas sûr d’y être complètement parvenu. Je redoute la confrontation. Pour ma propre, euh, sérénité, j’aurais préféré ne jamais la revoir.  

Les yeux de Vanessa s’arrondissent.

— Ouille. À ce point-là ? 

Je hoche la tête. Oui, à ce point-là. 

Elle fronce les sourcils. 

— Et ton cousin, il le sait ? Il l’a draguée en connaissance de cause ? 

— Je ne crois pas. Je ne peux pas être sûr qu’il mesurait l’étendue de ma passion pour Irène. Je n’en ai pas parlé à tout le monde, et Ludo n’est pas vraiment une personne à qui j’ouvre mon cœur.

— Mais quand même, estime-t-elle, il y a quelque chose de vraiment vil dans ce qu’il fait, là, non ?

— Un peu, oui. 

— Tu veux dire complètement. 

Évaluer la situation avec son point de vue totalement extérieur crée à la fois un soulagement et un malaise. Je suis content de ne pas être seul avec mon histoire. Mais je commence aussi à avoir honte à nouveau, de m’être laissé embarquer par Irène, et puis de n’avoir pas réussi à me détacher d’elle, et maintenant, d’être confronté à la malignité de Ludo sans rien pouvoir faire. Ça me rend dingue. 

Est-ce que Vanessa s’en aperçoit ? En tout cas, elle ne me reproche pas de me laisser faire ou d’être trop gentil. Elle se montre infiniment plus subtile avec moi que je ne le suis avec mon frère Raymond dans des situations similaires.  

— Mon invitation à la ferme tient toujours, tu sais, dit-elle avec douceur. Si jamais tu veux t’échapper de tout ça pour en parler. 

Et cette fois, parce que les choses ont évolué entre nous au cours de l’après-midi, et que je considère désormais Vanessa comme une présence amicale, j’accepte sa proposition. 

— Je passerai te rendre visite, promets-je.

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Douce imposture de Noël, chap. 7

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Bonne lecture !

VANESSA

Évidemment, l’hôtel que nous dégote Victor n’est pas un relais de camionneurs. C’est une auberge chaleureuse et confortable avec des décorations de Noël charmantes, des couronnes de branchages aux fenêtres habillées de nœuds de velours rouge et des alcôves murales éclairées à la bougie. En fonds sonore, le Casse-noisette de Tchaïkovski contribue à créer une ambiance poétique et féérique. Le sapin de l’entrée est fleuri de petits sucres d’orge et à ses pieds s’étale une grande crèche ancienne, tout un village avec des maisons blotties les unes comme les autres, de minuscules moutons cotonneux et des santons représentant tous les métiers. On a envie de le visiter et je m’attarde un instant à l’admirer. 

Je me demande un moment si Victor est en train de me faire le coup de la panne le plus alambiqué de l’histoire, mais ça me paraît vraiment peu probable. Je sens que je ne l’intéresse pas le moins du monde, pas de cette façon, même si notre cohabitation se passe mieux que prévu. Et puis, il précise immédiatement à l’accueil de l’hôtel que nous avons besoin de chambres séparées, et il a l’air soulagé quand la réceptionniste nous en dégote effectivement deux. 

Dehors, la neige tombe à gros flocons, et il est presque impossible, dans l’obscurité et les rafales tourbillonnantes dont le blanc et le noir se mélangent, de distinguer les environs. C’est comme si hors de l’hôtel, il n’y avait plus rien.

Victor s’empare de sa clef et s’éloigne avec son sac pour prendre possession de sa chambre. Je fais de même, adressant un sourire reconnaissant à l’hôtesse lorsqu’il commence à parler dans son téléphone sans même avoir pris congé. Certes il l’a remerciée, mais il y a quelque chose de vraiment froid et condescendant dans ses manières, et ce n’est pas la première fois que cela me gêne. Ça ne cadre pas vraiment avec le type que j’ai appris à connaître un tout petit peu mieux au cours de ce trajet en voiture. Je ne crois plus vraiment qu’il se barricade par mépris, mais il entre probablement une part d’éducation dans cette façon qu’il a de dresser un mur entre lui et le monde qui l’entoure. Je n’arrive pas trop à me défaire de cette impression qu’il ne prend pas vraiment en compte les petites gens, que pour lui, nous sommes un détail de son environnement, et puis c’est tout. 

Ma chambre est au premier. Elle est vraiment jolie dans le genre suranné, avec un grand lit très haut en bois sombre sculpté, une salle de bain vieillotte et des lampes à abat-jour un peu partout. J’apprécie ce confort un peu branlant, à la fois distant et accueillant, qui est caractéristique des vieilles demeures. Je me demande si c’est le genre d’atmosphère que l’on trouve au Bourg, dans le château de Victor. Est-ce qu’il y a des armures dans la demeure familiale, des armoiries ? Une collection d’épées médiévales ? 

Je laisse mon sac dans un coin et j’ôte l’élastique qui tire mes cheveux comme pas permis. Aaaah. Libérer mon crâne de ce joug est un soulagement délicieux. La tête en bas, je détache mes racines en passant mes doigts dans mes cheveux et en gémissant de plaisir. Quand je reviens en position verticale, j’ai l’air d’une dingue avec ce nuage vaporeux tout autour de la tête. Je me souris dans la porte miroir de l’armoire qui occupe tout un mur de la chambre. 

Il est encore tôt et j’hésite à me faire couler un bain moussant quand on toque à ma porte. J’ouvre, et je trouve Victor sur le seuil. Ses yeux s’arrondissent et il m’observe avec une curiosité telle que je me sens aussitôt prise en défaut. 

— Quoi ?

Je suis peut-être un peu plus brusque et directe que nécessaire, mais je n’ai pas trop aimé son attitude à l’accueil. C’est sûrement pour ça que j’ai instinctivement rétabli les distances. Je ne sais pas trop sur quel pied danser avec ce type. Une seule chose est sûre, on n’appartient pas à la même sphère, et nos chemins vont se séparer bientôt. Je résous de lui rembourser la chambre dès que possible.

Il toussote.

— C’est trop tôt pour dormir et j’exècre la télévision. Tu veux descendre prendre un verre ? Si tu n’as pas mieux à faire, bien sûr. 

Il me demande si je veux bien être sa distraction pour s’éviter la télévision. C’est un compliment emballé dans une insulte, ou bien peut-être le contraire. 

Je lance un regard en direction de la baignoire à pied qui me fait de l’œil. Je n’ai pas de baignoire chez moi et les occasions de bain moussant sont rares. Là, par ce froid, c’est tentant. 

— S’il te plaît, dit Victor. Tu peux considérer ça comme la faveur que tu me dois. Un peu de compagnie.

Groumf. 

— C’est pas ça que j’appellerais une faveur, marmonné-je. Il va falloir trouver mieux que ça. Mais bon, va pour un verre. 

Qu’est-ce que j’y peux ? Je suis quand même curieuse. Et très sincèrement, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire. Dans une heure, il sera encore trop tôt pour dormir, et la baignoire ne sera pas partie, même si elle a des pattes. 

Je prends la clef sur la commode près de la porte, j’attrape mon sac à main, et je suis Victor dans les couloirs à la moquette épaisse.

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