Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël. Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…) Pour accéder aux chapitres précédents et à toutes les infos sur le livre, c’est ici.
VANESSA
La cuisine de la ferme n’est pas excessivement apprêtée pour les fêtes. Paul et Mia recyclent d’une année sur l’autre les mêmes décorations un peu cheap, et ce, depuis que je les connais. Ils posent des guirlandes n’importe où et ils les oublient. Le père Noël clignotant en plastique là-bas sur le bord de la fenêtre, et la collection de petites maisons abritant des bougies chauffe-plat, devraient m’inspirer de la nostalgie, non ? Je n’en ressens aucune. Il y a un assez joli sapin dans le salon, mais personne n’y met jamais les pieds. Toute la vie se déroule dans la cuisine, dans la chaleur de la cheminée, et au milieu d’objets de bric et de broc.
Ce qui est sublime ici, pendant les fêtes, ce ne sont pas les décorations, mais les arômes. Mia arrondit ses fins de mois en préparant des terrines, des tourtes et des tartes et des petits gâteaux. À toute heure de la journée, quelque chose mijote, lève ou grille dans cette grande pièce qu’elle quitte le moins possible. Elle cuisine divinement bien, mais uniquement la gastronomie locale. Je lui ai déjà demandé pourquoi elle ne préparait pas les recettes de son enfance à la Réunion, et elle a dit que ce n’était pas le goût des gens du coin.
Dans l’immédiat, elle digère ce que je viens de lui expliquer en rajustant ses lunettes sur son nez.
— Le jeune homme du Bourg doit passer te prendre pour déjeuner ? répète-t-elle, sourcils froncés, avant de poser devant moi un bol de café au lait fumant.
Mia ne ressemble en rien à sa sœur ou à moi. Elle a un visage rond et des taches de rousseur, des petits yeux sombres et des rides d’expression, preuve qu’elle rit de temps en temps — juste pas avec moi.
Mia a eu une vie difficile. Pour commencer, elle et ma mère sont arrivées en région parisienne de la Réunion juste après le lycée. Ensuite, Mia n’a pas eu de chance. Elle s’est mariée trop jeune à un type de Dijon qui la battait. Après plusieurs années de vie conjugale cauchemardesque, elle a perdu coup sur coup son premier bébé, sa faculté d’en avoir d’autres.
Et puis le sort s’est acharné sur la prunelle de ses yeux — sa sœur, ma mère. Maman était beaucoup mieux tombée avec mon père qui était l’amour de sa vie et la traitait comme une reine. Mais quand il a disparu, elle a sombré dans une dépression profonde, inextricable.
Mia a sauvé la situation en réagissant comme une battante : elle a quitté son mari violent et elle est partie nous rejoindre en Haute-Marne, pour aider Maman à faire face et à s’occuper de moi. Je crois qu’elle était persuadée qu’on serait heureuses toutes les trois, et qu’elles pourraient refaire leur vie en se soutenant l’une l’autre.
Mais Maman n’a jamais réussi à remonter la pente. Elle a tenté de se suicider, puis elle a dû être internée. Et la dépression s’est muée en une nouvelle personnalité chez elle. Mia et moi sommes restées toutes les deux.
Après quelques années dont je ne me souviens pas bien mais qui ont dû être lugubres, Mia a enfin trouvé l’amour et le bonheur en rencontrant Paul, l’agriculteur posé, impossible à stresser ou à énerver, une fontaine de tendresse inépuisable à son égard.
Aujourd’hui, elle va bien, mais je crois que nos relations seront toujours tendues. Il y aura toujours quelque part le fantôme vivant de ma mère entre nous.
— Ce n’est pas LE jeune homme du Bourg, rectifié-je. Il y en a plusieurs. Mais oui, il m’a invitée à déjeuner. Et oui, il passe me chercher.
Ma tante ouvre de grands yeux horrifiés.
— Mais tu ne peux pas y aller attifée comme ça !
Je porte mon jean gris et ma chemise de bûcheron à carreaux rouges et noirs. Je sais pertinemment que ce n’est pas une tenue pour sortir. Ce sont juste mes vêtements préférés, mes vêtements doudous.
— Bien sûr que non. C’est pour ça qu’il passe me chercher. Il va me prêter des fringues. C’est un copain de la fac !
Mia fronce les sourcils, mais ne trouve rien d’autre à dire, et finit par retourner aux fourneaux. Pendant que sa célébrissime terrine de Noël cuit au bain-marie dans le gigantesque four, elle prépare plusieurs tartes ainsi qu’un petit-déjeuner pantagruélique pour moi : car si je viens d’émerger, Paul et elle sont déjà à pied d’œuvre depuis des heures. À la ferme, ils ont l’habitude de se lever tôt, et même en hiver, quand les journées sont un peu moins chargées, ils ne sont vraiment pas du style à paresser bien au chaud sous la couette. Je dors dans une dépendance au flanc de la grange, et quand j’ai traversé la cour pour retrouver ma tante dans la cuisine, j’ai entendu des bruits de ferraille. J’en ai déduit que Paul profitait de son matin du 24 pour réparer un tracteur ou deux, et ça m’a fait sourire. J’aime bien Paul, et j’aime bien Mia aussi. C’est juste que je n’aime pas être en sa présence. Il y a bien trop de scrutation, de désapprobation dans l’air, et ça devient vite étouffant.
Pourquoi ? J’ai une ou deux théories sur le sujet. La plus évidente, c’est que je suis la raison pour laquelle ma mère a perdu la tête.
— Mange, dit Mia en posant devant moi une énorme assiette d’œufs au plat, de lard et de muffin maison dégoulinant de beurre.
Je regarde l’horloge : il est dix heures trente. Si je mange tout ça maintenant, je n’aurai plus faim jusqu’à ce soir. Je perce un jaune couleur d’or, puis je darde un bout de langue pointu pour goûter l’œuf de la ferme.
— Ne joue pas avec la nourriture ! tance Mia.
J’ai beau avoir vingt ans, dans sa tête, je serai toujours une gamine de cinq ans. C’est ça, le problème avec Mia : elle est restée coincée dans un épisode traumatique, et elle voudrait que j’y reste avec elle. Pour toujours.
— Mia, dis-je sur un ton raisonnable, rappelle-toi, je suis invitée à déjeuner, les gens au Bourg risquent de ne pas trouver ça très poli si je ne mange pas parce que je me suis gavée de ton lard délicieux.
Si la flatterie n’est pas une tactique très efficace avec Mia, la politesse en revanche constitue un argument massue, et elle est obligée de lâcher l’affaire — pour le moment. Elle reviendra à la charge d’ici peu. Elle grommelle quelque chose et moi, je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au ciel dès qu’elle me tourne le dos pour s’affairer avec son rouleau à pâtisser.
Cédant à la pression, je décide de manger un œuf.
— Et tes études ? demande-t-elle au bout de quelques minutes. Comment ça se passe ?
— Bien, dis-je.
— Tu as trouvé un stage pour cet été ?
— Oui ! Avec Clem, on va épauler une styliste qui a une boutique en ville. On s’est dit qu’on pourrait travailler à mi-temps dans le magasin, et à mi-temps sur nos propres créations.
— Vos créations ? relève Mia.
— On a décidé de se lancer dans la fabrication de bijoux.
On en a déjà dessiné quelques-uns, et commandé des matériaux. Du coton à crocheter, de la soie, des tissus, des perles, des fils d’argent, rien de ruineux. Et quelques outils. Mais je ne saurais exprimer à Mia la joie pure et exubérante que cette perspective me procure. Elle ne comprendrait pas.
— Un mi-temps ? fait Mia, déçue.
— On vendrait nos créations, bien sûr, expliqué-je. Clem connaît la patronne et elle est sûre qu’on pourrait la convaincre de nous laisser un coin près de la caisse pour les exposer. Comme ça ce serait de l’entrepreneuriat, mais sans trop de risque, et on validerait notre stage en prime.
Je suis extrêmement contente de ce plan, et Clem aussi. C’est vraiment une chance incroyable qu’on se soit rencontrées dans ce cours d’économie barbant l’année dernière.
— La création, ça ne paye pas, juge Mia.
— C’est plus dur, concédé-je.
Mais ça peut marcher. Clem et moi, on est déterminées à saisir l’occasion.
— Il vaudrait mieux que tu t’orientes vers une activité mieux rémunérée, plus stable. Postule dans de grands groupes. Qu’est-ce que tu penses de la banque ? De l’audit ?
Ça se voit qu’elle s’est renseignée. Personnellement, l’idée même de l’audit me donne envie de me supprimer. Je ne juge pas les gens qui aiment la comptabilité. Je trouve ça admirable et il en faut sur terre. Mais ce n’est pas moi. Moi, je suis plus comme ma mère.
Maman était artiste — elle était illustratrice. Elle travaillait pour l’édition et pour la publicité. Sa spécialité, c’était l’aquarelle. J’ai vu ses dessins, Mia les a gardés. Elle faisait des images vaporeuses et tendres, des images dans lesquelles on avait envie de se pelotonner.
Maintenant, bien sûr, elle ne peint plus.
— Il va falloir que tu développes un peu ton esprit pratique, juge Mia.
On toque au carreau. C’est Victor. Il a garé sa Mini dans la cour enneigée qui réverbère le soleil comme jamais. Il a approché de la vitre son visage aux yeux bleu-jaune si étranges, et il me sourit.
Mia pousse un cri et lâche son rouleau à pâtisserie qui tombe sur le carrelage de la cuisine avec un grand bang !
— Voilà Victor, dis-je en me levant, abandonnant mon assiette. Je viens de te parler de lui. Il séjourne au Bourg pour les fêtes, chez son grand-père.
Je vais lui ouvrir.
— Salut !
Il est en avance sur l’horaire convenu ensemble. Debout sur le paillasson, il examine la cuisine avec une curiosité non dissimulée. Ses narines frémissent.
— Hum, ça sent bon chez vous.
Très bien élevé, il essuie ses pieds avant d’entrer, se dirige immédiatement vers Mia pour lui serrer la main et se présenter.
Elle semble encore se demander si c’est du lard ou du cochon, et je dois bien avouer que je pense comme elle.
— Vanessa, je veux que tu finisses ton petit-déjeuner avant de quitter cette pièce ! aboie-t-elle, avant de se remettre de sa surprise et de se rappeler ses devoirs élémentaires de maîtresse de maison.
— Un café, Victor ?
Victor accepte avec un sourire solaire, très éloigné de sa réserve d’origine, et je pense, non sans émerveillement : ça y est, je l’ai apprivoisé.
Il est très beau ce matin, probablement parce qu’il est moins farouche. Il a troqué son manteau de laine noire contre une énorme doudoune grise qui lui fait des yeux encore plus saisissants. Ses joues rosies par le froid lui donnent des allures de demoiselle dans une peinture flamande. Maman aurait pu l’inventer à l’aquarelle. Mais il semble aussi exténué, avec de grands cercles sous les yeux, et je me demande si la vie de château est si tranquille et confortable que cela.
Je repousse mon assiette trop pleine et les yeux de Victor tombent dessus.
— Tu as faim ? lui demandé-je.
— Je crève de faim, admet-il.
Je souris.
— Ils ne te nourrissent pas, au Bourg ?
Victor fait la grimace.
— Ludo et Irène prenaient leur petit-déjeuner quand je suis descendu, alors, je me suis contenté d’un café.
Avant d’avoir eu le temps de me demander si c’était poli ou conforme à la bienséance, je propose :
— Tu peux m’aider à finir mon assiette ? Mia essaye de m’engraisser, mais là c’est dix fois trop.
Il hausse les sourcils et je lui tends ma fourchette.
— Vanessa ! s’exclame Mia. Quelle impolitesse ! Tu ne vas pas offrir tes restes à Victor. Et ce n’est pas hygiénique. Je vais lui préparer une assiette.
— Non ! Merci ! s’écrie Victor. Vraiment, ce n’est pas la peine. Je déteste le gaspillage, et ce serait vraiment bête de gâcher un petit-déjeuner aussi succulent.
Il attrape ma fourchette et attaque mes œufs au plat. Il saisit un énorme morceau de bacon avec le jaune d’œuf et enfourne tout ça avec une totale absence d’élégance, avant de fermer les yeux en pâmoison.
— Hmmmmm.
Les paupières closes, il se détend sous mes yeux, et je me fais la réflexion qu’après les œufs, il faudra lui donner des petits gâteaux de Noël. J’ai menti, hier, dans notre conversation par SMS : les fournées que j’ai préparées hier avec Mia sont une réussite totale.
— Ma nièce n’a aucun savoir-vivre, grogne Mia. Je suis vraiment désolée.
— Pas moi, sourit Victor en ouvrant les yeux et en les braquant sur ma tante. C’est le meilleur lard que j’aie mangé depuis des siècles.
— Vous avez sûrement de bons produits au Bourg, estime Mia.
— Bien sûr, convient-il. Et notre cuisinier est excellent. Le problème, c’est la compagnie qui laisse parfois à désirer.
Puis, il a peut-être le sentiment d’en avoir trop dit, et se renfrogne. Je me remémore ma bonne résolution de la veille — je ne m’arrête plus aux variations étranges de son humeur. Plus je le fréquente, plus j’ai l’impression qu’il n’est même pas conscient de verser ainsi le chaud et le froid.
— Viens, dis-je quand il a fini, et que j’ai glissé son assiette dans le lave-vaisselle. Je vais te montrer les chèvres.
Il remet sa doudoune et m’emboîte le pas.
— Comment ça se passe, au château ? l’interrogé-je dès que nous sommes dans la cour, hors de portée des oreilles de Mia.
— Bof, admet-il. Je m’en sors essentiellement en évitant les autres. Mais ça va être de plus en plus difficile au fur et à mesure que Noël approche.
— Tu n’arrives pas à les ignorer ?
Il hausse les épaules tandis que son regard se perd dans le lointain.
— Pas vraiment, concède-t-il.
Tout en le conduisant vers l’enclos des chèvres, j’attrape un des petits biscuits de Noël aux épices que j’ai emportés dans ma poche. J’en tends un à Victor :
— Au cas où tu aurais encore faim.
Il l’examine avec attention.
— Tu ne devais pas écrire des trucs dessus ?
— Je me suis écroulée avant d’avoir le temps. Mia m’a obligée à me servir d’un rouleau à pâtisserie jusqu’à ce que j’en aie des ampoules aux doigts.
Il attrape ma main et regarde les ampoules avec curiosité. C’est étrange de le toucher. Pas désagréable, juste très bizarre. Je retiens ma respiration, attendant qu’il ait terminé.
— Tu as souffert pour la cause, admet-il.
Alors seulement, semble-t-il, il accepte de croquer dans le petit gâteau, pour en prendre un minuscule morceau. C’est impossible de dire si c’est parce qu’il se méfie, ou parce qu’après avoir descendu tout mon petit-déjeuner, il n’a plus de place pour un gâteau de Noël, si insignifiant soit-il.
Mais il hoche la tête, et prononce :
— Très bon. C’est ta recette ?
— Celle de Mia, dis-je, sans toujours trop savoir sur quel pied danser.
Est-il même possible qu’il ait émietté mon petit gâteau de cette façon juste parce qu’il voulait le déguster ?
— En tout cas, j’espère offrir une diversion acceptable, avancé-je. Tu m’as apporté des fringues ?
Il hoche la tête.
— C’est dans ma voiture. Ma sœur m’a fait prendre toute une sélection de tenues.
J’espère que je pourrai en profiter pour porter les bijoux que j’ai créés moi-même.
— Tu pourrais laisser tes cheveux tranquilles, pour le déjeuner ? demande Victor.
Je lui adresse un regard perçant et il se dandine d’un pied sur l’autre, l’air mal à l’aise.
— J’espère que ce n’est pas trop bizarre, comme requête…
— Si, un peu.
— Écoute, insiste-t-il, je ne voudrais pas que tu le prennes de travers, mais… en tant que présence amicale, je dois te dire que tes cheveux sont magnifiques et que les voir emprisonnés dans ce chignon me rend malade.
— « Présence amicale » ? Tu es une présence amicale dans ma vie ?
Il acquiesce.
— Et toi dans la mienne. Si tu es d’accord.
C’est à la fois très bizarre et trop mignon. Tout en révélant une personnalité si réservée que j’en ai un peu mal pour lui.
— Entendu, dis-je, en me sentant tout à coup le cœur très léger. Avec plaisir.
Nous échangeons un regard qui ne veut presque rien dire, n’engage à presque rien, mais qui fait du bien. Puis, je me rappelle le reste de son plaidoyer.
— Ma coiffure te rend malade ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, se renfrogne-t-il. C’est juste que… je ne comprends pas que l’on puisse ressembler à ça, et vouloir le cacher. Ça me dépasse.
Je ne vais pas lui détailler les multiples raisons qui me donnent envie de me cacher au quotidien. Je ne vais pas lui expliquer à quel point je ressemble à ma mère quand je me coiffe comme ça, les cheveux au vent, ni à quel point ça attriste Mia, bien qu’elle ne veuille pas le montrer. Je ne vais pas lui raconter les commentaires auxquels j’ai eu droit en cours, en stage, dans les commerces, dans la rue. C’est plus simple de garder mes cheveux secrets, juste pour moi et pour un tout petit cercle d’amis proches.
— C’est mon choix, fais-je remarquer. Je suis ravie que mes cheveux exotiques titillent ta curiosité de fils à papa, mais ce n’est pas à toi de décider comment je me présente au monde.
— Non, rétrograde-t-il aussitôt. Bien sûr que non. Excuse-moi. C’était juste un compliment, à la base.
À mon tour de me renfrogner, pas à cause de lui, mais de moi-même, parce que je ne suis plus capable d’accepter un compliment, même offert de bon cœur par une « présence amie ». C’est plutôt pathétique, quand j’y pense.
— Écoute, dis-je en calmant la frustration dans ma voix, ce n’est pas de ta faute, mais c’est un sujet épineux pour moi. Un peu comme Irène l’est pour toi. Disons qu’on a tous nos points vulnérables, et que mes cheveux sont trop proches du mien. D’accord ?
Maintenant il me regarde avec une curiosité teintée de déception, mais il n’insiste pas.
— Bien sûr. Excuse-moi. Je ne savais pas. Je croyais bien faire. C’était juste un compliment, répète-t-il.
Je respire un grand coup, puis je décide de le faire — accepter son compliment, au moins en partie.
— Merci, murmuré-je avec sérieux.
— Je t’en prie. Je sais bien que mon avis ne compte pas, mais moi, je les trouve splendides.
Et maintenant je me sens mal, pas parce que nous avons parlé de mes cheveux, mais parce qu’il a dit que son compliment ne comptait pas. Pourquoi est-ce qu’il ne compterait pas ? Je subodore que ce n’est ni simple, ni anodin d’être une « présence amicale » pour Victor. Mes autres amis sont plus ouverts, plus simples d’accès, moins ombrageux, c’est comme ça en tout cas que je les préfère.
Nous sommes arrivés dans le verger et Victor regarde autour de lui, nerveux, peut-être à la recherche d’un nouveau sujet de conversation.
— Elles sont où, ces chèvres ?
Le verger est complètement blanc et les deux pestouilles au poil d’encre de chine devraient être aussi visibles que le nez au milieu de la figure. Mais c’est parfois facétieux, les chèvres. Il me faut un moment pour les repérer, qui complotent derrière une souche couverte de neige comme deux collégiennes planquées pour échapper à un cours de gym. Elles ont dû se rouler dans la poudreuse qui s’est accrochée à leur poil long. Elles sont devenues blanches.
Victor est enchanté.
— C’est ça, Heckel et Jeckel ?
— Ouaip.
Je m’approche des deux biques et je leur offre en loucedé d’autres gâteaux faits de mes blanches mains, en me cachant des fenêtres de la cuisine où Mia vaque encore.
Les chèvres se jettent sur les pâtisseries avec tant d’enthousiasme que la scène attire l’attention de Mia. Elle sort du bâtiment en trombe, furieuse, pour me héler depuis le milieu de la cour.
— Vanessa ! Je t’ai déjà dit mille fois que ces chèvres n’étaient pas des poubelles de table.
Je lance assez nonchalamment :
— Je sais ! je voulais juste leur donner une friandise pour Noël.
— Propose-leur une carotte alors, mais pas des gâteaux. Tu vas les rendre malades.
Même si je sais, au fond, qu’elle a raison, ça me contrarie qu’elle soit aussi rabat-joie.
— Mia, insisté-je. C’était un minuscule petit biscuit. Pour fêter nos retrouvailles. Ça ne va pas leur faire tant de mal.
— Tu vas les gâter. Elles vont s’habituer et devenir ingérables. C’est mauvais pour elles.
— Je sais, répété-je, souhaitant vraiment, à présent, qu’elle lâche l’affaire. C’était juste une friandise. Je ne leur en donne pas plus, tu comprends ?
Comme pour démentir mes paroles, Heckel trifouille du museau la poche de manteau dans laquelle j’ai enfoui mes gâteaux.
— Dans ta poche de manteau, en plus, s’écrie Mia, dégoûtée, qui s’est approchée jusqu’à l’enclos. C’est sale, Vanessa.
— Pardon. Je ne le ferai plus.
Mia a eu gain de cause et elle nous foudroie tour à tour du regard, avant de retourner à l’intérieur.
— Je sais que ce n’est pas malin de donner des cochonneries aux animaux, grommelé-je. Mais elle devrait se détendre un peu, quand même.
Victor est assez futé pour ne pas prendre part à notre conflit. Évidemment que je sais ce qu’il faut ou non donner à une chèvre, évidemment que l’alimentation d’Heckel et Jeckel n’est pas le vrai sujet de notre dispute.
Le problème, c’est que j’ai parlé à Mia de mes projets de stage et d’entreprise, et qu’elle est incapable de se réjouir pour moi. Dès que l’on sort un millimètre hors des sentiers battus, elle se laisse submerger par le stress, et ça la rend incroyablement pisse-vinaigre.
Je soupire un bon coup, puis je décide, délibérément, de passer à autre chose.
— Tu as essayé de les caresser ? demandé-je à Victor. C’est étonnamment doux, pour des bestioles qui passent leur temps à se rouler partout.
Il grattouille le crâne de la chèvre la plus proche, qui tente aussitôt de lui bouffer sa jolie doudoune.
Au bout de cinq minutes, il est plein de poils de chèvres et de bave. Elles ont essayé de le mordre quatre fois, et il est en grande conversation avec Heckel. Et moi, je pense avoir découvert une facette de ce type qu’il ne doit pas laisser souvent ressurgir — une qui est capable de rire d’une interaction basique avec un animal et de s’y absorber tout entier.
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