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Obsession (Les âmes enchaînées t.1) : les 4 premiers chapitres

Et s’ils s’étaient déjà rencontrés dans une autre vie ?

Yuppie parisienne, Jeanne vit à cent à l’heure. Un seul boulet à son pied : ce château berrichon dont elle a hérité et ne parvient pas à se défaire. Aux dernières nouvelles il serait hanté, invendable sans un exorcisme en bonne et due forme. Voilà Jeanne contrainte de solliciter l’intervention d’un voyant-médium, Louis Destel. Persuadée qu’il ne peut s’agir que d’un charlatan, elle s’escrime à amasser des preuves pour dénoncer publiquement l’arnaque dont elle est victime… et ne réussit qu’à tomber amoureuse. 

Louis est médium, moins par choix que par malédiction personnelle. Il est aussi incapable de s’éloigner du village de Saint-Amand-le-Dun, sans cesse rappelé à son château médiéval par une force mystérieuse. Quand Jeanne Scarlatti fait appel à lui pour une veillée spirite, Louis se prépare à en découdre enfin avec ses fantômes. À condition que son agaçante et voluptueuse cliente ne lui monte pas à la tête avant.

Réunis malgré eux pour une soirée dans un château hors du temps, ils réveillent des passions aussi anciennes que dangereuses.

Pour fêter la réédition de ce livre (précédemment paru sous le titre « Le médium de mes rêves »), voici les premiers chapitres. Si vous cherchez des liens d’achat, c’est ici pour Kobo, Amazon, Apple Books, ou encore sur d’autres boutiques.

1. JEANNE

Je racle mes pieds chaussés de boots sur le trottoir inégal en cherchant un signe d’activité à travers la vitrine poussiéreuse. L’enseigne proclame encore : « Josette Mercerie ». Il y a quelqu’un. Une forme se meut au fond de la boutique, éclairée par la lumière blafarde d’un écran d’ordinateur. 

Ping, fait mon téléphone. Un SMS d’Alexia :

Alors ? veut-elle savoir. Il y a des rideaux en velours bordeaux ? Une fumée d’encens s’échappe par la moindre aération ? Tu es attirée irrésistiblement comme par un magnétisme mystérieux ?

Je soupire avant de répondre : Rien de tout ça. Pour le folklore, tu repasseras. De l’extérieur, ça ressemble à une agence de voyages soviétique, mais sans les vacances organisées sur la côte Bulgare. Spartiate et sinistre comme j’aime.

Je frissonne, parce que la colère qui m’a propulsée jusqu’ici ne suffit pas à me réchauffer. Il fait un froid humide et triste dans les rues de Saint-Amand-le-Dun. Nous sommes samedi et je pourrais être en train de lire dans mon petit nid parisien au retour de la salle de sport, ou de bruncher avec ma meilleure amie. Au lieu de quoi, je me prépare à affronter le rendez-vous le plus improbable et le plus déprimant de ma courte expérience de propriétaire terrienne.

 Je suis née à Saint-Amand, mais je n’y ai pas habité longtemps. Au décès de mes parents, j’ai préféré m’éloigner de ma famille et j’ai opté pour la pension, puis j’ai fait mes études et ma vie à Paris. Il y a deux ans, mes grands-parents ont quitté ce monde en me laissant un cadeau empoisonné : le château de Vauvey, un joyau historique du douzième siècle qui ne tient plus debout que par hasard.

Depuis, j’essaye de le vendre. Il est trop grand, trop en ruines, trop peuplé de souvenirs désagréables à mon goût. Hélas, il y a peu de candidats crédibles à l’acquisition de biens de ce type. L’an dernier, j’ai cru être enfin sur une piste, mais la banque de mes acheteurs a refusé de les suivre. Au lieu de brader le château pour la moitié de sa valeur, ce qui n’est pas mon genre, je l’ai remis sur le marché. 

À Noël, j’ai connu la joie délirante de trouver sous le sapin une autre proposition sérieuse. Un couple de bobos en mal de choses concrètes voulait transformer Vauvey en hôtel haut de gamme. Mais deux mois plus tard, mauvaise nouvelle : l’offre était retirée. Le lendemain, j’ai reçu un appel de mon agent immobilier, qui m’a éclairée sur la cause de cette nouvelle défection. Mon château, m’a-t-il dit, est hanté. Bien sûr, j’ai failli en tomber de ma chaise.

J’entends encore ce type m’expliquer que mes acheteurs étaient terrifiés et que la transaction ne serait pas conclue. Comme je ne crois pas aux fantômes, j’ai éprouvé des difficultés à digérer ce message. L’agent, calme et candide, m’a avertie qu’il cessait toutes les opérations tant que je ne serais pas passée par un spécialiste en affaires surnaturelles pour régler ce problème. Bien sûr, il avait une adresse à me recommander. J’ai pensé un moment qu’il s’agissait d’un appel du pied pour augmenter sa commission, mais il n’a rien voulu savoir. 

Voilà comment je me retrouve aujourd’hui à rencontrer un voyant-médium, Louis Destel. Je m’attends à ce qu’il me vende un exorcisme complexe et coûteux, de mèche avec l’agent immobilier.

Évidemment, avant de foncer dans le panneau, j’ai tenté de contourner le problème. J’ai cherché à me passer des services de l’agence. Hélas, j’ai très vite compris que les visites de particulier à particulier attiraient surtout des rêveurs et des indécis et que faire l’aller-retour à Saint-Amand à la demande de tous ces touristes aurait raison de ma santé physique comme mentale. La gardienne que j’emploie pour entretenir le château s’est révélée encore plus nullissime que prévu. Celle-là, j’aurais vraiment dû rester au fond de mon lit le jour où je l’ai embauchée. Je l’ai juste prise à mon service parce que sa tête me disait quelque chose, dans un moment de faiblesse vraiment inexcusable. Je la suspecte de tout faire pour conserver son poste en évitant la cession. Et impossible d’identifier un autre agent immobilier à moins de cent kilomètres. 

Selon mon analyse, tous ces gens trouvent un malin plaisir à démontrer à la « p’tite dame » de la ville qu’on n’arrive pas en cowboy dans le monde rural en prétendant régler tous les problèmes. Je n’ai pas le choix, me voilà obligée de passer par ce soi-disant voyant-médium pour vendre mon château, et ça me rend dingue. 

Cependant, aujourd’hui, je ne suis pas venue ici pour perdre mon sang-froid, mais pour réunir le maximum d’éléments sur cette situation ridicule, quitte à jouer l’imbécile pour mieux les coincer. Ces escrocs, j’ai l’intention de me les faire, avec violence et publiquement. Alexia, ma meilleure amie qui se trouve aussi être journaliste, m’a briefée à mort sur toutes les informations qui lui permettraient d’écrire un super article à scandale sur cette arnaque berrichonne à coucher dehors. Elle a caché un enregistreur dans mon sac à main avec un micro dissimulé contre une couture du cuir. 

Je suis déterminée à suivre ses conseils : avant tout, rassembler le maximum de données. J’ai passé tout le trajet en voiture à m’exhorter à la subtilité et au sang-froid. Je serai calme, posée, maîtresse de mes émotions de colère et de frustration.

Ce charlatan, je sais que j’ai un week-end pour le réduire en miettes.

En attendant, il va finir par se rendre compte que je pianote sur mon smartphone comme une frénétique devant ses bureaux. Je ne suis pas prête à faire face à la folie de la campagne. Je donnerais à peu près n’importe quoi pour ne jamais avoir eu de racines ici, à Saint-Amand. 

Les yeux vissés sur mon portable, je guette avec impatience la réponse d’Alexia. J’ai besoin d’un encouragement. Qu’est-ce qu’elle fait, là, elle est en train de bruncher avec un type fascinant ou quoi ? Finalement, l’appareil émet sa vibration rassurante : bah, il faut envisager ça comme une expérience amusante. C’est l’heure. Vas-y, ne lâche rien. 

Je me vexe : tu m’as déjà vue lâcher quelque chose ???

Essaye aussi de prendre un peu de bon temps, suggère Alexia.

Je grogne. Oh, ne t’inquiète pas. Je vais m’éclater à leur faire la peau, et me débarrasser de cette ruine.

Je remets mon téléphone dans mon sac et me redresse de toute la hauteur de mon mètre soixante. En me répétant mon mantra – je suis une killeuse, je suis une amazone – je pousse la porte. À quoi ressemble-t-il, ce médium ? À un vieux type en peignoir qui fait des réussites tout seul et dont les yeux se révulseront à la première confrontation ? On va le découvrir. 

Une clochette annonce mon entrée. Je n’ai pas le temps de détailler les affiches kitsch au mur, qui à coup sûr sortent directement des presses du comité régional du tourisme du Centre Val de Loire. Elles représentent toutes des paysages berrichons, c’est marqué dessus. 

Où se cache-t-il ? Probablement là-bas, derrière cet énorme écran d’ordinateur, vintage 2000 sinon pire. 

Je m’annonce, sur un ton aussi pète-sec que possible :

— J’ai rendez-vous à midi. Jeanne Scarlatti.

Je l’entends avant de voir son visage : 

— Entrez, je suis à vous dans une minute. 

Oh. Cette voix riche et, comment dire, jeune, ne s’accorde pas avec le stéréotype de Monsieur Soleil que j’avais en tête. Je m’approche et profite de ce qu’il termine je ne sais quoi sur son ordinateur antédiluvien pour détailler l’adversaire. 

Et merde.

Bien sûr, j’aurais dû m’en douter, impossible d’embrasser le métier de l’arnaque sans disposer d’un minimum syndical de charisme. Mais là, je risque d’avoir un peu de mal à gérer. Et je ne peux pas m’empêcher de déplorer l’esprit de gâchis cosmique qui a planté un type pareil dans un endroit aussi reculé. Il a quelque chose de vraiment spécial, avec ce visage, ces yeux d’ambre étranges qui s’allument quand il lève la tête. Oh, il ne gagnera pas un premier prix de style, sa coupe de cheveux est inexistante et sa tenue se résume à l’uniforme campagnard, jeans, boots et gros pull à col roulé troué. Cependant, il dégage une indéniable aura de calme et d’assurance. J’aurais préféré un escroc plus inoffensif.  

Quand il se déplie, je prends une inspiration involontaire en reculant d’un pas. 

Il me tend la main :

— Louis Destel, enchanté.

Je touche sa paume chaude et je perds le fil. Une vision s’impose à moi avec la force d’un souvenir. 

Tout à coup je ne suis plus ici, je suis à Vauvey — dans le château, mais pas comme je l’ai vu récemment. Il y a des meubles, du soleil, des fines particules qui dansent dans l’air et un sourire sur le visage de cet homme, Louis Destel, alors qu’il s’approche de moi et m’embrasse dans le cou, juste sous l’oreille là où c’est sensible. Je murmure son nom, extatique. Je l’attire à moi, les deux mains enfouies dans ses cheveux, et quand il m’attrape par la taille, je sens une chaleur délicieuse se répandre dans tout mon corps.  

Tout aussi brusquement, mon imagination me jette à nouveau dans la boutique sombre et triste, le souffle court, désorientée. Qu’est-ce que c’était que ce truc ? Je viens littéralement de flasher sur ce type. Et je ne suis pas le genre de midinette à tomber en transe dès qu’un mâle croise son chemin, très peu pour moi. J’essaye de me ressaisir, totalement déroutée. Cet instant d’intimité m’a semblé si réel. 

J’espère que je n’ai pas vraiment soupiré son prénom, il ne manquerait plus que ça. Je rougis jusqu’à la racine de mes cheveux — ce n’est pas de ma faute, mon sang latin me joue souvent des tours. Puis je me reprends en main. OK, il est beau à tomber, mais on va se calmer un peu. Je suis en mission, et ce type en face de moi, c’est l’ennemi.

Patient, il désigne une chaise d’un geste hospitalier. Il me regarde enlever mon manteau avec ces yeux presque jaunes qui me mettent délicieusement mal à l’aise. Si ça continue comme ça, je vais perdre tout mon mordant et me laisser rouler dans la farine. 

— Je ne crois pas qu’on se connaisse, dit-il. Vous habitez dans le coin ? 

— Non. 

Si je l’avais déjà croisé, je pense bien que je m’en souviendrais. 

Un ping me fait sursauter. Un SMS d’Alexia me rappelle à la réalité.

Alors, raconte, ce médium, il porte un turban ou pas ? Il t’a montré sa boule de cristal ?

Je prends une grande inspiration et je décide de suivre le plan à la lettre : je dois récupérer un maximum d’informations susceptibles d’intéresser un journal. D’abord, a conseillé Alexia, la couleur locale. Les lecteurs adorent l’exotisme, et les rédac-chefs ne jurent que par ça. Si on veut que le papier soit accepté, il en faut des tonnes.

Je me renseigne donc vaillamment :

— On est dans le Berry, là ?

— Plus ou moins, répond Louis Destel. Saint-Amand ne faisait pas partie de l’ancienne province du Berry, mais on est dans le Cher, donc pour des questions de marketing touristique on arrondit un peu les limites. Comme ça, à la faveur d’un malentendu, les romantiques cultivés qui viennent visiter le château de George Sand tenteront peut-être un crochet par ici sur la route d’Apremont. Et puis, nous avons aussi beaucoup de fautes de frappe.

— Des fautes de frappe ?

— Les erreurs de GPS. Les étourdis qui se trompent en croyant rouler vers Saint-Amand-Montrond. Une ou deux consos par mois chez Jeannot quand ils décident de faire une pause avant de rebrousser chemin. C’est toujours ça de gagné.

Je note en passant qu’il a de l’humour et une fossette, et j’archive ça sans ménagement dans les sous-couches de mon cerveau, dans le classeur fantasmes intempestifs et affinités sans lendemain. Avant de reprendre mon investigation : 

— Et ça marche, le tourisme ? Vous recevez beaucoup de clients par ici ? 

La désolation de sa boutique semble attester du contraire. D’ailleurs, il hausse les épaules.

— Non, le tourisme ne marche pas. Et non, je ne suis pas une attraction touristique prisée.

— Vous arrivez à vivre de vos… talents ? 

Question perverse, bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il essaye de faire, mais il est évident qu’il ne peut y avoir là-dedans ni don ni profits durables. À moins que cette mise en scène miteuse ne fasse partie de l’attrape-nigaud et que ce type en face de moi, avec cette barbe de deux jours, ces pommettes ciselées et ce pull troué, ne soit en fait le Ponzi berrichon. 

En tout cas, il me répond très sérieusement : 

— Il y a beaucoup de vieilles bâtisses dans la région, et des lieux-dits avec une histoire assez violente, à écouter les légendes du coin. C’est souvent du flan, mais les gens ici croient à ce genre de choses.

Ce qui est précisément mon problème. 

— Bon, enchaîne-t-il, maintenant, si vous me disiez ce que je peux faire pour vous ? 

Il se moque de moi ? Il sait déjà pourquoi je suis là. Il le sait parce qu’il est en train de m’arnaquer avec son copain, Dupré, l’agent immobilier de mes deux.

— Arnaud Dupré est persuadé qu’il y a des fantômes dans mon château et que vous êtes le seul à pouvoir m’aider. 

— De quel château parlez-vous ? 

— Vauvey. 

— Vous avez acheté Vauvey ?

Il me regarde droit dans les yeux, avec une expression difficile à situer. Mais c’est probablement juste un effet de cette couleur d’iris si particulière qui me donne envie de m’envoyer un petit whisky. 

— Non, dis-je, je veux vendre Vauvey.

Il soupire. 

— Je vous demande pardon, je pensais que le château était allé à Martial Grodin. Il a tendance à s’en vanter. Si mes souvenirs sont bons, il l’a même déjà joué au poker. 

Les bras m’en tombent. 

— Quel naze !

Cependant, je dois dire que cela ne m’étonne pas. Mon cousin Martial a toujours fait preuve d’une inventivité hors pair en matière de farces et attrapes. 

— Il était particulièrement aviné ce soir-là. Mais ne vous inquiétez pas, personne n’en a voulu, rassure Destel. 

Je maudis une fois de plus le destin qui a fait naître ma mère dans cette région de légendes et d’imaginations trop créatives. Entre mes cousins mythomanes joueurs invétérés — et je ne tiens pas vraiment à apprendre quelles activités Martial développe à Vierzon —, ma tante aussi fourbe que bovine, ma gardienne éthérée et inefficace, quand je rentre au pays, j’ai souvent l’impression de basculer dans la cinquième dimension. Et le spécimen en face, là, voilà encore quelque chose de nouveau. 

En même temps, je viens d’avoir une idée. Peut-être toute cette situation n’est-elle qu’un vaste malentendu.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé entre Martial et vous ou entre Martial et Dupré, mais je peux vous garantir que mon cousin et moi sommes deux entités radicalement distinctes. Mon nom est le seul sur l’acte de propriété et cette histoire de fantômes ne nuit qu’à moi, pas à Martial. Maintenant, si on pouvait avancer sur ces nouvelles bases, peut-être que ma vente est encore récupérable. Une attestation écrite d’absence de, euh, d’éléments surnaturels suffira amplement. 

Destel esquisse un geste d’impuissance.

— Je suis désolé. J’ai beau ne pas souscrire au fan-club de votre cousin Martial, je peux vous garantir que ni moi ni Dupré n’irions inventer une fiction pour vous empêcher de céder ce bien. Ça ne marche pas comme ça. 

Je hausse les sourcils. 

— Vous voulez rire ? Je suis quand même du coin. Je sais de source sûre que c’est exactement comme ça que les choses fonctionnent à Saint-Amand.

Mon interlocuteur se rembrunit, clairement ma remarque lui a déplu.  

— Dupré est un type honnête, s’il déclare qu’il y a un problème à Vauvey, il faut le prendre au sérieux. 

Je n’en crois pas mes oreilles. 

— Dites-m’en un peu plus, relance le prétendu médium. Au-delà du titre de propriété, quel est votre lien avec le château ?

J’entends, comme si j’y étais, des rires de cousins ados bien plus redoutables que des esprits frappeurs, le claquement des portes de placards. Mon pouls explose. J’essuie mes mains moites sur mon pantalon en faisant un gros effort pour ne pas penser aux rêves qui me réveillent en larmes une nuit sur deux. 

Je ne vais quand même pas déballer ma vie à ce type que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam. Tout ce que je lui dirai sur moi ne fera qu’alimenter son arnaque. 

Je grince :

— Rien, à part un ou deux souvenirs de jeunesse désagréables. 

Il me dévisage. 

— Ça me paraît bien suffisant, à voir votre réaction. Je vous propose une nuit sur place pour constater la présence ou non de spectres. Si vous restez pour le week-end, on peut y aller ce soir, je n’ai pas de veillée prévue. 

Et merde.

— Quoi, vraiment, dès ce soir ?

J’ai réservé une chambre dans un vrai château, un endroit agréable pour personnes normales avec un spa, à des kilomètres au sud-ouest, dans le Berry civilisé. C’est le petit plaisir que je m’offrais pour me consoler de toute cette misère et je n’ai pas du tout envie de le sacrifier pour une expérience de camping extrême dans ma ruine glaciale. Je bosse déjà assez dur comme ça toute la semaine, le week-end, j’ai besoin de mon confort, et de mon sommeil. 

— Il faut y passer la nuit, affirme Destel, et il faut être vraiment motivé, car ça peut secouer. 

Aggh. Non seulement je me fais arnaquer, mais en plus, je dois donner de ma personne ? Qu’est-ce que c’est que ce plan ? J’essaye de négocier. 

— Écoutez, il n’est pas vraiment en état… on est en plein mois de février… 

Le regard jaune est braqué sur moi :

— Si vous préférez vendre en juin, ça ne me pose pas de problème. 

Je grogne. 

— On y va à minuit, on constate qu’il ne se passe rien, vous m’établissez un certificat de non-hantise ou quoi, je vous signe le chèque pour vous dédommager de vos efforts, et tout le monde est content ?

— Un certificat de non-hantise ? Ça n’existe pas. Je ne suis pas en mesure de garantir une chose pareille. 

Grrr. C’est l’embrouille la plus bancale dans laquelle on ait jamais essayé de me pousser. Je ne sais plus par quel bout prendre le problème. J’ai proposé du fric, il faut peut-être que je donne un chiffre ? Je trouve que me suis déjà montrée très patiente. 

— Écoutez, je sais ce que vous êtes en train de faire, mais ça me fatigue de rentrer dans ce genre de jeu bidon. 

Il semble authentiquement surpris.

— Qu’est-ce que j’essaye de faire ?

— Vous pouvez tout me dire. J’ai l’habitude de jouer cartes sur table. Vous allez me donner votre prix, à la fin ? Vous voulez combien ? Un sac, deux sacs ? Plus, ce sera difficile quand même.

Et maintenant il a l’air vexé. C’est quoi ce type, un escroc honnête ? Ou bien c’est encore plus grave que je ne le pensais ? Je me figurais qu’au pire un chèque suffirait à régler le problème, et malgré mon immense contrariété, et mon envie tout aussi intense d’enquêter à fond et de faire très mal à quelqu’un, j’étais prête à me résigner.

Cette fois, il s’énerve. 

— Si vous ne voulez pas, j’ai vraiment autre chose à faire de mon temps. Vous ne croyez peut-être pas aux fantômes, mais je vous conseille de garder l’esprit ouvert, parce que vous avez très probablement un souci. Laissez-moi vous formuler une proposition : vous ne payez pas. Je ne vous réclame pas d’argent. À la fin si vous décidez que ma prestation mérite un salaire, vous me dédommagerez pour ma peine. C’est vous qui voyez. 

Je le regarde, perplexe. Pas d’honoraires ? C’est sûrement une technique de charlatan pour avoir l’air digne de confiance. Il va forcément essayer de m’embarquer dans un rituel compliqué, un exorcisme ou autre chose, c’est obligatoire, c’est la loi des services : vendre plus de services. Ce n’est pas à moi, une consultante, qu’on va la faire. Je connais tout ça par cœur. Il va produire des fantômes et me faire miroiter une quelconque opération de nettoyage surnaturel, et alors, je le prendrai la main dans le sac. Je vais lui donner mon accord quand un carillon se fait entendre. 

— Salut, c’est moi ! lance une voix mélodieuse du côté de la porte. 

Le médium lève les yeux et son visage s’éclaire. La frustration de discuter avec moi est à 200 % responsable de son air d’ours mal peigné. Quant à moi, je me décroche presque la mâchoire en détaillant la créature qui vient de franchir le seuil.

Elle est habillée pour la vie au grand air, comme moi, mais on dirait qu’elle descend des podiums des défilés automne-hiver. Sa poitrine opulente se voit même sous son gros ciré, alors que la mienne a tendance à disparaître dès que j’enfile un T-shirt. Et je ne parle pas des cheveux blonds qui lui cascadent dans le dos. Difficile de ne pas ressentir une pointe de jalousie que je préfère ne pas analyser. Mon truc, dans ces cas-là, serait plutôt de devenir encore plus brutalement autoritaire. 

— Va pour la nuit sur place, mais je veux des garanties.

Destel se retourne vers moi, les sourcils froncés.

— Je ne peux vous dire qu’une chose : si ça marche, ce sera de cette façon-là.

Il se tourne vers Barbie campagne en soupirant.

— Tu peux patienter cinq minutes ? Je suis à toi tout de suite. 

À la façon dont il dit « je suis à toi », je suis convaincue qu’ils n’ont pas rendez-vous pour déjeuner, mais pour un midi-quatorze heures torride entre statues grecques à l’étage de la boutique. Et j’ai beau me persuader que la vie privée des escrocs glamour ne me regarde pas, une petite voix perfide me susurre que mon week-end thérapeutique ne s’annonce pas très bien.  

Bon. On se calme. Les petites voix perfides, j’en dévore cinq pour mon petit-déjeuner. On est à Saint-Amand, on assiste à une scène de préliminaires entre deux individus locaux, d’ailleurs ils sont sûrement cousins, du même fonds génétique béni des dieux. Voici tout au plus un terrain fertile pour une enquête anthropologique. Rappelle-toi, Jeanne : on cherche du pittoresque, du journalistique.

Je fais donc mine de m’intéresser à la nouvelle venue : 

— Vous êtes du coin ? Vous travaillez dans le secteur primaire ? 

— Oui et non. J’ai quelques vignes du côté de Pouilly, encore pas mal de bêtes à droite, à gauche, et une entreprise qui n’est plus vraiment une startup. Réalité augmentée. 

— Ici, dans la région ? 

— Oh, quelque part entre Hong Kong, New York et Saint-Amand, explique la jeune femme. Ça dépend des opportunités d’investissement et de la saison de la chasse.

Je relance, tout en sachant que je me fais du mal :

— Vous chassez quoi ?  

L’autre esquisse un sourire énigmatique :

— Oh, un peu de tout, vraiment.

Louis Destel met un terme à la conversation. 

— Alors c’est noté, rendez-vous à Vauvey à dix-sept heures.

Je comptais déjeuner puis rendre visite aux cigognes sur les bords de l’Allier. Et, bien sûr, voir si le camp de gens du voyage était revenu. Je m’aperçois, déçue, que mon programme va tomber à l’eau si je veux vraiment tirer au clair cette histoire de fantômes.

— Je vous conseille de dormir, ajoute-t-il, la soirée risque de durer. 

Je n’en doute pas une seule seconde. 

2. LOUIS

— C’est sympa de déjeuner ensemble, dit Barbara en jouant avec un bout de pain. On devrait le faire plus souvent. 

J’acquiesce distraitement, la tête ailleurs. J’en suis à mon troisième verre de vin et je me remets à peine de mon choc. Dupré m’avait prévenu qu’il se passait sans doute quelque chose à Vauvey, mais je poursuivais une magistrale politique de l’autruche, faisant de gigantesques détours en voiture pour éviter le château. Et voilà que je viens de me charger de cette mission. Gratuitement, alors que s’empilent les échéances de février, les assurances à payer, la note de chauffage. J’ai du mal à y croire moi-même. Je passe une main dans mes cheveux, incrédule et dégoûté par ma propre bêtise. Il est vraiment regrettable qu’embrasser la carrière de médium ne vous vaille pas automatiquement une pension d’invalidité pour sensibilité handicapante et stupidité extrême

L’arrivée de nos plats fait diversion et Barbara s’engouffre dans la brèche avec les problèmes de son petit vaste monde.

— Xav a dit qu’il était partant pour racheter mes vaches, mais quand je l’ai vu, j’ai compris que je voulais les garder. Il faudrait peut-être que je consulte. Sur le papier, c’est trop, trop de projets, trop d’avions, trop de contacts, trop d’œufs dans trop de paniers. Et pourtant, plus j’ai de fers au feu, plus je me sens vivante… 

Je fais un effort surhumain pour me concentrer sur le paradoxe de Barbara. Ce n’est vraiment pas le jour pour moi. J’aurais dû décommander notre déjeuner, mais elle passe si rarement par ici.  

— J’ai besoin de me trouver au cœur des choses, dit-elle. Et toi, Louis ? Comment va ton business ?

— Florissant.

Un autre paradoxe de Barbara : elle ne croit pas aux fantômes et aux manifestations surnaturelles, mais elle m’accepte comme un entrepreneur. Hélas, la réalité financière de mon activité ne cadre pas trop avec sa vision du succès.

— Tu es un type plutôt brillant. Je n’ai jamais bien compris pourquoi tu n’avais pas cherché à t’appuyer sur cette thèse renversante que tu as écrite. Tu peux encore faire quelque chose de ton existence, tu sais. Toujours pas le courage de monter à Paris ? 

Sa sollicitude à double tranchant me réveille d’un coup sec, aussi sûrement qu’une gifle : 

— Comment ça pas le courage ? 

Officiellement, je professe peu d’intérêt pour la capitale. Je déclare à qui veut l’entendre mon amour très réel pour la région, ses valeurs plus fondamentales et ses rythmes plus harmonieux que ceux de la ville. Je glisse que je préférerais me coltiner un poltergeist que de « monter à la capitale » comme ils disent tous. 

La vérité, la voilà : je suis incapable de quitter Saint-Amand. Littéralement. La dernière fois que j’ai tenté de sortir du triangle Nevers-Bourges-Montluçon, je ne sais même pas ce qui m’est arrivé. J’étais parti droit devant, en direction de Paris, peut-être pour aller me confronter à Barbara, ou bien furieux après une veillée nocturne avec un spectre particulièrement exaspérant. 

Je ne m’en souviens pas très bien. Je sais ce que j’ai pu reconstituer à partir des témoignages de tiers : un couple de bons samaritains m’a déposé en voiture aux urgences de Jacques Cœur à Bourges, me croyant ivre au dernier degré. Je n’avais pas un gramme d’alcool dans le sang. Je n’avais rien bu, pas une goutte. Je m’étais juste arrêté dans un café au bord de la D944 avant de m’effondrer dans les toilettes. Je n’avais pas été assez téméraire pour m’engager sur l’A71, ce qui m’a probablement sauvé la vie, car sinon, j’aurais sans doute perdu connaissance au volant de ma Fiat. Je n’avais parcouru que 17 km à la sortie de Bourges.

Les médecins, un peu surpris tout de même, ont mené de nombreuses analyses, sans rien trouver de particulier. Je n’ai pas réitéré l’expérience depuis. Je crains d’être littéralement prisonnier de cette campagne. Mais je ne l’avouerai jamais à Barbara, seul mon copain Phileas est au courant. 

— Enfin, fait-elle, c’est toi qui vois. Du moment que tout roule pour toi ici, c’est bien aussi. Elle est du coin ta cliente, non ? Je la connais ? 

Je hausse les épaules. 

— Elle est née à Saint-Amand, mais elle vit à Paris.  

La cliente, voilà mon deuxième problème. Qu’elle ne croie pas aux fantômes, c’est une chose à laquelle je suis plus qu’habitué. Elle sous-estime la situation : classique. Ce qui me gêne davantage, c’est qu’elle garde des informations pour elle. Je suis sûr qu’elle ne m’a pas tout dit sur le château.

— On l’a fréquentée au lycée, affirme Barbara. 

— Je ne la remets pas.

Barbara insiste : 

— C’est la cousine de Nathan et Martial. Elle était là l’été après le bac.

Vieille connaissance ou pas, je vais avoir du mal à me retenir de sauter à la gorge de cette Jeanne Scarlatti, avec ce feu arrogant dans ses yeux presque noirs, si elle continue à m’agresser de la sorte. Où se croit-elle au juste ? Elle m’a carrément traité d’escroc et a cherché à plusieurs reprises à me forcer la main. Elle m’a donné envie de lui rentrer dans le lard d’une matière très concrète. Je me mets à penser à l’arc narquois et sensuel de sa bouche en cœur, à son postérieur généreux moulé dans son jean. Ce souvenir me donne des idées un peu trop précises pour rester tout à fait déontologiques.

— Hé, on dirait que t’es ailleurs, s’amuse Barbara. Tu te remémores ta jeunesse ? Ça va être bizarre, ce soir, au château, avec Isaure, non ?

Je la dévisage, perplexe. 

— De quoi est-ce que tu parles ? 

Elle rit.  

— Tu vas avoir du mal à l’éviter si tu passes la nuit à Vauvey.

Je ne comprends pas. 

— Je ne cherche pas à éviter Isaure, dis-je.

En réalité c’est vrai, je la fuis comme la peste, sans savoir vraiment pourquoi. Elle me fait froid dans le dos, je l’ai toujours trouvée excessivement étrange, depuis le premier jour en seconde où elle est venue s’asseoir à côté de moi au lycée, avec son air de chien battu et tous ses coups d’œil en coin vers mes notes de trigonométrie. Je la croise parfois au village. Elle n’a pas changé d’un pouce en vingt ans. 

— Tu ne te rappelles pas cette soirée où tu t’es tapé Isaure ? 

Je manque de m’étrangler.

— Qu’est-ce que tu racontes ?  

Barbara se paye ma tête. 

— Je comprends que tu aies refoulé tout ça. C’était… embarrassant. 

— Mais non, dis-je, il ne s’est jamais rien passé entre Isaure et moi ! Jamais je n’aurais abusé d’elle. Elle est simplette. 

Barbara rit de plus belle. 

— Pas la peine de te mettre dans des états pareils ! Tout ça est très largement prescrit, je disais ça juste pour te taquiner. Tu penses que je devrais vraiment me désengager des exploitations ici ? Pauvre Xav, je me suis rappelé toutes les tuiles qu’il a souffertes avec ses vaches, et je n’ai pas pu lui confier mes bestiaux. C’est bizarre. Il faut croire que moi aussi, finalement, j’ai l’élevage dans le sang. Entre autres choses. Je t’ai raconté mes opportunités d’investissement au Nigeria ? 

Ses yeux brillent, comme à chaque fois qu’elle parle de business. Elle n’a toujours pas remarqué que cela ne m’intéressait pas. 

Tandis que Barbara enchaîne sur Nollywood et les gazelles digitales du golfe de Guinée, je reviens peu à peu à la raison. Je dois me montrer professionnel. Ma cliente a besoin d’aide et moi, il va me falloir des réponses un jour ou l’autre. 

Je sais depuis longtemps que quelque chose cloche à Vauvey. J’ai toujours repoussé le moment d’y mener une enquête plus approfondie, parce que le château m’impressionne. Que les maisons hantées de la région m’appellent, cela arrive. Mais les signaux envoyés par Vauvey sont différents, plus précis et plus gênants. Une présence surnaturelle s’y terre, j’en suis certain, car depuis quelques mois elle me réveille la nuit. J’ai le désagréable sentiment que cette mission est à part, trop personnelle. L’accepter serait sans doute contraire au code déontologique de la profession… s’il y avait une profession. Mais ce n’est pas comme si j’avais pléthore de confrères à qui référer mes cas problématiques.

— Tu portes encore cette bague ? demande soudain Barbara. Elle est jolie, remarque. C’est la même couleur que tes yeux. 

Monté sur un anneau très sobre, le bijou est mixte. Je l’ai retrouvé l’été dernier et n’ai pas pu m’empêcher de le passer à mon doigt. Je donne à Barbara mon explication officielle :

— C’est un héritage de famille. 

En fait, il me sert de pense-bête. La bague apparaît dans ces rêves très réalistes qui ont tous pour cadre le château et qui me poursuivent depuis quelque temps. Je peux même entendre le bruit qu’elle produit en tombant sur la pierre. Je la porte pour bien me rappeler que je cours au-devant d’une catastrophe, qu’un destin tragique m’attend.

Je nous verse un autre verre pour interrompre le cours de mes divagations et ainsi empêcher le sale souvenir d’y planter ses griffes. À vrai dire, la bague achève de me convaincre. Il fallait bien que je finisse par prendre mon courage à deux mains et par me rendre sur les lieux. Et de toute façon, je ne peux pas laisser cette Jeanne Scarlatti, si combative qu’elle soit, toute seule face à Vauvey. 

J’y vais. Je reste professionnel. Je n’assaille pas physiquement la cliente. Je tire cette histoire au clair. 

3. JEANNE

Vauvey se terre un peu à l’écart de la départementale, au bout d’une route cahoteuse envahie par la végétation. Pour l’atteindre, il faut se frayer un chemin au milieu des arbres puis dans le dédale d’anciennes fortifications qui se sont affaissées et érodées avec le temps. Le bâtiment lui-même en impose sans que l’analyse permette vraiment de déterminer pourquoi. Il est fait d’un assemblage pas toujours harmonieux de plusieurs blocs d’époques disparates qui se sont fondus les uns aux autres et se retiennent entre eux comme pour retarder l’inévitable effondrement. Le tout flanqué d’une longue grange au toit éventré. 

Voilà, j’y suis. Mon château. 

J’emploie le possessif, parce qu’il est à mon nom et qu’il se transmet dans ma famille depuis des temps immémoriaux, mais je ne sens pas la connexion avec ces vieilles pierres. Pour moi, il ne représente rien de plus qu’un gros tas de cailloux qui pèse une tonne sur ma conscience et sur mon compte en banque. 

Qu’on m’explique pourquoi j’en rêve toutes les nuits, qu’on m’explique… 

Ping.

Je lève mon mojito à ta santé, a tapoté Alexia. 

Je réponds du tac au tac : Connasse.

Ho, ça va. Je disais ça pour te rappeler qu’il y a une vie après ce week-end.

Je souris. Merci. Bref. Juste pour que tu saches où je suis, au cas où on aurait du mal à retrouver mon cadavre.

Le commentaire d’Alexia ne tarde pas. OK Miss Optimisme. Tu as bien compris ce que tu dois faire ? Surtout, tu ne perds pas ton calme comme tout à l’heure. Tu cherches des preuves. Tu visites tout. Tu fais attention aux détails avant de t’énerver. Et essaye de tirer un coup.

J’ai commis la bêtise de confier à Alexia que le médium ressemblait moins à Louis de Funès qu’à un dieu du stade. Son imagination en surchauffe a fait le reste. Mes doigts volent sur l’écran. Occupe-toi de tes fesses.

J’y compte bien, répond ma copine. Au fait, j’ai mis une capote dans la poche intérieure de ton blouson, l’autre jour, quand tu ne regardais pas. Tu peux dire à tout le monde que j’ai un talent extra-lucide ! Je devrais peut-être changer de carrière ? XOXO.

Je glisse une main dans ma poche et sens sous mes doigts le petit étui de plastique. Toutes ces initiatives pour m’inciter à prendre du bon temps, cela va commencer à devenir vexant.

Après le rendez-vous de midi, j’ai pu me recentrer. Un raisonnement très simple m’a remonté le moral. De deux choses l’une : soit Vauvey est hanté, soit il ne l’est pas. Soit j’arrive à faire certifier au « voyant » et à l’agent immobilier que le château n’abrite aucune manifestation surnaturelle. Soit il se passe cette nuit quelque chose d’assez éclatant pour vaincre un scepticisme normal (peut-être pas le mien, mais je ne suis pas une référence). Et dans ce cas, je suis quitte pour me chercher moi-même un acheteur qui désire précisément un manoir tout grouillant d’ectoplasmes. Ce genre d’oiseau rare doit bien nicher quelque part dans le marché, et s’il existe, je le trouverai. 

Tout ce qu’il me faut, ce sont des arguments dans un sens ou dans l’autre.

Une créature diaphane et filiforme s’avance dans la cour du château, jambes nues, bras nus, de longs cheveux d’un blanc presque blond qui flottent au vent dans la lumière pâle de l’après-midi d’hiver. C’est la gardienne, Isaure, qui me salue de sa voix tranchante, trop claire, pas assez timbrée. 

Puis elle me tend une poigne solide et chaude, elle est bien vivante et bon dieu, elle est sacrément réchauffée. 

— Madame Scarlatti ! Je ne vous attendais pas ce week-end.

Je ne l’ai pas prévenue, ça fait partie du plan. 

Je n’ai jamais bien réussi à la percer à jour. Ce n’est pas qu’elle ait l’air un peu ailleurs, c’est surtout qu’elle semble venir d’une autre planète. Par sa grâce, son étrangeté et ses tenues vestimentaires impeccables, même les deux pieds dans la gadoue, elle me fait penser à une créature extra-terrestre. Elle pourrait sortir tout droit de Mars Attacks ou de V. 

— Vous avez de nouveau des visites ? demande-t-elle, visiblement contrariée. 

J’ai aussi parfois l’impression qu’Isaure se vit comme la châtelaine de ces lieux et qu’elle me tolère, à la rigueur, comme un investisseur silencieux et une femme de paille. 

— Je viens passer la nuit, dis-je.

Elle ouvre des yeux ronds. 

— Ici ? Au château ? 

Je me remets en marche vers l’aile principale, la plantant là avec ses airs de stupéfaction offensée. 

— Je pense qu’on va s’installer dans la grande salle. La cheminée fonctionne ? Vous l’avez bien fait ramoner ?

Elle m’emboîte le pas, et avec sa démarche d’alien et ses jambes de cinq kilomètres, elle a vite fait de me rattraper. Je ne suis pas très élancée, alors, pour garder mon avantage, je me retourne et j’attaque : 

— Vous avez remarqué quelque chose d’inhabituel au château récemment ? 

Elle fait la moue. 

— Eh bien, il y a de nouveau des problèmes de plomberie dans l’aile principale, les toilettes du premier se trouvent donc hors service. J’ai aussi repéré une fuite dans le toit. Vous avez contacté le couvreur ? Ça devient urgent. 

Je grince devant tant d’insubordination : 

— Si ça ne vous embête pas, contentez-vous de positionner des bassines au bon endroit. 

Elle prend l’air offusqué. Je poursuis :

— Mais ce n’est pas à cette étanchéité-là que je pensais. Vous n’avez pas croisé d’intrus ? 

Elle nie d’un mouvement de tête. Le château est tellement vaste qu’il pourrait abriter à l’année une douzaine de squatters sans que cette gardienne sous-douée du zèle ne s’en avise. 

— Ou bien peut-être des phénomènes paranormaux ?

Les yeux d’Isaure, déjà immenses, s’écarquillent encore plus. 

— Je suis désolée, mais je ne crois pas à ce genre de choses, dit-elle.

J’ai l’impression qu’elle me ment. En même temps, j’ai toujours l’impression qu’elle me ment, alors, évaluer le degré de fausseté de ce qu’elle me raconte est relativement difficile pour moi. J’essaye sous un autre angle. 

— Vous connaissez Louis Destel ?

Ses joues rosissent. 

— Oui, bien sûr. On est allés à l’école ensemble.

Deux copains d’enfance. Je me rends compte qu’ils pourraient très bien être complices. 

— Vous savez ce qu’il fait, professionnellement ?

— Chasseur de fantômes, à ce qu’on dit.

Le ton de sa voix, si l’on met de côté ce timbre cristallin si exaspérant, demeure parfaitement neutre. Je suis à présent certaine qu’elle se nourrit de musaraignes et de rats d’oubliettes.

Je continue mon chemin vers l’entrée principale en lançant par-dessus mon épaule :

— Eh bien, il vient passer la nuit aussi.

J’arrive à la grande porte. 

— C’est fermé, dis-je. 

Elle me rejoint. 

— Non, c’est coincé. Je ne parviens plus à l’ouvrir. Le bois a dû gonfler ou les gonds se sont finalement tordus. Elle est trop lourde pour moi. 

Nous essayons de pousser ensemble les panneaux massifs, mais abandonnons rapidement. Je fais la grimace. J’aurais pu m’accommoder du plaisir de passer sous le linteau épais de deux mètres, avec ses sculptures en ronde-bosse presque effacées par le temps. Une entrée en majesté m’aurait peut-être réconciliée avec la ruine ancestrale. 

Mais non, j’ai beau être le chef, je dois me contenter d’emprunter le parcours de service par la cuisine d’Isaure, puis un couloir inégalement dallé (« attention où vous mettez les pieds ! »). Dès que l’on quitte les appartements de la gardienne, la température chute de vingt degrés.

— Inutile de chauffer le logis principal pour une seule nuit, dit Isaure. Le temps qu’il y fasse assez chaud, vous serez déjà repartie. Dormir au château en hiver, quelle drôle d’idée. Il faut revenir en été quand les journées s’allongent. 

Ses conseils m’irritent, j’aime sentir un peu de bonne volonté, sinon de docilité dans mes équipes. J’insiste : 

— Vous pouvez nous mettre un ou deux radiateurs d’appoint dans la pièce à vivre ?

Je suis sûre qu’elle entrepose quelque part un de ces vieux grille-pain qui risquent à chaque instant de prendre feu. Ça conviendra à merveille.

Mais elle grimace. 

— Non, désolée, rien du tout. Et puis, il faudrait pouvoir les brancher, et vous n’avez pas encore refait l’électricité. Et je n’ai pas de rallonge. Vous auriez dû me prévenir.

Ce détail logistique m’avait échappé et n’augure rien de bon pour l’alimentation de mon ordinateur portable. Tant qu’à passer une soirée interminable coincée ici, j’aimerais autant boucler ma présentation pour lundi. 

— Merci, Isaure, dis-je. Pas de problème. Vous pouvez prendre votre après-midi. 

Elle me dévisage, son visage ne trahit pas la moindre expression. 

— Comment ça ? 

Elle habite ici, donc je ne peux pas l’envoyer promener, mais je ne tiens pas à l’avoir dans les pattes. Je compte fouiller le château de fond en comble avant l’arrivée de Destel à cinq heures. 

— Vous n’avez pas des courses à faire, des sangliers à chasser, des simples à cueillir, une vieille maman à visiter ? je demande. 

Elle hausse les épaules. 

— Non. Je m’éloigne rarement de Vauvey.

— Vous ne voulez pas aller au Gap de Bourges de ma part ? Il y a un Gap à Bourges ? Ou bien un ciné peut-être ?

Mais elle refuse de saisir cette occasion de s’ouvrir au monde extérieur. Je soupire. 

— Bon, en tout cas, je n’ai pas besoin de vous et j’aimerais avoir le château pour moi toute seule. Merci de vous cantonner à vos appartements. 

Voilà, quand j’essaye de me montrer moins autoritaire, les gens ne comprennent pas. Ce n’est tout de même pas de ma faute. 

Isaure s’éloigne vers sa cuisine et j’entre dans la partie moyenâgeuse de l’édifice. Une odeur de salpêtre, de vieilles pierres et de bois pourrissant m’accueille à l’intérieur. Berk. Je ne peux pas dire que ça m’ait manqué.

Je commence par la grande salle, là où j’ai décidé de tenir la « veillée ». Cette pièce a dû être vraiment magnifique, avec sa cheminée assez vaste pour faire rôtir un bœuf, ses poutres apparentes taillées dans des troncs entiers, ses carreaux déformés par des siècles de passages. 

À mon avis, les champignons et la vermine sont les seules manifestations de quoi que ce soit ici. Le temps, l’usure, la négligence, la solitude suffisent largement à rendre un bâtiment inhospitalier. Pas besoin de fantômes pour ça. 

— Moi, je vais te vendre à un prince plein aux as qui saura te requinquer, promets-je au château, avant de me resaisir — je ne vais tout de même pas me mettre à parler à ce tas de gravats. 

Je prends le grand escalier. Les marches sont si irrégulières qu’au premier coude je m’appuie, sans le vouloir, contre le mur. Je retire ma main immédiatement. Le contact de la pierre froide, lisse et légèrement visqueuse évoque la peau d’un serpent. Je crois que je vais me débrouiller pour garder l’équilibre par mes propres moyens, merci bien. 

À l’étage, je visite chaque pièce. Ce que je cherche : un lecteur dissimulé, un projecteur, une machine à fumée, un déguisement, un drap avec des trous pour les yeux et une paire de chaînes rouillées ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas quel genre de son et lumière Louis Destel offre à ses clients, si c’est le show amateur ou la version David Copperfield, mais s’il y a des indices, ils sont pour moi.

J’avance rapidement, car le château est pratiquement vide — presque tous les meubles ont fait les frais de pillages successifs pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les plus jolies pièces de mobilier se trouvent maintenant dans des propriétés privées outre-Rhin, et l’essentiel de ce qui restait a brûlé à la libération. Les quelques rescapées — une chaise Empire par-ci, un guéridon par-là — finissent gentiment de pourrir. Je les retourne avec méthode, explorant chaque recoin. 

Décidant de ne rien laisser au hasard, je monte jusqu’à la glorieuse tour de garde. Je savais que le toit s’était beaucoup dégradé. Des bassines en plastique de toutes les couleurs à différents degrés de remplissage encombrent la pièce. L’eau y croupit et il y a même des insectes morts et des araignées, certaines de très bonnes dimensions. Je fronce le nez et retourne bien vite dans le corps principal du bâtiment. 

Dans le couloir du second, je passe en frissonnant. Il y fait toujours un froid glacial, à cause des courants d’air et de l’isolation inexistante. J’en garde de très mauvais souvenirs. En particulier de la rangée de placards communicants qui longe la mansarde. Je hâte le pas, le cœur battant, la nuque soudain moite. Je suis restée enfermée ici à plusieurs reprises lorsque j’étais enfant, grâce à mes cousins. Je sais, se faire avoir de manière répétée n’est pas un signe de grande intelligence en temps normal, mais il faut compter avec l’inventivité maligne de Martial et Nathan Grodin. La dernière fois qu’ils m’ont emprisonnée là, j’avais dix-sept ans, et j’ai passé toute la nuit à grelotter, pendant qu’ils s’amusaient à une fête. J’ai aussi eu amplement le loisir de réfléchir, et je me suis promis qu’on ne m’y prendrait plus jamais. Nathan était venu me libérer en rentrant au petit matin (heureusement qu’il avait pensé à moi, parce que Martial avait fait la bringue trois jours durant). J’étais sortie sans le regarder, sans un mot. Je ne les avais pas dénoncés à leur mère, j’avais assuré moi-même ma vengeance. Jouer les victimes, non merci. 

Aujourd’hui, quinze ans plus tard, j’ai encore du mal à me trouver dans un espace clos sans subir une attaque de panique, mais bien malin qui arrivera à me piéger. 

Je m’arrête, indécise. Il m’a semblé entendre quelque chose. Quelqu’un s’est mis à chanter d’une voix féminine, basse et voilée, une chanson triste qui ressemble à une berceuse. Quand je fais quelques pas de plus, le bruit s’éteint. Je cherche la source de la mélodie et finis par la localiser dans une des pièces centrales donnant sur le couloir. Évidemment, il n’y a personne. 

Je souris, plutôt satisfaite à l’idée de trouver mon premier indice. Dissimuler quelque part un enregistrement qui résonne en boucle, ce n’est pas très difficile, cela me paraît donc typiquement le genre de subterfuge auquel recourrait un charlatan à la petite semaine. On vend des équipements de taille très réduite maintenant. Mais je ne vois rien, la pièce me semble totalement nue. Je sors à nouveau dans le couloir, j’ouvre à tout hasard les placards, même s’il s’en échappe, comme autant de chauves-souris, d’effrayantes images surgies de ma jeunesse. Rien à l’intérieur. Je soulève la vieille moquette à la recherche d’un appareil électronique, mais fais chou blanc. La chanson s’arrête, puis reprend, plus haute et plus claire. Je suis à deux doigts de distinguer les paroles. Cela provient indéniablement de la chambre. J’y retourne et me campe au milieu de la pièce, les mains sur les hanches.

— Alors, fantôme, montre-toi si t’es une gonzesse. 

La mélodie n’en finit pas de se dérouler. Je passe la tête dans la cheminée, pleine de suie (ramonage régulier ? mon œil) et la chanson me semble plutôt étouffée. Ce n’est pas dans ce conduit que je vais trouver mon dispositif compromettant. Je toque sur les cloisons tout autour de la pièce, mais aucune ne sonne creux. Je contemple le plafond, trop haut pour moi, puis me venge en éprouvant une à une toutes les lattes du plancher, à la recherche d’une cache dans le sol. La chanson me nargue et son origine continue à m’éluder. La voix féminine est devenue plus audible et je me rends compte qu’elle chante en allemand. C’est original, comme choix de bande-son. Je vois que mon adversaire a pensé à se documenter sur l’histoire locale. Des Allemands ont vécu et sont sans doute morts ici, alors, c’est une idée comme une autre. 

Une des lames du parquet, dans le coin de la pièce non loin de la cheminée, me paraît branlante. Je tire dessus jusqu’à ce que le bois se soulève ; j’essaye de glisser mes doigts dans l’interstice et jure quand la latte retombe en me déchirant un ongle. Je tente à nouveau et cette fois, une écharde se plante dans la pulpe de mon index. Je sors mon trousseau de clefs de mon sac et me sers de la plus grande pour faire levier. Je force et finalement, le matériau cède. 

Sous le parquet, je trouve une épaisse couche de poussière. Je souffle, soulève un nuage, me mets à tousser, ce qui n’arrange pas les choses. Exaspérée, je plonge la main dans la cavité pour tâter, mais il n’y a rien. Je lance le bout de bois à toute force à travers la pièce.

— Hé !

Une voix masculine. Je lève la tête en clignant des yeux. Je finis par le reconnaître à travers la poussière : c’est Louis Destel. Il est en avance. Comment se fait-il que je ne l’aie pas entendu venir ? Le plancher grince. Je devais être vraiment en transe, toute à ma session d’investigation amateur.

— Qu’est-ce que vous faites ? demande-t-il. 

Son expression est insondable. S’il est inquiet de me voir fouiner à la recherche de preuves de son escroquerie, il ne le laisse pas paraître. 

— Du bricolage, dis-je en me redressant et en m’essuyant les mains sur l’arrière et les hanches de mon pantalon. 

Son regard suit mon geste. Une lueur passe dans ses yeux qui remontent en prenant l’omnibus, s’arrêtent sur mon absence éclatante de poitrine et… paf ! Mes tétons se dressent au garde à vous. En baissant le menton vers le sol, je suis même certaine de les apercevoir à travers ma polaire informe. 

Je me braque sur lui, attendant, exigeant qu’il me regarde dans les yeux. Ça y est, tu as fini ton inspection ? Tu es content ? 

Je ne suis pas particulièrement fière de mon corps, mais je suis chez moi et je n’ai de comptes à rendre à personne.

Il hausse les sourcils. Il va s’excuser, peut-être ? Il s’éclaircit la gorge, puis : 

— Vous avez pas mal de poussière dans les cheveux, et… partout ailleurs. 

— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? Vous êtes en avance. On avait dit cinq heures. 

Il a un geste vague. 

— Je ne sais pas exactement. 

Je roule des yeux déjà exaspérés. 

— Quoi, vous avez été appelé par la berceuse ? « Schlaf, Kindchen schlaf », ça vous a attiré par-delà la forêt ?

Il prend l’air perplexe :

— De quoi est-ce que vous parlez ?

— Quoi, ne me dites pas que vous n’entendez pas la chanson ?

Il fronce les sourcils. 

— Vous entendez quelque chose ?

OK. Son truc, c’est de vous faire douter de votre propre raison. Un peu pervers comme démarche, mais je suppose que c’est efficace, d’autant qu’il est plutôt bon acteur. La mélopée continue de se dérouler, trouble, elle évoque un fleuve bourbeux qui charrierait d’énormes blocs de tristesse. Et je serais la seule à l’entendre ? 

— Mais non, dis-je, j’ai dû me tromper. J’ai des acouphènes en ce moment.

4. JEANNE

— Écoutez, dit Destel, je pense que nous avons pris un mauvais départ. Si nous devons passer la nuit ici, il vaut mieux présenter un front uni. Les esprits ne réagissent généralement pas bien à la discorde. 

Je fais mon plus doux sourire (j’ai déjà fait pleurer des développeurs juniors avec ce sourire). Bien sûr, il faut qu’on soit copains. J’ai l’intention de lui soutirer un maximum d’informations pour éviter le piège qu’il m’a préparé. 

— Non, dis-je, c’est moi qui suis désolée. Je me suis montrée un peu agressive tout à l’heure. Vous n’avez pas idée de l’énergie et des moyens que cela demande, s’occuper d’un château pareil depuis Paris. 

À son tour de sourire. De petites rides intéressantes jouent au coin de ses yeux. Ce type doit avoir à peu près le même âge que moi, comment se fait-il que je ne l’aie jamais vu par ici ? Il est si outrageusement canon que je me serais souvenue de lui. 

— Bien sûr, dit-il, ça ne peut pas être facile. Pas étonnant que vous ayez envie de vendre.  

Et voilà. On se comprend. Magnifique. 

— J’aimerais bien visiter les lieux, dit-il. 

Il se moque de moi. Il les connaît sans doute déjà comme sa poche, vu qu’il y a probablement planté toutes sortes de lecteurs, projecteurs, et je ne sais quoi encore. Mais si je le suis et que je l’observe de très près, il se trahira peut-être. J’accepte donc de jouer les guides puis m’excuse quelques instants et me penche par la fenêtre pour capter un peu de réseau et envoyer un SMS à quelques copains. Simple mesure de sécurité. 

Alexia, je suis au château, je suis toute seule avec le type. 

Profites-en bien, réagit-elle immédiatement.

Je dis ça au cas où il m’arriverait quelque chose. 

J’espère bien qu’il va t’arriver quelque chose, répond Alexia.

Je grogne, mais je sais déjà que je peux compter sur elle.

Et de fait après quelques microsecondes de réflexion, cette écervelée m’envoie confirmation : 

Ne t’inquiète pas, j’ai toutes les infos sur ton Louis Destel. N’oublie pas de le lui signaler en passant. Tu as toujours le taser que je t’ai donné ? Bisous. Bon courage. 

Je suis tout à coup très consciente de me trouver dans une position étrange, penchée par la fenêtre et suspendue au-dessus du vide à partir de la taille, pendant que mon postérieur vise probablement le médium droit dans les yeux. Je me redresse en verrouillant à nouveau mon téléphone. Destel détourne le regard au dernier moment, il n’était pas poliment en train de patienter dans le couloir. Je m’éclaircis la gorge. 

— Voilà, dis-je, désolée, mes copains s’inquiètent pour moi, si je ne les tiens pas au courant de mes déboires dans le château hanté, ma horde vengeresse va rappliquer à la rescousse sur son fier destrier. 

La tête haute, je n’attends pas qu’il dégage ma route pour franchir la porte. Je passe si près de lui que je peux sentir son odeur, agrumes et forêt au soleil, avec une base solide de mâle, chaude et terrienne. Il ne porte pas de parfum. Quand je le frôle, il émet un soupir rauque et esquisse le début d’un geste qui me donne envie de me blottir contre sa poitrine. Cette fraction de seconde d’indécision me fait trébucher sur le seuil inégal. Destel tend une main à mon secours, et comme je l’évite, ce qui n’était qu’un simple déséquilibre m’oblige finalement à me rattraper sur les maudits placards du couloir. 

Je croise son regard trouble et lui adresse un sourire un peu crispé. J’aurais mieux fait de garder plus soigneusement mes distances. C’est énervant, cette façon qu’a mon corps de répondre à la proximité de ce type. Alexia a peut-être raison, j’aurais besoin de m’occuper un peu de moi, et ce genre d’émotions confuses ne viendrait plus me déranger. Il me reste une bonne quantité de salles à inspecter et je refuse de m’intéresser à l’ennemi. 

J’entraîne Destel vers le premier étage, que je n’ai pas encore examiné en détail. C’est là que se trouvent les plus belles pièces, la chambre du maître et tutti quanti. Si j’étais un fantôme de seigneur du temps jadis et que je cherchais un endroit digne de mon passé pour une hantise au quotidien, c’est ici que je m’établirais. Bon, bien sûr, si j’étais une soubrette teutonne désespérée qui se suicidait après avoir étouffé son nouveau-né parce que son beau lieutenant nazi l’avait abandonnée pour un obus, je resterais dans les pièces de service. Cependant, j’ai déjà visité ces dernières sans succès. Pourvu que mes escrocs n’aient pas trop lésiné sur les effets spéciaux. 

La plus grande des chambres pourrait devenir vraiment agréable après quelques travaux de rénovation et de décoration intérieure. Trois hautes fenêtres en vitraux aux proportions élégantes font entrer un flot de lumière sur les tommettes usées et les jolis lambris. J’imagine ce que l’on pourrait faire de tout cela avec une armée de plombiers et d’électriciens, une tonne et demie de peinture et beaucoup de cire. Cette pièce nue appelle un lit énorme en fer forgé, quantité de tapis en fourrure et un bon feu dans la cheminée. 

— Quelle pièce magnifique, dit Destel. 

Absolument d’accord avec lui, mais réticente à abonder dans son sens, je dégaine mon jargon impersonnel d’agent immobilier :

— C’est un beau volume. 

— Elle est en bien meilleur état que le reste de l’édifice. Ici, nous sommes vraiment au cœur du château.

Je hausse les épaules. 

— Vauvey a tendance à dépasser un peu mes moyens. 

Je ne peux m’empêcher de ressentir un peu d’amertume. 

Destel sourit : 

— Peut-être que vous trouverez malgré tout une solution. Vous avez l’air d’avoir beaucoup d’énergie. En vous rapprochant de votre château, vous en apprendrez un peu plus sur ce qui ne va pas, sur la meilleure façon de prendre soin de lui. 

Je le dévisage, incrédule. Il y croit vraiment, à son remède magique ? Je hausse les épaules en murmurant :

— Oh, je vois assez bien ce qu’il lui faut, à cette ruine. Un émir bien riche fera tout à fait l’affaire. 

— Les maisons s’attachent à ceux qui les habitent, insiste le médium. 

— Je n’ai jamais vraiment vécu ici. Cette chambre est très belle, mais elle n’est pas pour moi. 

J’esquisse un geste fataliste. Cela ne sert à rien de ressasser ce qui ne peut pas être changé. Je vais plutôt poursuivre mon inspection, à la recherche d’appareils électroniques et plus généralement de tout dispositif anormal ou anachronique. Je passe la main derrière un radiateur en fonte et je la fais glisser sur la vieille peinture écaillée. Rien à signaler. Mes doigts en ressortent noirs de crasse. Je soupire et recommence l’opération un peu plus loin. Et puisque je tiens mon suspect numéro un, j’en profite pour le cuisiner. 

— Vous êtes venu avec du matériel ?

Il me regarde faire, l’air perplexe :

— Quel genre de matériel ?

— Je ne sais pas, c’est vous le pro. 

Je me suis un peu documentée, on trouve sur internet toutes sortes de reportages sur les fantômes et même des cours en ligne de chasse aux esprits. Tous bidons, et néanmoins instructifs, d’un point de vue ethnologique s’entend. 

— Ah, dit Louis Destel, non, pas de matériel. 

— Pas de caméra thermique, pas de pod EMF ? Dommage, ça m’aurait intéressée de voir ça. 

Il se gratte la tête. 

— Ce n’est pas comme ça que je travaille. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? 

Je tâte les lambris anciens dans l’espoir de buter sur une aspérité, mais sans trouver autre chose que de la poussière. Probablement d’époque à en juger par la couleur de mon doigt. J’hésite une demi-seconde, puis décide de jouer franc-jeu ; c’est toujours la tactique qui marche le mieux pour moi. 

— Je cherche des appareils hi-tech susceptibles de simuler une présence fantomatique, dis-je. 

Il hoche la tête. 

— Pourquoi pas. Je ne peux pas trop vous aider là-dessus. 

Tu m’étonnes, oui. Tu n’as pas envie que je te démasque, et tu as raison. Si c’est toi qui essayes de m’embrouiller, physique olympien ou pas, tu peux trembler dans tes caleçons.

— Quoi, ça ne vous est jamais arrivé, dans votre carrière de voyant, de tomber sur une fausse maison hantée ? 

Il hausse les épaules. 

— Pas vraiment, non. Je ne perçois pas trop l’intérêt que cela pourrait présenter. 

Je fais la moue en essuyant à nouveau mes mains sur mon jean, qui sera raide de crasse avant le début de la soirée, à ce rythme.

— Je ne sais pas, dis-je. Par exemple pour faire peur à une vieille tante désagréable ? Pour lui donner une crise cardiaque et récupérer plus vite l’héritage ? Vous avez peut-être vu des maisons en viager hantées ? 

— Pas à ma connaissance. 

Bonimenteur, très naïf, ou juste très paresseux ? Dans tous les cas, il n’a pas intérêt à se décarcasser pour faire éclater au grand jour la vérité sur les fantômes. 

— Mais vous n’avez jamais utilisé d’appareils vous-même ? 

Il fronce les sourcils :

— Vous voulez dire, pour faire croire à la présence d’esprits dans un endroit qui n’en héberge aucun ? 

Ah, voilà qu’il va se fâcher à nouveau. Je rectifie le tir :  

— Non, je veux dire, pour prouver l’existence des fantômes ? 

Une expression un peu triste s’installe sur son visage. 

— J’ai un copain qui s’y connaît en électronique et qui m’a proposé son aide, mais nous n’avons jamais vraiment mis ce plan à exécution. Je suppose que pour moi, ce n’est pas très important. Je n’ai pas besoin d’être convaincu, et en général, les personnes qui m’embauchent se déclarent contentes des résultats. 

Il semble curieusement sincère, j’ai envie de le croire, bien que ce qu’il raconte soit évidemment ridicule. Il ne peut que mentir, et pourtant, je ne sais pas vraiment quoi penser. Ça doit être à cause de ces yeux jaunes. Quand il les plante dans les vôtres, vous perdez vos repères, c’est fatal. Cette couleur d’iris devrait être réservée aux bêtes sauvages. 

Je prends une grande inspiration. 

— OK, dis-je, rien ici, passons à côté.

Les autres pièces ne nous apportent rien de plus qu’un surcroît de poussière et de courants d’air. Je commence à m’énerver de ne rien trouver. Maintenant, l’idéal serait que je puisse semer mon médium trop présent pour retourner au second et tirer au clair cette histoire de berceuse. 

J’annonce en montrant mes avant-bras et mes mains noires de crasse : 

— Bon, je crois qu’on a tout vu. Je vais aller me débarbouiller au lavabo là-haut.

Je continue le long du couloir pour emprunter l’escalier nord, et m’arrête juste après le coude avec une exclamation ravie. 

— Oh ! Isaure a accroché la collection de peintures du château.

Au moins, elle a progressé dans l’inventaire de l’espèce de grenier qui sert de débarras dans l’ancienne écurie. Je m’inquiétais de voir des trésors prendre l’humidité. Je la savais motivée pour ce travail, car elle avait indiqué, dans son CV, avoir suivi des cours de restauration d’œuvres d’art. 

Toute au plaisir de découvrir ces tableaux, j’oublie ma méfiance. Je m’attendais à les trouver très abîmées après des années de stockage cavalier, mais les toiles de cette galerie, illuminées par la riche lumière rosissante du soir, paraissent en excellent état. Comme moi, Louis Destel semble fasciné et entreprend d’examiner un à un portraits et paysages.  

— Ce sont des beautés d’antan, note-t-il en passant. Elles sont bien en chair. 

Est-ce qu’il vient de jeter un œil à mon postérieur pour comparer ? Il a du culot. Cependant, il faut bien admettre que mon physique correspond aux canons de séduction des siècles passés. Tant qu’à faire, j’aurais préféré une version plus actuelle, mais il n’y a rien à faire, alors, autant assumer. 

— Et je ne pense pas qu’elles attrapaient trop de mélanomes, observe-t-il en me dévisageant. 

Moi aussi, j’ai la peau très pâle. Je ne supporte pas le soleil. J’ai hérité de la carnation claire de ma mère. Tout le reste de la famille est mat. Mon grand-père était rom, et mon père italien, mais rien à faire. Je ne bronze pas, je brûle. 

Je m’imagine cinq secondes en dame de l’époque, avec ces désagréables corsets et ces rubans ridicules. Je grimace. 

— Heureusement que les styles vestimentaires ont évolué eux aussi. 

Je m’arrête à nouveau devant le portrait d’une femme à l’air mélancolique, dont j’ai vu quelques photos en noir et blanc. 

— Et voici mon arrière-grand-mère. 

J’ai hérité de son prénom, et je lui ai toujours envié sa beauté froide et élégante à la Marlène Dietrich. Ma grand-mère, pourtant, a toujours prétendu que je tenais de sa mère. Ce tableau m’aide à comprendre un peu mieux cette ressemblance. Après tout, nous avons le même teint pâle, le même sourire asymétrique, la même forme d’yeux, bien que les miens soient presque noirs et les siens d’un bleu glacier. Elle porte une robe boutonnée d’un bleu gris très pâle à la mode des années 40, une fourrure rousse négligemment jetée sur les épaules, une coiffure élaborée, mais très peu de bijoux : une seule bague d’ambre à la couleur étonnante. Elle semble triste. Je sens le remous discret d’un vague souvenir qui s’agite sans vraiment parvenir à crever la surface — après tout, cette arrière-grand-mère, je ne l’ai jamais connue. Elle est née au début du siècle et est sûrement l’une des dernières à avoir été peinte ainsi. Ma grand-mère racontait qu’elle était partie avec un haut gradé nazi. Pas de chance, le château se trouvait juste du mauvais côté de la ligne d’occupation. Mon arrière-grand-père a assez mal pris toute cette histoire. Étaient-ce les bruits de bottes dans les escaliers de pierre ou bien la trahison de sa jeune épouse ? Il s’est pendu dans une des chambres, probablement à quelques pas d’ici. Il était mort quand ma grand-mère est née.

Quelques secondes plus tard, un autre tableau m’arrache une exclamation de surprise. Cette peinture-là est bucolique. Un couple s’est installé pour un pique-nique, mais au lieu de rompre le pain, les deux protagonistes sont occupés à flirter. L’homme, malgré le costume d’époque, la perruque poudrée et les collants ajustés, évoque vraiment mon médium, avec ses yeux jaunes. 

— Celui-là, fais-je remarquer, c’est sûrement un de vos ancêtres. Il y a un vrai air de famille. 

Destel revient sur ses pas pour examiner la toile puis fronce les sourcils, s’approche du tableau.

— Et la demoiselle ne vous dit rien ? 

Je la regarde et je m’esclaffe. 

Je m’esclaffe pour chasser la petite sensation papillonnante bizarre qui s’est agitée, légère, au creux de mon estomac. Je la tousse dehors. Hop, elle n’existe plus.

La jeune femme de la peinture me ressemble trait pour trait. 

Louis Destel s’éclaircit la gorge. Je murmure : 

— Bah, ce sont les physiques d’ici. 

Nous nous arrachons simultanément à la contemplation de ce tableau.

— Il est peut-être temps de descendre, dis-je en remarquant la lumière qui a encore baissé. Il va bientôt faire froid. Allons faire un grand feu en bas. L’escalier est juste là. 

Il acquiesce sans un mot et se met en marche. C’est la première vue que j’ai du côté pile de Louis Destel. Je ne peux pas m’empêcher d’apprécier les larges épaules, la taille étroite, le postérieur rebondi, les longues jambes. Belle anatomie pour un complet loser. Reprends-toi, Jeanne Scarlatti, c’est pas le moment de te laisser déconcentrer. Je te rappelle que t’es toute seule contre une bizarre mafia berrichonne. 

Je me mets en marche en regardant mes pieds et en pensant à cette galerie de tableaux troublante. Qui l’a accrochée là ? Isaure et mes escrocs de l’immobilier sont-ils de mèche ? Quelques pas plus loin, je rebondis contre Destel qui s’est arrêté net devant la porte ouverte d’une des chambres. Je m’inquiète : 

— Ça va ? Vous avez vu quelque chose ?

Il ne répond pas. Ses yeux étranges fixent l’espace. Je pense : enfin, le grand numéro de médium tant attendu va commencer. 

Il demande : 

— Cette pièce, à quoi a-t-elle servi ?

Il fait le type impassible, mais sa voix blanche est plus vraie que nature et ses mains tremblent quand il désigne la pièce vide devant lui, alors, je ne sais plus trop ce que je dois comprendre. 

J’examine les fenêtres en ogive, la cheminée sculptée, les poutres ouvragées. C’est une très jolie salle, plus modeste que la chambre du maître de maison. Malgré tous ces atouts, il émane d’elle quelque chose de sinistre, avec son orientation moins favorable et l’ombre de ce grand cèdre qui pousse devant la façade.

Je hausse les épaules : 

— Je ne sais pas. C’est juste une des chambres d’amis, donc probablement juste à dormir, et, bon, etc. Pourquoi ?

Mais il n’en dit pas plus. Peut-être qu’après tout il est vraiment persuadé qu’il voit des trucs. Je plonge une main nerveuse dans mon sac pour tâter mon taser. À la première occasion, j’envoie un autre SMS de sécurité à Alexia pour l’avertir que mon médium est éventuellement un peu dingue.

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