Un homme facile – les premiers chapitres
LORELEI
C’est écrit dans le code universel de la colocation. Le jeudi soir qui précède un rendez-vous crucial sera inévitablement consacré à une fête épique. La nuit avant mon entretien d’embauche ne déroge pas à cette loi. Un fracas monstrueux dans le salon me tire du sommeil en sursaut vers deux heures du matin. Val et sa bande sont dans la place.
— Yo, Valmont ! beugle un individu mâle aux poumons puissants. Y a plus de bières dans ton frigo !
Puis des cris, des rires, un objet qui se brise, probablement le vase du salon, à moins que ce ne soit la télé. Un hurlement de fille qui se termine en une cascade de gloussements. Enfin, la voix de Val qui couvre tout ce vacarme.
— On y va ! Tout le monde dehors ! Lorelei a un entretien important demain !
J’ai un moment de reconnaissance émue à son encontre. Puis quelqu’un doit faire ou dire quelque chose qui le déconcentre, car aussitôt j’entends son rire qui retentit, clair, mélodieux, si plein de joie de vivre que je me réveille instantanément, avec la sensation qu’on presse mon cœur comme un citron.
À ce rire, un interrupteur s’allume dans mon cerveau, des processus de pensée en pagaille se lancent dans mon esprit. Des inquiétudes diverses sur mon rendez-vous du lendemain, mon plan de carrière, la liste de courses au supermarché, mon rendez-vous en retard chez le dentiste, normalement j’y vais en novembre et là c’est déjà avril. Toutes ces idées parasites se mettent à clignoter, c’est largement pire qu’une illumination de Noël dans les vitrines des grands magasins parisiens. C’est la totale avec poupées animées, petit train et nounours en folie.
Je me retourne en grognant dans mon lit. Deux heures du matin.
Deux. Heures.
Val, pour l’amour du ciel.
Une fille éclate de rire, affirmation un peu forcée de la gaieté. Un téléphone sonne, réglé au max, tandis que Val cornaque sa bande, vraisemblablement pour les obliger à foutre le camp, mais c’est trop tard. Je suis réveillée, alerte et en panique.
Une porte claque, j’entends le brouhaha d’un troupeau d’éléphants qui traverse le vestibule, puis la porte blindée de l’entrée, celle qui secoue tout l’immeuble même quand on la ferme doucement. Le bruit est tout simplement inimaginable. Nos voisins vont nous tuer demain, Céline et moi (à Val, ils feront des risettes, conquis par son charme, c’est sûr).
Je me roule à nouveau entre mes draps emmêlés, incrédule. Le salaud. Il savait pourtant que je devais me reposer, même bourré comme il semble l’être, il n’avait pas oublié. Qu’est-ce qui lui a pris de les faire repasser par ici ? Cette fois il l’a fait, il a ruiné tout mon avenir, toutes mes chances de décrocher ce stage bien payé dont j’ai vraiment besoin.
Le sommeil ne vient pas. Je pense à tout, à l’univers entier, à ces gens qui ont transformé le salon en bazar et ma nuit en torture, à Val, le roi de la nuit et la malédiction de ma vie parisienne.
Je prends une grande décision, je vais déménager, il est absolument clair que je dois me tirer d’ici vite fait si je veux garder ma santé mentale.
Je compte sur cette résolution drastique pour m’aider à retrouver la sérénité et le sommeil, mais rien n’y fait. Probablement parce que je sais déjà que je l’aurai oubliée demain matin.
Puis je m’aperçois que j’ai très soif et des crampes dans les mollets. L’immobilité ne me réussit pas, si je ne dors pas, impossible de rester dans un lit. Je dois me dégourdir les jambes. Je vais aller à la cuisine, me servir un verre d’eau, ça devrait aider.
Pour ne pas gâcher mon ultime chance de sommeil, j’évite soigneusement d’allumer la lumière et me dirige à tâtons, une main sur le mur, une autre devant moi, en titubant un peu.
La cuisine est baignée de clair de lune, on y voit presque comme en plein jour. Impossible donc de passer à côté de ce qui s’y trouve. Je pousse un cri et bats en retraite dans le couloir, dissimulée par le chambranle de la porte. Pendant un instant, je pense faire une crise cardiaque. J’ai eu peur, vraiment peur, un fluide acide a envahi mon abdomen et mon cœur est parti au galop.
Il y a un type dans le noir, au milieu de la cuisine.
Un type avachi sur une des chaises, la tête en avant, les jambes étalées, peut-être endormi. Les bras repliés vers l’arrière, comme un personnage de film qui aurait été fait prisonnier par les méchants.
La tête dissimulée par… un sac ? Une pièce de tissu ?
Mort ?
Le cœur battant, pétrifiée, je considère cette découverte macabre, incapable même de respirer.
Le macchabée redresse la tête, replie ses jambes, pousse un faible grognement et moi, je laisse échapper un cri de soulagement terrifié.
Au même moment, je réalise que l’intrus est totalement nu.
Son visage est invisible, emballé dans cette toile, mais je lis dans sa réaction qu’il est aussi effrayé que moi par mon irruption. Il est possible que je l’aie réveillé.
— Qu’est-ce que… commence-t-il d’une voix rauque, râpeuse, la voix de quelqu’un qui a traversé un désert sans voir une goutte d’eau. Ce qui ajoute à cette impression surréaliste d’agression, de kidnapping, tandis que sa respiration tend et agite le tissu contre sa bouche sur un rythme rapide.
On se calme.
Nous sommes dans le onzième arrondissement de Paris, dans un appartement étudiant qui vient d’être quitté par une horde de jeunes fêtards.
Ils ont juste oublié l’un des leurs. Ils vont revenir. C’est un bizutage, rien de plus.
Je m’approche à pas de loup, probablement il ne me voit pas à travers ce truc. Je vais le libérer. S’il a l’air normal, pas dangereux, je le libère, et je retourne me coucher.
Je le contourne sans faire de bruit et à distance respectueuse, autant qu’il est possible dans notre cuisine. Et je suis un être humain, OK ? J’ai des yeux. Autant plaider coupable tout de suite. J’admire les longues jambes puissantes, le ventre plat, la poitrine solide et les épaules bardées de muscles compacts, d’autant plus sculpturales que les bras sont tirés vers l’arrière, retenus dans son dos. J’admire le nid de poils sombres dont émerge un sexe harmonieux, épais, couché contre sa cuisse.
Je heurte au passage le plan de travail, renverse un verre. Le type sursaute, l’air nerveux, cherche à me repérer sur sa droite, tire en vain sur ses épaules. Sa poitrine se gonfle, ses muscles se bandent, sa queue tressaute contre sa cuisse.
— Pardon, pardon ! m’écrié-je bêtement en filant vers le fond de la cuisine, aussi loin que je peux derrière lui.
Je me plaque contre le mur, le souffle court.
— Qui est là ? demande la voix rauque.
Il m’entend, normal avec tout ce bruit que fait ma trachée à la peine, il tourne la tête de côté, il me cherche derrière lui. Impossible de discerner ses traits, je reconnais cette pièce de tissu qui lui enveloppe la tête, c’est une des taies d’oreiller du placard de l’entrée. Elle semble avoir été déchirée sur quelques centimètres sous son nez pour lui permettre de respirer, et fixée autour de son cou au moyen d’un morceau de scotch de déménageur. La lumière de la lune se reflète doucement sur la surface brillante du chatterton.
À présent, je le vois bien : ses poignets sont emprisonnés dans des menottes. La chaîne passe dans le cadre métallique de la chaise. Il ne peut pas se libérer tout seul, pas sans se traîner partout en tenue d’Adam et avec cette chaise qui pèse une tonne. Je déglutis, mais ma bouche est sèche, et quand je parle, ma voix sort presque aussi rauque que la sienne.
— Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous fichez dans ma cuisine ?
Un moment de silence, puis il répond :
— J’ai perdu un pari.
Le soulagement m’inonde, et un peu de déception aussi. Je ne sais pas quel film je m’étais fait, dans le truc tordu qui me sert d’imagination, mais le scénario dramatique avait dû m’embarquer un peu. C’est juste un pari. Ce type est un loser qui a perdu un pari. Un loser avec des épaules à tomber et des fesses à se damner, même écrasées contre la chaise, je vois qu’elles sont fermes et charnues.
— Waouh, tu parles d’un pari. Tu as bu ? C’est leur idée d’une blague ?
— Je n’ai pas bu.
— Aha ? Alors, c’est quoi ton excuse ?
Il rit. Une sorte de coassement rauque qui, contre toute attente, me retourne le ventre. Je suis habituée au merveilleux rire sonore de Val, aux glapissements aigus de toutes ces cruches qu’il charrie partout où il va, aux jappements joyeux de ses copains. Ce rire m’est totalement inconnu, et il parle à quelque chose au plus profond de moi, à une partie primitive de mon être.
— Tu es un copain de Val ? C’était quoi au juste, ce pari ?
Un nouveau moment d’hésitation.
— Je ne suis pas sûr que… T’es sa coloc, c’est ça ?
À mon tour d’émettre un rire bref jamais répertorié.
— Au choix. Soit je suis une de ses colocs, soit je suis la fille qui hante l’appart la nuit et qui abuse de tous les mecs en détresse.
Pourquoi ai-je dit ça ? L’anonymat de la situation, sa position de faiblesse me seront montés à la tête. À ces mots il gronde, un bruit profond qui naît dans sa poitrine et finit dans la mienne, y fait un nœud de lasso compliqué entre tous mes points stratégiques, et tire d’un coup sec, fort.
Je m’approche à pas timides derrière lui. Je me penche, inspecte ses mains, ses poings serrés, tendus, le métal éclairé par la lune qui mord dans les avant-bras solides. Il frémit quand je l’effleure de mes doigts.
— Désolée, dis-je, même en dévissant le dossier, ça ne servirait à rien. La chaîne passe dans le cadre métallique. Il faudrait la clef.
— Ils sont partis avec, répond-il.
Il a tourné la tête à nouveau. J’entends son souffle, encore dix centimètres plus près et je le sentirais sur moi. Je pose mes mains sur son cou, je cherche à tâtons l’aspérité qui marque la fin de la longueur de chatterton.
— Je vais t’enlever ça.
Il a un sursaut brutal.
— Non !
— Allez, ne sois pas obtus. Ça ne peut pas être confortable.
— Je dois le garder. C’est le pari. Sinon, ce sera pire.
— Tu dis ça parce que tu as peur que je te reconnaisse ? Tu n’as pas tellement à rougir de… ça… bien que je comprenne que tu puisses te sentir con de t’être fait avoir aussi bêtement. Ça a l’air d’un pari sacrément stupide, votre truc.
Mes yeux tombent sur ses genoux et j’avale une goulée d’air de travers. Mon intrus nocturne est à présent en proie à une érection franche et massive. À quel moment de notre conversation sa queue s’est-elle ainsi dressée vers le plafond ? Qu’est-ce qui l’a excité comme ça ? Être découvert nu dans ma cuisine ? Mes mains sur son cou ? La possibilité d’être démasqué, ou bien celle de rester mon prisonnier ? Je me recule précipitamment, ce qui me vaut un nouveau grondement rauque.
— Je suis là volontairement, déglutit-il. J’ai perdu un pari et j’honore ma dette. On a vu pire comme gage, je crois que je peux m’estimer heureux.
— À ce que je vois, il y a des parties de toi qui sont très heureuses, dis-je sur un ton acerbe.
Est-ce que je m’exprimerais ainsi s’il n’était pas attaché, masqué, dans l’obscurité de mon appartement désert, sans défense… à ma merci ?
Non. En temps normal, je n’ai vraiment rien de téméraire. Je suis la fille qui bave sur son colocataire depuis qu’elle a emménagé, mais sans rien entreprendre de peur de se brûler les ailes.
— Je n’y peux rien si cette situation me fait de l’effet, finit par dire le prisonnier. Personne ne contrôle ses fantasmes. Il se trouve que ce gage me… me parle. Réveille quelque chose chez moi. Il ne faut pas m’en tenir rigueur.
— Oh, dis-je, pas besoin de t’excuser.
— Ce n’étaient pas des excuses, rectifie-t-il d’une voix qui s’est faite encore plus rauque et basse.
Il savait bien à quoi s’attendre en se laissant enfermer ici. Difficile de le prendre en pitié. Si plaisanterie il y a, elle s’opère à mes dépens.
Je me recule d’un pas et il sursaute.
— Non, ne pars pas. Ne me laisse pas seul. S’il te plaît.
— J’ai un rendez-vous tôt demain, dis-je.
Leurs embrouilles à la noix ne me regardent pas du tout.
Je sors de la cuisine, je me dirige vers la salle de bain, je le boirai là-bas mon verre d’eau. Je n’allume pas la lumière. Je m’assieds sur le rebord de la baignoire, contre l’émail froid. Ma respiration est toujours hachée, rapide, cette rencontre improbable m’a secouée. Je me calme peu à peu.
L’appartement est silencieux, mais toute velléité de dormir est ruinée. Les petites moulinettes dans ma tête tournent encore plus fort que tout à l’heure, et je m’aperçois que je suis dévorée de curiosité. En réalité, je n’ai qu’une issue possible :
Retourner dans la cuisine.
— Ah, te revoilà, m’accueillent le timbre rauque, le visage masqué, le corps d’Apollon.
— C’est quoi, ton gage, exactement ?
Un court silence, puis il répond, d’une voix notablement altérée :
— Je suis une sorte de… cadeau.
Ces mots qui visiblement ont eu du mal à sortir me font un effet radical. Je dois m’accrocher à la table de bistrot, car maintenant j’ai les jambes en coton. Qu’est-ce que c’est que ce plan ?
Je m’éclaircis la gorge. J’ai besoin d’une confirmation.
— Un cadeau pour qui ? De la part de qui ?
Après tout, ça pourrait être le business de Céline, la troisième colocataire, qui est rentrée dormir ici sans me réveiller, ou qui n’est pas encore revenue. Je pourrais lui refiler le bébé ? Mais l’homme nu dans ma cuisine répond :
— Un cadeau pour toi. Une offrande. De ma part, je suppose.
Sa voix est si rauque qu’elle vibre dans ma cage thoracique. Quant à sa queue, elle tressaute à ses paroles. La sortie de Val tout à l’heure me revient en mémoire : « tu ne voudrais pas que je te présente un ou deux copains ? »
Je ris, et même à mes oreilles ça sonne complètement faux. Je n’ai pas envie de rire, j’ai envie de fuir, de casser quelque chose.
— Salaud, dis-je entre mes dents, en m’adressant à mon colocataire absent.
C’est un coup de Val, j’en suis absolument sûre à présent. Il va m’entendre.
Puis je me concentre à nouveau sur le « cadeau » dans ma cuisine. Un cadeau digne du calendrier des pompiers, il faut bien l’avouer. Un fantasme incarné, livré directement chez moi.
— Et qu’est-ce que tu as fait pour mériter ça ?
Il se redresse et cette fois, sa queue dressée flirte avec son ventre, frôle les poils sombres.
— Ça me regarde. Mais je me sens obligé de préciser que cette situation n’est pas complètement à mon désavantage.
Au cas où mon corps avait encore besoin d’un signal pour être totalement réveillé, ce qu’il suggère fait la blague. Mon sexe se contracte lui aussi. Pas le petit sursaut discret qui accompagne une pensée coquine. Une crispation en bonne et due forme, une crampe de faim qui irradie un plaisir douloureux dans tout mon bas-ventre. Sous mon T-shirt de coton usé, informe et tout doux, les pointes de mes seins durcissent instantanément.
Quoi ? Je suis peut-être studieuse au point de mener une vie quasi monacale, mais j’ai des pulsions comme tout le monde. Le tout est de décider ce que l’on en fait.
Je dois humecter mes lèvres avant de répondre :
— Je te trouve un peu présomptueux. Et ignorant. On ne s’est jamais vus. Tu ne sais même pas à quoi je ressemble. Tu ne sais probablement même pas qui je suis.
À nouveau ce rire rauque qui inexplicablement me secoue.
— Je n’en ai vraiment pas besoin.
Mince, où Val est-il allé chercher ce type ?
— Je dois t’avouer que je me sens un peu insultée par ton gage, dis-je.
— Il ne faut pas. Je te l’ai déjà dit, je suis juste un cadeau. Pas un affront.
— Et toi ? Tu n’as pas l’impression d’être traité comme un objet ?
Un nouveau grondement s’échappe de sa gorge et il renverse la tête en arrière, comme dépassé, vaincu par cette idée. Je regarde, fascinée, les épaules qui se tendent, les muscles qui roulent sous la peau, les tétons érigés qui deviennent instantanément ma nouvelle obsession. Puis il se redresse, émet un autre son râpeux, semble chercher ses mots.
— Qui a dit que c’était mal ?
Personne. Pas moi en tout cas.
Mais ça sent le coup fourré, le coup de billard à trois bandes, comme Val les maîtrise les yeux fermés. Je me surprends à chercher des yeux la webcam, le copain dissimulé dans l’entrée. Je tends l’oreille. Silence ; pas de rire étouffé. On n’entend que les bruits mêlés de nos deux respirations saccadées.
Je décide de récapituler. J’ai la bouche sèche et les idées embrumées, des images pour le moins intéressantes qui émergent en surimpression devant mes yeux dans la pénombre. Je résume et j’en rajoute.
— Donc, pour être sûre d’avoir bien compris. Tu as perdu un pari contre Val, et ton gage c’est d’être mon cadeau… livré à moi nu, sans défense, poings liés, et d’après ce que je comprends… tu n’es pas complètement opposé à l’idée que je puisse…
À nouveau cette gorge renversée, ce geste de reddition totale incroyablement sexy, cette voix altérée quand il finit ma phrase :
— Profiter de ma présence. Abuser de moi. Oui.
Un juron s’échappe de ma bouche et il rit encore, et soudain bien qu’en posture d’infériorité, bien qu’il soit officiellement mon prisonnier, c’est lui qui me tient.
— Approche-toi, dit-il de cette voix râpeuse. Que faut-il te raconter pour que tu t’approches ?
VALMONT
Deux mois plus tôt, en janvier.
— On n’a pas encore réussi avec certitude à établir un lien de parenté entre le sumérien et aucune autre langue ou famille de langues, dis-je à ma grand-mère. Moi, ça me fascine. On a commencé à essayer des translittérations, mais tu n’imagines même pas le nombre d’homophones qu’on croise. Et la grammaire est d’une sophistication hallucinante.
Toute en chignon blanc, perles, regard bleu perçant et veste Chanel, Elsa soupire en remuant son thé.
— C’est captivant, Val.
Je hoche la tête. Je suis d’accord avec elle ; c’est captivant.
— Tu sembles donc toujours décidé à poursuivre dans cette voie ? s’enquiert-elle.
Je ne sais pas vraiment ce que je dois répondre, dans la mesure où j’ai du mal à considérer mes études actuelles comme « une voie ». Ça ne veut pas dire grand-chose. Ou alors, peut-être, si l’on ajoute « de garage ». Alors j’acquiesce.
— Le sumérien me donne beaucoup de plaisir en ce moment.
J’élude complètement la discussion, bien sûr, et Elsa n’est pas dupe. Elle y reviendra tout à l’heure. Pour l’instant, je suis content de profiter d’un thé avec ma grand-mère, alors que le vent d’hiver, dehors, fait valser les feuilles et les sacs en plastique. On est très bien chez Angelina. C’est un rituel petit-fils/grand-mère hebdomadaire entre nous. Désuet et un peu lancinant. Tout ce que l’on aime dans la tradition.
Aujourd’hui, cependant, Elsa semble déterminée à briser ce moment d’harmonie délicat.
— Boris a demandé de tes nouvelles, glisse-t-elle.
Boris est mon paternel, et le fils d’Elsa. Un spécimen assez détestable d’homme puissant, à mon avis. Il est né dans l’argent et il a appris à en profiter. J’aimerais pouvoir dire qu’il appartient à une race en voie d’extinction, à une génération que nous allons remplacer bientôt par quelque chose de plus civilisé, mais je ne suis pas sûr de pouvoir le garantir.
— Il aimerait tellement que tu viennes travailler avec lui, dit Elsa.
Ma réponse réflexe est une grimace de dégoût.
Travailler avec Boris me semble, à moi, une perspective assez cauchemardesque. Mon père aime exercer le pouvoir, et notamment celui dont il dispose sur les hommes et les femmes autour de lui. Et il ne le fait pas d’une manière que je respecte. C’est le genre de type qui prend plaisir à faire pleurer sa secrétaire. Et il s’est mis en tête de me transmettre « son héritage ».
Elsa a élevé ce Boris et il m’a donné naissance. Considérer ce chaînon manquant inexplicable entre nous, avec son altérité barbare et incompréhensible, est une des figures imposées de mes rendez-vous hebdomadaires avec Elsa. En général, cependant, nous profitons un peu de l’instant avant d’en venir aux sujets qui fâchent.
— Tu es pressée aujourd’hui, ou quoi ?
D’un mouvement aristocratique de son fin poignet, Elsa consulte sa montre sertie de saphirs. Un cadeau de mon grand-père.
— Je me suis inscrite à un nouveau cours de dessin. Je n’ai pas le temps de glandouiller, moi, Val. Je voulais juste savoir où tu en étais avec Boris. Il va avoir cinquante ans. Tu sais que c’est dur pour lui. Il va mettre la pression à tout le monde.
Je soupire. Boris est en passe d’arriver à un âge fatidique et il ne le vit pas très bien. À en juger par l’ampleur déjà presque délirante des préparatifs que ma mère a engagés sur ses ordres, pour le « jubilé » qui sera donné au printemps à sa gloire.
— J’aimerais bien que l’on me laisse en dehors de ses histoires de crise de la cinquantaine, dis-je.
— Que tu le veuilles ou non, c’est aussi ton problème. Quand ils atteignent ce genre de jalon, les hommes ont envie de penser à la postérité.
À mon avis, Boris doit surtout se demander combien de temps il arrivera encore à se taper ses jeunes collaboratrices.
— Il veut s’assurer que tu prendras la relève, dit Elsa.
— Tu parles. Il me veut sous sa coupe, à sa botte.
Il y a deux ans, quand j’ai abandonné les mathématiques fondamentales pour m’inscrire en histoire de l’art après avoir essayé la philosophie, Boris m’a coupé les vivres et a fait savoir que je pouvais me passer des ressources familiales tant que je ne me rangerais pas à son désir de me voir travailler avec lui. Comme il a bien veillé à ce que rien ne soit à mon nom dans la fortune familiale, ce n’est pas très compliqué pour lui de me mettre gentiment la pression.
Mes études à rallonge sont une excuse pour éviter d’avoir à faire un choix difficile : aller travailler avec Boris ou encourir la pleine mesure de sa colère. Pour l’instant, j’ai de la chance. Tout ce que j’ai à supporter, c’est sa frustration, son mépris et son impatience amusée. Tant que je suis officiellement un étudiant attardé, un indécis, il tolère mon refus d’obtempérer. Mais le jour où je lui dirai vraiment merde, il y aura probablement du grabuge. Voilà pourquoi je reste planqué dans les limbes, pourquoi à 25 ans presque sonnés je suis encore sur les bancs de la fac, avec même pas un master en poche.
La situation est compliquée pour Elsa. Elle sait que Boris est un sale type, mais ne peut se dédouaner de ses obligations d’empathie maternelle. Tout en se sentant coupable et en s’efforçant de passer derrière lui pour réparer ses abus. Elle m’aide financièrement et me laisse squatter son appartement en l’échange de quelques services.
— Ce n’est pas parce que tu n’approuves pas la façon de faire de ton père que tu dois te couper de son héritage, tu sais, dit Elsa. Tu y as autant droit que lui.
Elle a raison, dans un sens : Boris n’a pas le pouvoir de me déshériter, de me faire sortir de la famille. Il faudrait que tout le conseil s’y mette. Oui, parce que le clan est régi par un conseil de famille. Nous avons même des assemblées générales. Ce n’est plus une famille, c’est une entreprise, un conglomérat pour être précis. Dont je fais partie et dont Boris ne peut pas m’exclure.
— Cette situation ne pourra pas durer indéfiniment, fait observer Elsa. Il faudra bien un jour que tu arrives à faire abstraction de ton père et à prendre une décision pour toi-même. Si tu as un projet, tu trouveras sûrement quelqu’un pour te donner un coup de main dans la famille.
Je fais la moue. J’y crois moyennement. Boris a un tel pouvoir de nuisance que s’il se met en tête de faire pression sur mes oncles, tantes et cousins, personne ne voudra plus rien avoir à faire avec moi.
Non, il faut que je trouve mon propre chemin. Le seul problème, c’est que je manque cruellement d’idées. Et de motivation. Désireux de changer de sujet de conversation, j’enchaîne donc rapidement sur autre chose :
— Et à part ça, je vais prendre un nouveau colocataire.
— Encore un ?
— Jules est parti le mois dernier. Il a emménagé avec sa petite amie.
— Mais tu ne veux pas profiter de l’appartement tout seul ? C’est un F4 parfait pour un jeune couple, tu sais que tu peux y habiter aussi longtemps que tu le voudras.
Je soupire. Cette question-là aussi revient régulièrement sur le tapis d’une manière ou d’une autre. L’horloge biologique grand-maternelle n’a rien à envier à celle de mon père. Elle veut des arrière-petits enfants partout dans son hôtel particulier du septième arrondissement, et elle les veut tout de suite. Je suis obligé de tempérer ses ardeurs, vu que ma vie sentimentale est un désert aride ponctué d’oasis d’un soir. Elle sait très bien que je n’ai pas eu de relation stable depuis un moment. Je proteste :
— Elsa ! Ça t’amuse de retourner le couteau dans la plaie ?
— Je te demande pardon, dit-elle avec élégance et non sans une bonne, bonne dose de mauvaise foi, car il est évident qu’elle n’est pas du tout désolée. C’est juste que j’ai eu une vie amoureuse si heureuse. J’aimerais vivre l’amour une deuxième fois par procuration.
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire. Elle est tellement mignonne, parfois, à la manière d’un tyrannosaure nain animé de bonnes intentions.
— Et tu sais que j’ai l’esprit ouvert, Val. Une femme, un homme, les deux à la fois, du moment que tu fais ta vie avec des gens qui te rendent heureux…
Le mot clef dans cette phrase étant : « faire sa vie ». Ce qui implique une action de construction, un projet.
— Elsa. Je n’entretiens pas de relation scandaleuse sous le manteau. Tu imagines bien que tu serais dans la confidence. C’est juste qu’en ce moment, il ne se passe rien. C’est le calme plat dans ma vie.
Si j’avais trouvé la femme de mes rêves, évidemment que j’aurais déjà fichu tout le monde dehors. Mais je suspecte que les femmes de rêve aiment les types qui « font leur vie ». Je sais qu’Elsa veut mon bonheur et rien d’autre, mais je ne peux pas non plus embrasser n’importe quelle carrière et épouser n’importe qui juste pour sauver les apparences. Contrairement à Boris, je voudrais que ma vie ait du sens.
— Je ne suis peut-être pas prêt à me poser, dis-je sans grande conviction, parce que je sais très bien que ce n’est pas du tout le problème. Et en attendant de trouver la femme idéale, j’aime bien avoir de la vie autour de moi, d’où les colocataires.
— Ah, fait-elle, tu aimes avoir ta petite cour.
Je hoche la tête. Si elle veut. C’est un peu ça. J’aime avoir ma cour autour de moi, tisser des liens, parfois cimentés, certes, à l’alcool et à la décadence, établis sur des histoires de beuverie et d’école buissonnière.
Au lieu de me tancer comme je m’y attends à moitié, Elsa me sourit.
— Tu as toujours été doué pour ça, Val. Ce pouvoir que tu as sur les autres, ce talent pour fédérer te sera tellement utile quand tu décideras de t’en servir… De toute façon, tu n’as pas besoin de ma bénédiction pour prendre un autre colocataire. Mais je te la donne quand même. Et j’espère que le destin ne va plus trop tarder à te tomber dessus dans un éclair aveuglant pour te faire comprendre ce que tu dois accomplir avec ton existence.
Moi, je ne crois pas trop à ce genre de notions, alors, je me contente de tenir compagnie à ma grand-mère jusqu’à ce qu’arrive l’heure de son rendez-vous capital avec huit autres vieilles dames et une prof de dessin.
LORELEI
18 h 30 : je suis en avance pour mon rendez-vous. Je sors de cours en remontant le boulevard. Il fait encore frais, il a plu et de loin en loin, des gouttelettes d’eau sale éclaboussent l’arrière de mon collant. Petit problème désagréable qu’on évite en général en s’équipant de bottes, quand on peut se les offrir.
Pour la première fois depuis que je cherche une chambre dans une colocation, j’entretiens un minuscule espoir. Le type que j’ai eu au téléphone avait l’air gentil, avec une voix harmonieuse et un sourire audible dans le combiné. Il propose une chambre libre dans un appartement central et bien situé, à un prix abordable, et j’en ai soupé de la résidence étudiante avec son chaos, ses cafards, sa vétusté déprimante. Et surtout, cette chambre me permettrait de réduire mes transports et de dégager plus de temps pour mes études et mes différents jobs. À ce prix-là, je pourrais m’offrir de bonnes conditions pour réussir. C’est presque trop beau pour être vrai et j’espère juste que l’entretien avec les autres occupants ne sera pas trop humiliant, que je ne me retrouverai pas en concurrence avec deux douzaines d’étudiants plus cool, plus ouverts, plus insouciants que moi et avec des cautions de leurs parents. Le type que je rencontre m’a donné rendez-vous au café et je n’ai pas l’impression qu’il ait organisé une gigantesque mise aux enchères pour que l’on s’arrache sa chambre libre. Je peux me tromper, mais quand les choses sont trop belles pour être vraies, c’est généralement qu’il y a un loup.
Ma besace archipleine me scie l’épaule, elle est bourrée de livres de bibliothèque et même cette toile des surplus militaires commence à montrer des signes de faiblesse. Mon téléphone se met à sonner au moment où j’aperçois sur le boulevard le bar où j’ai rendez-vous. Évidemment, l’appareil est au fin fond de mon sac. Il s’ensuit donc une séquence de jonglage chaotique et musculairement éprouvante.
— Mademoiselle Mickelson ? s’enquiert une voix féminine quand enfin je parviens à décrocher.
— C’est moi.
— Ici le cabinet médical du Canal, votre père ne s’est pas présenté à son rendez-vous de cet après-midi. Je voulais juste vous rappeler que selon la politique de la maison, les honoraires correspondants restent dus.
Oh. Non. Per.
L’estomac soudain lesté au plomb, je change mon sac d’épaule afin de repositionner mon téléphone pour une discussion qui s’annonce pénible.
— Je suis désolée, dis-je à la secrétaire médicale. Il avait vraiment besoin de ce rendez-vous.
Et moi, je ne peux pas me permettre de le payer deux fois.
— Vous connaissez notre politique. S’il nous avait fait signe, même au dernier moment, nous aurions pu faire quelque chose.
J’ai beau supplier, comme ce n’est pas la première fois, je dois dire au revoir à mes cinquante euros. Puis je prends congé et j’appelle directement ma petite sœur, Marie.
J’aurais téléphoné au Per lui-même, mais il ne décroche jamais, même quand il prend la communication, il fait comme s’il n’y avait personne au bout du fil.
— Allô, me répond une voix morose d’adolescente désabusée.
— Salut Marie. Tu peux me dire pourquoi tu n’as pas déposé le Per à son RDV ?
(Oui, mon père se prénomme Per. C’est danois. Et pratique.)
— Ah, fait-elle mollement. Désolée.
— Désolée ? C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Note à moi-même : jamais une bonne idée d’appeler une ado à chaud. Je respire un grand coup, à fond, j’essaye de me reprendre, de me montrer plus patiente.
— Je peux savoir pourquoi ? Marie, je sais que c’est dur, mais c’est le seul service que je te demande. Si tu ne l’accompagnes pas, il sèche. Il a besoin de l’ordonnance pour ses médocs, et aussi de parler à un professionnel.
— J’ai pas pu y aller, maugrée Marie. J’étais au collège.
— Tu te paies ma tête ? T’as pas cours à cette heure-là.
— OK, dit-elle avec humeur, pas la peine de monter sur tes grands chevaux. J’étais en colle.
— En colle ?!!!
— C’est bon, quoi, ça arrive.
Pas à ma sœur.
— Et je peux savoir pourquoi tu as été collée ? demandé-je sur un ton très vieille institutrice, en arrivant à la hauteur du bar.
— Parce que la pionne est une pétasse mal baisée ?
Pile ce dont j’avais besoin. Que ma sœur adolescente se mette à ruer dans les brancards.
— Marie ! La vraie raison, s’il te plaît.
J’utilise ma voix d’airain, celle qui marchait il y a encore quelques mois.
— OK. Parce que j’ai vendu des trucs entre les cours et à l’entrée du collège.
Mon cœur s’arrête. La voix d’airain a disparu, à la place il ne reste qu’un ton sourd, choqué.
— Vendu QUOI exactement ?
(Par pitié, faites juste que ça ne soit pas de la drogue. Ni des armes. Ni des faveurs sexuelles.)
— T’inquiète, dit Marie, je les ai vus venir, ils n’ont pas de preuves, ils ne peuvent pas me renvoyer.
— Mais c’était QUOI, bordel ?
Cette fois j’ai crié assez fort pour que les fumeurs m’entendent sous la terrasse couverte et chauffée du bistrot. Au moins, ça vaut le coup. Ma grossièreté inattendue finit par transpercer le triple rideau blindé de je-m’en-foutisme derrière lequel ma petite sœur se barricade.
— Des parfums tombés du camion, lâche-t-elle. Et du maquillage. J’en ai eu par un copain.
Je laisse passer une seconde. Puis deux. Je laisse la nouvelle s’installer, je la goûte, je la décante. Je n’ai pas décoléré, c’est juste que ma colère est devenue un objet froid, abstrait, du pur concentré.
— Je ne vois pas pourquoi je m’escrime à prendre des cours d’économie quand ma petite sœur a déjà le négoce dans le sang.
— Ça va, dit Marie, tu vas pas faire l’aigrie. C’est juste pour gagner un peu de thunes.
Bien sûr, ce n’est pas après elle que j’en ai. Marie a quatorze ans. Elle ne devrait pas être en train de trafiquer pour « gagner un peu de thunes ». Mais enfin, pendant qu’on y est, elle ne devrait pas non plus accompagner son père chez le psy tous les mois en bus pour s’assurer qu’il ne fait pas l’école buissonnière.
Elle a trop de responsabilités pour son âge. Je m’étais juré solennellement que ce genre de choses n’arriverait pas. Je suis en train de tout foirer.
— Tu n’as pas eu les sous que je t’ai envoyés l’autre jour ?
— Si, dit-elle, y a juste un problème. C’est bien gentil de se nourrir et d’emmener son Per chez le psy, mais je vais pas le faire à poil. J’ai besoin de blé pour m’acheter des fringues. J’ai grandi et je suis ridicule et j’ai même pas de soutif, c’est vraiment limite, Lo.
Des images de mon adolescence me reviennent en mémoire, les moqueries dans la cour, les vêtements trop vieux, trop petits, les mauvaises surprises du matin, quand il n’y a rien à manger dans le frigidaire et que Per ronfle dans son fauteuil, assommé d’alcool devant la télé allumée. Et la petite Marie de six ans avec son cartable énorme, ses yeux énormes, et le vide énorme laissé par maman.
— On s’est pas vues depuis Noël, accuse Marie, alors tu ne peux pas t’en rendre compte, mais j’ai pris des centimètres…
Je grogne :
— Ça va, pas la peine d’essayer de me culpabiliser.
Parce que ça marche hyper bien. Je suis enterrée sous la culpabilité.
Inutile, évidemment, de lui conseiller de demander du blé à Per, puisque nous nous sommes mises d’accord pour ne lui donner que de petites sommes d’argent de poche.
— Je vais t’envoyer plus de fric, dis-je, s’il te plaît, efforce-toi de te concentrer sur tes études. Ce n’est qu’une phase, Marie, ça ne durera pas toute la vie, tu vas voir, l’essentiel c’est d’obtenir tous tes diplômes.
— Ouais, fait-elle.
Je vois bien que je pourrais continuer sur le même thème jusqu’à ce que ma langue dessèche et tombe, elle ne m’écouterait pas davantage.
— S’il te plaît. Pour me faire plaisir.
Elle finit par céder d’un « OK » récalcitrant, et après des au revoir tendus, je raccroche, le cœur au bord des lèvres. Mon cerveau pratique a déjà lancé des calculs pour déterminer ce qu’il peut faire pour le problème de Marie. Ma trésorerie est chroniquement basse. Je compte sur le stage d’été pour me refaire. Il me faut dès le premier juin un job bien rémunéré qui me permettra d’engranger des réserves pour l’hiver, et il faut que je me débrouille mieux que l’année dernière : j’ai passé l’été à travailler, mais je n’avais pas choisi le stage le plus grassement payé. Et puis il y avait cette expérience de terrain à valider pour mes études. Cette année, il faut que je fasse des choix plus stratégiques.
En attendant, je vais me chercher un autre petit boulot, peut-être m’arranger pour effectuer davantage de comptes-rendus de colloques sur mon temps libre. Et je crois dur comme fer à ce que j’ai dit à Marie — tout ça, c’est provisoire. Je suis déterminée à nous mettre à l’abri du besoin. Je veux qu’elle puisse finir sa scolarité sans soucis d’argent.
J’entre dans le bar en rengainant mon vieux téléphone dans ma besace. C’est un établissement de quartier comme il y en a tant à Paris, je choisis le coin le plus reculé pour m’asseoir au calme et je sors mon cahier et le livre de macro-économie que je suis en train de lire. Je retrouve ma page, je vais enfin connaître la réponse à toutes les questions que je me posais sur les politiques monétaires…
Non, évidemment, je plaisante. La macro-économie n’est pas un sujet qui me tient éveillée la nuit. Ce n’est pas vraiment mon truc, et d’ailleurs je ne crois pas que ce soit le truc de qui que ce soit. C’est juste une discipline un peu abstraite et désincarnée qui permet de se créer un vernis de culture économique.
Je suis en deuxième année d’études à Sciences-Po. J’ai opté pour cette voie après le bac parce que je pensais mettre les chances de mon côté en faisant une école de commerce, et que celle-ci, plus abordable, m’a tout de suite paru un bon calcul (oui, Sciences-Po est aussi une école de commerce). Cela me vaut, bien sûr, de fréquenter au quotidien les individus parfois caricaturaux que cette digne institution semble drainer par centaines. Heureusement, les futurs énarques sont juste assez nombreux pour rendre l’expérience unique et exotique, mais pas assez pour me ruiner la vie au quotidien. Quant aux futurs banquiers, on apprend à vivre avec, je suppose. Par chance, il y a aussi beaucoup de gens comme moi, à peu près normaux. Et de toute façon, ce n’est pas comme si j’avais le temps de soigner ma vie sociale et associative. Entre mes études et les petits boulots que je dois aligner pour joindre les deux bouts, je n’ai vraiment pas le loisir de me faire des amis et de prendre du bon temps.
C’est pourquoi, ce quart d’heure d’avance à mon rendez-vous de ce soir, dans un endroit relativement tranquille, je veux le mettre à profit pour lire ce chapitre. Seul souci, ma conversation téléphonique avec ma sœur m’a vrillé les nerfs et je n’arrive pas à me concentrer.
En désespoir de cause, je finis par fermer le livre et le ranger dans mon sac. Je m’empare de mon bloc-notes et je fais ce que je fais toujours quand j’ai besoin de sortir mes poubelles mentales pour retrouver ma sérénité : je jette tout ça sur la page, sans ordre ni logique. C’est une forme de méditation. J’y ai recours depuis que je sais lire et écrire. Lorsque la vie me dépasse ou que mes sentiments s’embrouillent, je me défoule en tenant sur le papier des propos qui n’ont souvent ni queue ni tête. La seule règle c’est d’avancer sans s’arrêter, sujet, verbe, complément, ou alors pas forcément. Parfois ce sont des dessins qui se transforment en mots et des mots qui se changent en histoires, des histoires en queue de poisson qui s’interrompent de manière abrupte, qui se télescopent ou se fusionnent. Et regarder ces minuscules bribes se tortiller sous mes yeux comme des créatures éphémères et invertébrées m’aide à rester saine d’esprit. Quand j’émerge plus tard de ma transe, je suis vidée, rassérénée, à nouveau prête à fonctionner.
VAL
Je descends le boulevard à grands pas sous la pluie. La colocataire potentielle m’a prévenu par texto qu’elle était déjà là, dans le bar du quartier sur le boulevard où je lui ai donné rendez-vous. Je suis en retard. Je plaide la déformation professionnelle. On ne peut pas demander à un étudiant en sumérien d’être à l’heure à ses rendez-vous. On n’est pas à quelques millénaires près.
J’entre dans le bar trempé, et avec vingt bonnes minutes de retard. Aussitôt la buée s’accumule sur les verres de mes lunettes, escamotant la foule de début de soirée — des web designers et des bobos de diverses obédiences comme le onzième sait les produire, un ou deux travailleurs du textile, des gens du quartier que je connaissais déjà de vue pour les avoir croisés à la boulangerie, etc.
La fille que je cherche a dit s’appeler Lorelei. J’aime bien ce joli prénom germanique un peu tragique, mais elle a ajouté aussitôt qu’elle était étudiante en école de commerce. Souscrivant à tous les clichés, j’imagine donc une jeune femme à l’élégance soignée et très sûre d’elle, qui va me battre froid pour me faire payer mon retard. J’essuie mes lunettes sur ma chemise et examine l’assemblée à la recherche d’une femme seule. Mise à part la vieille dame borgne au berger allemand qui passe ses journées à écumer tout le secteur à vélo, il y a là une blonde aux cheveux parfaits, en pull rose, absorbée par son smartphone, et une brune à l’air rêveur, très occupée à écrire dans un cahier.
Je vais directement me planter devant la blonde.
— Désolé pour le retard, dis-je en tendant la main.
Je suis peut-être chroniquement en retard, mais pour le reste mon éducation est absolument, maladivement impeccable. C’est génétique.
Mon geste me vaut un regard perplexe de la part de la jeune femme blonde.
— Pardon ?
— On n’avait pas rendez-vous ? Pour l’appartement ? La colocation ?
Elle hausse les épaules avec un demi-sourire un peu méprisant, celui que la belle fille parisienne adresse invariablement aux types dont elle ne veut pas dans sa vie, comme si elle avait décelé dans ma question une sorte de proposition louche.
Dérouté, je lui présente mes excuses et envisage la seule autre possibilité : l’étudiante en khâgne ou aux beaux-arts qui continue à gratter à toute allure dans son cahier, là-bas au fond, en sirotant un café noir que j’imagine froid.
Je m’approche donc de la brune dans le coin, qui ne me calcule absolument pas, ne lève pas le nez. Elle gribouille toujours avec frénésie dans un cahier à spirale énorme. Qu’est-ce qu’elle peut bien écrire là-dedans pour être à ce point ailleurs ? Son journal intime ? Cette idée me fait sourire, c’est si désuet et enfantin.
La jeune femme en face de moi, cependant, n’a pas grand-chose d’enfantin. Son manteau d’hiver ouvert laisse voir un corps délié, mais sensuel. Une fausse maigre, avec des attaches fines et des formes généreuses. Et des cheveux bouclés, brillants et indisciplinés, magnifiques. Curieux, je m’approche encore un peu. Elle ne me calcule toujours pas, et pourtant, je me tiens si près d’elle que je peux à présent lire sa prose à l’envers au fur et à mesure qu’elle la compose.
Et sous tes côtes que j’écarte à deux mains, je vois la masse noire des tumeurs, un chapelet de perles putréfiées, comme si au moment de choisir tes bijoux tu avais eu cette fantaisie, tiens, je vais me parer en dedans, je vais me faire belle pour ce grand connard de Saint Pierre.
— Bonté divine, laissé-je échapper.
Elle lève la tête d’un coup, sursaute et se recroqueville sur son texte avec un regard furieux.
— Hé !
Elle a bien vu que je lisais sa production. Je fais une grimace contrite.
— Pardon, désolé, je ne voulais pas être indiscret.
— À d’autres, lance-t-elle, l’air contrarié.
— D’accord, j’étais dévoré de curiosité. Mais je ne voulais pas vous faire peur. C’est vous, Lorelei Mickelson ? C’est de quelle origine, danois ?
Elle hoche la tête.
— Danois de Mulhouse. Et toi, t’es qui ? Champollion ?
— Oh, non, dis-je d’un air modeste, content de passer au tutoiement. Juste Valmont. On s’est parlé au téléphone. Cela dit, c’est vrai que tu écris comme un cochon. Par chance, je lis couramment le cunéiforme. Entre autres super-pouvoirs inutiles.
J’ai déjà totalement envie de la ramener chez moi. Quand je me mets à parler de mes super-pouvoirs, c’est que, bon, bref.
— Oh, fait-elle en rougissant. Valmont. Bien sûr. Pardon.
— Appelle-moi Val, je t’en supplie. Valmont, ça craint comme prénom. Je suis désolé pour le retard. C’est marrant, je ne t’aurais pas vue à Sciences Po. Je t’aurais plutôt située en histoire de l’art ou en cinéma.
Elle se raidit.
— Sûrement pas.
Je souris et je lève les mains dans un geste d’appel au consensus.
— C’était pas une insulte. On peut aller voir l’appart si tu es prête. Si la chambre te plaît, elle est pour toi.
Elle a commencé à ranger ses affaires et s’interrompt, soudain méfiante.
— Quoi ? Comme ça ? On ne doit pas aborder au préalable mon extrait de compte en banque, ma triple caution et mon bilan sanguin ?
— Pour quoi faire ?
— Tous les autres propriétaires les demandent.
— Bah, moi pas. Ça me fatigue. Et ça me désole. J’aime bien faire confiance aux gens.
Elle me regarde, sourcils froncés, comme si tout ça ne collait pas. Je dégaine donc mon sourire de bon chéri, celui qui est censé rassurer, avec mes petites lunettes. Je précise pour la tranquilliser :
— Je vais te présenter l’autre coloc, Céline. Elle pourra te confirmer que je ne suis pas un gros pervers dangereux, OK ?
Pour finir, elle se laisse convaincre et dépose sur la table de bistrot une jolie collection de pièces jaunes en paiement de sa consommation. Puis elle m’emboîte le pas à travers le bar.
Les têtes se lèvent sur notre passage, les clients nous suivent des yeux avec intérêt. Je dois faire un effort pour ne pas la regarder trop ouvertement, malgré mon envie dévorante de vérifier ma première impression — qu’elle est une véritable bombe, dix mille fois plus belle que la poupée Barbie à qui j’ai cru avoir affaire en entrant ici. Puis, au moment de sortir du bistrot, je peux enfin prendre prétexte de la porte à ouvrir pour me retourner et jeter un coup d’œil dans sa direction, alors qu’elle finit de se frayer un chemin entre les tables.
Et de fait, il émane d’elle une sorte d’aura mystérieuse, quelque chose à voir avec son port de tête gracieux, la finesse de ses attaches, de ses chevilles qui émergent de baskets antédiluviennes, son collant discrètement filé, ses boucles rebelles, ou bien encore cette besace énorme qu’elle balance sur son épaule. Elle dégage une sorte de tension, de suspense, et je suis intrigué.
*
— Val est un gros pervers dangereux, confirme avec complaisance Céline, mon autre colocataire. Mais je l’ai obligé à poser un verrou sur la porte de la salle de bain, et depuis, on cohabite à peu près. Tu as des notions d’autodéfense ? Sinon, j’ai une copine qui donne des cours de krav maga, elle peut t’apprendre.
Je fusille Céline du regard et j’entraîne Lorelei avec moi pour lui montrer la chambre.
— Tu es étudiant ? demande-t-elle.
Je hoche la tête.
— En quelle discipline ?
— Hum, aucune discipline en particulier. Ça a tendance à varier. En ce moment, par exemple, j’étudie le sumérien.
— Euh… et ça débouche sur quoi ?
Je hausse les épaules.
— Sur rien du tout. Ça fait quarante siècles que c’est totalement obsolète.
— Mais alors… pourquoi est-ce que tu as choisi ça ?
— Pour continuer à être le summum absolu de l’inutilité.
Elle fronce les sourcils et me gratifie d’un regard mi-perplexe, mi-horrifié. Moi, je la trouve très bonne, ma plaisanterie de dandy fin de race. Elle, il lui manque le contexte, forcément. Elle ne connaît pas ma famille. On ne vient pas de la même planète.
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