Aucun autre ennemi que toi – les premiers chapitres

D’abord parue sous le titre « Le 14 », cette romance « enemies to lovers » est désormais disponible dans tous les formats d’ebooks & en version papier. Plus d’informations ici !

CHAPITRE 1

Une seule précision avant de commencer. Presque la chose la plus importante que vous ayez à savoir sur moi. Éloi Morcerf est le diable. C’est aussi simple que ça. Ma kryptonite, l’ombre à mon tableau, la malédiction de mon destin. Aucun mot n’est trop fort. 

J’ai passé toute mon enfance à le détester. On est devenus ennemis la même année où Prune et moi avons décidé d’être pour toujours les meilleures amies du monde. Ma haine envers lui est gravée dans mes os, inscrite dans mon ADN, au même titre que mon amour pour Prune.

Ça a commencé comme ça. 

Prune et moi, on avait fait du lobbying auprès de l’institutrice de maternelle pour qu’un coin de la classe soit transformé en institut de beauté-salon de thé. On avait recruté des clientes. On était en force. 

Éloi, quant à lui, avait d’autres projets pour cet espace. Il voulait y implanter un château fort avec des mâchicoulis, des machines de guerre, des murs imprenables. Mais il n’avait pas pensé à faire campagne comme Prune et moi. Il était tout seul. 

On a réglé le différend sur le champ de bataille (la cour de récré) et c’est nous, les filles, qui avons eu l’avantage. À deux contre un, on lui a mis la pâtée. Il en a entendu parler pendant des semaines. Et visiblement, il a dû jurer de se venger et se promettre qu’on ne le prendrait plus jamais en défaut. À partir de ce moment-là, ç’a été la guerre. 

Mais ce n’est pas avant le CP que les choses sont devenues vraiment graves. Quand Éloi s’est moqué de moi le jour de la rentrée. La plupart des gens ne se souviennent pas de leur rentrée en CP, mais moi, cet épisode m’est resté en travers de la gorge. 

À ce moment-là, la maladie de mon petit frère s’était déclarée et mon père était parti sans laisser d’adresse. Ma mère était toute seule pour faire bouillir la marmite et s’occuper de nous deux. Théo, mon petit frère, lui prenait 95 % de son temps libre. Je me débrouillais comme je pouvais. Le matin de la rentrée, Théo était à l’hôpital, et ma mère m’avait déposée avec un baiser distrait, un peu en catastrophe à l’ouverture de la grille — elle voulait passer voir Théo et parler aux médecins avant d’aller travailler. C’était un cas de force majeure, il fallait que je comprenne.

J’ai franchi la grille en pleurant : j’avais peur — pour mon petit frère, pour ma famille, peur de la maîtresse et du jugement des autres enfants. 

Prune m’a aussitôt repérée. Elle était là avec ses parents, mais c’était leur quatrième rentrée de CP et ils commençaient à être un peu blasés. 

— Salut, Safinou, ça ne va pas ?

— Pas trop. 

Elle m’a considérée un moment, elle a regardé mes cheveux. 

— Ta maman n’a pas eu le temps de te peigner ce matin ? 

J’ai fait non de la tête. 

Prune a hoché le menton, puis elle a enlevé les élastiques qui retenaient ses couettes et elle a tressé mes cheveux hirsutes en deux nattes pas vraiment parfaites. 

— T’as des cacas d’œil. 

Qu’elle a aussitôt essuyés avec ses manches de gilet. Je m’en souviendrai toute ma vie. 

Puis elle m’a entraînée par la main en m’expliquant qu’on était dans la même classe, et que tout irait bien. 

En allant nous placer dans la file en rang par deux, nous sommes tombées sur Éloi. Lui aussi, il était dans cette classe de CP. Il a jeté un regard dédaigneux à mes yeux rouges, à mes rastas pas tout à fait domestiquées par Prune, à mon vieux sac à dos pêché à la dernière minute dans un des placards de ma mère, à mes sandales en bout de course, et ses lèvres se sont fendues sur un sourire cruel. 

— Si t’ouvres un salon de beauté cette année, c’est sûr, personne viendra. Personne aura envie de te ressembler, t’es vraiment trop moche. 

Il paraît que les garçons et les filles s’ignorent au primaire. Le souvenir que j’ai gardé est un peu différent. Je me rappelle parfaitement Éloi. Je me souviens de notre rivalité pour les meilleures notes, de notre bagarre à coups de compas quand notre maîtresse de CM1 a eu l’idée débile de nous mettre l’un à côté de l’autre. De notre solidarité étrange quand elle nous a privés de récré pour discuter de cette violence, des trous et des éraflures vicieux, sanguinolents dans nos avant-bras.

(— Pourquoi tu t’étonnes, maîtresse ? On t’avait prévenue qu’il fallait nous séparer.)

Je me souviens de toutes les mêlées, de tous les croche-pattes, de tous les tirages de couettes, de tous les genoux en étoile, de toutes les moqueries. Éloi, Éloi, et encore Éloi. 

Il est resté le même au fil des années, du primaire au collège. Toujours tiré à quatre épingles, équipé des gadgets et des fournitures dernier cri, avec des vêtements neufs et une attitude de petit snobinard qui me faisait péter un câble à chaque fois. Et ces plaisanteries sur ma famille. 

« Ta mère c’est une vieille, t’as vu les racines qu’elle se tape ? Vous êtes vraiment tous moches à faire peur dans ta famille ? On dirait des cadavres ambulants. »

Et la fois, en cinquième, où il a traité mon petit frère Théo de crevard, je lui suis rentrée dans le lard si fort que je lui ai collé un œil au beurre noir et que j’ai été expulsée du collège pendant une semaine. J’ai même pas pleuré, j’étais fière de moi, fière d’avoir défendu mon frangin. Mais c’est aussi une des rares fois où ma mère est sortie de son apathie, me concernant. Elle m’a passé un savon légendaire. Elle m’a fait comprendre, en substance, que j’étais toute seule, et que si je foirais mes études, ce serait la fin. Elle n’avait pas d’énergie à me consacrer, elle ne pouvait pas s’occuper de Théo, ramener assez d’argent à la maison pour nous maintenir tous en vie, et se faire convoquer par le proviseur une semaine sur deux par dessus le marché. Il allait falloir que je me calme, que je fasse profil bas. 

Je me suis dégonflée comme une baudruche. Je crois que c’est le jour où j’ai compris que je n’étais pas vraiment importante à ses yeux. Ce moment a gravé dans ma cervelle que j’étais plus une nuisance qu’une source de fierté, qu’en effet, il fallait que j’apprenne à me débrouiller seule, et à avaler sans broncher les couleuvres que la vie me présenterait. 

Éloi a continué à me harceler encore quelque temps. Comme je ne réagissais plus, il y a même eu un pic de violence verbale, un dernier effort de sa part pour me faire sortir de mes gonds. Ça a duré des semaines. Je rentrais du collège le soir avec les marques de mes ongles au creux de mes paumes. Mais comme je ne répondais plus à ses provocations, elles ont fini par s’espacer. Il y avait bien encore quelques insultes, et des regards incendiaires, mais j’avais appris ma leçon, et on ne s’est plus battus. 

On a continué à grandir, et à se détester d’une autre façon, mais ça, je n’ai pas envie d’en parler maintenant.

CHAPITRE 2

Il y a trois mois

Dans la vie, il y a les gens qui décrochent la lune, qui réalisent leurs rêves, qui réussissent l’impossible, qui rencontrent l’amour fou. Je n’ai jamais considéré sérieusement que ça pourrait être moi. Et sûrement pas un vendredi matin à 7 h 15.

— Safiiiiii ! brame la voix de Prune dans le téléphone. Le moulin est en vente ! J’ai fait une offre immédiatement, et elle a été acceptée hier soir tard. Je viens de l’apprendre par Ben !

Sa voix qui craque d’enthousiasme me fait l’effet d’une douche froide. 

— Le moulin ? 

Je ne suis pas réveillée. Pour moi, le moulin évoque un endroit féerique et terrible autour duquel a gravité mon enfance. C’est quasiment un mythe. Je fais des rêves qui se passent là-bas, des cauchemars aussi, et la frontière entre les deux n’est jamais très claire.

— Le seul et l’unique ! me hurle-t-elle dans les oreilles. 

On l’appelle « le moulin » entre nous à cause de sa roue. Mais c’est plus un manoir, un… château. Une construction hardie et gracieuse qui enjambe un bras de rivière, un peu comme Chenonceaux — aussi badass que Chenonceaux, mais à peu près deux cent cinquante mille fois moins bien entretenu.

Prune et moi avons grandi en bavant sur ce vieux monument ignoré qui tombe lentement en ruines. Dans sa tête à elle, ça a toujours été une évidence : on finit châtelaines dans ce truc. Elle a même réussi à me convaincre de conclure un pacte avec elle, quand on a eu quinze ans. On s’est juré qu’on réaliserait nos rêves, qu’on serait des entrepreneuses, libres et indomptables, qu’on créerait notre bulle de pouvoir et de magie au creux de cet univers de fous, et que ça se ferait au Moulin. 

Mais c’était il y a presque dix ans et je n’ai jamais pensé que Prune passerait à l’acte sans me consulter. Il faut croire qu’au fil du temps j’avais un peu oublié le concept de Prune. 

— Attends, je lui dis, ça t’embêterait de récapituler depuis le début ? J’ai l’impression d’avoir raté un ou deux épisodes, là. 

Elle obtempère. Je la sens vibrer d’enthousiasme à travers la ligne téléphonique. Ses émanations s’échappent du combiné en harmoniques frénétiques et en puissances de trois. Trois, trois au carré, trois au cube, trois puissance quatre, treize, vingt-trois.

J’ai toujours eu une relation spéciale avec les chiffres. Je les vois, je les entends, ils me sautent à la figure. Ils se déclinent en couleurs, en vibrations, c’est difficile à expliquer, d’ailleurs je n’essaye plus de l’expliquer et personne n’est au courant. Même pas Prune. 

Elle, par exemple, elle est un 3. J’adore ce chiffre. Moi, c’est le 13. Ça explique notre amitié, quelque part.

— Tu sais que le moulin était une propriété de la commune, me rappelle-t-elle. 

Je hoche la tête. Je sais, oui. Sauf que la commune ne se décidait pas à le rénover, et que ça me rendait malade. Au lycée, on passait par le trou de la palissade pour y faire toutes nos soirées. C’était un lieu de rendez-vous, de pique-niques, de soirées, de beuveries, et de bien d’autres choses encore, pas toutes sympathiques.

— Eh ben, après les élections, et la décentralisation aidant, ils ont réexaminé les budgets, et décidé de s’en débarrasser. Tu sais que mon frère Ben est au conseil municipal. C’est lui qui m’a avertie quand ils ont commencé à discuter de mettre la propriété en vente. J’ai fait une offre au prix, immédiatement, ils ont été obligés d’accepter !

— Prune, j’observe, là on cause d’un bien public, je ne suis pas sûre que ça marche comme les ventes immobilières entre particuliers. 

— Hum, peut-être. Mais on s’en fiche puisqu’ils ont dit oui ! 

L’enthousiasme dans sa voix me secoue, je l’avoue. C’est difficile de ne pas se laisser embarquer par Prune quand elle est lancée à plein régime. Puis elle me donne le prix et j’en reste stupide deux pleines secondes. Une somme tellement épique que tout à coup je n’ai plus la moindre sensation dans mes doigts et dans mes orteils. 

— J’ai besoin de toi, ma Safoune. C’est maintenant ou jamais !

— T’es dingue, j’articule en titubant à travers l’appartement, ricochant contre les murs à la manière d’une bille de flipper.

Je vise la cuisine, la cafetière. Je vais avoir besoin de tous mes neurones. 

— C’est ce qu’on a toujours voulu faire, non ? crie Prune dans le téléphone. Monter notre boîte ! Acheter le moulin !

Je déglutis. 

J’ai toujours aimé le moulin, d’un amour terrifié, comme on aime un dragon apprivoisé qui peut vous faire un câlin rugueux et vous souffler du feu liquide dans le cou à tout moment. Mais je n’y ai plus trop repensé dernièrement. 

— Imagine, continue Prune. On le rénove entièrement, et on en fait un lieu de vie, de mariages, de spectacles, de culture ! Moi j’ai mon restaurant et mon activité de traiteur, toi tu peux ressusciter tout le machin à l’époque médiévale comme tu en as toujours eu envie et inviter des peintres et des écrivains et faire une bibliothèque et un potager avec des cours pour les enfants. 

Je vacille dans mon couloir, c’est comme si un mirage me parcourait de part en part, une sorte de fantôme millénaire, aussi brûlant qu’un vent du désert. 

— Le moulin, quoi, répète Prune à la façon d’une incantation.

Elle croit savoir que ça veut dire la même chose pour moi.  

Puis je pense à la distance qui nous sépare, Prune et moi. Sa confiance solaire, son optimisme communicatif, sa famille nombreuse qui déborde de joie et d’amour même si parfois l’organisation, le timing et l’hygiène laissent à désirer. Sa blondeur angélique, son charme, son talent. Et en passant devant le miroir, je me vois telle que je suis. Une brune au teint gris avec des cernes jusqu’au milieu de la figure, les joues creuses et déjà un pli amer au coin de la bouche. À même pas vingt-cinq ans. 

— T’es là ? relance Prune. 

Ma réponse est la fille illégitime (non désirée) d’un ballon qui se dégonfle et d’un râle agonisant. 

— T’as bu hier soir ou quoi ? demande-t-elle.

Si seulement. Tout ce que j’ai fait, hier soir, et tous les autres soirs de la semaine, et du mois d’ailleurs, s’il faut être vraiment honnête c’est : bosser comme une damnée dans l’espoir de décrocher une promotion.  

Une promotion qui m’est déjà passée sous le nez deux fois. 

— Non, je dis à Prune, t’occupe. Ça va. Tu me cueilles un peu au dépourvu, c’est tout. 

J’ai pas du tout envie de parler de ma VDM, là, tout de suite. Je préfère garder les yeux fixés sur la ligne d’arrivée : ce soir c’est le week-end. 

— C’est ton patron qui te pose encore des problèmes ? s’enquiert Prune, soudain inquiète. 

Je réponds par un grognement inarticulé qui pourrait vouloir dire n’importe quoi. Je lui ai raconté dans les grandes lignes mon parcours du combattant dans l’entreprise.

— Mais t’as envie de te lancer ou pas ? insiste-t-elle. 

Elle n’a pas besoin de me rappeler à quel point c’est une occasion unique. Je me frotte le crâne pour essayer d’arrêter la ronde des chiffres qui se forme dans mon esprit, une gigue guillerette de calculs qui naissent dès que je pense à son idée. Des chiffres attirants, fous, dangereux, fascinants.

— C’est… financièrement, Prune, ça va être un gouffre sans fond ce truc. Cette somme indécente que tu t’engages à payer, il va aussi y avoir des frais de fonctionnement… 

— Je sais ! réplique-t-elle, la voix saturée d’un rire dément. C’est complètement zinzin comme idée ! J’en ai pas dormi de la nuit. Il faut qu’on se trouve un financement. Il faut regarder les chiffres. Steuplait, steuplait, Saf, dis oui, dis oui, dis oui. J’ai besoin de toi. Tu sais que j’ai besoin de toi. 

Je hoche la tête sans rien dire. Oui, oui, je sais. À ce moment-là, j’ai déjà amplement conscience de plusieurs vérités absolues :  

1) Rêve ou pas, réaliste ou pas, je ne peux pas laisser Prune s’embarquer là-dedans toute seule. 

2) Les choses ne vont pas tarder à partir en vrille. 

3) Cette idée complètement maboule, c’est probablement la meilleure chose qui me soit arrivée récemment. Quelque chose au fond de moi veut la saisir à toute force. 

4) Il est entièrement possible que ce projet-là soit trop gros pour moi. 

— Je sais qu’on en est capable, m’encourage Prune, comme si elle avait entendu mes doutes, comme si elle aussi possédait cette faculté de capter les sous-courants de mes humeurs à travers la ligne téléphonique. 

Je crois que c’est ça qui me pousse par-dessus bord. La confiance aveugle, grisante, de Prune dans nos chances de succès. L’idée qu’en s’embarquant ensemble, on est invincibles.  

— OK, je murmure dans l’appareil, ma voix aussitôt noyée par les gloussements joyeux de mon amie. 

— Tu vas voir ! Tu ne le regretteras pas. Ça va être génial !

CHAPITRE 3

Aujourd’hui

« J’ai trouvé le partenaire silencieux idéal. Il va pas nous enquiquiner ». C’est ce que Prune m’a dit, mot pour mot. Elle a affirmé qu’elle avait enfin déniché l’investisseur adéquat, celui qui allait pouvoir nous épauler dans notre projet mégalo-délirant, nous permettre de réaliser notre rêve de gosse. 

Et de fait j’ai épluché tout le dossier, tourné et retourné les chiffres dans tous les sens. Et sur le papier, tout était parfait. Moyennant des heures de travail, on a même fini par ficeler un plan — un excellent plan avec d’excellents chiffres, sur le papier en tout cas. 

Et c’est à cause de ces chiffres parfaits que ce matin, j’ai gravi derrière Prune l’escalier de marbre qui mène aux locaux haussmanniens de ce fonds privé. On avait rendez-vous pour signer avec cet investisseur dont nous étions d’accord pour dire qu’il serait parfait pour nous épauler. 

Comment étais-je donc censée savoir qu’au détour d’une plante verte, je tomberais nez à nez avec mon ennemi juré ?

— C’est pas vrai, dites-moi que je cauchemarde, je grogne, envahie par une nausée subite.

Le « partenaire silencieux » est effectivement silencieux, pas de promesse mensongère au moins sur ce point. Depuis que nos regards se sont croisés, provoquant chez moi une remontée de bile, lui s’est figé dans une pose si dramatique qu’elle devrait être accompagnée de sa propre musique. Et il dégage à plein tube des harmoniques de 14 tellement agressifs et embrouillés qu’il me file de la tachycardie. 

Éloi Morcerf. Bordel de merde.

Il n’a pas du tout changé en sept ans. Grand et ténébreux comme un Heathcliff de l’avenue Montaigne, il me dévisage d’un air scrutateur, une moue de déplaisir intense sur son visage aux traits réguliers. Il promène sur tout mon corps son œil désapprobateur, en prenant son temps. Pas comme ces pervers qui vous déshabillent d’un regard tout en réfléchissant à ce qu’ils vont bien pouvoir vous soutirer s’ils appliquent la bonne pression au bon endroit, ou s’ils vous appâtent avec ce qu’il faut. Non. Si seulement. J’ai des armes contre ces porcs-là, galvanisées au cours de mes quelques années de salariat et de course à l’échalote. 

Ce regard-là est différent et je n’ai pas de bouclier pour me défendre. Il est pure détestation, pur mépris. C’est une claque brûlante comme de la glace. Il essaye de me congeler sur pied dans l’espoir qu’ensuite en tombant je me briserai en mille morceaux. 

Il exècre tout ce que je suis, d’une haine totale, absolue… et réciproque.

C’est instinctif, viscéral. Je n’ai peut-être pas de bouclier, mais je rendrai coup pour coup. Moi aussi je peux disséquer d’un œil froid et dur l’homme qui se tient en face de moi. Son visage à la beauté classique ne mérite que de l’indifférence. La moue crispée au coin de ses lèvres pleines, jumelle de ma propre ride prématurée, appelle avec force l’antipathie. Ses vêtements impeccables : révoltants. Je n’ai qu’une envie, lui envoyer une bouffée enflammée de répulsif anti-connard et l’atomiser une bonne fois pour toutes. 

Pendant ce temps le regard de Prune va de l’un à l’autre, inquiet mais pas vraiment, parce que Prune pense que tous les problèmes se résolvent tout seuls, tout le temps.

— Il y a un souci ? demande-t-elle. 

Il y a effectivement un souci. Un énorme souci. 

Prune, cependant, ne se laisse pas démonter. Elle s’embarque dans des présentations, comme si on en avait besoin ! 

— Safi, tu te souviens d’Éloi ? Et toi, Éloi, tu connais Safi, bien sûr.

Il ne dit même pas bonjour et moi non plus. Nous hochons la tête sans nous quitter des yeux, comme deux chiens de combat prêts à se sauter à la gorge. 

— Alors, super ! conclut Prune avec entrain. Je sens qu’on va faire de grandes choses tous les trois. 

Je secoue lentement la tête et le pli amer sur la figure d’Éloi se creuse encore, à la manière d’une fossette invertie, satanique. Je ne crois pas qu’on soit capable de faire de grandes choses ensemble, non.

Ce que je crois, moi, c’est qu’à partir du moment où nous respirons le même air, où nous nous tenons dans la même pièce, le monde s’engage dans une spirale de destruction dont personne, PERSONNE, ne sortira vivant.  

J’articule sans le quitter des yeux : 

— Prune, on peut se parler une seconde ?

Ma copine de toujours adresse un sourire à l’antéchrist, mi-navré, mi-charmeur. 

— Juste un instant, Éloi, et on est à toi tout de suite. 

Puis elle m’entraîne par la main, parce que malgré ma détestation intense de cet homme, je suis incapable de me détacher du face-à-face. Et maintenant je marche dans le couloir. Je note quelques détails du fond de ma transe. Moquette gris foncé, épaisse, marbres, orchidées sur des guéridons, stucs, stucs, stucs.

Enfin je suis dans une salle haute de plafond, une salle de réunion avec une grande table en verre. La porte se referme sur Prune et moi avec un petit claquement bien élevé. C’est le signal qu’attendait mon corps pour lâcher son incrédulité et son venin. Je crache :

— Comment t’as pu faire une chose pareille ?

J’en reviens pas. Je savais que ma meilleure amie était plus ou moins fiable sur tout un tas de choses. Mais je pensais qu’au minimum elle me soutiendrait. Pas qu’elle me poignarderait dans le dos.

— Quoi ? fait Prune avec une fausse innocence complètement ratée. 

— Manifestement tu savais qu’il serait là. Et tu m’en as rien dit. Explique-toi. T’as intérêt à avoir une bonne raison. 

Elle soupire. 

— J’avais peur que tu montes sur tes grands chevaux. Oui, je me doutais qu’il pourrait être là. L’actionnaire principal du fonds, Bertrand Douvres, c’est son oncle. 

Je me fustige pour ma stupidité. Il y a eu des signaux, bien sûr, et je les ai ignorés. L’investisseur local. Le nom de famille, Douvres, vaguement familier, de très loin. Normal : c’est l’oncle maternel d’Éloi. Le business angel qui va nous permettre, à Prune et à moi, de réaliser notre rêve, c’est le frère de sa mère ! Ils sont blindés dans la famille. Et évidemment, en bon fils à Papa, Éloi est allé directement travailler pour son clan. 

Et maintenant j’imagine la trahison. Je vois Prune appelant directement Éloi, notre ennemi juré de l’adolescence, reniant mon amitié, prostituant pour ainsi dire notre projet avant même qu’il ait franchi la ligne de départ. 

Elle soupire. 

— C’était la meilleure solution, Safi. C’est eux qui m’ont écrit en premier. Et c’est pas comme si notre projet attirait les investisseurs à la pelle par ailleurs, je te rappelle. 

J’ai besoin de m’asseoir. Je titube en arrière et finis par poser un coin de fesse sur le plateau de verre de la grande table. 

— Mais tu savais qu’on aurait à traiter avec Éloi et ça ne t’a pas paru rédhibitoire ? Tu devais bien te rendre compte que ce serait un énorme problème, non ?  

Nouveau soupir.

— Je n’étais pas sûre qu’on aurait directement affaire à lui. Et puis j’avais peur que tu réagisses comme ça. Que tu sois irrationnelle. 

Irrationnelle, moi ? Non, juste réaliste. Prune s’est débrouillée pour vendre la moitié de notre nouvelle vie à notre ennemi juré. Elle a hypothéqué notre âme. 

— Comment t’as pu… 

La colère roule au-dedans de moi, mais quand je lève les yeux vers Prune, au lieu de l’expression de contrition que j’exige, qui seule pourrait m’apaiser, tout ce que je vois, c’est une résolution d’airain. Qui est cette inconnue en face de moi ? Où est passé l’ange de patience aux rondeurs onctueuses et aux boucles blondes ?   

— Saf, je compte sur toi pour te ressaisir immédiatement. L’eau a coulé sous les ponts et on n’est plus en maternelle. C’est notre meilleure chance et tu le sais pertinemment. Alors, tu vas arrêter tes caprices et te comporter comme une adulte. Et puis c’est seulement un partenaire silencieux. Qu’est-ce qu’on en a à cirer de lui, du moment qu’on est toutes les deux ?

Tout ceci est en partie de ma faute, parce que Prune n’a pas eu toute l’histoire. Elle ne peut pas deviner ce que je ne lui ai pas raconté. Je répète d’une voix sourde :

— Prune, ça va pas être possible.

Et bien sûr, elle ne peut pas comprendre : 

— Mais pourquoi ? Saf, tu as lu tous les contrats. Quinze fois. Vous avez fait des milliers d’allers-retours. Sur le papier, tout est optimisé au maximum, tu l’as dit toi-même. Signer avec eux, c’est la meilleure solution. 

— Je pourrai jamais bosser avec ce type sur le dos 24/7, grommelé-je.

Rien que d’imaginer ses yeux sur moi en permanence, scrutant la moindre de mes actions pour tout miner, tout juger et critiquer, je me sens mal. Je vais vomir, je cherche déjà des yeux la corbeille à papier. 

— Mais il ne sera pas sur ton dos tout le temps, objecte Prune. Il va juste nous faire un gros chèque pour qu’on puisse restaurer le moulin, et ensuite, il suivra de loin en loin en faisant des remarques sarcastiques comme un gros loser, mais on s’en fout. On est majoritaires. Allez, ma douce, sois courageuse. Je sais que tu peux le faire.

Je respire profondément pendant qu’elle m’encourage comme on calme un cheval qui se trouve à deux doigts de prendre le mors aux dents. 

— Allez, ma belle, répète-t-elle. Tu peux y arriver. 

Signer un contrat pour céder 49 % de notre boîte à mon ennemi juré ? La seule pensée du sourire tête à claques d’Éloi déclenche une nouvelle montée de nausée et de panique. Et j’ai l’impression que les murs suintent le 14, le chiffre d’Éloi. Je suis dans son antre et j’étouffe. 

Prune continue à me parler, à m’apaiser avec le son de sa voix. 

— Je sais qu’il t’a harcelée pendant tout le collège et qu’il a été dégueulasse avec ton frère. On va juste lui prendre un paquet de pognon et se tirer dans le soleil couchant, OK ? 

C’est tout à fait Prune de voir les choses comme ça, comme un hold up plutôt qu’un pacte avec le diable. Maintenant elle lisse mes cheveux en approuvant de la tête quand je me calme graduellement. 

— S’il y avait une autre solution, je te jure que je l’aurais choisie. Mais tu l’as dit toi-même. Sur le papier, ce sont eux notre meilleure chance. Tous les autres sont des requins suceurs de moelle. Les banques sont pires, et on s’est promis qu’on ne taperait pas notre famille et nos amis, rappelle-t-elle. Quand bien même ils auraient du blé.

Je hoche la tête, mal à l’aise. Je sais tout ça ; on en a déjà parlé mille fois. Tous les calculs, on les a faits ensemble, les décisions, on les a prises toutes les deux. Les chiffres sont bons, je les sens quand je ferme les yeux, verts et bleus et dorés, rassurants contre mes paupières. Ces chiffres que je polis depuis des mois, depuis que nous avons décidé de nous lancer, sont d’une beauté à couper le souffle. Prune a raison. Il suffit juste d’écarter Éloi de l’équation. Il n’a rien à voir avec notre projet. C’est provisoire. 

Avec Prune. Bien sûr que je peux le faire.

CHAPITRE 4

Prune m’a convaincue de revenir à la table des négociations. Nous voilà donc dans une autre salle de réunion à la même décoration accueillante et très impersonnelle : une table de verre, une moquette gris perle, du verre, et toujours ces orchidées à la beauté froide. Je suis soulagée que nous n’ayons pas eu à entrer dans le bureau d’Éloi, dans un espace imprégné de sa présence. C’est déjà bien assez perturbant de l’avoir en face de moi à deux mètres, aussi raide qu’un piquet, irradiant comme jamais le 14, ce chiffre que j’ai du mal à encadrer, si plein de supériorité et de désapprobation. 

Je roule des épaules sous ma veste de consultante, mais il n’y a rien à faire, tous les muscles de mon dos se sont vitrifiés en une carapace de tension. Tant pis. J’attaque direct.

— Qu’est-ce que tu fous là ? lui demandé-je sans aucune trace d’aménité.  

Et lui, on dirait qu’il a du mal à ouvrir la bouche, tellement il serre les mâchoires. 

— Désolé, grince-t-il, mon boss a lâché ce dossier sur mon bureau, et j’ai rien pu faire.

Genre il ne pouvait pas refuser, plaider l’incompatibilité d’humeurs. Je lis sur son visage qu’il ment. Parce que je le connais comme ma poche, ce serpent. Il n’a pas l’air désolé pour un sou. Contrarié, excédé, oui. Navré ? Jamais de la vie. Il tourne son stylo doré entre ses longs doigts, dans une attitude de nonchalance qui me semble, à moi, très étudiée. Il sait qu’il pourrait faire la couverture de GQ, ou la page spéciale « comment avoir la barbe de trois jours parfaite ». 

Je le regarde un moment, incrédule, puis je sens la présence de Prune à côté de moi, qui attend un peu de maturité de ma part. Je me contente donc d’une attaque personnelle générale, que j’envoie avec un sourire suave.

— J’ai toujours su que t’avais l’âme d’un reptile.

Éloi riposte avec un rictus arctique. 

— Je n’allais pas me désister et exposer un de mes pauvres collègues à tes sarcasmes, Safi. Tout le monde n’est pas aussi résistant que moi.

Ma réponse est un reniflement ronflé extrêmement réussi. Prune a l’air inquiète. 

— Safi, intervient-elle. 

Elle a sans doute des flashbacks de cour de récré. Elle a peur que je me jette tous ongles dehors sur notre investisseur, et que je lui crève les yeux. Et elle n’a peut-être pas complètement tort. 

Sans m’en rendre compte, j’ai refermé mes mains sur les côtés de ma chaise et je la serre à m’en faire craquer les jointures. Mais je vais rester adulte et responsable. Oui, il m’énerve prodigieusement, c’est rare d’éprouver des sentiments aussi forts pour qui que ce soit, et cependant, je sais qu’il s’agit d’un problème temporaire. Tout va bien. Respire profondément.

— Bien, décide Éloi, avec une complaisance ostensible, quand dix bonnes secondes se sont écoulées dans un silence tendu. 

Je peux voir à son expression qu’il pense avoir le dernier mot et ça fait remonter la bile dans mon œsophage. 

— Puisque tout le monde est calmé, poursuit-il sournoisement, je vous propose qu’on réponde à vos dernières questions avant de signer.

— Pas la peine, dit Prune, l’air nerveux, en tortillant son écharpe entre ses longs doigts diaphanes. Nos avocats ont déjà étudié toutes les clauses, posé toutes nos questions. On peut signer direct. 

— Moi, dis-je, j’ai une question. Quelle va être ton implication dans ce projet, Éloi ? 

Je sais que c’est stupide de demander, parce que Prune a raison, on ne va pas reculer maintenant, cet investisseur est tout simplement le meilleur pour notre projet, le seul qui ait du sens, en réalité. 

Une part de moi espère juste encore qu’il ne suivra pas le business, qu’il ne sera pas là à tout instant à tripoter MES chiffres. Je ferme les yeux brièvement, et oui, ils sont encore là, émeraude, bleu pétrole, irisés comme le plumage d’un oiseau exotique. Je me détends instantanément. Les chiffres sont mes amis. Ils me calment, ils me parlent. 

Quand j’ouvre les yeux à nouveau, je surprends le regard d’Éloi qui m’observe avec une expression inédite, dans laquelle n’entre, pour une fois, aucun mépris. Il a plutôt l’air curieux. Ah, oui, il les voudrait bien, mes chiffres. Mais il ne peut pas les avoir. Ils sont à moi.

— Mon implication, précise-t-il : j’ai monté le dossier de financement, et maintenant je vous accompagne tout au long du projet. 

J’en reste la bouche ouverte pendant qu’à l’intérieur de moi, des murs s’effondrent sur eux-mêmes. 

— Comment ça, tu nous accompagnes ?

Je suis au bord de la syncope. 

Quand il sourit, c’est le genre de mimique qui dessèche l’atmosphère autour. Oui, voilà, son sourire ce sont des cristaux de soude, qui vous fanent sur pied et vous font mourir en dedans. 

— C’est la spécialité du fonds. On accompagne les porteurs de projets qui veulent restaurer des demeures à caractère historique pour leur donner une chance de continuer à exister. Mais on ne va pas se contenter de signer des chèques à des rêveurs incompétents qui n’ont aucune expertise en la matière. 

— Merci, glissé-je par réflexe. 

— Le fonds dirige la rénovation de ces biens sans compromettre leur âme, en faisant appel aux meilleurs artisans et technologies, pour que de jeunes entrepreneurs puissent les habiter et y mener leurs projets. On a des partenariats avec des entreprises spécialisées, des organismes publics, des fondations internationales. Il se trouve que tout le monde adore les monuments médiévaux français. C’est juste que personne ne sait par quel bout les prendre. Contrairement à nous, finit-il avec un sourire de loup. 

— Et puis il y a des subventions et des avantages fiscaux, dis-je tranquillement. Les vieilles pierres, ça a du bon de ce côté-là.

Il hausse les épaules. 

— On utilise tous les leviers qui se présentent. Le plus important, c’est de restaurer ces bâtiments patrimoniaux. C’est la vision du créateur du fonds. 

— Le créateur du fonds. Ton boss. Ton oncle, quoi. 

Il hoche la tête, l’ombre d’un sourire sur ses lèvres à l’arc si harmonieux, si hautain. 

— Lui-même. 

— Il est blindé et il peut se permettre de jouer les mécènes. 

— Oui.

Quelque part ça me vexe encore plus. Que l’oncle d’Éloi se fiche de la viabilité économique de notre projet. Pour lui, c’est juste de l’argent jeté par les fenêtres. Des bonnes œuvres. 

Je plisse les yeux et quand ma voix vibre dans la pièce, je ne suis pas sûre de la reconnaître moi-même. Je suis menaçante, une louve sur le point de mordre. 

— Prune n’a pas besoin de la charité. C’est une chef talentueuse qui décrochera sa première étoile dès que le restau sera lancé. 

Éloi se laisse aller vers le fond de son fauteuil, les bras croisés sur la poitrine. Son sourire s’est fait moqueur. 

— J’en doute pas une seconde. Et moi, je serai là pour m’assurer que la boîte ne part pas dans le mur au bout de six mois parce que Prune est incapable de gérer une entreprise. 

Et moi ? À quoi est-ce que je suis censée servir ? Comment fait-il ? Il se débrouille pour nous insulter toutes les deux en même temps, d’une seule réplique paresseuse. Il n’a pas changé d’un pouce depuis la maternelle, c’est prodigieux. 

Je prends conscience que je suis appuyée sur la table, les paumes sur le plateau de verre, aussi tendue en avant qu’Éloi est décontracté et indolent dans son fauteuil (c’est une façade, je sais que c’est une façade, ça grouille tellement de 14 dans toute la pièce, je suis sûre que lui aussi il est prêt à bondir). La main de Prune se pose sur mon poignet. 

— T’inquiète, Saf… 

Je me dégage gentiment, mais fermement. 

— Non, laisse-moi. Ce type essaye de t’enfoncer, de sous-entendre qu’on est des cas sociaux, quand en fait c’est tout le contraire. On veut le moulin et on l’a pris, et tout le reste, on le prendra aussi, sans attendre l’aide de qui que ce soit. On n’a pas besoin d’un blanc-bec pour vérifier que la boîte est saine. Ça, c’est MON boulot. 

Quand je me rassieds dans mon siège, le cœur battant, Prune me sourit. 

— J’ai jamais dit le contraire, ma jolie. 

— Moi non plus, glisse Éloi. Je serai juste là pour m’assurer que vous ne vous plantez pas.

Je le vois d’ici. Il attend qu’on se vautre, il compte là-dessus. C’est comme ça qu’il entend finalement gagner le bras de fer qui nous oppose depuis l’enfance. Il va nous prendre notre rêve et nous prouver par a+b qu’on est incapables de le décrocher. Mais je ne le laisserai pas faire.

CHAPITRE 5

— Double mojito, et vous pouvez y aller franco sur le rhum. On a des choses à fêter, dis-je au barman, sombre, en m’installant dans un tabouret haut.

Et aussi d’autres à engloutir dans des flots d’alcool.

Prune s’assied à côté de moi. 

— Je suis fière de toi, Saf. Tu t’es presque comportée en adulte à l’instant. Très impressionnant. 

Après la signature des statuts de notre entreprise, il n’y a plus qu’à enchaîner sur la vente du moulin et la remise des clefs, mais tout est en ordre et ce ne sera qu’une simple formalité. 

— Je sais pas si j’ai toujours envie de te parler, associée. T’as fait ce qu’il fallait, mais je te pardonnerai pas avant d’avoir descendu mon double mojito, OK ?

Je suis encore sous le choc et je n’ai pas bien digéré, je crois, le pire aspect de ma matinée. Revoir mon ennemi de cour de récré de manière totalement inattendue dans un costume d’adulte et avec un pouvoir de nuisance d’adulte n’est que le début de mes problèmes. Je vais devoir bosser avec lui de façon régulière et répétée. Avec cette espèce de Satan aigri et sarcastique. Business angel, mon œil. 

— Chuis désolée, dit Prune. Ça ne m’arrange pas trop, moi non plus. Mais c’est juste pour la période du chantier. Ensuite quand tout marchera comme sur des roulettes, il sera bien obligé de nous lâcher les baskets. Il aura d’autres chats à fouetter. On le verra pour les conseils d’administration, une fois par an. Ça te fera un rappel du bon vieux temps, rien de plus. 

Je gronde. Une fois par an c’est déjà trop. 

— Il s’attend à ce qu’on se plante. Il nous a quasiment promis qu’on allait se planter. 

— Mais non, dit Prune. T’inquiète. Il a pas le pouvoir de nous faire planter, et ce n’est pas dans son intérêt. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Il va être professionnel.

— S’il ne l’est pas, j’irai personnellement voir son oncle pour demander à ce qu’il le vire, je grogne. 

Mais en fait, ça m’étonnerait que ça se produise. Je connais Éloi Morcerf, à force de le détester depuis des années. Je sais qu’il est réglo, qu’il ne poignarde pas les gens dans le dos. Non. Il se contente de les dévisager froidement et de leur énoncer la liste précise, détaillée de leurs handicaps. Je ferme les yeux. 

Prune se place derrière moi et entreprend de me masser les épaules. Je me pâme aussitôt en m’effondrant à moitié sur mon tabouret avec un long grognement, parce que je suis incapable de résister à un bon massage. Ceux de Prune sont divins. Et moi, je suis une addict. J’ai besoin de contact, j’ai besoin qu’on me touche. Probablement que je n’ai pas eu assez de tendresse dans mon enfance, au moment où le gouffre sans fond aurait encore pu être rebouché. Et maintenant, rien ne pourra jamais combler le vide. 

— Aaaah, Prune, je te pardonne, c’est booooon.

Quand j’ouvre les yeux, le barman me regarde d’un air bizarre. D’un revers de main, j’essuie la salive au coin de ma bouche. Prune a repris sa place à côté de moi et approche son verre avec un sourire triomphant. 

— À nous !

Nos verres s’entrechoquent. 

— Au futur, ajoute Prune. 

— Chômeuses et entrepreneuses, SDF à partir de ce soir ! 

Elle rit. 

— Tu es presque aussi négative que lui, parfois.

Je plisse les yeux.

— Je ne suis pas négative. Je suis réaliste. Et si tu savais à quel point j’adore mon nouveau statut de chômeuse, après le taf auquel je viens d’échapper !

Le seul avantage de mon job, c’était qu’il me permettait de travailler avec les chiffres. Pour le reste, c’était l’horreur. Tout le temps en déplacement, avec des gens ennuyeux qui ne pensaient qu’à gratter sur leurs per diem pour s’offrir des bons restaurants. Et la picole, seigneur Jésus. La moitié des mecs dans cette boîte étaient en bonne voie pour devenir d’authentiques alcooliques. Et le machisme des associés, mieux vaut éviter d’en parler. Heureusement, je ne me suis jamais plainte du harcèlement latent, toujours présent, sous couvert de gentil ha-ha-on-rigole, qu’est-ce qui leur prend aux juniors de se rebiffer. Si je l’avais ouverte, ça aurait été plus difficile ensuite de me faire virer. Ça aurait fait peur aux RH. Là, j’ai réussi l’exploit : je suis libre et je pars avec un joli trésor de guerre en indemnités de licenciement, que j’investis dans le moulin ainsi que mes économies, bien sûr. Je rends mes clefs ce soir à mon propriétaire. J’ai mis le gros de mes affaires au garde-meuble et rassemblé dans quelques cartons mes possessions les plus essentielles. Prune a rendu son appart aussi et habite chez ses parents depuis quinze jours. Elle est venue à Paris exprès pour la signature. 

Comme on est en mars et que l’hiver est derrière nous, on a décidé d’aller s’établir au moulin tout de suite, avant même que les travaux de réhabilitation ne démarrent. On vivra sur le terrain, dans des caravanes. C’est l’aspect qui met Prune le plus en transe, je crois que pour elle, cette entreprise est une sorte de gigantesque soirée pyjama. Elle n’a peut-être pas complètement tort.

— C’est officiel, je murmure, pas tout à fait sûre d’y croire. Nous allons être propriétaires à 51 % d’hectares et d’hectares de terrains en plus de notre magnifique moulin médiéval en ruines. 

Mon plan est de superviser la rénovation tout en travaillant les sources d’approvisionnement locales pour le restaurant, les artistes du coin, les historiens régionaux. Et je compte ressusciter à sa gloire passée le potager du moulin. Je vais y faire pousser des légumes en voie de disparition. Ça nous fera un bon angle de communication pour nous faire connaître. Et je veux étudier de plus près la possibilité de réparer la roue à eau en y incorporant une turbine. Ça me paraît évident : il faut qu’on produise de l’électricité. Cet endroit va être une sorte de rêve cochon pour bobo. Mon but, c’est d’attirer les riches Parisiens pour qu’ils viennent s’encanailler un week-end au bord de l’eau en toute bonne conscience.

Pour l’instant, Prune conserve un job à temps partiel à la pâtisserie dans un restaurant de la ville, mais elle passera le reste de ses journées à élaborer de nouvelles recettes en utilisant dès que possible les fruits et légumes de mon potager. Elle squattera la cuisine de ses parents jusqu’à ce que celle du moulin soit en état de l’accueillir.

— On fera venir les touristes des quatre coins du monde, décrète-t-elle, des étoiles dans ses grands yeux bleus.

Je hoche la tête, mais c’est plus fort que moi. Pendant que Prune se délecte de son hubris, moi, je vois déjà arriver le retour de bâton. J’entends d’ici la voix de ma mère. « Tu aurais mieux fait de garder ton job sérieux, qu’est-ce qui t’a pris ? »

Si je reviens au moulin, je serai tout près de chez ma mère. Je ne vais plus guère lui rendre visite depuis que mon petit frère est mort, il y a quatre ans. La communication est devenue très difficile. En substance, je vois bien qu’elle m’en veut d’être encore vivante. Elle m’en veut de ne pas être lui. Elle cherche les traces de lui partout sur mon visage, et quand je lui demande d’arrêter, elle ne s’en défend même pas. Et moi… je suppose que j’en veux à la terre entière, parce que toute mon existence, j’ai eu l’impression, bien qu’étant l’aînée, de faire office de roue de secours, d’être une version de rechange de mon frère. Depuis qu’il n’est plus là, pourtant, je gis abandonnée dans le garage. J’étais obsolète depuis le début.

— T’es partie où, là ? demande Prune, interrompant ma rêverie morose. Ne me dis pas que c’est à cause d’Éloi. Je te jure qu’il sera là bien moins que tu ne le crains. On le verra à peine. 

— Je pensais pas à lui. Mais merci de me rappeler son existence. 

Elle soupire. 

— Je sais que tu es persuadée de le détester, mais tu ne crois pas que tu pourrais revoir ton jugement après tout ce temps ? 

Toutes les plaisanteries cruelles servies par Éloi au cours des années resurgissent en bloc. Il n’a jamais cessé de me rappeler à quel point j’étais toujours la plus pitoyable de la classe, la moins bien soignée, la moins bien fringuée, et comment mon frère, le gosse tout déformé qui ne pouvait déjà presque plus marcher, ne passerait pas Noël. 

Non, maintenant que Théo n’est plus là, je ne peux plus vraiment pardonner ce genre de choses. C’est trop tard. Et je n’ai pas besoin d’un oiseau de mauvais augure sur mon épaule, qui m’explique nuit et jour par le menu de quelle façon je vais échouer. 

— Désolée, dis-je. T’as raison, je sais bien qu’il faut que je me comporte comme une adulte. Mais j’aurais préféré qu’ils envoient quelqu’un d’autre. À vrai dire, je comprends même pas pourquoi il a accepté de s’occuper de notre dossier. Pour moi, c’est évident qu’il m’a dans le nez.

Prune hausse les épaules. 

— Peut-être qu’il ne te hait pas tant que ça. 

Je n’en mettrais pas ma main à couper. Mais je peux promettre de ne pas laisser notre inimitié faire capoter notre projet. C’est Prune qui me donne l’idée, quand elle murmure, songeuse : 

— Si tu fais de sa vie un enfer, ils finiront probablement par envoyer quelqu’un d’autre à sa place.

à suivre…

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