Nos amours maudites – les premiers chapitres

Nos amours laissent en nous des traces indélébiles.
 
Agathe hérite de son excentrique grand-tante un manoir de fort caractère à la campagne et… un homme de ménage à tomber à la renverse : Oscar, un artiste-peintre aussi beau que passionné et mystérieux. Entre eux, l’alchimie est immédiate, irrésistible, au point qu’Agathe redoute de se perdre dans cette relation si intense qui progresse trop vite.
 
Et c’est loin d’être tout. Au fur et à mesure qu’elle dénoue l’écheveau de l’histoire familiale, elle découvre un passé marqué par des amours tumultueuses et tragiques.
 
Saura-t-elle réparer ces blessures avant que son héritage ne la rattrape ?
 
Si vous aimez les histoires d’amour avec des héros forts et fragiles à la fois, les familles aux lourds secrets, les coups de foudre et les coups du sort, cette romance au parfum d’été est pour vous. 

Pour acheter le livre en ligne sur Amazon, c’est ici : https://www.amazon.fr/dp/B08CKX5PLX
et sur toutes les autres plateformes : https://books2read.com/u/bprwpl
 

Chapitre 1

Le haut mur de pierre est surmonté de barbelés et la grille de fer forgé, haute d’au moins trois mètres, est veillée par deux gargouilles de granit accroupies au sommet de colonnes rondes. 

Dans la chaleur étouffante du mois d’août, je ressens soudain la fatigue et la soif avec une violente intensité. Je n’ai pas bu depuis mon arrivée à la gare de Saulnon en fin de matinée, d’ailleurs je n’ai pas déjeuné non plus avant le long rendez-vous chez le notaire. L’air humide réverbère la chaleur et il n’y a plus d’ombre nulle part. Une goutte de sueur perle au creux de mon genou et je cherche nerveusement l’élastique autour de mon poignet pour ramener mes cheveux sur le sommet de ma tête, et créer un peu de fraîcheur, avant de me rendre compte que j’ai déjà eu recours à cet expédient il y a plus d’une heure, dans l’étude de Maître Galamas. 

Assise alors dans la pièce sombre encombrée de livres et sans une molécule d’oxygène, occupée à signer une inépuisable pile de paperasses, je me considérais au bout de ma vie, mais j’avais tort. Le bout de ma vie, c’est maintenant. 

Le notaire m’avait prévenue que c’était la plus grande maison du village, mais je n’avais pas anticipé… ce truc. Je m’attendais à une demeure bourgeoise avec un joli toit d’ardoises, quelques balcons romantiques et peut-être une échauguette, une tourelle dans laquelle la princesse (moi en l’occurrence, et c’est pas la peine de rigoler) pourrait installer sa chambre. 

Autour de ce manoir, le jardin, laissé à un abandon charmant, aurait été envahi de glycines et de rosiers géants ô combien pittoresques, un peu, là aussi, comme le château de la belle au bois dormant. 

C’est bien ce qui arrive quand vous héritez de votre richissime lointaine grand-tante, celle qui a mené une existence de création et de romance, avant de se barricader dans sa maison pour y vivre au milieu de ses chats ? Cette aïeule si incroyablement célèbre, talentueuse et snob qu’elle n’a jamais plus adressé la parole à sa famille ? Jusqu’au moment où dans un coup de théâtre, elle vous lègue sa grande baraque ?

En tout cas, c’était le scénario que j’avais en tête. 

Je savais qu’Aglaé n’avait pas terminé sa vie dans les meilleures dispositions mentales, qu’elle était vieille et un peu parano sur les bords, qu’elle vivait en recluse depuis qu’un amant éconduit l’avait défigurée. C’était ce que racontait la légende familiale, après tout.

Je m’étais préparée à ce que sa maison porte la trace d’un destin tragique d’une manière ou d’une autre. En aucun cas je ne m’attendais à tomber sur le château du fils de Dracula et de Niki de Saint Phalle.

— Votre grand-tante avait beaucoup de personnalité, et elle appréciait l’art moderne, commente, imperturbable, le notaire. 

Tu m’étonnes. 

Le premier détail qui frappe, c’est la pierre noire, basaltique, qui a servi à construire le manoir, et qui n’a certes aucun lien de parenté avec le style bourguignon traditionnel. La structure du bâtiment elle-même n’en offre pas davantage. Il évoque un monstre accroupi, encore une gargouille, ou un dragon qui ramasserait ses muscles de pierre puissants pour vous bondir dessus. 

Les étroites fenêtres en ogive sur la grande façade sont parées de vitraux, toutes sans exception. Je frémis déjà à l’idée de ce que je vais découvrir à l’intérieur. Probablement pas de spacieuses pièces modernes et bien éclairées. 

Je vois ce qui me rappelle un monstre dans ce bâtiment. C’est la porte d’entrée avec son double battant encadré de deux fines colonnes et surmonté d’arabesques gothiques. On dirait une gueule qui s’apprête à se refermer sur vous. Ma réaction réflexe face à cette présence impressionnante est de déglutir mon horreur. 

Le jardin, ou plutôt, le parc, immense, est envahi d’épais buis mal taillés (très fortement évocateurs de The Shining) et de résineux odorants. Devant le manoir, une allée de graviers gagnée par les mauvaises herbes mène au perron en décrivant un arc de cercle autour d’une grande fontaine. Cette dernière est vide, mais j’imagine d’ici l’effet lorsqu’elle est en eau. La sculpture centrale est une gigantesque bite multicolore. Ce n’est pas une image ni une exagération. Cette fontaine représente vraiment, de manière absolument univoque, un énorme service trois-pièces, rouge et vert et bleu roi et jaune d’or, les couilles charnues, et la queue dressée vers le ciel en une érection provocante. On ne peut pas la rater : longue, épaisse, et brillante de vernis, elle est en contraste total avec la silhouette noire et trapue de l’immense manoir derrière elle. 

Voilà, voilà. 

Je suis prise d’une sorte de découragement teinté, il faut bien le dire, de curiosité perplexe. Je ne suis plus si sûre que ma famille ait bien cerné tante Aglaé de son vivant. 

— C’était une vieille dame pleine d’humour, commente avec flegme Me Galamas.

— Sans blague, m’entends-je répondre de très loin. 

Je crois que je vais tomber dans les pommes. C’est juste la chaleur. Ça n’a rien à voir avec le fait que je viens d’hériter de cette monstruosité intrigante, et que mon cerveau n’arrive pas à réconcilier les informations visuelles qu’il reçoit avec les idées préconçues qu’il nourrissait jusqu’ici. Ce n’est pas que je sois prude, mais ça fait beaucoup d’un coup.

Le notaire s’en aperçoit. 

— Ça va aller ? demande-t-il.

Je murmure faiblement un « oui, oui » qui franchit à peine mes lèvres. Il regarde sa Rolex puis me tend le trousseau de clefs dont il s’est servi pour ouvrir le portail. 

— Voici la clef du portail, celle de la maison, et la petite ici sert à ouvrir l’atelier. Celle-ci, je vous conseille d’en prendre soin, d’après feu ma cliente c’était un exemplaire unique. Je vous laisse faire le tour du propriétaire. J’ai un rendez-vous à quinze heures. 

— Bien sûr… bien sûr.  

Je me demande si c’est très déontologique de sa part d’abandonner une cliente en deuil et en état de choc.

— Vous avez pris une chambre d’hôtel en ville ? s’enquiert-il. Je peux recommander l’auberge du Cheval noir, sinon. On y dîne très bien.

— Euh… merci. 

Je n’ai pas réservé de chambre en ville : naïvement, je pensais dormir au manoir. Après tout, tante Aglaé a vécu ici jusqu’à récemment. La fontaine-bite a peut-être été coupée, mais il y a encore l’eau et l’électricité, et même le wifi. 

Je m’empare de la poignée de ma valise et je me tourne vers le notaire, le gratifiant d’un salut distrait et d’un autre remerciement mitigé. Je ne l’entends même pas partir.

Chapitre 2

Je n’ai pas la force d’entrer tout de suite. Je vais me poser deux secondes à l’ombre sur le perron, et respirer tranquillement avant d’affronter mon héritage, décidé-je.

Je sors mon téléphone. J’ai besoin de parler à une personne qui vient de la même réalité que moi, juste pour m’assurer que je n’ai pas malencontreusement basculé dans la quatrième dimension. Je compose donc le numéro de Charlie, ma meilleure amie, qui doit être déjà de retour au bureau à cette heure-ci. Elle est assistante juridique et elle rêve d’évasion. 

— Alors ? veut-elle aussitôt savoir. Je fais mes valises ? Je prends mon maillot de bain ou pas ? 

Au cours des derniers jours, nous avons à plusieurs reprises évoqué la maison d’Aglaé, et dans nos fantasmes, nous sommes allées jusqu’à la parer d’une piscine. N’est-ce pas la première chose que vous faites construire quand vous êtes riche et que vous avez du terrain ? Une piscine pour vous dorer la pilule dans le chaud soleil d’août et en faire profiter vos amis ?

— Hum, dis-je, en fait, je ne crois pas qu’il y ait de piscine. 

— Tu n’en es pas sûre ? Va visiter et raconte-moi tout ! Tu es là-bas ? Il n’y a pas eu de problème ?

Sa voix s’est soudain teintée d’inquiétude. 

— Non, non, tout va bien. J’ai les clefs. Je suis assise sur le perron. J’ai eu un petit coup de chaud, c’est tout. 

Je lui raconte ce que j’ai vu de la maison, à savoir, la façade et la fontaine. Sa réaction immédiate est :

— Je ne te crois pas. Envoie une photo et rappelle-moi. 

Je me lève en soupirant, je secoue le bas de ma robe pour décoller le tissu moite de ma peau et pour déloger les petits gravillons qui en ont profité pour s’incruster. En flageolant un peu dans mes sandales à talons compensés, je traverse la cour. Évidemment, c’est le moment que choisit ma cicatrice pour me tirer à nouveau. Arrivée au niveau de la fontaine, je prends un magnifique cliché du manoir avec la sculpture au premier plan. Je l’envoie à Charlie. Mon téléphone sonne au bout de quelques secondes. 

— Énorme, confirme-t-elle.

— J’arriverai jamais à la vendre, me plains-je tout en considérant le manoir, incrédule.

J’espère encore que c’est une erreur, un mauvais rêve qui va se dissiper. 

— Hum, hésite Charlie.

C’était ça, le plan. Vendre le manoir et m’acheter un joli appartement à Paris intra-muros. Mais on dirait que ça va déjà être compliqué de revendre cette horreur pour payer les droits de succession.

Cette pensée d’une logique cruelle me frappe soudain et je pense à mon appartement idéal, à deux pas des Buttes-Chaumont — clair, aérien, joliment décoré, le perchoir de mes rêves avec son charmant petit balcon, mon petit coin secret au cœur de la grande ville hyperactive, exactement ce dont j’ai besoin. Pas d’un tombeau kitch au fin fond de la campagne bourguignonne. 

— Agathe ? s’inquiète Charlie. Ça va aller ?

— Mais oui, bien sûr, mens-je à peine. Je… je vais aller voir l’intérieur. Je te raconte. 

— Laisse-toi le temps de digérer tout ça, conseille Charlie. Tu fais peut-être un deuil bizarre. C’était quand même ton aïeule. 

— Mais je ne la connaissais que de nom, objecté-je. Elle n’a pas vraiment pu laisser de trou dans mon cœur, tu vois ? 

En fait, je la connaissais surtout à travers les multiples histoires que mes parents, grands-parents, oncles et tantes et cousins colportaient sur elle. Elle faisait partie du paysage, mais nous n’avions pas de relation à proprement parler.

— Fais le tour du propriétaire et tu verras bien ensuite, encourage Charlie. Si ça se trouve, hein, y a un Picasso dans le poulailler, et ça réglera tous tes problèmes. 

— Dans le poulailler ? gémis-je. Et puis quoi encore ? J’espère bien qu’il n’y a pas de poulailler.

— Allez, t’en fais pas. Prends-le un peu plus à la rigolade. Va visiter, et rappelle-moi après si tu veux. 

Je note que toute mention de valises ou de maillot de bain n’est plus d’actualité, et que Charlie se trouvera probablement un autre plan pour le week-end si la canicule persiste. Après les bisous d’usage, je raccroche et je pousse courageusement la porte de ma nouvelle maison.

Premières constatations : la porte blindée est moderne, ça ne sent pas trop le chat, ce n’est pas sale. Aglaé a dû faire passer quelqu’un régulièrement pour s’occuper du ménage et de l’entretien. Je grimace en me demandant comment je vais être capable d’assumer ce genre de frais avec mon salaire un peu ric-rac et en dents de scie de rédactrice freelance ? J’aurais peut-être dû faire trader quand il en était encore temps, comme mes parents m’y exhortaient.

Le hall est dallé de carrelage noir et habillé d’un long tapis multicolore qui représente des licornes, des pégases, chimères, sphinx et d’autres créatures mythologiques non identifiées. Je me baisse pour admirer les détails. C’est joli, et original, c’est une œuvre d’art. Je me redresse. Au plafond, les lustres sont des mobiles, les ampoules LED cohabitant avec des sculptures aériennes en fil de fer tordu qui représentent des… des vulves, des seins, et des pénis. On finit par remarquer une sorte de leitmotiv. 

Je viens d’hériter de la dernière demeure d’une vieille folle obsédée.

Bon. Ce n’est pas un pauvre petit mobile qui va m’empêcher de vendre. Je l’emporterai à Paris, ça amusera la galerie. Il faut que je me fasse une idée globale sur la bicoque. Je pousse la première porte à droite : c’est la cave. La deuxième : un petit WC décoré dans des tons bleutés, joli mais ordinaire, si l’on excepte l’étagère de BD érotiques en hauteur. Je décide que c’est plutôt cool d’avoir une collection de BD érotiques dans sa maison, en libre-service, et d’ailleurs, j’ai bien l’intention de les lire. Je ferme la porte et je vais de l’autre côté du couloir, en ouvrir une autre qui donne sur une vaste cuisine. 

C’est la cuisine de vos rêves, si vos rêves vous amènent à vouloir faire rôtir entier un cochon voire un petit enfant. Tout est gigantesque et je me demande quel usage Aglaé a bien pu avoir de cet endroit, si elle vivait toute seule. Peut-être qu’elle donnait des orgies. Va savoir. La pièce fait l’angle du bâtiment et comme anticipé, elle est éclairée par de longs vitraux qui laissent filtrer un jour bleuté un peu étrange, comme si on évoluait dans un aquarium. Sur le côté du manoir, cependant, face à la porte, il y a aussi une authentique baie vitrée, vaste et claire, qui compense largement le défaut de luminosité en invitant un flot de soleil sur une grande table de bois sombre. J’ai une vision soudaine de moi, travaillant à cette table, appelant un client. Mais je la dissipe rapidement. Je n’ai pas l’intention de m’installer ici… même s’il est tout à fait possible que j’y sois contrainte. 

Mon job ne me retient pas vraiment à Paris : je peux écrire n’importe où, celui qui m’imposera des horaires et des codes vestimentaires n’est pas encore né, et je ne vois que rarement mes clients. C’est juste ma vie qui est à Paris : mes amis, mon futur, toute possibilité de rencontrer un jour un type qui me plaira sur le long terme. Je me suis toujours vue à Paris…

Comme je viens de me voir ici, fait remarquer mon subconscient, qui a toujours eu un sens de l’humour bien tordu.

Bref. Pièce suivante. 

Plus loin dans le couloir, je trouve le salon. Il est immense, deux ou trois fois plus grand que mon appartement. Il n’y a que deux statuettes érotiques, ce que je considère comme discret, maintenant que je connais un peu mieux Aglaé. Le reste, c’est 50 % animaux fantastiques, et 50 % minimaliste, du cuir confortable de plusieurs couleurs : noir, rouge, jaune. C’est raccord avec le parti-pris annoncé dans la façade du manoir et la fontaine multicolore et outrancière. Mais d’une façon agréable, pas agressive. On sent que la fontaine, le manoir n’étaient pas seulement, de la part d’Aglaé, un gigantesque « F*CK YOU » lancé au monde entier, mais qu’ils participaient d’une philosophie de vie. Ce salon est une pièce où je me vois très bien zoner devant la télé, boire un thé, ou lire un livre en bonne compagnie, pieds nus sous la couverture en laine bouclée blanche qui est là-bas, ou avec un homme endormi, sa tête posée sur mes genoux.

Je quitte le salon perplexe. J’ai beaucoup de visions positives de mon futur possible dans cette maison, c’est quand même plutôt étonnant. Et je dois aussi reconnaître que Tante Aglaé n’avait peut-être pas que de l’humour mordant et corrosif. Elle avait probablement aussi de la fantaisie et du goût, et elle se fichait sans doute un peu de ce que l’on pensait d’elle.

J’ai hâte de voir sa chambre à coucher, quand même, et en même temps, j’appréhende un peu. Que vais-je trouver à l’étage ? Des miroirs au plafond, un donjon tout équipé ? Je m’attends à tout.

Mais je n’ai pas le temps de m’aventurer jusque là-haut, parce qu’un bruit dans l’entrée m’avertit que je ne suis pas seule. Quelqu’un a poussé la porte, j’entends un tintement de clef, le bruit de quelque chose qu’on dépose dans l’entrée, des pas.

Je rebrousse chemin dans le couloir, contrariée. C’est une propriété privée, ici. Je ne peux pas vraiment m’emporter contre l’intrus, mais il va falloir faire comprendre aux gens qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin. J’aime bien mon intimité. Surtout que j’étais en train de rêvasser, d’avoir des visions de futurs sympathiques. Et peu importe si c’était ici, alors que je suis sûre et certaine de ne pas avoir le moindre avenir dans cet endroit. Divaguer, ça me détend.

Je lance mon :

— Qui est là ? 

Au même moment, précisément, où une voix masculine dans l’entrée appelle :

— Y a quelqu’un ?

Fronçant les sourcils, je franchis le coude du couloir pour mettre l’intrus dehors. Quand j’arrive en vue de l’entrée, un type est debout sur le pas de la porte entrouverte. Plié en deux, il fourrage dans une besace à l’air fatigué et je ne vois d’abord que son dos (large, musclé, habillé d’un T-shirt d’un gris vert sauge), des bras bronzés couverts d’un duvet clair, et ses cheveux d’un blond sombre, légèrement bouclés. C’est un jeune, vingt-cinq ans peut-être. Je demande :

— Qu’est-ce que vous fichez là ?  

Et au même moment, le type se redresse, tout cramoisi d’être resté un moment la tête en bas.

Il fronce les sourcils à son tour, et me toise de très haut, ce qui est facile pour lui, parce qu’il fait au moins un mètre quatre-vingt-quinze. Non qu’il ait quoi que ce soit d’un échalas. En fait, pour un type aussi grand, il est même remarquablement bien proportionné. Il a une carrure de mec plus petit — assez râblée, une musculature sèche, des bras noueux, des pectoraux carrés façon armure romaine qu’on devine sous son T-shirt usé. Son jean tombe de ses hanches comme s’il avait passé sa vie dedans, et visuellement, je crois que c’est une bonne chose.

Bref il est canon, mais il n’a toujours pas dit ce qu’il fabriquait chez moi. 

— Je viens faire le ménage, indique-t-il avec un geste dans la direction générale de la maison. 

— Le ménage ? répété-je un peu désarçonnée. 

— On est jeudi, il est quatorze heures, c’est l’heure du ménage, dit le type. 

Oh, non. Aglaé le faisait venir pour… déjà, je lève mentalement mon verre à la vieille chouette pour son choix d’homme de ménage, et je suis sûre qu’elle n’en perdait pas une miette. Mais ensuite, je percute qu’il la connaissait. Et il n’a pas l’air de savoir qu’elle n’est plus là. 

Je fais quelques pas vers lui tandis que mon humeur se radoucit. 

— Je suis désolée, dis-je. Aglaé est… décédée il y a deux semaines.

Il me considère d’un air un peu dégoûté. C’est violent un regard de mépris, même fugace, venant de ce type, parce que ses yeux sont d’un vert très clair, et ses traits vraiment réguliers, avec ces lèvres symétriques et ce nez très droit, et tout ça donne à l’ensemble un impact désapprobateur qui me fige sur place. 

— Je sais, grommelle-t-il enfin. J’étais à son enterrement. 

Mince. Ils étaient proches ? Mais du coup, je comprends encore moins ce qu’il fait ici.

— Je suis sa petite-nièce, précisé-je. Agathe. 

Il incline la tête de côté et j’ajoute en guise d’explication :

— On n’était pas très proches, Aglaé et moi. En fait, on ne se connaissait pratiquement pas. Elle m’a quand même légué sa maison, je ne sais pas trop pourquoi.

Je laisse encore filer un silence, puis je m’avise de ce qu’il était sans doute, lui, assez proche d’elle s’il s’est rendu à son enterrement. Je devrais peut-être reconnaître ce lien, offrir mes condoléances. 

— Je suis désolée, dis-je. 

Ses sourcils d’un blond foncé escaladent son front. 

— Désolée pour quoi ?

— Euh… ben… pour votre peine.

Je suis rouge comme une tomate. J’avais déjà chaud avant, mais là ce n’est plus la peine. 

Et cependant, j’ai dû dire ce qu’il fallait. Ses traits se détendent et son visage est gagné par une sorte de douceur nostalgique. 

— Merci, dit-il du bout des lèvres. 

Et puis il sourit, et là, paf.

Ce type n’est pas juste canon dans le style, je fais des ménages et du bricolage et je passe mon temps à bouger donc j’ai un corps de malade. Il est canon dans le style, une déesse s’est penchée sur mon berceau, elle a déposé un baiser sur mon front, et elle m’a donné tous les cadeaux. 

Je le dévisage avec une curiosité un peu essoufflée. D’où est-ce qu’il sort, celui-là ?

— Et vous… pardonnez-moi, mais vous continuez à venir ici faire le ménage, bien qu’elle soit… partie ? 

Il hausse les épaules.

— Oui. 

Il n’est pas hyper bavard, hein. Heureusement au bout d’une seconde il précise :

— Aglaé avait réglé six mois d’avance.

— Oh. Six mois ? 

— Oui. On fonctionnait comme ça. Elle faisait un gros chèque, et je l’avertissais quand on arrivait à la fin de son crédit. Elle n’aimait pas s’embêter avec des petites sommes. J’ai essayé de lui expliquer que ça m’était égal si elle ne déclarait pas, mais elle s’en fichait complètement. 

Han. 1) Finalement il n’est pas si taiseux que ça, l’homme de ménage et 2) quel arrangement bizarre. C’est presque louche. Mais tout de même, il ne se sent pas obligé de venir nettoyer après sa mort ? 

— Vous n’étiez pas obligé de continuer à venir, dis-je.

Il sourit à nouveau, la terre vacille un peu.

— En fait, si, indique-t-il. Elle vous a laissé sa maison, son parc, et l’essentiel de son terrain gigantesque.

Je hoche la tête, perplexe, l’encourageant à en venir au fait.

— Oui. 

— Eh bien, à moi, elle a légué son petit bois et sa cabane sur la rivière… à condition que j’exécute notre contrat de ménage jusqu’à la fin des six mois. 

Une moue suit, charmante, le genre de grimace affectueuse qui pourrait vouloir dire, ce qu’Aglaé a décidé, elle finit toujours par l’obtenir. Et c’est bizarre, mais je suis tout à coup un peu jalouse de leur relation. 

— Sa cabane sur la rivière ? m’enquiers-je. 

J’ignorais, bien sûr, l’existence de cette cabane. Il fait un geste du menton dans la direction de la cuisine.

— C’est plus loin par là-bas. Un petit bout de la propriété a été scindé par l’héritage. Avant, c’était le même terrain, mais maintenant j’imagine que nous sommes voisins. 

Un éclair de compréhension me traverse l’esprit. 

— Oh ! C’est vous, Oscar Langlois !

Pour aller avec un nom pareil, je ne sais pas bien ce que j’envisageais. Un quinquagénaire à chiens, peut-être. 

— C’est moi, acquiesce l’homme de ménage, Oscar. Bienvenue à Saulnon.

— Oh, mais je ne vais pas rester, m’exclamé-je aussitôt. Je suis juste venue récupérer les clefs… 

Il hausse les sourcils à nouveau. Je crois bien qu’il s’en fiche. 

Une chose est sûre, même si la situation est un peu bizarre, inconfortable, je ne peux pas l’empêcher de faire le travail qui est attendu de lui pour qu’il hérite de la cabane sur la rivière. 

— Je… Je viens d’arriver, bafouillé-je. J’étais en train de visiter. Faites ce que vous faites d’habitude. Je vais continuer mon tour là-haut. 

Il grommelle son assentiment, puis ouvre sans attendre la première porte sur la gauche, qui s’avère donner sur un placard à balais, tandis que je prends l’escalier, battant en retraite vers le premier étage. J’ai juste besoin de me demander ce que je pense de tout ça. Ça fait beaucoup d’informations à digérer d’un coup. Je laisse mon sac en bas et je monte l’escalier en hâte. 

Si le rez-de-chaussée est tout entier conçu pour recevoir, il règne à l’étage une ambiance très différente. Les lieux parlent moins de provocation et davantage de fantaisie. Le couloir donne d’abord sur un boudoir qui fait aussi bureau et qui correspond, très franchement, à tous les fantasmes que j’ai pu nourrir au fil des années sur les bureaux à domicile. À Paris, j’ai l’habitude de quitter régulièrement le tout petit studio que je loue pour aller travailler au café ou dans les bibliothèques, ou encore dans des espaces de coworking. Mais comme tout le monde, je rêve d’espace. Et cette pièce, avec ses grandes bibliothèques couvertes de livres de design, son étagère peuplée de plantes à l’angle d’une grande baie vitrée qui donne sur un vaste balcon, son bureau de chêne, son fauteuil de lecture et ses tapis colorés, me tape immédiatement dans l’œil. J’ai envie d’emménager là et de ne plus jamais bouger. L’espace d’un très bref instant, en tout cas. Car ensuite la réalité revient aussitôt au galop : oui, c’est immense, mais c’est parce que nous sommes au beau milieu de nulle part, à Saulnon, la plus grande ville est à trois quarts d’heure en voiture, il n’y a rien de chez Rien ici pour une citadine comme moi. Pas de cinéma, pas de musée, pas de café, personne à qui parler…

Je note mentalement de poser quand même au divin Oscar une ou deux questions sur la vie nocturne, pour glaner quelques arguments de vente, mais je ne me fais pas d’illusion. Emménager ici, ce serait m’enterrer vive dans un désert professionnel, culturel et médical. Je sais que j’ai l’air snob, mais j’ai vingt-cinq ans et j’ai grandi en ville. C’est plus fort que moi. 

Je sors à regret du bureau de mes rêves pour explorer le reste de l’étage. De l’autre côté du couloir, je trouve la chambre à coucher qui donne sur l’arrière de la maison. En m’approchant de la grande baie vitrée, elle aussi agrémentée d’un balcon, je découvre une pelouse qui descend en pente douce vers la fameuse rivière. Je cherche des yeux la cabane d’Oscar, mais elle n’est pas visible d’ici. Elle doit se trouver dans un repli du paysage vallonné, ou se cacher derrière le petit bouquet d’arbres que j’aperçois là-bas.

Ensuite, je m’égare peut-être une seconde ou deux à imaginer la vie de mon nouvel homme de ménage hérité de ma grand-tante. J’imagine que chez lui, par ces températures brûlantes, il ne se sent peut-être pas obligé de porter un T-shirt. Ni un pantalon. Peut-être qu’il profite de la rivière toute proche pour se rafraîchir. Je le vois presque d’ici sortant de l’onde, les gouttelettes d’eau brillant au soleil implacable de l’été. Pffff… quel délire. Je suis probablement en manque de contact masculin. C’est une autre des nombreuses et très bonnes raisons qui font que je dois rentrer à Paris. Je me demande si la présence d’un Adonis en tant que voisin direct pourrait être conçue comme un autre argument de vente massue pour me débarrasser de cette maison. 

Le problème, c’est que j’aime déjà cet endroit. Depuis tout à l’heure, cette bicoque improbable d’une vieille tante excentrique tente de me séduire et de me faire oublier mon identité, ma vie et tous mes projets. Il n’est pas question que je vienne ici. Il est temps de poursuivre mon état des lieux, et pendant que j’y suis, je vais prendre quelques photos avantageuses.

La chambre à coucher en elle-même n’a rien du lupanar que je m’étais brièvement imaginé. Certes, le lit est à baldaquin, et là, je rejoins Aglaé : quelle personne saine d’esprit et assez riche pour s’offrir une grande maison et le mobilier de son choix renoncerait à dormir dans un lit à baldaquin ? Celui-ci a été fabriqué sur mesure en bois clair et il a vaguement la forme élancée d’une barque. Il est immense, au moins deux mètres sur deux. Le lit a été fait au cordeau, les draps blancs irréprochablement bordés. J’espère que ce n’est pas le linge dans lequel Aglaé est décédée. Pour ça aussi, je vais devoir demander à Oscar. Un examen plus approfondi révèle que le baldaquin a été sculpté d’odalisques provocantes et de satyres en rut, raccord avec les autres petites touches libidineuses dans la décoration, mais sans mauvais goût. C’est plus fantaisiste et discrètement érotique que dérangeant. Je me vois plutôt bien dormir là et faire de beaux rêves. 

Je note à nouveau au passage que les vitraux ne sont pas si présents : il y en a au moins un par pièce en façade, de quoi projeter çà et là des taches de couleurs abstraites, mais les grandes baies vitrées assurent un éclairage quasi normal. Le reste du mobilier est très sobre dans la grande chambre aux murs blancs : une commode en pin, une coiffeuse en bois peint blanc, un canapé deux places aux coussins blancs rebondis et drapé d’un plaid jaune soleil, une peau de mouton en guise de descente de lit. Avec un soupir, je sors de la pièce pour visiter le reste de l’étage. 

Dans l’immense salle de bain claire, je lorgne sur la grande baignoire à pied. Le dressing attenant pourrait héberger un étudiant parisien sans le moindre problème de place. Les vêtements d’Aglaé n’y sont plus, le notaire m’a fait savoir qu’elle les avait légués à quelqu’un d’autre, une jeune femme du village. 

Des bruits d’aspirateur montent à présent du rez-de-chaussée. Je passe au niveau supérieur. Là-haut, je trouve cinq (CINQ) chambres d’amis spacieuses, une salle de couture pleine d’un joyeux fouillis d’étoffes et de projets à moitié terminés sur des mannequins en tissu. Aglaé avait continué à dessiner et à coudre après avoir pris sa retraite officielle, de toute évidence. 

La dernière porte de l’étage donne sur un escalier escarpé qui grimpe jusque sous les combles. J’ai toujours eu cette peur irrationnelle des greniers, mais par cet après-midi ensoleillé, je me trouve un peu ridicule. Je me tâte encore pour monter quand des pas dans l’escalier m’offrent le prétexte idéal pour remettre cette exploration à plus tard. Après quelques secondes, Oscar arrive sur le palier, l’air hésitant. Je lui demande :

— Tout va bien ?

Il hoche la tête, puis désigne le grenier. 

— Vous… Tu es déjà montée là-haut ? Ça ne te dérange pas si on se tutoie ?

Je fais non de la tête, puis je précise : 

— Euh, non, ça ne me dérange pas du tout qu’on se tutoie. Et non, je ne suis pas montée là-haut. Pourquoi ?

— C’était l’atelier d’Aglaé. Elle ne voulait pas que j’y fasse le ménage. Je n’y suis entré que quelques fois, sur son invitation, et ça fait longtemps. J’aimerais bien… y retourner, si tu as la clef et que ça ne t’embête pas trop. 

Je suis étonnée par sa requête, mais je ne vois pas vraiment de raison de refuser.

— Bien sûr, pas de problème. 

Je m’engage dans l’escalier. Aglaé a fait fortune en dessinant des robes, et j’ai déjà visité sa salle de couture. Je me demande ce que je vais trouver là-haut. 

En haut des marches, comme annoncé par Oscar, la petite porte est gardée par une serrure, et j’entreprends de chercher la bonne clef dans le trousseau fourni par le notaire. Oscar attend patiemment dans le noir. Ce type irradie une sorte d’énergie calme. À écouter le rythme lent de ses respirations profondes, je ralentis aussi un peu moi-même, comme si les battements de mon cœur trouvaient sa présence apaisante. 

Enfin je trouve une clef qui tourne dans la petite serrure, et la porte s’ouvre sur un gigantesque espace sous les combles. Un flot de lumière entre par d’immenses lucarnes et il fait une chaleur étouffante juste sous le toit. L’air est pratiquement inflammable tant il sent fort la térébenthine et je me jette sur les fenêtres pour les ouvrir les unes après les autres dans l’espoir de faire passer un courant d’air. Oscar fait la même chose de l’autre côté. 

Ensuite, seulement, quand le danger d’asphyxie est passé, je regarde autour de moi. C’est un atelier de peinture, vaste et bien organisé avec des toiles contre les murs, de vastes établis sur lesquels sont entreposés des matériaux nombreux — des outils, des munitions de peintre, mais aussi des poudres, mortiers, pilons qui laissent entendre qu’Aglaé mélangeait elle-même ses couleurs à l’occasion. 

— Je ne sais pas comment elle faisait pour passer toutes ces journées là-dedans en été, commente Oscar. En fin d’après-midi, elle descendait complètement déshydratée.

Une fine couche de sueur brillante couvre sa peau hâlée et rend ses yeux vert pâle encore plus saisissants. Il parle d’Aglaé comme si elle était son amie, pas seulement son employeuse. Je lui demande :

— J’ai l’impression que tu la connaissais vraiment bien ?

Il se passe la main dans les cheveux. 

— On peut dire ça, oui. Je faisais le ménage chez elle, mais je pense qu’on était amis. Elle était précieuse à mes yeux. Disons qu’elle m’a aidé dans un moment très difficile de ma vie. Elle m’a sauvé d’un ou deux démons, et en retour, j’ai essayé de veiller sur elle dans ses vieux jours. 

Je hoche la tête, accusant réception de ces informations, et déjà avide d’en savoir plus. Des démons ? Difficile à croire en voyant ce type à l’air si sain et athlétique, qu’il soit capable de souffrir du moindre état d’âme.

L’atmosphère est marginalement plus respirable à présent, et je regarde rapidement quelques-unes des toiles exposées. Aglaé n’était pas connue pour sa peinture, mais elle se débrouillait bien, choisissant indifféremment des sujets abstraits ou figuratifs. Il y a quelques nus dans un coin, des croquis et aussi des pastels, des huiles, mais il fait encore beaucoup trop chaud pour rester ici et tout inventorier.

— C’était son jardin secret, explique Oscar. Elle avait pris sa retraite depuis un moment, mais elle n’a jamais cessé de créer. C’est comme ça qu’on est devenus amis, elle et moi, par la peinture. 

— Ah ? fais-je. Tu peins toi aussi ? 

Il a un sourire gêné qui lui donne un air presque timide. 

— Un peu. Mais au moment où l’on s’est rencontrés, elle et moi, elle avait passé une annonce dans le journal local. Elle cherchait des modèles pour poser. 

Il y a un blanc dans la conversation tandis que je m’imagine la scène. Plus précisément, bien sûr, je me représente ce type nu ici, dans la chaleur moite de l’été, et il y a deux ou trois de mes neurones qui disjonctent un peu. 

— Ah.

C’est tout ce que je trouve la force de dire, avant de m’en vouloir. C’est cliché de voir la fée du logis comme un homme objet. 

Oscar acquiesce. Il semble perdu dans ses souvenirs. 

— Je n’étais pas au mieux de ma forme à cette époque-là. On a beaucoup discuté pendant que je posais pour elle. Tout en dessinant, elle a démêlé mes nœuds au cerveau. Je lui dois une fière chandelle. 

Je souris à mon tour. 

— J’aurais bien aimé la connaître un peu mieux. Elle avait l’air d’être intéressante. Fantaisiste et généreuse. 

— Oui. Elle me manque beaucoup. 

Le moment de confidence est passé et la conversation meurt.

— J’y retourne, annonce Oscar quelques secondes plus tard. 

— Si jamais tu as envie de retourner ici, n’hésite pas, dis-je. Je ne referme pas la porte.

Au moment même où je formule cette invitation, une autre part de moi se demande pourquoi Aglaé tenait cette porte close. 

— Merci, dit Oscar. 

— Je vais travailler un peu dans le bureau, fais-moi signe si tu veux que je te laisse le champ libre, d’accord ? 

Il secoue la tête. 

— J’ai fait le bureau à fond la semaine dernière, je n’ai pas besoin d’y retourner. Si tu es d’accord. 

Je lui demande s’il connaît un endroit pour manger en ville, le jeudi soir. Il fait la grimace. 

— Hum. Il y a bien l’auberge du Cheval noir, mais le jeudi soir, c’est le jour de congé du cuisinier. Ils ne te mettront pas à la porte, mais la cuisine sera très en-dessous de ton cauchemar le plus sordide. Si ça te dit, tu peux venir manger chez moi. J’ai tout ce qu’il faut dans la cabane, et comme ça, tu pourras voir les lieux… si ça t’intéresse. 

J’accepte avec plaisir et je me retire dans le bureau pour terminer une commande urgente. Quand j’émerge en fin d’après-midi, Oscar a déjà terminé et il est parti.

Chapitre 3

Je sors d’une douche bienfaisante et je me suis glissée avec délices dans une robe propre quand je m’avise que je n’ai aucune idée du chemin à suivre pour me rendre à la cabane sur la rivière. J’ai mis un peu de maquillage, le minimum syndical, par pure politesse : un soupçon de mascara, vraiment juste de quoi me coiffer les cils, et une touche de baume à lèvres coloré. De toute façon, avec cette chaleur, tout fond. J’en suis à mettre mes sandales pour partir en exploration dans le parc quand on sonne à la porte. C’est Oscar. 

— Tu es prête ? 

Je me rends compte que je n’ai rien à lui offrir et je lui demande de m’attendre une seconde dans l’entrée — excellente occasion de partir visiter la cave.

Je réémerge quelques minutes plus tard avec une bouteille d’un Bordeaux qui me paraît prometteur. La cave d’Aglaé est extraordinairement bien garnie. Je tends la bouteille à Oscar, qui me remercie d’un air circonspect. 

— C’est gentil, mais ce n’était pas la peine. C’est juste une invitation informelle entre voisins. Je sais très bien que tu arrives tout juste de Paris. Et puis moi, je ne bois pas.

— Oh. Désolée. 

— Pas grave. 

J’hésite, puis je repose la bouteille.

— Si tu ne bois pas, moi non plus. 

Je ferme la maison et nous nous mettons en route à travers la vaste pelouse. Dans le parc aussi, tout est impeccable. 

— C’est toi aussi qui entretiens le jardin ?

Oscar secoue la tête. 

— Non. Aglaé faisait venir un spécialiste. Je te passerai son numéro de téléphone si tu veux. 

Je note au passage que le jardinier ne semble pas avoir bénéficié du même type d’arrangement qu’Oscar. 

— Je ne suis vraiment pas sûre de pouvoir m’offrir ses services. 

Oscar hoche la tête. 

— J’imagine. Aglaé ne t’a légué que la maison ? 

J’acquiesce. 

— Oui. C’est incroyablement généreux de sa part, mais ça va être un peu compliqué pour moi. 

J’ai envie d’en savoir plus sur mon nouveau voisin. 

— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?

Je me mords aussitôt la lèvre ; je suis partie un peu rapidement du principe qu’il ne pouvait pas sérieusement être homme de ménage.

— Pardon, je ne voulais pas être indiscrète ou… désobligeante. 

— Non, pas de problème, dit Oscar. Tu te demandes ce qu’un type brillant comme moi fiche avec une serpillère à la main. 

— Excuse-moi. Beaucoup de mes amis ont fait des ménages pendant leurs études, ou de manière transitoire. J’ai juste extrapolé leur situation… 

Il se met à rire. 

— T’inquiète. C’est effectivement juste un petit job pour arrondir mes fins de mois. Je suis artiste peintre. Comme Aglaé. 

— Oh. Je n’avais pas compris que c’était ta vocation. 

Il en avait parlé comme d’un hobby, sans insister.

— C’est génial, ajouté-je. Tu peins depuis longtemps ? 

— J’avais arrêté depuis un moment quand j’ai rencontré Aglaé, et je m’y suis remis grâce à elle. 

Je reste une seconde pensive. Aglaé était définitivement une personne importante dans la vie d’Oscar. 

— Ton atelier est dans ta cabane ?

Il hoche la tête. 

— En fait, Aglaé m’a laissé emménager là il y a déjà un moment. J’habite ici depuis un an.  

— Je crois que je comprends pourquoi Aglaé t’a légué sa cabane, mais est-ce que tu sais pourquoi elle m’a laissé sa maison ?

Il semble hésiter à répondre, puis secoue lentement la tête, les yeux fixés sur la rivière devant lui. Nous avons presque atteint le bord de l’eau et ses yeux ont changé de couleur, pris une teinte bleutée, tout aussi surréaliste que leur vert habituel.

— Elle était plutôt excentrique, comme tu as dû t’en rendre compte, murmure-t-il. Elle ne vivait pas en ermite, loin de là, mais elle n’avait pas non plus tellement d’amis proches, et je crois qu’elle regrettait de s’être éloignée de sa famille. 

— Elle t’a raconté pourquoi elle avait coupé les ponts ? demandé-je. 

Oscar hausse les épaules. 

— Non. Pas vraiment. Je ne suis même pas sûr que c’était par choix. 

— C’est bizarre, estimé-je. Sa dispute avec ma grand-mère ne date pas d’hier, et je n’ai sûrement entendu qu’une version de l’histoire. Je sais que Marie, ma grand-mère, lui reproche de l’avoir laissée dans le besoin au moment où son entreprise battait de l’aile, alors qu’Aglaé aurait eu amplement les moyens de l’aider. Mais ça remonte carrément aux années 80, bien avant ma naissance. 

Il accueille cette histoire avec une moue sceptique.

— Ça ne cadre pas trop avec l’Aglaé que j’ai connue. Elle s’est toujours montrée généreuse avec moi.

— Peut-être qu’elle avait ses têtes. 

— Ça, oui, peut-être, concède Oscar.

J’ai soudain envie d’appeler ma mère pour essayer d’en savoir plus sur la brouille qui a opposé Aglaé au reste du clan. Plus j’en apprends sur ma vieille grand-tante, plus je la trouve attachante et cela ne s’accorde pas trop avec l’image d’elle que j’avais héritée de ma famille — celle d’une vieille dame acariâtre et égoïstement arc-boutée sur sa solitude, sa fortune. J’avais l’impression qu’elle avait rejeté sa famille et pas le contraire. Mais si je m’étais trompée ?

Nous avons bifurqué vers la gauche pour suivre un petit chemin en bordure de rivière, et arrivons bientôt en vue du bouquet d’arbres. Je découvre la « cabane sur la rivière » quand nous atteignons ce dernier et que nous nous engageons dans l’ombre des grands chênes. 

Ce n’est pas du tout une cabane. C’est somptueux. C’est un perchoir en bois, un fantasme de construction qui s’avance sur pilotis au-dessus de la rivière, avec une gigantesque terrasse couverte. Et ça n’a rien de minuscule.  

— Waouh, dis-je en découvrant la maison. 

— Pas mal, hein ? glisse Oscar avec fierté. 

Il me fait visiter rapidement. Le chalet est un deux-pièces moderne et spacieux, scrupuleusement propre et rangé, avec un grand établi attenant qu’Oscar utilise comme atelier. 

— Je peux voir tes peintures ? 

— Si tu veux. 

Il semble tout à coup presque réticent, comme s’il craignait mon jugement. Je commence à me douter qu’il est un peu timide et j’ajoute aussitôt :

— Seulement si ça ne te met pas mal à l’aise, bien sûr. Je peux comprendre la réticence d’un artiste à montrer ses œuvres avant qu’elles soient terminées.  

— Ah bon ? Toi aussi, tu es une artiste ?

Sa question me fait rire.

— Non, pas vraiment. Enfin, il m’arrive de gribouiller des textes courts de temps en temps, ou des poèmes sans queue ni tête. Mais de là à me considérer comme une Artiste avec un grand A… il y a un pas que je ne franchirai pas. 

Il me dévisage une seconde sans faire aucun commentaire, puis entreprend de me dévoiler quelques-unes de ses toiles.

Je craque complètement pour ses derniers paysages, qui semblent exploser d’énergie printanière. Il a un style bien à lui, ouvert sans être naïf, plein d’une joie bienveillante, et il sait faire vibrer les couleurs d’une façon qui vous oblige à les redécouvrir. 

Puis il me montre un portrait et j’oublie tout le reste. C’est une dame en robe prune à manches longues, l’air mystérieux et malicieux, assise dans un fauteuil haut, une jambe chaussée d’une botte de moto noire balancée par-dessus l’accoudoir. Ses cheveux gris sont empilés sur le sommet de sa tête en un chignon rapide. Une balafre violette barre son visage en deux, presque au milieu, et son nez est du coup un peu accidenté. Au lieu de la défigurer, ça lui donne une allure de dingue. Elle fume une cigarette en considérant le spectateur d’un regard torve, un peu provocant, facétieux et tendre à la fois. 

— C’est Aglaé, indique Oscar. Je l’ai fait poser pour moi. Ça m’a pris un moment de la convaincre et elle a accepté uniquement parce qu’elle a perdu un pari. Tu n’imagines pas les stratagèmes que j’ai dû déployer pour la faire tenir en place plus de cinq minutes. D’ailleurs elle a fichu le camp bien avant que j’aie pu finir mon croquis, et j’ai dû terminer de mémoire. 

Une nostalgie puissante et incompréhensible s’empare de moi. Je crois que c’est parce qu’en voyant ce tableau, j’ai saisi quelque chose de profond dans leur relation, et que je suis triste pour lui, et aussi un peu pour moi. 

— Tu es vraiment très doué. Et maintenant, je regrette de ne pas l’avoir connue. 

— Je suis désolé, dit Oscar sincèrement. 

Ses paroles dénouent, au fond de moi, une peine dont je n’avais même pas conscience jusqu’à cet instant.

Puis l’atmosphère redevient légère et je l’écoute évoquer ses démarches auprès des galeries d’art de la région. Nous gagnons la terrasse couverte qui surplombe la rivière. La table est mise pour deux personnes juste à côté de la balustrade très basse qui permet de ne pas manquer une miette d’un spectacle sublime — les méandres de l’eau cristalline qui courent et se dénouent à quelques mètres à peine sous le plancher de bois. 

Oscar m’invite à m’asseoir et j’obéis distraitement, envoûtée par la beauté de ce lieu. La conversation s’éteint un instant.

— Tu dois passer toute ta vie ici, non ? demandé-je enfin, fascinée. 

Il sourit.

— C’est vrai que c’est plutôt pas mal, comme perchoir. 

Je pense à mon nid d’aigle parisien et je hoche la tête. Je comprends très bien. 

— J’adore observer la vie depuis ma tour d’ivoire, dis-je.

— C’est possible d’avoir une tour d’ivoire à Paris ? 

Je hausse les épaules. 

— Bien sûr. C’est même ce que j’adore dans la grande ville. On peut être parfaitement seule, puis retrouver l’énergie de la foule en un clin d’œil si l’on en ressent l’envie ou le besoin. 

— Ça doit être agréable d’être aussi souple et de savoir apprécier les deux, estime Oscar. 

— Ce n’est pas ton cas ?

— Non. J’ai habité en ville autrefois, mais ça ne m’a pas vraiment réussi.

Quelque chose dans le ton de sa voix me dissuade de creuser davantage, de peur de trouver une blessure sous une carapace trop tendre.  

Le dîner s’écoule tout seul et nous nous séparons bons amis. Oscar est un type agréable, un bon compagnon à la conversation facile et au silence confortable. J’ai l’impression qu’il ne me dit pas tout, mais ce n’est pas grave. Nous sommes voisins, nous nous rendrons quelques services, et puis c’est tout. Je ne vais pas m’installer ici et je n’ai pas vocation à côtoyer les habitants de cette petite ville.

Chapitre 4

Rentrée dans la grande maison, je me prépare une infusion et j’enfile mon pyjashort avant de me retirer dans le bureau, qui est décidément une pièce pile selon mon goût. Si seulement je pouvais avoir un bureau pareil, je pense que toute ma vie en serait transformée. Je crois que j’aurais enfin l’illumination. Dommage que cette maison se trouve si loin au-dessus de mes moyens. C’est la maison d’une femme qui a réussi, pas celle d’une débutante qui vend des services en freelance faute de mieux sans vraiment chercher à cultiver ses talents et qui d’ailleurs ne voit pas trop ce qu’elle est censée construire de ses dix doigts. 

J’appelle ma mère pour donner de mes nouvelles, et aussi avec un objectif caché. J’ai envie de la questionner sur Aglaé et sur les raisons qui lui ont fait cesser toute communication avec sa famille de manière si abrupte. Par ailleurs, ma mère est architecte d’intérieur, elle aura peut-être quelques idées sur la valeur des différentes œuvres d’art qui se trouvent ici. 

Elle décroche à la deuxième sonnerie.

— Comment ça va, ma belle ? Tu ne te sens pas trop isolée dans ce trou paumé ?

— Pas du tout. Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer. 

Je ne lui parle pas d’Oscar, mais je lui raconte mon premier contact avec la maison, et le challenge économique qu’elle va probablement représenter pour moi, puisque je dois la revendre rapidement pour pouvoir m’acquitter des droits de succession dans les six mois imposés par la loi. S’ensuit un silence bref, mais consterné, de la part de ma mère, puis une sortie acerbe :

— La vieille bique. Toujours à manipuler ses proches. Je ne comprends pas pourquoi elle a trouvé amusant de te jouer un tour pareil. Elle ne te connaissait même pas ! Tu ne lui avais vraiment rien fait.

Un peu choquée par ces mots violents, j’essaye de me renseigner.

— Pourquoi est-ce que tu penses qu’elle a fait ça pour me manipuler ? Elle pensait peut-être vraiment qu’elle me faisait une fleur. 

Après tout, si je réussis à vendre la maison, j’aurai un joli pactole pour démarrer dans la vie… quelle que soit la chose que j’aie envie de démarrer… et sauf si, bien sûr, dans le pire des scénarios, je suis contrainte de laisser la maison au fisc faute d’arriver à la vendre. J’ai passé un petit moment à me renseigner sur internet, et ça ne m’a pas vraiment remonté le moral.

— Ça ressemble pas mal à Aglaé, juge ma mère. Si seulement tu avais entendu le quart des histoires d’horreur que ta grand-mère m’a racontées à son compte. Aglaé n’a cessé de lui chercher des noises toute sa vie durant. Elle était jalouse. 

— Mais jalouse de quoi ? 

Aglaé a réussi sa carrière, sinon sa vie, et je viens de découvrir qu’elle avait même au moins un vrai ami. Pourquoi aurait-elle été jalouse de Marie ? 

— Personne ne te l’a dit ? Aglaé a essayé de voler son mari à ta grand-mère. 

— Quoi, Grand-père ? 

— Non. Maman a épousé ton grand-père en secondes noces. Avant, il y a eu un autre homme, qui est mort très jeune, dans un accident de voiture. Ta grand-mère était veuve quand elle a rencontré Papa, tu ne t’es jamais demandé pourquoi elle était toujours habillée en noir sur mes photos de bébé ? Pourquoi il n’y a pas eu une seule photo de son mariage avec ton grand-père ? 

— Euh, j’avoue que non. Je ne m’étais jamais fait la remarque. 

Je sais qu’avant la mort de mon grand-père, mes grands-parents ne formaient pas un couple particulièrement passionné, mais j’ignorais totalement que ma grand-mère avait eu une existence avant de fonder ma famille. C’est un peu bizarre d’imaginer ça. On a toujours tendance à croire qu’on est le centre de l’univers…

— Toujours est-il qu’Aglaé a essayé de voler son mari à Maman, sa propre sœur, et qu’elle a même été impliquée dans sa mort. 

— Hein ? 

— L’accident de voiture dans lequel Aglaé a été amochée ? Elle conduisait, et elle a tué son copilote ce jour-là. C’était lui, le mari de Maman. Je crois que Maman ne s’en est jamais vraiment remise. Et quand Aglaé a refusé de l’aider à sauver sa boîte, quelques années plus tard, ça a été le coup de grâce. Elles ne se sont plus jamais reparlé. Ça ne veut pas dire que tante Aglaé n’a pas essayé de me séduire au cours des années. 

— Euh… Maman… te séduire ? Tu es sûre que tu n’exagères pas un peu ? 

— Quasiment pas. Elle m’attendait à la sortie de l’école, elle me faisait des petits cadeaux, elle m’achetait des bonbons, elle voulait toujours savoir ce que j’aimais ou pas, elle m’envoyait des cartes de mille pays exotiques, dès qu’elle se déplaçait… elle m’envoyait des photos de ses défilés, et dans chacune de ses collections, il y avait une robe qui portait mon prénom. 

Mon esprit qui a peut-être abusé un tout petit peu des feuilletons à l’eau de rose n’hésite pas à sauter à pieds joints sur la première conclusion qui se présente : et si Maman était en fait la fille du premier mari de grand-mère ? Un rapide calcul s’impose. 

— C’était quand, Maman, cet accident de voiture ?

— Quelques mois avant ma naissance, répond ma mère sur un ton pincé.

— Oh. 

Bingo. Je sais pourquoi Aglaé m’a légué sa maison. Je suis l’unique petite-fille de l’homme qu’elle a tué. Elle n’a pas fait ça pour m’embêter, mais peut-être plutôt pour réparer l’accroc dans son karma. Ce n’était pas personnel.

— Ne va pas t’imaginer de scénarios trop rocambolesques, intervient aussitôt ma mère — elle me connaît décidément trop bien. 

Et puis, expliquant dans la foulée pourquoi je vais toujours imaginer des scénarios rocambolesques, elle me déballe une vérité qui est encore plus haute en couleur que la fiction. 

— Je crois bien qu’Aglaé était juste un peu fragile d’un point de vue psychologique. Elle a perdu ses parents à la fin de la guerre, elle n’avait que cinq ans, Dieu seul sait ce qu’elle a vu. Papy l’a recueillie en rentrant d’Allemagne et comme elle avait presque le même âge que ta grand-mère, il les a élevées ensemble. Mais je crois qu’il y a toujours eu des frictions entre elles. Quand elles étaient adolescentes, Aglaé a même essayé de noyer Marie. Après l’accident de voiture, je pense qu’Aglaé souffrait horriblement — elle était défigurée, écrasée par la culpabilité… Elle était déjà fragile et ça l’a encore plus abîmée. Moi, j’ai toujours eu cette impression de danger, à toutes les rares occasions où je l’ai côtoyée. Je serai contente quand tu auras réussi à te débarrasser de cette baraque, chérie. Envoie-moi tes photos des œuvres d’art, je me débrouillerai pour les faire expertiser. 

Je remercie ma mère et je raccroche avec une impression de malaise. Pourquoi faut-il qu’à ce moment-là je repense à cet atelier au grenier, qui restait toujours si mystérieusement fermé d’après Oscar ? Deux minutes plus tard, je suis sous les combles. 

L’odeur de la térébenthine s’est bien dissipée et la nuit tombée a fait entrer un peu d’air frais. J’allume la lumière en décidant de tolérer quelques moustiques, et malgré l’heure tardive, je me lance dans un inventaire bien plus détaillé de l’œuvre d’Aglaé. 

Je peux toujours me raconter que je le fais dans l’objectif de revendre ses toiles. Après tout, Aglaé était une designer vraiment reconnue, voire même célèbre, d’aucuns diraient culte dans les cercles autorisés. Je suis sûre que certains collectionneurs se battraient pour voir et/ou pour acquérir ces œuvres. Mais une autre partie de moi n’a pas sérieusement envie de vendre ces peintures, d’ailleurs, je ne les photographie même pas — la lumière ne s’y prête pas. Je crois que j’ai juste besoin de comprendre ce qui s’est vraiment passé. C’est la moindre des choses quand on vous lègue une maison à titre posthume, non, de déterminer dans quel état d’esprit ce geste a été accompli, quelles émotions, positives ou négatives, y ont présidé ?

Je passe une bonne heure à examiner les toiles qui sont accessibles dans l’atelier. Je ne m’aventure pas dans le coin à droite de la porte, où s’entassent des centaines de toiles, posées sur la tranche les unes contre les autres. Il faudrait tout déménager et je m’en occuperai plus tard. Même sans tout voir, je peux tirer quelques conclusions de mon exploration. 

Premièrement, Aglaé était une artiste éblouissante, elle aurait pu faire n’importe quoi, du macramé ou de la poterie ou de la sculpture sur mottes de beurre, elle se serait sans doute débrouillée pour communiquer le même élan, la même créativité. Cette femme était habitée par une flamme, quelque chose d’unique, et j’ai soudain envie de m’intéresser à ses vêtements. Jusqu’ici, je n’ai jamais vraiment prêté attention à la mode. Je me contente d’acheter ce qui m’intéresse, au moment où cela me chante. Je ne suis pas de vision ou de stratégie, ni même de logique. Ma copine Charlie, j’en suis certaine, vous expliquerait que je m’habille comme un sac. Mais en inspectant vraiment l’atelier d’Aglaé, je me sens harponnée par une sorte de suspense, un sentiment de proximité avec elle qui me prend aux tripes. Est-ce de la manipulation ? Je ne crois pas. Ça ne veut pas dire qu’Aglaé était une personne fréquentable. Juste qu’elle avait un sacré charisme. 

Deuxième enseignement, elle a fait poser pour elle toute une galerie de personnes. Je retrouve une série de portraits, mis en scène dans ce que j’identifie comme divers endroits de la maison, mais principalement l’atelier lui-même, le canapé décrépit, là-bas dans le coin, et le fauteuil à bascule. Aglaé a peint toutes sortes de personnes, vieilles, jeunes, gaies et tristes, des hommes, des femmes, et même des enfants. À regarder les tableaux, on voit tout de suite qu’elle a eu des conversations avec chacun. Les sujets semblent révéler leur vraie personnalité, avoir envie de sauter hors de la toile pour vous parler, vous raconter leur histoire. 

Troisièmement, j’ai trouvé le nu qu’elle a peint d’Oscar, et nom d’un petit bonhomme. J’en ai quasiment rougi, j’en ai eu les jambes en coton. Il est le seul à avoir posé dévêtu, et son portrait en dévoile tellement que j’ai le sentiment de me prendre moi-même en flagrant délit de voyeurisme. 

Elle l’a peint assis dans le fauteuil à bascule, une pose a priori pas tellement sexy. Il a croisé une jambe par-dessus l’autre et a posé des avant-bras musclés sur les accoudoirs. Cette position n’en révèle pas tant que ça, à part des abdos et des pectoraux si bien rendus qu’ils me font pratiquement rouler les globes oculaires hors des orbites. Mais le plus saisissant, c’est son attitude. On dirait qu’elle l’a apprivoisé, que c’est elle qui l’a amené à se balancer dans le fauteuil, puis qu’elle l’a amadoué jusqu’à le faire rire. Et qu’elle l’a saisi sur le vif, au moment précis où la méfiance de chat écorché quittait pour de bon son expression pour être remplacée par la lueur de joie d’un éclat de rire. Je n’ai jamais vu ça. Et je me sens presque un peu honteuse d’avoir volé cet instant d’intimité. 

Aglaé était incontestablement une charmeuse.

La suite est ici…

Commentaires fermés sur Nos amours maudites – les premiers chapitres