Joyeuse Saint-Nicolas ! Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël.Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…)
J’ignorais qu’un simple sandwich aurait le pouvoir de me remonter le moral. Je me sens presque humain à nouveau, au point que je parviens à oublier le terrible choc que j’ai eu tout à l’heure au téléphone. Parler à Vanessa m’aide aussi à relativiser l’atmosphère ridiculement concurrentielle qui règne dans ma famille et que j’appréhende toujours un peu à cette période de l’année.
Puis, alors que je commence à me détendre, je reçois un texto de Ludo.
LUDO : Alors cousin, toujours pas arrivé ? Dis, ça ne t’embête pas si je prends la chambre rouge à ta place cette année ? Le lit dans la tour d’angle n’est pas très vaillant et j’ai peur qu’il s’écroule.
C’est sa manière pas très finaude de me torturer, je suppose, maintenant qu’il a fait passer le message via Ray — faire allusion à ses prouesses horizontales avec mon ex et essayer de me piquer mon lit par-dessus le marché. Je compose ma réponse en grinçant des dents.
VICTOR : Hors de question que tu me piques ma chambre, Ludo. J’arrive bientôt, de toute façon.
LUDO : Là, on est occupés à boire des cocktails, mais si tu n’es pas là à 21 h, je m’installe dans la chambre rouge.
J’émets un soupir excédé. Vanessa me lance un regard interrogateur et j’explique :
— Mon cousin fait des siennes.
J’hésite, puis j’ajoute :
— Non content de s’être débrouillé pour sortir avec mon ex, il l’a amenée au Bourg pour les fêtes, et maintenant il essaye de me piquer ma chambre.
Vanessa fait la grimace.
— Ouille, mais quel conn… oh, pardon, s’interrompt-elle avant de se mordre la lèvre.
— Non, tu peux le dire. Mon cousin Ludovic est un parfait connard.
— Waouh, je compatis. Ton ex ? Sérieusement ? Je suis sûre qu’il a des circonstances atténuantes et je ne connais pas votre histoire, mais ça me paraît gratiné.
— Ça l’est.
Je me rends compte qu’en réalité, je peux parler de la « situation » avec cette parfaite inconnue sans en dire trop, sans plonger dans les méandres de ce qui ferait trop mal. Elle m’offre de la solidarité gratuite, et ça ne résout rien, mais ça fait du bien.
La neige se met à tomber peu après notre passage à Troyes. Il ne reste qu’une heure de route, alors, j’espère encore que cela va passer. Vanessa, qui conduit toujours, serre les mains sur le volant et regarde droit devant elle, les yeux vissés sur les feux de brouillard arrière du conducteur qui nous précède. Mais la neige tombe vraiment très dru, et au bout d’un quart d’heure, il devient patent que ce n’est pas une bonne idée de rester sur la route par un temps pareil.
— Prends la prochaine sortie, dis-je. Ça ne sert à rien d’avoir un accident, il vaut mieux attendre que ça se calme.
Elle fronce les sourcils, l’air contrarié. Mais elle est bien obligée de l’admettre.
— Ouais. J’ai peur que ça ne soit râpé pour ce soir. On tenait une bonne moyenne et j’ai cru que ça passerait, mais là c’est quasiment du blizzard…
Je soupire.
— Désolé, c’est de ma faute. On est partis trop tard. J’avais une ultime course de Noël à faire en ville avant de partir et je l’ai remise au dernier moment. C’était crétin de ma part.
J’ai voulu trouver un cadeau vraiment spécial pour Raymond, un stylo plume fait main orné de dragons pour ce littéraire fan de fantastique. Mais l’artiste qui me l’a vendu ne pouvait pas me le donner avant ce midi.
— Pas grave, m’assure Vanessa. Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?
Je la sens un peu tendue.
— Je propose qu’on se trouve un endroit où dormir.
Son visage se contracte et je demande :
— Tu es attendue dès ce soir ?
Elle secoue la tête.
— Non. Non, je suis sûre qu’ils comprendront.
Elle se mordille la lèvre à nouveau, et je ne vois pas tout de suite où est le problème. Quand enfin je percute, je me trouve tout particulièrement idiot. Évidemment que sur un budget d’étudiant, une nuit d’hôtel peut peser lourd. Tout le monde n’a pas le carnet de chèques de la famille Brühler.
— Je t’invite, c’est compris ? C’est à cause de moi que l’on a décollé aussi tard.
— Pas question, gronde-t-elle aussitôt.
— Mais si. Accepte. C’est vraiment le minimum. Tu me le revaudras une autre fois, et je me sens vraiment responsable. Je savais qu’il risquait d’y avoir de fortes chutes de neige ce soir, et j’ai quand même attendu le dernier moment pour partir ; c’était de la pure procrastination de ma part.
C’est peut-être même un peu vrai. Même avec cette histoire de cadeau, j’aurais sans doute pu me dépêcher un minimum, ce qui aurait suffi, mais j’ai attendu le tout dernier moment pour partir. J’ai répondu à la convocation de mon grand-père avec plus ou moins de bonne foi, tout en visant secrètement d’échapper au dîner de ce soir. Peut-être même qu’inconsciemment j’avais envie de rester coincé sur la route, et Vanessa est une victime collatérale de mon manque d’enthousiasme à l’égard de ce Noël. Ce n’est pas juste pour elle.
Alors, j’insiste.
— S’il te plaît. Je m’en voudrai si tu refuses.
Elle considère l’offre un moment, puis pousse un profond soupir.
— J’accepte mais à une seule condition. Je te dois une faveur. Vraiment.
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël.Elle est aussi disponible sur plusieurs sites (Amazon, Kobo, Apple Books…)
Il y a encore pas mal de monde sur la route. Victor s’est comme recroquevillé dans son siège. Il n’a pas retiré son manteau et je crois qu’il fait semblant de dormir. J’ai fait la grasse-matinée ce matin et j’ai pris un petit-déjeuner tardif, mais je n’ai pas déjeuné et je commence à avoir très faim. J’aurais besoin de son aide pour attraper mes sandwichs. Et pour changer la musique, au nom de tout ce qui est sacré, je n’en peux plus de cette soupe qu’il passe dans sa voiture.
Je ne crois pas qu’il dorme vraiment. Je le soupçonne d’avoir juste fermé les yeux pour échapper à la conversation avec moi, ou pour se consacrer à ses propres pensées. C’est perceptible à la tension dans son corps. Et sa tête ne dodeline pas vers l’avant comme cela arrive fréquemment quand vous vous laissez aller en voiture.
Pour finir je n’y tiens plus. J’éteins cette musique qui me scie les nerfs. Conduire affamée et sans conversation, passe encore, mais pas avec ce truc dans les oreilles.
Mon offensive sur son autoradio est ce qui le tire de l’immobilité.
— On est déjà au bout de la playlist ? s’étonne-t-il.
— On est au bout de ma patience. Écoute, Victor, je suis désolée. Tu m’es sympathique et je suis honorée de partager deux villes avec toi, mais en matière de goûts musicaux, on va avoir un problème. Je ne supporterai pas une seconde de plus de cette sauce électro gnian-gnian.
Je crains un instant d’être en train de l’offusquer irrémédiablement, mais non, ça le fait rire. J’en profite pour demander :
— Ça va mieux ?
Mais il soupire au lieu de répondre. Je sais que je ne devrais pas insister, que je vais encore me prendre un de ces coups d’œil dédaigneux dont ce type semble avoir le secret, et qui bizarrement arrivent à m’atteindre. Et pourtant, je le fais quand même.
— Écoute, je sais que Noël est un moment délicieux pour une grande partie de la population, mais je suis bien placée pour savoir aussi que ce n’est pas le cas pour tout le monde. Donc vraiment, ne te sens pas obligé de te montrer héroïque avec moi. On a le droit de penser que les fêtes c’est pourri.
Il fronce les sourcils et se redresse dans son siège.
— Tu trouves que Noël est une fête pourrie ?
Et voilà que tout à coup, c’est moi qui me retrouve sur la sellette. Je hausse les épaules.
— Ouais. C’est un moment qui appelle l’harmonie, la sérénité, la paix, le retour au foyer. Et qu’est-ce qu’on fait quand on n’a pas d’harmonie dans sa vie ? Ou pas de foyer ? On a l’air con, voilà, c’est tout.
Victor soupire, puis pousse un rire amer.
— Ouais. Moi, mon problème, c’est plus un excès de foyer.
Je souris, tout en mesurant bien à nouveau le fossé qui nous sépare.
— Tu dois affronter combien de cousins exactement dans ce château gigantesque ?
— Trois, tous infernaux. Il y a aussi mon adorable sœur avec sa nombreuse marmaille. Et mon petit frère, mais c’est une crème.
— Ton petit frère Raymond ?
Il semble surpris que j’aie retenu le prénom de son frère. Il sourit affectueusement, et ça transforme complètement sa physionomie, même dans la pénombre de l’habitacle.
— Il a dix-neuf ans, mais c’est comme s’il était vénérable. Toute la laideur du monde glisse sur sa peau comme l’eau sur les plumes d’un canard. Il ne voit que le positif en toute chose. Souvent, je l’envie. Mais ça me fait surtout flipper pour lui, j’avoue.
Je hoche la tête.
— Tu as peur qu’il se fasse rouler dans la farine.
Il rit.
— Ce n’est pas une crainte sans fondement, mais un risque avéré. Il ne se passe pas un jour sans qu’il se fasse avoir.
Il me raconte une histoire de chambre bleue et de chambre verte sous-chauffée. D’un côté son anecdote fait référence à un horrible problème de riche. De l’autre, je pense que je peux comprendre, et son inquiétude pour son petit frère est touchante. Je ne sais pas pourquoi je me sens invitée à parler de ma propre situation de couchage.
— Je dors dans la « chambre d’amis ». Le reste de l’année, elle sert de dépotoir. Je ne sais pas ce que je vais y trouver. Parfois ce sont de vieux vélos en réparation, parfois six rangées de conserves de légumes du potager, parfois une portée de petits chats. Selon le projet du moment. Ma tante Mia peut être un peu… intense, parfois.
— Mais c’est plutôt chouette, non ? estime Victor, qui ne connaît pas mon histoire familiale ni ses failles. Au moins, c’est vivant. Et il y a de la place pour les surprises. Moi, je suis invariablement logé dans la chambre rouge.
Il me décrit une suite de rêve telle qu’à mon avis on n’en voit même pas dans les hôtels de luxe.
— Je loge là, parce que je suis l’aîné de ma génération, si l’on excepte ma sœur, qui ne compte pas vu qu’elle est une fille. Sans commentaire. Mon cousin Ludo est né un jour après moi, et chez nous, ces choses-là ont du poids. Il y a eu une sorte de compétition entre ma mère et ma tante, juste avant leurs accouchements respectifs. Elles savaient que le rang de naissance était un truc fondamental.
— Mais elles ? Elles comptent pour du beurre ?
— Non, bien sûr que non. En tout cas pas à mes yeux, et à bien des égards, la famille ne fonctionne plus comme une dynastie de la Renaissance, heureusement. Mais il reste une espèce de fond d’ancien régime qui irrigue tout, et je dis « irriguer » pour ne pas dire « corrompre ». C’est vraiment spécial. Et puis c’est absurde de toute façon. Qu’est-ce qu’on en a à faire, de qui hérite du titre ou de l’énorme tas de caillasses inchauffable ? En tout cas, moi, je m’en fiche.
— Peut-être que ta tante et ton cousin Ludo ne s’en fichent pas, eux.
Il rit.
— Ça, c’est sûr. Ludo semble avoir pour seul objectif dans l’existence de me faire payer ma naissance prématurée.
— Prématurée ?
— Ouais. Je devais naître six semaines après Ludo. Ma tante arrivait à son terme, mais ma mère est partie faire du cheval, et le reste, c’est des détails médicaux un peu gores.
J’éclate de rire, parce qu’on dirait un téléfilm américain des années 80.
— Un certain esprit de compétition semble régner dans vos rangs.
— C’est un euphémisme terrifiant, estime Victor.
Il semble s’être détendu un peu au fil de la conversation. On sent que, malgré les tensions et les histoires rocambolesques, il aime sa famille et il est fier de lui appartenir.
— Je suis sûre que ça va bien se passer, dis-je.
Il émet une sorte de bruit qui ressemble à un groumpf, et mon estomac lui fait écho de manière dix fois plus caverneuse.
— Hum, dis-je, tu as faim ?
— Un peu, admet-il.
— Sur ce strapontin que tu appelles une banquette arrière, il y a un sac en tissu avec des sandwichs. On peut partager si tu veux, c’est prévu.
Il me lance un coup d’œil étonné, puis attrape le sac et se met à fouiller à l’intérieur. Je m’attends à ce qu’il accueille avec dédain mon pique-nique basique, mais il ne montre que de l’enthousiasme.
— Où est-ce que tu as trouvé ces sandwichs ? Ils sentent incroyablement bon.
— Euh, ben, je les ai faits avec les restes du frigo. J’avais une espèce de mélange de légumes cuisiné par ma coloc, des boulettes de viande basiques et une sauce au yaourt et aux herbes. J’ai tout mélangé, épicé un peu, et ta-daa.
— Sérieusement ?
— Ben ouais.
À vrai dire, il ne me viendrait pas à l’idée d’acheter un sandwich. Je préviens quand même Victor :
— Si ça se trouve, hein, c’est infâme. Attends quand même d’avoir goûté pour me remercier.
Il goûte, mâchonne un moment d’un air pensif, le regard perdu dans le lointain, tandis que je conduis, et que parfois aussi, je m’efforce de saisir les trucs bizarres que les phares des voitures font à la couleur de ses yeux.
— Non, décide-t-il enfin. C’est surprenant mais c’est très bon. Je suis bien content de ne pas avoir acheté une horreur à la station-service. Merci de m’avoir sauvé.
C’est la formulation qui me fait sourire. J’aime bien sauver les gens.
— De rien.
C’est vrai : mon sandwich est plutôt réussi. Mais il s’avère pas très pratique à manger au volant. Victor s’en rend compte rapidement et il sort un rouleau d’essuie-tout de sa boîte à gant, avec lequel il entreprend aussitôt de me couvrir.
— Ce serait fâcheux de tacher une aussi flamboyante doudoune, estime-t-il.
L’atmosphère s’est beaucoup détendue dans l’habitacle, elle est même devenue presque chaleureuse. C’est la magie de la bouffe. Ça marche à tous les coups.
— Qu’est-ce que vous mangez à Noël, dans ton château de conte de fées ? m’enquiers-je après m’être méthodiquement léché les doigts.
La conversation est facile avec lui finalement, en dépit ou peut-être à cause du fossé qui nous sépare. Chacun semble nourrir la curiosité de l’autre.
— Ça va du conventionnel à l’extravagant, dit Victor. De la dinde, des huîtres, du foie gras, le tout arrosé de copieuses quantités d’alcool. Des gibiers aux champignons et aux airelles. Des gigots de sept heures. Des desserts à douze étages.
— Ça a l’air génial.
— Sur le papier, ça l’est, convient-il.
— Mais ?
— Ça manque parfois de spontanéité, ajoute-t-il avec une grimace. Et par moments, l’atmosphère de compétition est tellement irrespirable que ça me coupe l’appétit.
Je me demande si c’est pour ça qu’il fait une thèse de maths, pour échapper à la compétition.
Tous les jours du 1er au 25 décembre 2020, je publie ici sur mon blog un nouveau chapitre de ma romance de Noël.À l’heure qu’il est, elle est déjà disponible en ebook sur presque toutes les plateformes, et je viens tout juste de formater la version papier !
La station-service est blindée de vacanciers qui courent dans la nuit froide pour faire le plein, acheter un sandwich et, si possible, battre la neige de vitesse. Il fait un froid de gueux et je remonte le col de mon manteau de ma main libre, avant de raccrocher le pistolet sur la pompe à essence, puis d’essuyer le reste de carburant sur mes doigts dans un mouchoir trouvé au fond de ma poche.
Pendant que je fais le plein, Vanessa attend dans la voiture. On a prévu de faire une pause rapide, un quart d’heure au maximum. Elle insiste pour prendre le volant, même si nous n’avons encore fait que deux cent cinquante kilomètres. Je l’ai pourtant prévenue que je risquais de m’endormir si je cessais de conduire, et je ne veux pas qu’elle se coltine tout le reste de la route à elle toute seule. Elle a l’air d’avoir douze ans, petite et noyée dans une énorme doudoune d’un orange plutôt violent, des yeux immenses qui lui donnent un petit air d’oiseau effrayé, au point que j’ai même été inspiré de lui demander si elle avait son permis — quel abruti j’ai fait.
Je retourne m’asseoir au volant, mais au moment où je me prépare à redémarrer pour aller me garer dans le parking, mon téléphone sonne. C’est Raymond.
— Vas-y, réponds, propose Vanessa. Je vais trouver une place pour la voiture et je te rejoins à l’entrée du magasin.
Je la remercie d’un signe de tête et je sors en laissant les clefs sur le contact pour répondre à mon frère, tout en surveillant du coin de l’œil les manœuvres de ma copilote qui s’installe au volant sans même prendre la peine de sortir de la voiture, alors qu’elle est dans une Mini. Il faut vraiment être minuscule pour réussir un exploit pareil.
— Coucou, fait Raymond.
Mon petit frère a dix-neuf ans et son problème principal dans la vie est sa gentillesse. Il est gentil avec tout le monde, tout le temps. Il a décidé tout bébé que ce serait son mode par défaut d’interaction avec le monde. Il refuse de voir tous les problèmes que ça lui attire. Il faudrait qu’il s’endurcisse un peu, mais il n’a pas envie.
— Salut, lui dis-je, en gagnant le trottoir devant la station et sa supérette. Tu es déjà arrivé ?
— Depuis hier, indique-t-il. J’ai pris mes quartiers dans la chambre verte.
La chambre verte est la plus froide de tout le château, haut la main. À Noël, il y gèle quasiment la nuit. J’exagère à peine. Raymond se la fait toujours refiler, et il ne se plaint jamais.
— Tu étais le dernier arrivé, à part moi ? vérifié-je.
— Non. Il manque encore Lily. Et Nina.
Notre sœur aînée Nina occupe toujours la suite dite des demoiselles, parce que c’est la seule qui peut contenir sa famille nombreuse, et par ailleurs les murs très épais empêchent que les cris stridents de ses jumeaux hyperactifs de deux ans et demi ne dérangent tout le monde. Mais Lily ? Notre cousine est une jeune peste en bonne santé, et elle n’est pas en sucre.
— Lily ne pouvait pas la prendre, la chambre verte ?
— Je lui ai laissé la bleue, fait savoir Raymond.
Je m’apprête, d’une voix lasse, à faire le grand frère, lorsque je m’aperçois que tout à ma contrariété de voir mon benjamin se laisser encore marcher sur les pieds, j’ai oublié de suivre des yeux la Mini qui s’éloignait. Où est-elle ?
Je balaye le parking du regard. Où est-elle partie avec ma voiture ?
— Raymond, poursuis-je néanmoins, prends toutes tes affaires immédiatement, et va t’installer dans la chambre bleue. C’est ton grand frère qui te l’ordonne.
— Mais Lily l’a réservée, proteste Raymond, et moi ça ne me dérange pas.
C’est facile de prendre sa gentillesse pour de l’indécision, quand en réalité, il peut être aussi têtu qu’une mule.
— Lily peut bien se les cailler un peu aussi de temps en temps, plaidé-je. Ça lui fera les pieds. Ce sera très bon pour son caractère, je te jure que tu lui ferais une fleur.
Raymond rit.
— Hah, tu m’as tellement manqué. J’ai hâte de te voir.
Je me radoucis aussitôt, parce que c’est impossible de faire autrement.
— Moi aussi, tu m’as manqué. On est au niveau de Tours.
— Quoi ? Mais il te reste encore des heures de route.
— Ouais, environ quatre heures.
— Fais gaffe, ils annoncent de la neige ce soir.
— Je sais.
Je sens une tape sur mon épaule et je me retourne. Je dois baisser la tête pour repérer Vanessa qui se tient devant moi, souriante, presque sautillante, mes clefs de voiture à la main. Elle indique d’un geste le parking de derrière, où elle a garé la Mini. Je la remercie d’un signe de tête, mais pour une raison qui m’échappe, son visage se ferme aussitôt.
Je suis sur le point de mettre un terme à la conversation avec Raymond quand il s’éclaircit la voix.
— Il faut aussi que je te dise un truc, Victor. Je pense que ça vaudra mieux si tu es préparé.
— Quoi donc ? ris-je, prêt à ce qu’il me raconte un autre des nombreux caprices de Lily ou d’André, nos cousins les plus divas.
— Les Dorcat-Brühler n’arrivent que demain, mais Ludo est déjà là, vu qu’il venait de Paris.
Les Dorcat-Brühler sont nos autres cousins. Mes grands-parents ont eu trois filles — Maman, l’aînée, et deux sœurs, Arielle et Juliette, qui ont épousé respectivement un Jasper Bloome et un Gontran Dorcat.
— Han-han ?
Je ne prends pas sur moi une seule seconde pour cacher ma joie : je déteste Ludo, le fils de ma tante Juliette et l’aîné de mes cousins, celui qui a presque mon âge. C’est un abruti suffisant qui peut se montrer d’une rare brutalité, surtout quand il croise des gens faibles ou timides. Il aime écraser les plus petits que lui, il trouve que ça fait viril. On a grandi ensemble, on a passé toutes nos vacances ensemble. Il est ce que j’ai de plus proche d’un ennemi juré ou d’un double maléfique. Et bien sûr, ces choses-là ne s’arrangent jamais en grandissant, contrairement à ce que l’on vous dit pour vous remonter le moral. Ludo a toujours été imbuvable avec Raymond, en particulier, même si je crois bien que Raymond s’en fiche, parce que sa bulle de gentillesse inaltérable le protège. Moi, ça me rend totalement dingue.
— Oui, poursuit mon frère, et Ludo est venu avec sa petite amie. Et il dit que tu la connais. Elle s’appelle Irène, ça te parle ? Ludo n’a pas été très subtil. Il a sauté sur la première occasion de nous faire comprendre que vous étiez sortis ensemble, Irène et toi, il y a longtemps.
J’ai failli en lâcher le téléphone et il s’en faut de peu que je ne peste à la figure de Vanessa, qui n’a pas eu le temps de s’éloigner et se tient juste en face de moi. J’ai peur un instant qu’elle n’ait entendu, mais c’est stupide.
— Victor ? fait Raymond, tandis que plus près de moi, la préoccupation s’affiche sur le visage de Vanessa.
Probablement parce que j’ai émis un grondement d’incrédulité absolument caverneux.
— Ouais, grincé-je. Irène. Je vois très bien qui c’est.
— C’est drôle, ou pas ? Bizarre, comme coïncidence, non ?
— Super drôle.
— C’est bien ce que je me disais. J’ai cru comprendre que ça amusait Ludo d’organiser une confrontation impromptue entre vous deux à Noël, et du coup, j’ai préféré te prévenir pour t’éviter une surprise désagréable.
— Tu as bien fait. Merci.
— Et Ludo a laissé entendre que c’était très sérieux, entre Irène et lui. J’imagine que sinon, il ne l’aurait pas ramenée dans la famille à Noël, hein. Ça va aller ?
— Mais oui, le rassuré-je. Pas de problème. C’est de l’histoire ancienne pour moi.
Mais mon cœur a pris l’ascenseur rapide vers le sous-sol et je ne me trouve pas très convaincant. Je mets rapidement fin à la communication et je rempoche le téléphone pour suivre Vanessa vers la station-service. Je me sens nauséeux.
Irène n’est pas juste « une fille avec qui je suis sorti il y a deux ans ». J’avais vingt-deux ans quand on s’est rencontrés, et j’ai très sérieusement cru que c’était la femme de ma vie. J’ai été emporté par une passion dévorante que je ne m’explique pas à ce jour, et je me suis rendu compte trop tard que j’étais seul, dans notre duo, à éprouver ce genre de sentiments, avec une telle intensité.
Cette fille a failli me griller le cerveau. Quand elle s’est éloignée après un an de folles déclarations et d’étreintes passionnées, de soirées intenses et de week-ends ensoleillés, plus vraiment intéressée par ce que j’avais à offrir, j’ai cru que ma vie était finie. Avant de me quitter, elle m’a trompé, à droite et à gauche, pendant de longs mois. Lorsque j’ai découvert le pot aux roses, elle a plaidé la faiblesse, elle a dit qu’elle voulait rester avec moi, mais qu’elle s’ennuyait, et que j’étais trop dépendant d’elle. Même en la sachant de mauvaise foi, je n’ai pas réussi à accepter la rupture.
Je l’ai poursuivie, presque harcelée. Ça n’a pas été joli du tout. Pendant quelques mois, j’ai perdu toute espèce de mesure, j’étais le type qui dormait sur son paillasson et qui errait dehors sous la pluie, juste pour avoir une chance de la voir. J’ai eu l’impression qu’elle en jouait, mais je peux me tromper, et dans tous les cas, je ne veux pas être ce type-là. J’ai complètement déliré et gaspillé une année d’études. Je me suis fait peur à moi-même : je ne savais pas que l’amour fou pouvait vous mettre dans cet état, vous réduire à pareil esclavage.
Quand Irène est partie travailler à Paris, j’ai remonté la pente peu à peu, mais j’ai retenu la leçon : il ne faut jamais se livrer tout à fait. Surtout quand on a, peut-être, au fond de soi, quelque chose de désaxé qui vous pousse à la folie pure. Si c’est ça l’amour, il vaut mieux que j’évite, vraiment. Ce n’est pas pour moi.
Et voilà qu’Irène revient dans ma vie, comme si l’on était dans un mauvais vaudeville, et qu’il va falloir faire face à… je ne sais même pas ce que je ressens en cet instant, à part de la nausée.
J’ai attrapé machinalement un sandwich dans le grand bac des nourritures sous plastique et je le laisse retomber parmi les autres. Je n’ai pas faim du tout. Vanessa, juste à côté, n’est pas en train de se sélectionner un dîner : elle me dévisage d’un air soucieux.
— Ça ne va pas ? On dirait que tu as vu un fantôme. Il s’est passé un truc ?
Ma gorge émet un rire sec, un peu effrayant.
— Ouais. Écoute, ça ne t’embête pas de prendre le volant, tout compte fait ? Je ne suis pas sûr d’être en état de conduire tout de suite.
Ses yeux bruns s’agrandissent dans une mimique très intense, mi-comique, mi-effrayante. Elle a vraiment un visage très expressif.
— Merde, lâche-t-elle.
Avant de se reprendre, une main devant la bouche :
— Pardon.
Elle s’excuse d’avoir été grossière mais en fait, sa réaction me fait du bien. C’est ce que j’aurais dû dire moi-même. Putain de bordel de merde.
Je me demande si Irène a pitié de moi aujourd’hui. Je me demande si elle a raconté à Ludo dans quels états je m’étais mis pour elle. Je me demande si ça a fait rire Ludo. Je me demande quelle sera ma réaction quand je me retrouverai face à Irène à nouveau. J’ai peur de replonger, comme avec une drogue dure, et de ne plus me reconnaître.
Je me passe une main sur la figure.
— Tu as encore quelque chose à acheter ici ? demande Vanessa. Sinon, on peut y aller. Tu peux me raconter dans la voiture, si… si ça te fait du bien. Tu n’es pas obligé du tout. Mais parfois, ça fait du bien de tout déverser dans une oreille parfaitement inconnue.
C’est la deuxième fois qu’elle formule une proposition aussi amicale. Tout à l’heure, elle m’a carrément invité à venir visiter la ferme de sa tante. Ça m’a étonné, ça sortait vraiment de nulle part, c’était généreux et spontané et ça m’a pris de court. Je me demande s’il ne faudrait pas que je la présente à Raymond. Elle a l’air habitée par le même esprit de pure gentillesse.
J’ai la gorge nouée et je réponds juste :
— Merci.
Mais je sais déjà que je ne me confierai pas.
La lumière dans ses yeux s’éteint brusquement et elle hoche la tête à son tour.
— De rien, de rien.
J’ai l’impression que mon refus l’a blessée et j’essaye d’expliquer, sans trop en dire non plus :
— C’est mieux comme ça.
Je ne la connais pas, alors, je ne vais pas lui dire la vérité — que je ne peux pas parler parce que ça fait beaucoup trop mal.
Première observation : Victor sent très bon. Je crois que c’est son eau de toilette, la façon dont elle se mélange à sa lessive. Sous son manteau il portait un pull d’un gris foncé orageux qui a l’air d’être en cachemire, avec un pantalon de laine noir, mais des baskets montantes.
Deuxième observation : il conduit plutôt bien. Il respecte les limitations de vitesse et il utilise même son clignotant comme un type normal. Je n’ai pas l’impression que je vais mourir au cours des heures qui viennent, comme ça peut être le cas quand on voyage avec des gens de mon âge.
Troisième observation : il a des goûts musicaux vraiment pourris. Il écoute une espèce de soupe électro lounge, sage et sans âme, qui va vite m’irriter les oreilles. D’ailleurs je ne suis pas sûre qu’il l’écoute vraiment. Clairement, pour lui, c’est juste une musique de fond. Je pense qu’elle va rapidement me rendre chèvre, mais avant de lui imposer mes choix plus subtils, je vais sans doute devoir l’apprivoiser un peu.
— C’est bizarre qu’on ne se soit jamais rencontrés à la fac, non ?
Il hausse les épaules.
— L’université est vaste, et on a peut-être choisi des spécialités différentes. Moi, je viens de commencer une thèse de maths, et il est possible que je ne sorte plus autant que dans mes folles années. Et toi ?
— Une thèse de maths ? Tu veux devenir prof, ou chercheur ?
Ça ne cadre pas vraiment avec l’impression que j’ai de lui. Les gens riches et beaux passent normalement leur temps à sortir, c’est quasiment écrit dans la constitution. Peut-être qu’il n’a pas l’impression de sortir beaucoup, mais je suis sûre que dans les faits ses soirées sont bien plus animées que les miennes, par exemple.
Il plisse les yeux et me lance un regard contrarié. Il a vraiment des cils immenses, des cils de fille.
— Pourquoi pas ? rétorque-t-il.
— C’est un très beau métier, me justifié-je aussitôt. C’est juste que j’ai du mal à t’imaginer prof de maths. Bien sûr, je ne te connais que depuis cinq minutes, mais d’habitude les profs de maths ont quelque chose de fondamentalement à part, tu vois ce que je veux dire ? Ils ne viennent pas vraiment de notre planète.
Il sourit.
— Mouais, je vois ce que tu veux dire. En fait, tu ne le sais peut-être pas : les mathématiciens trouvent à s’employer dans la recherche, effectivement, mais aussi dans les entreprises, par exemple dans l’informatique, dans la finance, dans l’armée…
— Et ça représente combien de postes à la surface du globe ? Douze ?
Son sourire s’affirme.
— Oui, je suppose qu’en effet, c’est plutôt niche comme spécialité. Mais ça n’en fait pas une quête impossible.
Je sais que je le regarde avec mes yeux ronds, avec cette expression que Clémentine a baptisée « je vais te manger » mais qui n’est, en fait, que de la sidération.
— Donc en gros tu es tellement génial que ça ne t’inquiète pas de t’engager dans une voie de garage ?
J’en déduis qu’il fait peut-être partie de ces gens qui peuvent compter sur un bon piston quand ils en ont besoin. Quand il ne répond pas, je décide que ça confirme ma théorie.
— Et toi ? demande-t-il.
— Management. Je suis en deuxième année de licence.
Il hoche la tête parce que ça n’appelle pas le moindre commentaire, et je lui demande si ça fait longtemps que sa famille habite Le Châtelet.
Il dit que ça fait environ cinq cents ans, avant d’expliquer :
— Mon grand-père est duc, si ça veut encore dire quelque chose. Il a hérité du Bourg.
Le Bourg, c’est le château du coin, excusez du peu. Un immense trésor du bas Moyen Âge/début de la Renaissance qui est resté sous propriété privée, jamais ouvert au public.
— Hah, fais-je. En cinq cents ans, c’est quand même étrange qu’on ne se soit jamais croisés au Colruyt du coin.
Ça le fait rire. Il a un chouette rire, sans un gramme de condescendance, un rire riche et généreux, qui réchauffe.
— J’ai grandi un peu partout, avant d’atterrir en Angleterre, s’excuse-t-il. Mon père est diplomate.
— Et comment tu t’es retrouvé à Nantes ?
— J’ai pris une carte, un compas, et j’ai fait un peu de géométrie, répond-il sans s’étendre davantage.
Je ne sais pas ce que c’est censé vouloir dire. Dans mon expérience (limitée) de la géométrie, on prend un compas pour déterminer des points équidistants. Comme Nantes, Londres et le Châtelet forment par exemple une sorte de triangle équilatéral.
— T’es un peu excentrique comme type, non ?
Il n’a pas l’air de pouvoir déterminer si c’est du lard ou du cochon, lui non plus. Il fronce les sourcils et me jette un coup d’œil inquiet avant de se concentrer à nouveau sur la route. C’est étrange que j’aie réussi à le faire rire tout à l’heure. Je crois qu’on a des humours incompatibles. Avec Clémentine par exemple, la communication est très facile. Avec ce type, je pressens déjà qu’elle sera presque impossible. Nous avons deux villes en commun, mais nous n’habitons pas sur la même planète. Ce n’est pas très grave, mais c’est un peu bizarre.
— Et toi ? veut-il savoir à son tour. Tu as toujours vécu au Châtelet avant de venir à Nantes ?
— J’y ai passé toute mon adolescence, dis-je sans trop m’étendre. Ma Tante Mia a épousé un agriculteur du coin en secondes noces.
— Ta tante ?
Je vois bien qu’il hésite à poser cette question très personnelle — pourquoi habité-je avec ma tante, et pas chez mes parents ?
— Mon père est… décédé quand j’étais petite, et ma mère a des ennuis de santé.
— Ah.
Il regrette d’avoir creusé dans cette direction un peu glauque, ça se voit.
— Je passe toujours Noël chez ma tante, expliqué-je. C’est plus ou moins elle qui m’a élevée.
— Et… tu as des frères et sœurs ?
— Non. Toi ? À part Nina ?
Il esquisse un sourire. Il est content que je me sois souvenue du prénom de sa sœur à la famille trop nombreuse pour une Mini.
— J’ai aussi un petit frère, Raymond. Pas de commentaires sur son prénom, c’est un truc de famille. Ce n’est vraiment pas de sa faute.
— Ça ne me serait pas venu à l’idée de me moquer de son prénom. Et si le Bourg c’est chez ton grand-père, ça veut dire que tu te prépares à une grande fête de Noël en famille ?
Il fait la grimace.
— Ouais. Il va y avoir tous mes cousins.
Il n’a pas l’air de les porter dans son cœur.
— Si ça fait trop de monde et que tu as besoin de t’échapper, lancé-je sans réfléchir, tu n’as qu’à passer me voir chez Mia. On ne fait pas plus tranquille.
L’invitation trop précoce est sortie toute seule, et avec un grand sourire en plus. C’est le problème avec moi : j’adopte les gens trop vite. Je me suis laissé emporter par la conversation, peut-être aussi par son rire, tout à l’heure. Maintenant j’ai lancé une proposition qui est sans doute socialement inconvenante, parce que les jolis aristocrates pâles en cachemire et papier glacé ne calculent probablement pas trop les orphelines de la ferme à la peau chocolat. Mais je ne peux pas ravaler mon offre, même quand Victor m’adresse une autre sorte de grimace, le genre qui dit « pour qui elle se prend, celle-là » et qui me fait bien comprendre à quel point j’ai outrepassé mes droits.
Je brode donc pour amortir le choc.
— On n’est pas envahis par la foule. C’est très calme. À part les vaches, les deux chèvres, le coq et les jurons fleuris de Paul, le mari de Mia, on n’est pas dérangés.
Je ne rends pas vraiment justice à la ferme avec ma description, mon esprit de contradiction me joue des tours. Mais je n’ai pas aimé sa moue condescendante et maintenant, j’éprouve le besoin d’en rajouter. C’est vrai, quoi, pour qui il se prend ? S’il veut profiter de mon calme fermier qui confine à l’ennui mortel, il faut qu’il sache qu’il devra affronter Marcello le coq et Paul le fermier bourru.
De toute évidence, nous avons pris toute la mesure de la distance entre nous. On évolue clairement dans des univers parallèles, et on s’est probablement dit tout ce qu’on avait à se dire.
Vous pouvez aussi vous procurer l’ebook en ligne sur toutes les plateformes en passant par ce lien (L’ebook Kobo est en cours d’upload ce vendredi 4 au matin, mais il ne devrait pas tarder à y être disponible aussi. Les versions amazon et Apple sont déjà en ligne).
Quant à la version papier, elle sera sur Amazon en impression à la demande d’ici peu.
Le rendez-vous n’est jamais qu’à un quart d’heure à pied de notre appartement, un peu plus loin de la fac dans un quartier chic. Il a fait un froid mordant toute la semaine, mais maintenant l’atmosphère sent l’humidité, la neige. J’hésite en arrivant au coin de la rue. Je me suis peut-être trompée ? Il n’y a que de grandes villas ici, des maisons d’architecte datant du début du siècle, avec des jardins gigantesques. Au moment où je m’arrête devant le numéro 15, perplexe, un type en manteau noir ouvre le portail et sort sur le trottoir, un gros sac en cuir sur l’épaule et un autre à la main. Il a mon âge, un peu plus peut-être, et il est très grand. Son regard glisse sur moi mais il ne me calcule pas du tout. Je me raidis et j’attends en me sentant gauche, plantée là sur le trottoir en attendant qu’il percute. Il s’écoule quelques secondes avant qu’il tourne à nouveau vers moi son regard interrogateur.
Il a des yeux splendides, d’un gris très clair constellé de facettes bleues. Son nez fin, presque aquilin, donne beaucoup de personnalité à son visage. Sa peau est pâle, ses lèvres pleines recèlent sûrement des expressions multiples. Je devine d’ici sa moue boudeuse, et aussi son sourire un peu cruel, sous l’expression neutre qu’il a en sortant de chez lui. On a envie de le dessiner. J’ai dû le regarder d’un air pensif ou pire encore, esthétiquement inspiré, parce qu’un sourire un peu condescendant s’est formé au coin de sa bouche.
Je m’éclaircis la gorge et je lui souris.
— C’est toi, Victor ?
Il me répond par un froncement de sourcils avant même d’accuser réception de ma question.
Je décide de lui accorder le bénéfice du doute, non, il n’est pas forcément snob, c’est juste qu’il était perdu dans ses pensées. Mais j’enregistre malgré tout ma première impression, et il faut bien avouer qu’elle n’est pas extraordinaire.
— C’est moi, acquiesce-t-il enfin avec une certaine gravité.
Probablement, ne puis-je m’empêcher de noter, parce que ça revêt à ses yeux une certaine importance d’être lui. Il a forcément conscience de sa beauté, pas vrai ? On ne peut pas ressembler à ça et ne pas être au courant. Tout le monde lui dit sans doute depuis toujours à quel point il est beau. On lui déroule le tapis rouge. C’est évident.
— Enchantée, dis-je en tentant d’être chaleureuse, juste ce qu’il faut. Moi, c’est Vanessa. On s’est parlé au téléphone hier. Merci de partager ta voiture avec moi.
J’ai ajouté cette dernière phrase pour lui rafraîchir la mémoire, pour mettre le pied dans la porte, à cause de ma crainte instinctive d’être rejetée maintenant qu’il m’a vue. Mais il dit :
— Oh ! Bien sûr. Pas de problème. Tu es sûre que tu as le permis ?
Hein ?
— Évidemment que oui. Je te l’ai dit hier au téléphone.
— Euh. Oui. Pardon. C’est juste que tu as l’air terriblement jeune.
Je hausse les épaules.
— Je suis majeure et j’ai mon permis.
Je n’en reviens pas de devoir me justifier. Je parie qu’il n’aurait jamais insisté si j’avais été un mec, ou si j’avais été blanche.
— Super, dit-il.
Pour lui cette conversation n’a aucun enjeu. Il faut que je me calme, ça ne sert à rien de m’énerver, de surinterpréter. On s’en fout si mon chauffeur est assez canon pour poser dans un magazine. On s’en fout s’il n’est pas très intelligent ou ouvert d’esprit.
— Rassure-moi, plaisanté-je, toi aussi tu as ton permis ?
Il louche en répondant :
— Ouais, mais c’est aussi bien qu’on soit deux, parce que ça m’endort de conduire.
Je le dévisage, incertaine. C’est une plaisanterie ?
— Ta mission, enchaîne-t-il, c’est de me tenir éveillé et de conduire sur la moitié du trajet.
Oh, génial, il va vouloir que je lui fasse la conversation. Moi qui pensais profiter du voyage pour bâcler un devoir d’anglais et m’avancer un peu.
J’ai dû paraître déroutée ou déçue et ça le fait rire. Il se met en mouvement.
— Viens, allons-y, ils annoncent de la neige ce soir sur le plateau de Langres, on ferait aussi bien de se dépêcher.
Je fais la grimace. J’entends encore Mia.
Ce n’est pas très prudent, Vanessa, un départ aussi tardif, imagine si vous étiez coincés par la neige ? Imagine si vous aviez un accident ?
Je secoue la tête pour faire disparaître la petite voix sous mon crâne.
En fait, les yeux de Victor ne sont pas gris. Je crois qu’ils sont plutôt bleus, et jaunes. Un jaune très pâle, là au centre, et pas juste un cercle autour de la pupille, non, une vaste tache qui couvre la plus grande portion de l’œil. Autour c’est du bleu délavé. L’impression générale c’est du gris, mais en réalité, il a les yeux jaune layette. Je regarde ailleurs. Je m’en fous, fondamentalement, de la couleur de ses yeux, même si elle est complètement dingue.
— Viens, dit-il, ma voiture est là-bas.
D’habitude, les étudiants conduisent des Twingo ou de vieilles Peugeot, mais Victor a une Mini. C’est un choix bizarre car je dirais que c’est trop petit pour lui. Ses genoux doivent presque toucher le volant.
— C’est ta caisse ? lui demandé-je, dubitative.
Il explique, avec une moue aussi gracieuse que dédaigneuse :
— Ouais. C’était celle de ma sœur, Nina. Elle n’arrive plus à y rentrer tous ses mômes, alors, je lui ai piquée pendant qu’elle regardait ailleurs.
Je ne vois pas trop ce que je pourrais répondre à ça, donc je me contente de hocher la tête, de poser mon sac à côté du sien dans le coffre, puis de l’ouvrir pour en extraire le sac en tissu qui contient mon pique-nique — une gourde d’eau et quelques sandwichs, des pommes.
J’ai prévu large pour en offrir à Victor à tout hasard, mais maintenant que j’ai échangé quelques mots avec lui, je ne crois pas que mon frichti sera son style.
— Tu veux conduire en premier ? demandé-je.
Il enlève son manteau et sort un smartphone luxueux, dernier cri, de la poche intérieure.
— Oui, dit-il. Parce qu’après je vais m’endormir. Je ne rigole pas. Quand on m’empêche de bouger, j’ai tendance à sombrer rapidement.
— OK, fais-je avec un imperceptible haussement d’épaule, avant d’aller prendre place côté copilote.
Et c’est parti pour traverser la France d’ouest en est dans une Mini sous la neige avec un type canon mais un peu supérieur et possiblement narcoleptique, afin d’aller voir ce qui me reste de famille et essuyer le feu glacial de sa désapprobation.
Hello ! En 2020, en attendant Noël, j’ai fait de ma romance de l’hiver, Douce imposture de Noël, un calendrier de l’avent. Chaque jour du mois de décembre, j’ai publié sur ce blog un des chapitres de cette romance (le livre compte 60 chapitres en tout). Vous pouvez encore les lire, il suffit de cliquer sur le lien à la fin de chaque chapitre. La liste des chapitres et des liens est également consultable ici.
C’est une histoire de « fausse petite amie », avec un grand château sous la neige, des familles bien dysfonctionnelles, et des galipettes dans la 2e moitié du récit. Le livre est bien sûr disponible sur une grande sélection de plateformes de distribution. Il existe aussi une intégrale de la série, disponible ici.Bonne lecture !
CHAPITRE 1
VANESSA
Je pose sur la table de nuit la tasse de café à la cannelle préparée par Clémentine, ma colocataire. Puis j’attrape le dernier muffin à la cannelle et je mords dedans, calant l’énorme morceau dans ma joue. Il est délicieux, comme tous les gâteaux que fait Clem. Je le repose à son tour, à côté du mug de café, du réveil en moumoute verte qui indique déjà midi passé, et de mon vide-poches plein de petits bijoux fantaisie.
J’avale ma bouchée. L’odeur et le goût de la cannelle saturent mes sens. Plus amusée qu’agacée, je vérifie auprès de Clem :
— Tu as encore allumé ta bougie à la cannelle ? Quand tu estimeras qu’on a assez de cannelle dans notre vie, tu me le diras, hein ?
Depuis le 15 novembre, Clem s’achète des bougies à la cannelle et elle les fait brûler en continu. Elle a aussi deux mini-sapins (en carton, écologie oblige), trois calendriers de l’avent, dont un avec des photos de pompiers dénudés. Elle aime bien cette période de l’année, et elle en profite à fond. Et surtout, elle ADORE la cannelle.
— Désolée, dit-elle avec une mine contrite, je sais que ça fait peut-être beaucoup d’un coup. Mais mon frère Mick est allergique, alors, à partir de ce soir, c’est fini pour moi jusqu’à l’an prochain.
— Dur, dur.
— M’en parle pas.
C’est le premier samedi des vacances. Je suis en train de remplir mon sac de voyage tandis que Clem, prête depuis belle lurette, me regarde faire, vautrée sur mon dessus de lit en peluche rose qu’elle caresse distraitement de sa longue main fine.
Clem est aussi pâle que je suis café au lait et aussi grande que je suis petite. Mais ça ne nous empêche pas de nous ressembler beaucoup. Nous partageons une même passion pour les couleurs, la vie, la musique, la danse, l’art et le bricolage. On s’est rencontrées l’an dernier dans un cours d’économie d’un ennui lancinant. Elle a fait une blague sur le prof. J’ai répondu par une blague sur l’économie. Elle a proposé d’aller prendre un café. Une heure plus tard, on était meilleures amies. Encore quelques mois de fous rires partagés et de discussions à bâtons rompus, et on se prenait une coloc ensemble.
L’appartement que nous occupons dans ce quartier animé de Nantes est à notre image. Tout ce qui n’a pas encore été customisé le sera probablement d’ici peu. Un de nos hobbies préférés consiste à faire les puces et les brocantes (un peu obligées, avec notre budget étudiant), puis à transformer nos acquisitions en œuvres d’art. La peinture dorée, le fer à souder et les aiguilles à crocheter sont nos meilleures amies.
Sur la patère fabriquée avec un vieux robinet en cuivre, j’attrape la chemise en flanelle à carreaux, toute douce et confortable, pour la mettre dans mon sac. C’est la violette, ma préférée, celle qui va très bien avec mes bottes à talons et mon jean slim noir.
— T’exagères, estime Clem. T’as déjà au moins quatre chemises de bûcheron dans ton sac. Je les ai comptées. Tu pourrais faire un effort vestimentaire, quand même.
C’est vrai que mon bagage contient plus de pyjamas en pilou-pilou que de tenues de vamp. Pour une seule et bonne raison :
— Je vais passer des vacances à la ferme. C’est pas le moment de sortir mon fourreau Yves Saint Laurent, tu vois ? J’en aurai pas besoin pour séduire les chèvres. Une pomme suffira.
Clem soupire en agitant ses mèches blondes ultra-lisses et en faisant papillonner ses grands cils d’un air languide.
— Mais imagine que le prince charmant passe par le Châtelet cette semaine, et que toi, tout ce que tu aies à te mettre, ce soit un déguisement de garde forestier ?
Elle ne se rend pas compte que seul un garde forestier passerait par hasard par le Châtelet, mon village au fin fond de la Haute-Marne, à cette époque de l’année. Je la scrute, incapable de décider.
— T’as mis des faux cils ? Pour rentrer chez tes parents ?
Elle me dévisage avec indignation, mais ne dément pas.
— Écoute, poursuit-elle non sans passion, on ne sait jamais quand l’amour ou le destin va frapper.
— T’es vraiment incroyable.
Pour moi, la trêve des confiseurs, c’est une période hors du temps pendant laquelle rien d’heureux, d’amusant ou d’intéressant ne peut survenir. Tout à l’heure, je prendrai la route pour rentrer chez ma tante. Je n’attends rien du tout de ces vacances. Je serai contente d’en revenir en ayant fait mes devoirs pour début janvier. Dès mon retour, je reprendrai mes nombreux projets là où je les aurai laissés, avec délectation, et la vie pourra suivre son cours. Mais pour l’instant, le mieux que je puisse viser, c’est juste d’avoir la paix. Alors, les rêves de princesse de ma coloc… pour une fois, je me désolidarise de son délire.
Clem, cependant, a décidé de prendre les choses en main. Plantée devant ma penderie, elle sélectionne des fringues que je suis sûre, à deux cents pour cent, de ne jamais pouvoir porter à la campagne. J’essaye de l’arrêter.
— Stop. Clem. Moi aussi je t’aime, et tu vas me manquer.
— Allez, insiste-t-elle. Pour me faire plaisir.
Elle doit partir d’ici une heure, avec un des rares TGV à circuler en ce 22 décembre, à cause d’une grève. Sa famille habite à Lille, alors, elle changera à Paris et elle croisera les doigts bien fort.
Sa valise de fringues est prête depuis deux semaines, tout comme son sac de cadeaux. Clem vient d’une famille nombreuse, soudée, et envahissante. Elle s’en plaint souvent, mais secrètement, je l’envie. Moi, j’ai juste ma tante Mia, son mari bourru, Paul, et c’est à peu près tout.
— Je ne t’ai jamais vue si rabat-joie, proteste-t-elle. Ça ne te ressemble pas.
Je comprends son désarroi. Je la suis toute l’année dans les aventures les plus hautes en couleur, puis subitement au moment de Noël, je renâcle : c’est vrai que c’est louche. En temps normal, je suis toujours partante. Coller des ampoules multicolores autour du miroir de la salle de bain ? Oui ! Suspendre des pots de plantes grimpantes partout au plafond et y accrocher des petits nœuds, des strass et des boucles d’oreilles vintage recyclées ? Bien sûr ! Tricoter des chaussettes à motifs psychédéliques et m’emporter au point qu’à la fin elles vous arriveront au-dessus du genou ? Plutôt deux fois qu’une !
Par contre, dès qu’on parle sapin, boules et chaussettes de Noël, il n’y a plus personne. Ce n’est pas que je n’adhère pas à l’esprit de la nativité. Enfin, disons que je ne la déteste pas activement, comment détester quelque chose de coloré, de généreux, de lumineux et de convivial ? Le problème, c’est que personnellement, je suis abonnée à une version sinistre de cette fête, alors, je préfère encore l’ignorer. Je laisse Clem décorer notre appartement déjà légèrement surchargé, au point qu’on se croirait parfois dans une boule à facettes, mais je ne m’investis pas dans le processus.
Clem a réussi à me refourguer quelques jupes et collants en dépit du bon sens, et à les entasser de force dans mon sac. J’ai fini par la laisser faire : c’était plus simple.
— Tu as pensé à tes cadeaux ?
— Ouais, confirmé-je sans entrain.
Elle pousse un soupir théâtral.
— Vanessa. Je me fais du souci pour toi.
— Pourquoi ça ?
— Tu ne couverais pas une petite dépression ?
— Non. Je t’assure que non. C’est juste l’approche des fêtes. Je ne suis pas fan. Ça ira mieux après les vacances, vraiment.
Au fond, Clem sait pourquoi je me sens à côté de mes pompes. Elle sait que les fêtes s’accompagnent pour moi de visites familiales incontournables qui me rendent triste. Nous avons déjà parlé de tout ça. Alors, elle n’insiste pas, et elle se contente de me faire un gros câlin.
— J’ai mis ton cadeau tout au fond. C’est un pull noir pile à ta taille. Moulant juste ce qu’il faut. Ça ira avec tout. Tu peux même le porter avec tes chemises bien butch si ça t’amuse. Aucun problème. Je t’adore quoi que tu fasses.
Je lui rends son étreinte et je lui souhaite un bon voyage, puis elle part prendre son train.
Le silence vient tout juste de retomber sur le petit appartement lorsque mon téléphone se met à sonner. C’est ma tante Mia.
— Tu es sur la route ?
Mia est toujours très directe, et pas très portée sur le bavardage.
— Non, réponds-je. Je pars plus tard, à seize heures.
— Dans la voiture de ce type que tu n’as jamais vu ?
— C’est ça, soupiré-je.
Via un site de covoiturage, j’ai trouvé un compagnon de voyage qui a sa propre auto et se rend dans la même minuscule ville que moi. En plus, il est étudiant à la même fac que moi, ici, à Nantes. Le seul hic, c’est qu’il ne pouvait pas partir avant le milieu d’après-midi.
— Pourquoi si tard ? demande Mia sur un ton inquisiteur.
— Il avait une contrainte ce matin. Écoute, il ne me fait même pas payer l’essence. C’est un bon plan, surtout avec les grèves.
— Mais on annonce de la neige pour ce soir, fait remarquer Mia. Ce n’est pas une bonne idée de tarder comme ça.
— C’est pas sûr, et en plus, on sera déjà arrivés. Ne t’en fais pas.
Mia grommelle quelque chose dans sa barbe, et je sais bien qu’elle s’en fait quand même. Elle se fait toujours du souci pour tout. Alors, il faut qu’elle trouve quelque chose à critiquer pour évacuer un peu de son stress.
— Il vient te chercher au moins ?
— Non, c’est moi qui dois le rejoindre.
— Pff, exhale-t-elle. Alors que c’est lui qui est en voiture, tu dois te trimballer ton sac jusque chez lui ?
Fondamentalement, je suis d’accord avec elle, mais je ne vois pas l’intérêt de râler.
— Ne te fais pas de souci, Mia. J’arriverai ce soir comme promis.
Je raccroche et je passe dans la salle de bain. Le miroir à l’éclairage funky me renvoie l’image catastrophique que j’attendais : mes cheveux partent dans tous les sens aujourd’hui. Je n’ai plus qu’à les discipliner avec une huile adaptée, et à les entortiller bien serrés. De toute façon, je ne détache pas mes cheveux en présence des inconnus. La plupart des gens regardent les coiffures comme la mienne de travers. Trop exotique, trop dingue. J’ai une bonne afro et bien qu’on m’ait déjà dit que mes cheveux sont magnifiques, c’est radicalement différent de ce qu’a Clem, par exemple, et très certainement, de ce qu’attendent les profs, les administrations, et les employeurs potentiels. La plupart du temps, je me contente donc de rabattre sagement cette voilure exubérante, et c’est ce que je fais aujourd’hui.
Le haut mur de pierre est surmonté de barbelés et la grille de fer forgé, haute d’au moins trois mètres, est veillée par deux gargouilles de granit accroupies au sommet de colonnes rondes.
Dans la chaleur étouffante du mois d’août, je ressens soudain la fatigue et la soif avec une violente intensité. Je n’ai pas bu depuis mon arrivée à la gare de Saulnon en fin de matinée, d’ailleurs je n’ai pas déjeuné non plus avant le long rendez-vous chez le notaire. L’air humide réverbère la chaleur et il n’y a plus d’ombre nulle part. Une goutte de sueur perle au creux de mon genou et je cherche nerveusement l’élastique autour de mon poignet pour ramener mes cheveux sur le sommet de ma tête, et créer un peu de fraîcheur, avant de me rendre compte que j’ai déjà eu recours à cet expédient il y a plus d’une heure, dans l’étude de Maître Galamas.
Assise alors dans la pièce sombre encombrée de livres et sans une molécule d’oxygène, occupée à signer une inépuisable pile de paperasses, je me considérais au bout de ma vie, mais j’avais tort. Le bout de ma vie, c’est maintenant.
Le notaire m’avait prévenue que c’était la plus grande maison du village, mais je n’avais pas anticipé… ce truc. Je m’attendais à une demeure bourgeoise avec un joli toit d’ardoises, quelques balcons romantiques et peut-être une échauguette, une tourelle dans laquelle la princesse (moi en l’occurrence, et c’est pas la peine de rigoler) pourrait installer sa chambre.
Autour de ce manoir, le jardin, laissé à un abandon charmant, aurait été envahi de glycines et de rosiers géants ô combien pittoresques, un peu, là aussi, comme le château de la belle au bois dormant.
C’est bien ce qui arrive quand vous héritez de votre richissime lointaine grand-tante, celle qui a mené une existence de création et de romance, avant de se barricader dans sa maison pour y vivre au milieu de ses chats ? Cette aïeule si incroyablement célèbre, talentueuse et snob qu’elle n’a jamais plus adressé la parole à sa famille ? Jusqu’au moment où dans un coup de théâtre, elle vous lègue sa grande baraque ?
En tout cas, c’était le scénario que j’avais en tête.
Je savais qu’Aglaé n’avait pas terminé sa vie dans les meilleures dispositions mentales, qu’elle était vieille et un peu parano sur les bords, qu’elle vivait en recluse depuis qu’un amant éconduit l’avait défigurée. C’était ce que racontait la légende familiale, après tout.
Je m’étais préparée à ce que sa maison porte la trace d’un destin tragique d’une manière ou d’une autre. En aucun cas je ne m’attendais à tomber sur le château du fils de Dracula et de Niki de Saint Phalle.
— Votre grand-tante avait beaucoup de personnalité, et elle appréciait l’art moderne, commente, imperturbable, le notaire.
Tu m’étonnes.
Le premier détail qui frappe, c’est la pierre noire, basaltique, qui a servi à construire le manoir, et qui n’a certes aucun lien de parenté avec le style bourguignon traditionnel. La structure du bâtiment elle-même n’en offre pas davantage. Il évoque un monstre accroupi, encore une gargouille, ou un dragon qui ramasserait ses muscles de pierre puissants pour vous bondir dessus.
Les étroites fenêtres en ogive sur la grande façade sont parées de vitraux, toutes sans exception. Je frémis déjà à l’idée de ce que je vais découvrir à l’intérieur. Probablement pas de spacieuses pièces modernes et bien éclairées.
Je vois ce qui me rappelle un monstre dans ce bâtiment. C’est la porte d’entrée avec son double battant encadré de deux fines colonnes et surmonté d’arabesques gothiques. On dirait une gueule qui s’apprête à se refermer sur vous. Ma réaction réflexe face à cette présence impressionnante est de déglutir mon horreur.
Le jardin, ou plutôt, le parc, immense, est envahi d’épais buis mal taillés (très fortement évocateurs de The Shining) et de résineux odorants. Devant le manoir, une allée de graviers gagnée par les mauvaises herbes mène au perron en décrivant un arc de cercle autour d’une grande fontaine. Cette dernière est vide, mais j’imagine d’ici l’effet lorsqu’elle est en eau. La sculpture centrale est une gigantesque bite multicolore. Ce n’est pas une image ni une exagération. Cette fontaine représente vraiment, de manière absolument univoque, un énorme service trois-pièces, rouge et vert et bleu roi et jaune d’or, les couilles charnues, et la queue dressée vers le ciel en une érection provocante. On ne peut pas la rater : longue, épaisse, et brillante de vernis, elle est en contraste total avec la silhouette noire et trapue de l’immense manoir derrière elle.
Voilà, voilà.
Je suis prise d’une sorte de découragement teinté, il faut bien le dire, de curiosité perplexe. Je ne suis plus si sûre que ma famille ait bien cerné tante Aglaé de son vivant.
— C’était une vieille dame pleine d’humour, commente avec flegme Me Galamas.
— Sans blague, m’entends-je répondre de très loin.
Je crois que je vais tomber dans les pommes. C’est juste la chaleur. Ça n’a rien à voir avec le fait que je viens d’hériter de cette monstruosité intrigante, et que mon cerveau n’arrive pas à réconcilier les informations visuelles qu’il reçoit avec les idées préconçues qu’il nourrissait jusqu’ici. Ce n’est pas que je sois prude, mais ça fait beaucoup d’un coup.
Le notaire s’en aperçoit.
— Ça va aller ? demande-t-il.
Je murmure faiblement un « oui, oui » qui franchit à peine mes lèvres. Il regarde sa Rolex puis me tend le trousseau de clefs dont il s’est servi pour ouvrir le portail.
— Voici la clef du portail, celle de la maison, et la petite ici sert à ouvrir l’atelier. Celle-ci, je vous conseille d’en prendre soin, d’après feu ma cliente c’était un exemplaire unique. Je vous laisse faire le tour du propriétaire. J’ai un rendez-vous à quinze heures.
— Bien sûr… bien sûr.
Je me demande si c’est très déontologique de sa part d’abandonner une cliente en deuil et en état de choc.
— Vous avez pris une chambre d’hôtel en ville ? s’enquiert-il. Je peux recommander l’auberge du Cheval noir, sinon. On y dîne très bien.
— Euh… merci.
Je n’ai pas réservé de chambre en ville : naïvement, je pensais dormir au manoir. Après tout, tante Aglaé a vécu ici jusqu’à récemment. La fontaine-bite a peut-être été coupée, mais il y a encore l’eau et l’électricité, et même le wifi.
Je m’empare de la poignée de ma valise et je me tourne vers le notaire, le gratifiant d’un salut distrait et d’un autre remerciement mitigé. Je ne l’entends même pas partir.
Chapitre 2
Je n’ai pas la force d’entrer tout de suite. Je vais me poser deux secondes à l’ombre sur le perron, et respirer tranquillement avant d’affronter mon héritage, décidé-je.
Je sors mon téléphone. J’ai besoin de parler à une personne qui vient de la même réalité que moi, juste pour m’assurer que je n’ai pas malencontreusement basculé dans la quatrième dimension. Je compose donc le numéro de Charlie, ma meilleure amie, qui doit être déjà de retour au bureau à cette heure-ci. Elle est assistante juridique et elle rêve d’évasion.
— Alors ? veut-elle aussitôt savoir. Je fais mes valises ? Je prends mon maillot de bain ou pas ?
Au cours des derniers jours, nous avons à plusieurs reprises évoqué la maison d’Aglaé, et dans nos fantasmes, nous sommes allées jusqu’à la parer d’une piscine. N’est-ce pas la première chose que vous faites construire quand vous êtes riche et que vous avez du terrain ? Une piscine pour vous dorer la pilule dans le chaud soleil d’août et en faire profiter vos amis ?
— Hum, dis-je, en fait, je ne crois pas qu’il y ait de piscine.
— Tu n’en es pas sûre ? Va visiter et raconte-moi tout ! Tu es là-bas ? Il n’y a pas eu de problème ?
Sa voix s’est soudain teintée d’inquiétude.
— Non, non, tout va bien. J’ai les clefs. Je suis assise sur le perron. J’ai eu un petit coup de chaud, c’est tout.
Je lui raconte ce que j’ai vu de la maison, à savoir, la façade et la fontaine. Sa réaction immédiate est :
— Je ne te crois pas. Envoie une photo et rappelle-moi.
Je me lève en soupirant, je secoue le bas de ma robe pour décoller le tissu moite de ma peau et pour déloger les petits gravillons qui en ont profité pour s’incruster. En flageolant un peu dans mes sandales à talons compensés, je traverse la cour. Évidemment, c’est le moment que choisit ma cicatrice pour me tirer à nouveau. Arrivée au niveau de la fontaine, je prends un magnifique cliché du manoir avec la sculpture au premier plan. Je l’envoie à Charlie. Mon téléphone sonne au bout de quelques secondes.
— Énorme, confirme-t-elle.
— J’arriverai jamais à la vendre, me plains-je tout en considérant le manoir, incrédule.
J’espère encore que c’est une erreur, un mauvais rêve qui va se dissiper.
— Hum, hésite Charlie.
C’était ça, le plan. Vendre le manoir et m’acheter un joli appartement à Paris intra-muros. Mais on dirait que ça va déjà être compliqué de revendre cette horreur pour payer les droits de succession.
Cette pensée d’une logique cruelle me frappe soudain et je pense à mon appartement idéal, à deux pas des Buttes-Chaumont — clair, aérien, joliment décoré, le perchoir de mes rêves avec son charmant petit balcon, mon petit coin secret au cœur de la grande ville hyperactive, exactement ce dont j’ai besoin. Pas d’un tombeau kitch au fin fond de la campagne bourguignonne.
— Agathe ? s’inquiète Charlie. Ça va aller ?
— Mais oui, bien sûr, mens-je à peine. Je… je vais aller voir l’intérieur. Je te raconte.
— Laisse-toi le temps de digérer tout ça, conseille Charlie. Tu fais peut-être un deuil bizarre. C’était quand même ton aïeule.
— Mais je ne la connaissais que de nom, objecté-je. Elle n’a pas vraiment pu laisser de trou dans mon cœur, tu vois ?
En fait, je la connaissais surtout à travers les multiples histoires que mes parents, grands-parents, oncles et tantes et cousins colportaient sur elle. Elle faisait partie du paysage, mais nous n’avions pas de relation à proprement parler.
— Fais le tour du propriétaire et tu verras bien ensuite, encourage Charlie. Si ça se trouve, hein, y a un Picasso dans le poulailler, et ça réglera tous tes problèmes.
— Dans le poulailler ? gémis-je. Et puis quoi encore ? J’espère bien qu’il n’y a pas de poulailler.
— Allez, t’en fais pas. Prends-le un peu plus à la rigolade. Va visiter, et rappelle-moi après si tu veux.
Je note que toute mention de valises ou de maillot de bain n’est plus d’actualité, et que Charlie se trouvera probablement un autre plan pour le week-end si la canicule persiste. Après les bisous d’usage, je raccroche et je pousse courageusement la porte de ma nouvelle maison.
Premières constatations : la porte blindée est moderne, ça ne sent pas trop le chat, ce n’est pas sale. Aglaé a dû faire passer quelqu’un régulièrement pour s’occuper du ménage et de l’entretien. Je grimace en me demandant comment je vais être capable d’assumer ce genre de frais avec mon salaire un peu ric-rac et en dents de scie de rédactrice freelance ? J’aurais peut-être dû faire trader quand il en était encore temps, comme mes parents m’y exhortaient.
Le hall est dallé de carrelage noir et habillé d’un long tapis multicolore qui représente des licornes, des pégases, chimères, sphinx et d’autres créatures mythologiques non identifiées. Je me baisse pour admirer les détails. C’est joli, et original, c’est une œuvre d’art. Je me redresse. Au plafond, les lustres sont des mobiles, les ampoules LED cohabitant avec des sculptures aériennes en fil de fer tordu qui représentent des… des vulves, des seins, et des pénis. On finit par remarquer une sorte de leitmotiv.
Je viens d’hériter de la dernière demeure d’une vieille folle obsédée.
Bon. Ce n’est pas un pauvre petit mobile qui va m’empêcher de vendre. Je l’emporterai à Paris, ça amusera la galerie. Il faut que je me fasse une idée globale sur la bicoque. Je pousse la première porte à droite : c’est la cave. La deuxième : un petit WC décoré dans des tons bleutés, joli mais ordinaire, si l’on excepte l’étagère de BD érotiques en hauteur. Je décide que c’est plutôt cool d’avoir une collection de BD érotiques dans sa maison, en libre-service, et d’ailleurs, j’ai bien l’intention de les lire. Je ferme la porte et je vais de l’autre côté du couloir, en ouvrir une autre qui donne sur une vaste cuisine.
C’est la cuisine de vos rêves, si vos rêves vous amènent à vouloir faire rôtir entier un cochon voire un petit enfant. Tout est gigantesque et je me demande quel usage Aglaé a bien pu avoir de cet endroit, si elle vivait toute seule. Peut-être qu’elle donnait des orgies. Va savoir. La pièce fait l’angle du bâtiment et comme anticipé, elle est éclairée par de longs vitraux qui laissent filtrer un jour bleuté un peu étrange, comme si on évoluait dans un aquarium. Sur le côté du manoir, cependant, face à la porte, il y a aussi une authentique baie vitrée, vaste et claire, qui compense largement le défaut de luminosité en invitant un flot de soleil sur une grande table de bois sombre. J’ai une vision soudaine de moi, travaillant à cette table, appelant un client. Mais je la dissipe rapidement. Je n’ai pas l’intention de m’installer ici… même s’il est tout à fait possible que j’y sois contrainte.
Mon job ne me retient pas vraiment à Paris : je peux écrire n’importe où, celui qui m’imposera des horaires et des codes vestimentaires n’est pas encore né, et je ne vois que rarement mes clients. C’est juste ma vie qui est à Paris : mes amis, mon futur, toute possibilité de rencontrer un jour un type qui me plaira sur le long terme. Je me suis toujours vue à Paris…
Comme je viens de me voir ici, fait remarquer mon subconscient, qui a toujours eu un sens de l’humour bien tordu.
Bref. Pièce suivante.
Plus loin dans le couloir, je trouve le salon. Il est immense, deux ou trois fois plus grand que mon appartement. Il n’y a que deux statuettes érotiques, ce que je considère comme discret, maintenant que je connais un peu mieux Aglaé. Le reste, c’est 50 % animaux fantastiques, et 50 % minimaliste, du cuir confortable de plusieurs couleurs : noir, rouge, jaune. C’est raccord avec le parti-pris annoncé dans la façade du manoir et la fontaine multicolore et outrancière. Mais d’une façon agréable, pas agressive. On sent que la fontaine, le manoir n’étaient pas seulement, de la part d’Aglaé, un gigantesque « F*CK YOU » lancé au monde entier, mais qu’ils participaient d’une philosophie de vie. Ce salon est une pièce où je me vois très bien zoner devant la télé, boire un thé, ou lire un livre en bonne compagnie, pieds nus sous la couverture en laine bouclée blanche qui est là-bas, ou avec un homme endormi, sa tête posée sur mes genoux.
Je quitte le salon perplexe. J’ai beaucoup de visions positives de mon futur possible dans cette maison, c’est quand même plutôt étonnant. Et je dois aussi reconnaître que Tante Aglaé n’avait peut-être pas que de l’humour mordant et corrosif. Elle avait probablement aussi de la fantaisie et du goût, et elle se fichait sans doute un peu de ce que l’on pensait d’elle.
J’ai hâte de voir sa chambre à coucher, quand même, et en même temps, j’appréhende un peu. Que vais-je trouver à l’étage ? Des miroirs au plafond, un donjon tout équipé ? Je m’attends à tout.
Mais je n’ai pas le temps de m’aventurer jusque là-haut, parce qu’un bruit dans l’entrée m’avertit que je ne suis pas seule. Quelqu’un a poussé la porte, j’entends un tintement de clef, le bruit de quelque chose qu’on dépose dans l’entrée, des pas.
Je rebrousse chemin dans le couloir, contrariée. C’est une propriété privée, ici. Je ne peux pas vraiment m’emporter contre l’intrus, mais il va falloir faire comprendre aux gens qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin. J’aime bien mon intimité. Surtout que j’étais en train de rêvasser, d’avoir des visions de futurs sympathiques. Et peu importe si c’était ici, alors que je suis sûre et certaine de ne pas avoir le moindre avenir dans cet endroit. Divaguer, ça me détend.
Je lance mon :
— Qui est là ?
Au même moment, précisément, où une voix masculine dans l’entrée appelle :
— Y a quelqu’un ?
Fronçant les sourcils, je franchis le coude du couloir pour mettre l’intrus dehors. Quand j’arrive en vue de l’entrée, un type est debout sur le pas de la porte entrouverte. Plié en deux, il fourrage dans une besace à l’air fatigué et je ne vois d’abord que son dos (large, musclé, habillé d’un T-shirt d’un gris vert sauge), des bras bronzés couverts d’un duvet clair, et ses cheveux d’un blond sombre, légèrement bouclés. C’est un jeune, vingt-cinq ans peut-être. Je demande :
— Qu’est-ce que vous fichez là ?
Et au même moment, le type se redresse, tout cramoisi d’être resté un moment la tête en bas.
Il fronce les sourcils à son tour, et me toise de très haut, ce qui est facile pour lui, parce qu’il fait au moins un mètre quatre-vingt-quinze. Non qu’il ait quoi que ce soit d’un échalas. En fait, pour un type aussi grand, il est même remarquablement bien proportionné. Il a une carrure de mec plus petit — assez râblée, une musculature sèche, des bras noueux, des pectoraux carrés façon armure romaine qu’on devine sous son T-shirt usé. Son jean tombe de ses hanches comme s’il avait passé sa vie dedans, et visuellement, je crois que c’est une bonne chose.
Bref il est canon, mais il n’a toujours pas dit ce qu’il fabriquait chez moi.
— Je viens faire le ménage, indique-t-il avec un geste dans la direction générale de la maison.
— Le ménage ? répété-je un peu désarçonnée.
— On est jeudi, il est quatorze heures, c’est l’heure du ménage, dit le type.
Oh, non. Aglaé le faisait venir pour… déjà, je lève mentalement mon verre à la vieille chouette pour son choix d’homme de ménage, et je suis sûre qu’elle n’en perdait pas une miette. Mais ensuite, je percute qu’il la connaissait. Et il n’a pas l’air de savoir qu’elle n’est plus là.
Je fais quelques pas vers lui tandis que mon humeur se radoucit.
— Je suis désolée, dis-je. Aglaé est… décédée il y a deux semaines.
Il me considère d’un air un peu dégoûté. C’est violent un regard de mépris, même fugace, venant de ce type, parce que ses yeux sont d’un vert très clair, et ses traits vraiment réguliers, avec ces lèvres symétriques et ce nez très droit, et tout ça donne à l’ensemble un impact désapprobateur qui me fige sur place.
— Je sais, grommelle-t-il enfin. J’étais à son enterrement.
Mince. Ils étaient proches ? Mais du coup, je comprends encore moins ce qu’il fait ici.
— Je suis sa petite-nièce, précisé-je. Agathe.
Il incline la tête de côté et j’ajoute en guise d’explication :
— On n’était pas très proches, Aglaé et moi. En fait, on ne se connaissait pratiquement pas. Elle m’a quand même légué sa maison, je ne sais pas trop pourquoi.
Je laisse encore filer un silence, puis je m’avise de ce qu’il était sans doute, lui, assez proche d’elle s’il s’est rendu à son enterrement. Je devrais peut-être reconnaître ce lien, offrir mes condoléances.
— Je suis désolée, dis-je.
Ses sourcils d’un blond foncé escaladent son front.
— Désolée pour quoi ?
— Euh… ben… pour votre peine.
Je suis rouge comme une tomate. J’avais déjà chaud avant, mais là ce n’est plus la peine.
Et cependant, j’ai dû dire ce qu’il fallait. Ses traits se détendent et son visage est gagné par une sorte de douceur nostalgique.
— Merci, dit-il du bout des lèvres.
Et puis il sourit, et là, paf.
Ce type n’est pas juste canon dans le style, je fais des ménages et du bricolage et je passe mon temps à bouger donc j’ai un corps de malade. Il est canon dans le style, une déesse s’est penchée sur mon berceau, elle a déposé un baiser sur mon front, et elle m’a donné tous les cadeaux.
Je le dévisage avec une curiosité un peu essoufflée. D’où est-ce qu’il sort, celui-là ?
— Et vous… pardonnez-moi, mais vous continuez à venir ici faire le ménage, bien qu’elle soit… partie ?
Il hausse les épaules.
— Oui.
Il n’est pas hyper bavard, hein. Heureusement au bout d’une seconde il précise :
— Aglaé avait réglé six mois d’avance.
— Oh. Six mois ?
— Oui. On fonctionnait comme ça. Elle faisait un gros chèque, et je l’avertissais quand on arrivait à la fin de son crédit. Elle n’aimait pas s’embêter avec des petites sommes. J’ai essayé de lui expliquer que ça m’était égal si elle ne déclarait pas, mais elle s’en fichait complètement.
Han. 1) Finalement il n’est pas si taiseux que ça, l’homme de ménage et 2) quel arrangement bizarre. C’est presque louche. Mais tout de même, il ne se sent pas obligé de venir nettoyer après sa mort ?
— Vous n’étiez pas obligé de continuer à venir, dis-je.
Il sourit à nouveau, la terre vacille un peu.
— En fait, si, indique-t-il. Elle vous a laissé sa maison, son parc, et l’essentiel de son terrain gigantesque.
Je hoche la tête, perplexe, l’encourageant à en venir au fait.
— Oui.
— Eh bien, à moi, elle a légué son petit bois et sa cabane sur la rivière… à condition que j’exécute notre contrat de ménage jusqu’à la fin des six mois.
Une moue suit, charmante, le genre de grimace affectueuse qui pourrait vouloir dire, ce qu’Aglaé a décidé, elle finit toujours par l’obtenir. Et c’est bizarre, mais je suis tout à coup un peu jalouse de leur relation.
— Sa cabane sur la rivière ? m’enquiers-je.
J’ignorais, bien sûr, l’existence de cette cabane. Il fait un geste du menton dans la direction de la cuisine.
— C’est plus loin par là-bas. Un petit bout de la propriété a été scindé par l’héritage. Avant, c’était le même terrain, mais maintenant j’imagine que nous sommes voisins.
Un éclair de compréhension me traverse l’esprit.
— Oh ! C’est vous, Oscar Langlois !
Pour aller avec un nom pareil, je ne sais pas bien ce que j’envisageais. Un quinquagénaire à chiens, peut-être.
— C’est moi, acquiesce l’homme de ménage, Oscar. Bienvenue à Saulnon.
— Oh, mais je ne vais pas rester, m’exclamé-je aussitôt. Je suis juste venue récupérer les clefs…
Il hausse les sourcils à nouveau. Je crois bien qu’il s’en fiche.
Une chose est sûre, même si la situation est un peu bizarre, inconfortable, je ne peux pas l’empêcher de faire le travail qui est attendu de lui pour qu’il hérite de la cabane sur la rivière.
— Je… Je viens d’arriver, bafouillé-je. J’étais en train de visiter. Faites ce que vous faites d’habitude. Je vais continuer mon tour là-haut.
Il grommelle son assentiment, puis ouvre sans attendre la première porte sur la gauche, qui s’avère donner sur un placard à balais, tandis que je prends l’escalier, battant en retraite vers le premier étage. J’ai juste besoin de me demander ce que je pense de tout ça. Ça fait beaucoup d’informations à digérer d’un coup. Je laisse mon sac en bas et je monte l’escalier en hâte.
Si le rez-de-chaussée est tout entier conçu pour recevoir, il règne à l’étage une ambiance très différente. Les lieux parlent moins de provocation et davantage de fantaisie. Le couloir donne d’abord sur un boudoir qui fait aussi bureau et qui correspond, très franchement, à tous les fantasmes que j’ai pu nourrir au fil des années sur les bureaux à domicile. À Paris, j’ai l’habitude de quitter régulièrement le tout petit studio que je loue pour aller travailler au café ou dans les bibliothèques, ou encore dans des espaces de coworking. Mais comme tout le monde, je rêve d’espace. Et cette pièce, avec ses grandes bibliothèques couvertes de livres de design, son étagère peuplée de plantes à l’angle d’une grande baie vitrée qui donne sur un vaste balcon, son bureau de chêne, son fauteuil de lecture et ses tapis colorés, me tape immédiatement dans l’œil. J’ai envie d’emménager là et de ne plus jamais bouger. L’espace d’un très bref instant, en tout cas. Car ensuite la réalité revient aussitôt au galop : oui, c’est immense, mais c’est parce que nous sommes au beau milieu de nulle part, à Saulnon, la plus grande ville est à trois quarts d’heure en voiture, il n’y a rien de chez Rien ici pour une citadine comme moi. Pas de cinéma, pas de musée, pas de café, personne à qui parler…
Je note mentalement de poser quand même au divin Oscar une ou deux questions sur la vie nocturne, pour glaner quelques arguments de vente, mais je ne me fais pas d’illusion. Emménager ici, ce serait m’enterrer vive dans un désert professionnel, culturel et médical. Je sais que j’ai l’air snob, mais j’ai vingt-cinq ans et j’ai grandi en ville. C’est plus fort que moi.
Je sors à regret du bureau de mes rêves pour explorer le reste de l’étage. De l’autre côté du couloir, je trouve la chambre à coucher qui donne sur l’arrière de la maison. En m’approchant de la grande baie vitrée, elle aussi agrémentée d’un balcon, je découvre une pelouse qui descend en pente douce vers la fameuse rivière. Je cherche des yeux la cabane d’Oscar, mais elle n’est pas visible d’ici. Elle doit se trouver dans un repli du paysage vallonné, ou se cacher derrière le petit bouquet d’arbres que j’aperçois là-bas.
Ensuite, je m’égare peut-être une seconde ou deux à imaginer la vie de mon nouvel homme de ménage hérité de ma grand-tante. J’imagine que chez lui, par ces températures brûlantes, il ne se sent peut-être pas obligé de porter un T-shirt. Ni un pantalon. Peut-être qu’il profite de la rivière toute proche pour se rafraîchir. Je le vois presque d’ici sortant de l’onde, les gouttelettes d’eau brillant au soleil implacable de l’été. Pffff… quel délire. Je suis probablement en manque de contact masculin. C’est une autre des nombreuses et très bonnes raisons qui font que je dois rentrer à Paris. Je me demande si la présence d’un Adonis en tant que voisin direct pourrait être conçue comme un autre argument de vente massue pour me débarrasser de cette maison.
Le problème, c’est que j’aime déjà cet endroit. Depuis tout à l’heure, cette bicoque improbable d’une vieille tante excentrique tente de me séduire et de me faire oublier mon identité, ma vie et tous mes projets. Il n’est pas question que je vienne ici. Il est temps de poursuivre mon état des lieux, et pendant que j’y suis, je vais prendre quelques photos avantageuses.
La chambre à coucher en elle-même n’a rien du lupanar que je m’étais brièvement imaginé. Certes, le lit est à baldaquin, et là, je rejoins Aglaé : quelle personne saine d’esprit et assez riche pour s’offrir une grande maison et le mobilier de son choix renoncerait à dormir dans un lit à baldaquin ? Celui-ci a été fabriqué sur mesure en bois clair et il a vaguement la forme élancée d’une barque. Il est immense, au moins deux mètres sur deux. Le lit a été fait au cordeau, les draps blancs irréprochablement bordés. J’espère que ce n’est pas le linge dans lequel Aglaé est décédée. Pour ça aussi, je vais devoir demander à Oscar. Un examen plus approfondi révèle que le baldaquin a été sculpté d’odalisques provocantes et de satyres en rut, raccord avec les autres petites touches libidineuses dans la décoration, mais sans mauvais goût. C’est plus fantaisiste et discrètement érotique que dérangeant. Je me vois plutôt bien dormir là et faire de beaux rêves.
Je note à nouveau au passage que les vitraux ne sont pas si présents : il y en a au moins un par pièce en façade, de quoi projeter çà et là des taches de couleurs abstraites, mais les grandes baies vitrées assurent un éclairage quasi normal. Le reste du mobilier est très sobre dans la grande chambre aux murs blancs : une commode en pin, une coiffeuse en bois peint blanc, un canapé deux places aux coussins blancs rebondis et drapé d’un plaid jaune soleil, une peau de mouton en guise de descente de lit. Avec un soupir, je sors de la pièce pour visiter le reste de l’étage.
Dans l’immense salle de bain claire, je lorgne sur la grande baignoire à pied. Le dressing attenant pourrait héberger un étudiant parisien sans le moindre problème de place. Les vêtements d’Aglaé n’y sont plus, le notaire m’a fait savoir qu’elle les avait légués à quelqu’un d’autre, une jeune femme du village.
Des bruits d’aspirateur montent à présent du rez-de-chaussée. Je passe au niveau supérieur. Là-haut, je trouve cinq (CINQ) chambres d’amis spacieuses, une salle de couture pleine d’un joyeux fouillis d’étoffes et de projets à moitié terminés sur des mannequins en tissu. Aglaé avait continué à dessiner et à coudre après avoir pris sa retraite officielle, de toute évidence.
La dernière porte de l’étage donne sur un escalier escarpé qui grimpe jusque sous les combles. J’ai toujours eu cette peur irrationnelle des greniers, mais par cet après-midi ensoleillé, je me trouve un peu ridicule. Je me tâte encore pour monter quand des pas dans l’escalier m’offrent le prétexte idéal pour remettre cette exploration à plus tard. Après quelques secondes, Oscar arrive sur le palier, l’air hésitant. Je lui demande :
— Tout va bien ?
Il hoche la tête, puis désigne le grenier.
— Vous… Tu es déjà montée là-haut ? Ça ne te dérange pas si on se tutoie ?
Je fais non de la tête, puis je précise :
— Euh, non, ça ne me dérange pas du tout qu’on se tutoie. Et non, je ne suis pas montée là-haut. Pourquoi ?
— C’était l’atelier d’Aglaé. Elle ne voulait pas que j’y fasse le ménage. Je n’y suis entré que quelques fois, sur son invitation, et ça fait longtemps. J’aimerais bien… y retourner, si tu as la clef et que ça ne t’embête pas trop.
Je suis étonnée par sa requête, mais je ne vois pas vraiment de raison de refuser.
— Bien sûr, pas de problème.
Je m’engage dans l’escalier. Aglaé a fait fortune en dessinant des robes, et j’ai déjà visité sa salle de couture. Je me demande ce que je vais trouver là-haut.
En haut des marches, comme annoncé par Oscar, la petite porte est gardée par une serrure, et j’entreprends de chercher la bonne clef dans le trousseau fourni par le notaire. Oscar attend patiemment dans le noir. Ce type irradie une sorte d’énergie calme. À écouter le rythme lent de ses respirations profondes, je ralentis aussi un peu moi-même, comme si les battements de mon cœur trouvaient sa présence apaisante.
Enfin je trouve une clef qui tourne dans la petite serrure, et la porte s’ouvre sur un gigantesque espace sous les combles. Un flot de lumière entre par d’immenses lucarnes et il fait une chaleur étouffante juste sous le toit. L’air est pratiquement inflammable tant il sent fort la térébenthine et je me jette sur les fenêtres pour les ouvrir les unes après les autres dans l’espoir de faire passer un courant d’air. Oscar fait la même chose de l’autre côté.
Ensuite, seulement, quand le danger d’asphyxie est passé, je regarde autour de moi. C’est un atelier de peinture, vaste et bien organisé avec des toiles contre les murs, de vastes établis sur lesquels sont entreposés des matériaux nombreux — des outils, des munitions de peintre, mais aussi des poudres, mortiers, pilons qui laissent entendre qu’Aglaé mélangeait elle-même ses couleurs à l’occasion.
— Je ne sais pas comment elle faisait pour passer toutes ces journées là-dedans en été, commente Oscar. En fin d’après-midi, elle descendait complètement déshydratée.
Une fine couche de sueur brillante couvre sa peau hâlée et rend ses yeux vert pâle encore plus saisissants. Il parle d’Aglaé comme si elle était son amie, pas seulement son employeuse. Je lui demande :
— J’ai l’impression que tu la connaissais vraiment bien ?
Il se passe la main dans les cheveux.
— On peut dire ça, oui. Je faisais le ménage chez elle, mais je pense qu’on était amis. Elle était précieuse à mes yeux. Disons qu’elle m’a aidé dans un moment très difficile de ma vie. Elle m’a sauvé d’un ou deux démons, et en retour, j’ai essayé de veiller sur elle dans ses vieux jours.
Je hoche la tête, accusant réception de ces informations, et déjà avide d’en savoir plus. Des démons ? Difficile à croire en voyant ce type à l’air si sain et athlétique, qu’il soit capable de souffrir du moindre état d’âme.
L’atmosphère est marginalement plus respirable à présent, et je regarde rapidement quelques-unes des toiles exposées. Aglaé n’était pas connue pour sa peinture, mais elle se débrouillait bien, choisissant indifféremment des sujets abstraits ou figuratifs. Il y a quelques nus dans un coin, des croquis et aussi des pastels, des huiles, mais il fait encore beaucoup trop chaud pour rester ici et tout inventorier.
— C’était son jardin secret, explique Oscar. Elle avait pris sa retraite depuis un moment, mais elle n’a jamais cessé de créer. C’est comme ça qu’on est devenus amis, elle et moi, par la peinture.
— Ah ? fais-je. Tu peins toi aussi ?
Il a un sourire gêné qui lui donne un air presque timide.
— Un peu. Mais au moment où l’on s’est rencontrés, elle et moi, elle avait passé une annonce dans le journal local. Elle cherchait des modèles pour poser.
Il y a un blanc dans la conversation tandis que je m’imagine la scène. Plus précisément, bien sûr, je me représente ce type nu ici, dans la chaleur moite de l’été, et il y a deux ou trois de mes neurones qui disjonctent un peu.
— Ah.
C’est tout ce que je trouve la force de dire, avant de m’en vouloir. C’est cliché de voir la fée du logis comme un homme objet.
Oscar acquiesce. Il semble perdu dans ses souvenirs.
— Je n’étais pas au mieux de ma forme à cette époque-là. On a beaucoup discuté pendant que je posais pour elle. Tout en dessinant, elle a démêlé mes nœuds au cerveau. Je lui dois une fière chandelle.
Je souris à mon tour.
— J’aurais bien aimé la connaître un peu mieux. Elle avait l’air d’être intéressante. Fantaisiste et généreuse.
— Oui. Elle me manque beaucoup.
Le moment de confidence est passé et la conversation meurt.
— J’y retourne, annonce Oscar quelques secondes plus tard.
— Si jamais tu as envie de retourner ici, n’hésite pas, dis-je. Je ne referme pas la porte.
Au moment même où je formule cette invitation, une autre part de moi se demande pourquoi Aglaé tenait cette porte close.
— Merci, dit Oscar.
— Je vais travailler un peu dans le bureau, fais-moi signe si tu veux que je te laisse le champ libre, d’accord ?
Il secoue la tête.
— J’ai fait le bureau à fond la semaine dernière, je n’ai pas besoin d’y retourner. Si tu es d’accord.
Je lui demande s’il connaît un endroit pour manger en ville, le jeudi soir. Il fait la grimace.
— Hum. Il y a bien l’auberge du Cheval noir, mais le jeudi soir, c’est le jour de congé du cuisinier. Ils ne te mettront pas à la porte, mais la cuisine sera très en-dessous de ton cauchemar le plus sordide. Si ça te dit, tu peux venir manger chez moi. J’ai tout ce qu’il faut dans la cabane, et comme ça, tu pourras voir les lieux… si ça t’intéresse.
J’accepte avec plaisir et je me retire dans le bureau pour terminer une commande urgente. Quand j’émerge en fin d’après-midi, Oscar a déjà terminé et il est parti.
Chapitre 3
Je sors d’une douche bienfaisante et je me suis glissée avec délices dans une robe propre quand je m’avise que je n’ai aucune idée du chemin à suivre pour me rendre à la cabane sur la rivière. J’ai mis un peu de maquillage, le minimum syndical, par pure politesse : un soupçon de mascara, vraiment juste de quoi me coiffer les cils, et une touche de baume à lèvres coloré. De toute façon, avec cette chaleur, tout fond. J’en suis à mettre mes sandales pour partir en exploration dans le parc quand on sonne à la porte. C’est Oscar.
— Tu es prête ?
Je me rends compte que je n’ai rien à lui offrir et je lui demande de m’attendre une seconde dans l’entrée — excellente occasion de partir visiter la cave.
Je réémerge quelques minutes plus tard avec une bouteille d’un Bordeaux qui me paraît prometteur. La cave d’Aglaé est extraordinairement bien garnie. Je tends la bouteille à Oscar, qui me remercie d’un air circonspect.
— C’est gentil, mais ce n’était pas la peine. C’est juste une invitation informelle entre voisins. Je sais très bien que tu arrives tout juste de Paris. Et puis moi, je ne bois pas.
— Oh. Désolée.
— Pas grave.
J’hésite, puis je repose la bouteille.
— Si tu ne bois pas, moi non plus.
Je ferme la maison et nous nous mettons en route à travers la vaste pelouse. Dans le parc aussi, tout est impeccable.
— C’est toi aussi qui entretiens le jardin ?
Oscar secoue la tête.
— Non. Aglaé faisait venir un spécialiste. Je te passerai son numéro de téléphone si tu veux.
Je note au passage que le jardinier ne semble pas avoir bénéficié du même type d’arrangement qu’Oscar.
— Je ne suis vraiment pas sûre de pouvoir m’offrir ses services.
Oscar hoche la tête.
— J’imagine. Aglaé ne t’a légué que la maison ?
J’acquiesce.
— Oui. C’est incroyablement généreux de sa part, mais ça va être un peu compliqué pour moi.
J’ai envie d’en savoir plus sur mon nouveau voisin.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie ?
Je me mords aussitôt la lèvre ; je suis partie un peu rapidement du principe qu’il ne pouvait pas sérieusement être homme de ménage.
— Pardon, je ne voulais pas être indiscrète ou… désobligeante.
— Non, pas de problème, dit Oscar. Tu te demandes ce qu’un type brillant comme moi fiche avec une serpillère à la main.
— Excuse-moi. Beaucoup de mes amis ont fait des ménages pendant leurs études, ou de manière transitoire. J’ai juste extrapolé leur situation…
Il se met à rire.
— T’inquiète. C’est effectivement juste un petit job pour arrondir mes fins de mois. Je suis artiste peintre. Comme Aglaé.
— Oh. Je n’avais pas compris que c’était ta vocation.
Il en avait parlé comme d’un hobby, sans insister.
— C’est génial, ajouté-je. Tu peins depuis longtemps ?
— J’avais arrêté depuis un moment quand j’ai rencontré Aglaé, et je m’y suis remis grâce à elle.
Je reste une seconde pensive. Aglaé était définitivement une personne importante dans la vie d’Oscar.
— Ton atelier est dans ta cabane ?
Il hoche la tête.
— En fait, Aglaé m’a laissé emménager là il y a déjà un moment. J’habite ici depuis un an.
— Je crois que je comprends pourquoi Aglaé t’a légué sa cabane, mais est-ce que tu sais pourquoi elle m’a laissé sa maison ?
Il semble hésiter à répondre, puis secoue lentement la tête, les yeux fixés sur la rivière devant lui. Nous avons presque atteint le bord de l’eau et ses yeux ont changé de couleur, pris une teinte bleutée, tout aussi surréaliste que leur vert habituel.
— Elle était plutôt excentrique, comme tu as dû t’en rendre compte, murmure-t-il. Elle ne vivait pas en ermite, loin de là, mais elle n’avait pas non plus tellement d’amis proches, et je crois qu’elle regrettait de s’être éloignée de sa famille.
— Elle t’a raconté pourquoi elle avait coupé les ponts ? demandé-je.
Oscar hausse les épaules.
— Non. Pas vraiment. Je ne suis même pas sûr que c’était par choix.
— C’est bizarre, estimé-je. Sa dispute avec ma grand-mère ne date pas d’hier, et je n’ai sûrement entendu qu’une version de l’histoire. Je sais que Marie, ma grand-mère, lui reproche de l’avoir laissée dans le besoin au moment où son entreprise battait de l’aile, alors qu’Aglaé aurait eu amplement les moyens de l’aider. Mais ça remonte carrément aux années 80, bien avant ma naissance.
Il accueille cette histoire avec une moue sceptique.
— Ça ne cadre pas trop avec l’Aglaé que j’ai connue. Elle s’est toujours montrée généreuse avec moi.
— Peut-être qu’elle avait ses têtes.
— Ça, oui, peut-être, concède Oscar.
J’ai soudain envie d’appeler ma mère pour essayer d’en savoir plus sur la brouille qui a opposé Aglaé au reste du clan. Plus j’en apprends sur ma vieille grand-tante, plus je la trouve attachante et cela ne s’accorde pas trop avec l’image d’elle que j’avais héritée de ma famille — celle d’une vieille dame acariâtre et égoïstement arc-boutée sur sa solitude, sa fortune. J’avais l’impression qu’elle avait rejeté sa famille et pas le contraire. Mais si je m’étais trompée ?
Nous avons bifurqué vers la gauche pour suivre un petit chemin en bordure de rivière, et arrivons bientôt en vue du bouquet d’arbres. Je découvre la « cabane sur la rivière » quand nous atteignons ce dernier et que nous nous engageons dans l’ombre des grands chênes.
Ce n’est pas du tout une cabane. C’est somptueux. C’est un perchoir en bois, un fantasme de construction qui s’avance sur pilotis au-dessus de la rivière, avec une gigantesque terrasse couverte. Et ça n’a rien de minuscule.
— Waouh, dis-je en découvrant la maison.
— Pas mal, hein ? glisse Oscar avec fierté.
Il me fait visiter rapidement. Le chalet est un deux-pièces moderne et spacieux, scrupuleusement propre et rangé, avec un grand établi attenant qu’Oscar utilise comme atelier.
— Je peux voir tes peintures ?
— Si tu veux.
Il semble tout à coup presque réticent, comme s’il craignait mon jugement. Je commence à me douter qu’il est un peu timide et j’ajoute aussitôt :
— Seulement si ça ne te met pas mal à l’aise, bien sûr. Je peux comprendre la réticence d’un artiste à montrer ses œuvres avant qu’elles soient terminées.
— Ah bon ? Toi aussi, tu es une artiste ?
Sa question me fait rire.
— Non, pas vraiment. Enfin, il m’arrive de gribouiller des textes courts de temps en temps, ou des poèmes sans queue ni tête. Mais de là à me considérer comme une Artiste avec un grand A… il y a un pas que je ne franchirai pas.
Il me dévisage une seconde sans faire aucun commentaire, puis entreprend de me dévoiler quelques-unes de ses toiles.
Je craque complètement pour ses derniers paysages, qui semblent exploser d’énergie printanière. Il a un style bien à lui, ouvert sans être naïf, plein d’une joie bienveillante, et il sait faire vibrer les couleurs d’une façon qui vous oblige à les redécouvrir.
Puis il me montre un portrait et j’oublie tout le reste. C’est une dame en robe prune à manches longues, l’air mystérieux et malicieux, assise dans un fauteuil haut, une jambe chaussée d’une botte de moto noire balancée par-dessus l’accoudoir. Ses cheveux gris sont empilés sur le sommet de sa tête en un chignon rapide. Une balafre violette barre son visage en deux, presque au milieu, et son nez est du coup un peu accidenté. Au lieu de la défigurer, ça lui donne une allure de dingue. Elle fume une cigarette en considérant le spectateur d’un regard torve, un peu provocant, facétieux et tendre à la fois.
— C’est Aglaé, indique Oscar. Je l’ai fait poser pour moi. Ça m’a pris un moment de la convaincre et elle a accepté uniquement parce qu’elle a perdu un pari. Tu n’imagines pas les stratagèmes que j’ai dû déployer pour la faire tenir en place plus de cinq minutes. D’ailleurs elle a fichu le camp bien avant que j’aie pu finir mon croquis, et j’ai dû terminer de mémoire.
Une nostalgie puissante et incompréhensible s’empare de moi. Je crois que c’est parce qu’en voyant ce tableau, j’ai saisi quelque chose de profond dans leur relation, et que je suis triste pour lui, et aussi un peu pour moi.
— Tu es vraiment très doué. Et maintenant, je regrette de ne pas l’avoir connue.
— Je suis désolé, dit Oscar sincèrement.
Ses paroles dénouent, au fond de moi, une peine dont je n’avais même pas conscience jusqu’à cet instant.
Puis l’atmosphère redevient légère et je l’écoute évoquer ses démarches auprès des galeries d’art de la région. Nous gagnons la terrasse couverte qui surplombe la rivière. La table est mise pour deux personnes juste à côté de la balustrade très basse qui permet de ne pas manquer une miette d’un spectacle sublime — les méandres de l’eau cristalline qui courent et se dénouent à quelques mètres à peine sous le plancher de bois.
Oscar m’invite à m’asseoir et j’obéis distraitement, envoûtée par la beauté de ce lieu. La conversation s’éteint un instant.
— Tu dois passer toute ta vie ici, non ? demandé-je enfin, fascinée.
Il sourit.
— C’est vrai que c’est plutôt pas mal, comme perchoir.
Je pense à mon nid d’aigle parisien et je hoche la tête. Je comprends très bien.
— J’adore observer la vie depuis ma tour d’ivoire, dis-je.
— C’est possible d’avoir une tour d’ivoire à Paris ?
Je hausse les épaules.
— Bien sûr. C’est même ce que j’adore dans la grande ville. On peut être parfaitement seule, puis retrouver l’énergie de la foule en un clin d’œil si l’on en ressent l’envie ou le besoin.
— Ça doit être agréable d’être aussi souple et de savoir apprécier les deux, estime Oscar.
— Ce n’est pas ton cas ?
— Non. J’ai habité en ville autrefois, mais ça ne m’a pas vraiment réussi.
Quelque chose dans le ton de sa voix me dissuade de creuser davantage, de peur de trouver une blessure sous une carapace trop tendre.
Le dîner s’écoule tout seul et nous nous séparons bons amis. Oscar est un type agréable, un bon compagnon à la conversation facile et au silence confortable. J’ai l’impression qu’il ne me dit pas tout, mais ce n’est pas grave. Nous sommes voisins, nous nous rendrons quelques services, et puis c’est tout. Je ne vais pas m’installer ici et je n’ai pas vocation à côtoyer les habitants de cette petite ville.
Chapitre 4
Rentrée dans la grande maison, je me prépare une infusion et j’enfile mon pyjashort avant de me retirer dans le bureau, qui est décidément une pièce pile selon mon goût. Si seulement je pouvais avoir un bureau pareil, je pense que toute ma vie en serait transformée. Je crois que j’aurais enfin l’illumination. Dommage que cette maison se trouve si loin au-dessus de mes moyens. C’est la maison d’une femme qui a réussi, pas celle d’une débutante qui vend des services en freelance faute de mieux sans vraiment chercher à cultiver ses talents et qui d’ailleurs ne voit pas trop ce qu’elle est censée construire de ses dix doigts.
J’appelle ma mère pour donner de mes nouvelles, et aussi avec un objectif caché. J’ai envie de la questionner sur Aglaé et sur les raisons qui lui ont fait cesser toute communication avec sa famille de manière si abrupte. Par ailleurs, ma mère est architecte d’intérieur, elle aura peut-être quelques idées sur la valeur des différentes œuvres d’art qui se trouvent ici.
Elle décroche à la deuxième sonnerie.
— Comment ça va, ma belle ? Tu ne te sens pas trop isolée dans ce trou paumé ?
— Pas du tout. Je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer.
Je ne lui parle pas d’Oscar, mais je lui raconte mon premier contact avec la maison, et le challenge économique qu’elle va probablement représenter pour moi, puisque je dois la revendre rapidement pour pouvoir m’acquitter des droits de succession dans les six mois imposés par la loi. S’ensuit un silence bref, mais consterné, de la part de ma mère, puis une sortie acerbe :
— La vieille bique. Toujours à manipuler ses proches. Je ne comprends pas pourquoi elle a trouvé amusant de te jouer un tour pareil. Elle ne te connaissait même pas ! Tu ne lui avais vraiment rien fait.
Un peu choquée par ces mots violents, j’essaye de me renseigner.
— Pourquoi est-ce que tu penses qu’elle a fait ça pour me manipuler ? Elle pensait peut-être vraiment qu’elle me faisait une fleur.
Après tout, si je réussis à vendre la maison, j’aurai un joli pactole pour démarrer dans la vie… quelle que soit la chose que j’aie envie de démarrer… et sauf si, bien sûr, dans le pire des scénarios, je suis contrainte de laisser la maison au fisc faute d’arriver à la vendre. J’ai passé un petit moment à me renseigner sur internet, et ça ne m’a pas vraiment remonté le moral.
— Ça ressemble pas mal à Aglaé, juge ma mère. Si seulement tu avais entendu le quart des histoires d’horreur que ta grand-mère m’a racontées à son compte. Aglaé n’a cessé de lui chercher des noises toute sa vie durant. Elle était jalouse.
— Mais jalouse de quoi ?
Aglaé a réussi sa carrière, sinon sa vie, et je viens de découvrir qu’elle avait même au moins un vrai ami. Pourquoi aurait-elle été jalouse de Marie ?
— Personne ne te l’a dit ? Aglaé a essayé de voler son mari à ta grand-mère.
— Quoi, Grand-père ?
— Non. Maman a épousé ton grand-père en secondes noces. Avant, il y a eu un autre homme, qui est mort très jeune, dans un accident de voiture. Ta grand-mère était veuve quand elle a rencontré Papa, tu ne t’es jamais demandé pourquoi elle était toujours habillée en noir sur mes photos de bébé ? Pourquoi il n’y a pas eu une seule photo de son mariage avec ton grand-père ?
— Euh, j’avoue que non. Je ne m’étais jamais fait la remarque.
Je sais qu’avant la mort de mon grand-père, mes grands-parents ne formaient pas un couple particulièrement passionné, mais j’ignorais totalement que ma grand-mère avait eu une existence avant de fonder ma famille. C’est un peu bizarre d’imaginer ça. On a toujours tendance à croire qu’on est le centre de l’univers…
— Toujours est-il qu’Aglaé a essayé de voler son mari à Maman, sa propre sœur, et qu’elle a même été impliquée dans sa mort.
— Hein ?
— L’accident de voiture dans lequel Aglaé a été amochée ? Elle conduisait, et elle a tué son copilote ce jour-là. C’était lui, le mari de Maman. Je crois que Maman ne s’en est jamais vraiment remise. Et quand Aglaé a refusé de l’aider à sauver sa boîte, quelques années plus tard, ça a été le coup de grâce. Elles ne se sont plus jamais reparlé. Ça ne veut pas dire que tante Aglaé n’a pas essayé de me séduire au cours des années.
— Euh… Maman… te séduire ? Tu es sûre que tu n’exagères pas un peu ?
— Quasiment pas. Elle m’attendait à la sortie de l’école, elle me faisait des petits cadeaux, elle m’achetait des bonbons, elle voulait toujours savoir ce que j’aimais ou pas, elle m’envoyait des cartes de mille pays exotiques, dès qu’elle se déplaçait… elle m’envoyait des photos de ses défilés, et dans chacune de ses collections, il y avait une robe qui portait mon prénom.
Mon esprit qui a peut-être abusé un tout petit peu des feuilletons à l’eau de rose n’hésite pas à sauter à pieds joints sur la première conclusion qui se présente : et si Maman était en fait la fille du premier mari de grand-mère ? Un rapide calcul s’impose.
— C’était quand, Maman, cet accident de voiture ?
— Quelques mois avant ma naissance, répond ma mère sur un ton pincé.
— Oh.
Bingo. Je sais pourquoi Aglaé m’a légué sa maison. Je suis l’unique petite-fille de l’homme qu’elle a tué. Elle n’a pas fait ça pour m’embêter, mais peut-être plutôt pour réparer l’accroc dans son karma. Ce n’était pas personnel.
— Ne va pas t’imaginer de scénarios trop rocambolesques, intervient aussitôt ma mère — elle me connaît décidément trop bien.
Et puis, expliquant dans la foulée pourquoi je vais toujours imaginer des scénarios rocambolesques, elle me déballe une vérité qui est encore plus haute en couleur que la fiction.
— Je crois bien qu’Aglaé était juste un peu fragile d’un point de vue psychologique. Elle a perdu ses parents à la fin de la guerre, elle n’avait que cinq ans, Dieu seul sait ce qu’elle a vu. Papy l’a recueillie en rentrant d’Allemagne et comme elle avait presque le même âge que ta grand-mère, il les a élevées ensemble. Mais je crois qu’il y a toujours eu des frictions entre elles. Quand elles étaient adolescentes, Aglaé a même essayé de noyer Marie. Après l’accident de voiture, je pense qu’Aglaé souffrait horriblement — elle était défigurée, écrasée par la culpabilité… Elle était déjà fragile et ça l’a encore plus abîmée. Moi, j’ai toujours eu cette impression de danger, à toutes les rares occasions où je l’ai côtoyée. Je serai contente quand tu auras réussi à te débarrasser de cette baraque, chérie. Envoie-moi tes photos des œuvres d’art, je me débrouillerai pour les faire expertiser.
Je remercie ma mère et je raccroche avec une impression de malaise. Pourquoi faut-il qu’à ce moment-là je repense à cet atelier au grenier, qui restait toujours si mystérieusement fermé d’après Oscar ? Deux minutes plus tard, je suis sous les combles.
L’odeur de la térébenthine s’est bien dissipée et la nuit tombée a fait entrer un peu d’air frais. J’allume la lumière en décidant de tolérer quelques moustiques, et malgré l’heure tardive, je me lance dans un inventaire bien plus détaillé de l’œuvre d’Aglaé.
Je peux toujours me raconter que je le fais dans l’objectif de revendre ses toiles. Après tout, Aglaé était une designer vraiment reconnue, voire même célèbre, d’aucuns diraient culte dans les cercles autorisés. Je suis sûre que certains collectionneurs se battraient pour voir et/ou pour acquérir ces œuvres. Mais une autre partie de moi n’a pas sérieusement envie de vendre ces peintures, d’ailleurs, je ne les photographie même pas — la lumière ne s’y prête pas. Je crois que j’ai juste besoin de comprendre ce qui s’est vraiment passé. C’est la moindre des choses quand on vous lègue une maison à titre posthume, non, de déterminer dans quel état d’esprit ce geste a été accompli, quelles émotions, positives ou négatives, y ont présidé ?
Je passe une bonne heure à examiner les toiles qui sont accessibles dans l’atelier. Je ne m’aventure pas dans le coin à droite de la porte, où s’entassent des centaines de toiles, posées sur la tranche les unes contre les autres. Il faudrait tout déménager et je m’en occuperai plus tard. Même sans tout voir, je peux tirer quelques conclusions de mon exploration.
Premièrement, Aglaé était une artiste éblouissante, elle aurait pu faire n’importe quoi, du macramé ou de la poterie ou de la sculpture sur mottes de beurre, elle se serait sans doute débrouillée pour communiquer le même élan, la même créativité. Cette femme était habitée par une flamme, quelque chose d’unique, et j’ai soudain envie de m’intéresser à ses vêtements. Jusqu’ici, je n’ai jamais vraiment prêté attention à la mode. Je me contente d’acheter ce qui m’intéresse, au moment où cela me chante. Je ne suis pas de vision ou de stratégie, ni même de logique. Ma copine Charlie, j’en suis certaine, vous expliquerait que je m’habille comme un sac. Mais en inspectant vraiment l’atelier d’Aglaé, je me sens harponnée par une sorte de suspense, un sentiment de proximité avec elle qui me prend aux tripes. Est-ce de la manipulation ? Je ne crois pas. Ça ne veut pas dire qu’Aglaé était une personne fréquentable. Juste qu’elle avait un sacré charisme.
Deuxième enseignement, elle a fait poser pour elle toute une galerie de personnes. Je retrouve une série de portraits, mis en scène dans ce que j’identifie comme divers endroits de la maison, mais principalement l’atelier lui-même, le canapé décrépit, là-bas dans le coin, et le fauteuil à bascule. Aglaé a peint toutes sortes de personnes, vieilles, jeunes, gaies et tristes, des hommes, des femmes, et même des enfants. À regarder les tableaux, on voit tout de suite qu’elle a eu des conversations avec chacun. Les sujets semblent révéler leur vraie personnalité, avoir envie de sauter hors de la toile pour vous parler, vous raconter leur histoire.
Troisièmement, j’ai trouvé le nu qu’elle a peint d’Oscar, et nom d’un petit bonhomme. J’en ai quasiment rougi, j’en ai eu les jambes en coton. Il est le seul à avoir posé dévêtu, et son portrait en dévoile tellement que j’ai le sentiment de me prendre moi-même en flagrant délit de voyeurisme.
Elle l’a peint assis dans le fauteuil à bascule, une pose a priori pas tellement sexy. Il a croisé une jambe par-dessus l’autre et a posé des avant-bras musclés sur les accoudoirs. Cette position n’en révèle pas tant que ça, à part des abdos et des pectoraux si bien rendus qu’ils me font pratiquement rouler les globes oculaires hors des orbites. Mais le plus saisissant, c’est son attitude. On dirait qu’elle l’a apprivoisé, que c’est elle qui l’a amené à se balancer dans le fauteuil, puis qu’elle l’a amadoué jusqu’à le faire rire. Et qu’elle l’a saisi sur le vif, au moment précis où la méfiance de chat écorché quittait pour de bon son expression pour être remplacée par la lueur de joie d’un éclat de rire. Je n’ai jamais vu ça. Et je me sens presque un peu honteuse d’avoir volé cet instant d’intimité.
D’abord parue sous le titre « Le 14 », cette romance « enemies to lovers » est désormais disponible dans tous les formats d’ebooks & en version papier. Plus d’informations ici !
CHAPITRE 1
Une seule précision avant de commencer. Presque la chose la plus importante que vous ayez à savoir sur moi. Éloi Morcerf est le diable. C’est aussi simple que ça. Ma kryptonite, l’ombre à mon tableau, la malédiction de mon destin. Aucun mot n’est trop fort.
J’ai passé toute mon enfance à le détester. On est devenus ennemis la même année où Prune et moi avons décidé d’être pour toujours les meilleures amies du monde. Ma haine envers lui est gravée dans mes os, inscrite dans mon ADN, au même titre que mon amour pour Prune.
Ça a commencé comme ça.
Prune et moi, on avait fait du lobbying auprès de l’institutrice de maternelle pour qu’un coin de la classe soit transformé en institut de beauté-salon de thé. On avait recruté des clientes. On était en force.
Éloi, quant à lui, avait d’autres projets pour cet espace. Il voulait y implanter un château fort avec des mâchicoulis, des machines de guerre, des murs imprenables. Mais il n’avait pas pensé à faire campagne comme Prune et moi. Il était tout seul.
On a réglé le différend sur le champ de bataille (la cour de récré) et c’est nous, les filles, qui avons eu l’avantage. À deux contre un, on lui a mis la pâtée. Il en a entendu parler pendant des semaines. Et visiblement, il a dû jurer de se venger et se promettre qu’on ne le prendrait plus jamais en défaut. À partir de ce moment-là, ç’a été la guerre.
Mais ce n’est pas avant le CP que les choses sont devenues vraiment graves. Quand Éloi s’est moqué de moi le jour de la rentrée. La plupart des gens ne se souviennent pas de leur rentrée en CP, mais moi, cet épisode m’est resté en travers de la gorge.
À ce moment-là, la maladie de mon petit frère s’était déclarée et mon père était parti sans laisser d’adresse. Ma mère était toute seule pour faire bouillir la marmite et s’occuper de nous deux. Théo, mon petit frère, lui prenait 95 % de son temps libre. Je me débrouillais comme je pouvais. Le matin de la rentrée, Théo était à l’hôpital, et ma mère m’avait déposée avec un baiser distrait, un peu en catastrophe à l’ouverture de la grille — elle voulait passer voir Théo et parler aux médecins avant d’aller travailler. C’était un cas de force majeure, il fallait que je comprenne.
J’ai franchi la grille en pleurant : j’avais peur — pour mon petit frère, pour ma famille, peur de la maîtresse et du jugement des autres enfants.
Prune m’a aussitôt repérée. Elle était là avec ses parents, mais c’était leur quatrième rentrée de CP et ils commençaient à être un peu blasés.
— Salut, Safinou, ça ne va pas ?
— Pas trop.
Elle m’a considérée un moment, elle a regardé mes cheveux.
— Ta maman n’a pas eu le temps de te peigner ce matin ?
J’ai fait non de la tête.
Prune a hoché le menton, puis elle a enlevé les élastiques qui retenaient ses couettes et elle a tressé mes cheveux hirsutes en deux nattes pas vraiment parfaites.
— T’as des cacas d’œil.
Qu’elle a aussitôt essuyés avec ses manches de gilet. Je m’en souviendrai toute ma vie.
Puis elle m’a entraînée par la main en m’expliquant qu’on était dans la même classe, et que tout irait bien.
En allant nous placer dans la file en rang par deux, nous sommes tombées sur Éloi. Lui aussi, il était dans cette classe de CP. Il a jeté un regard dédaigneux à mes yeux rouges, à mes rastas pas tout à fait domestiquées par Prune, à mon vieux sac à dos pêché à la dernière minute dans un des placards de ma mère, à mes sandales en bout de course, et ses lèvres se sont fendues sur un sourire cruel.
— Si t’ouvres un salon de beauté cette année, c’est sûr, personne viendra. Personne aura envie de te ressembler, t’es vraiment trop moche.
Il paraît que les garçons et les filles s’ignorent au primaire. Le souvenir que j’ai gardé est un peu différent. Je me rappelle parfaitement Éloi. Je me souviens de notre rivalité pour les meilleures notes, de notre bagarre à coups de compas quand notre maîtresse de CM1 a eu l’idée débile de nous mettre l’un à côté de l’autre. De notre solidarité étrange quand elle nous a privés de récré pour discuter de cette violence, des trous et des éraflures vicieux, sanguinolents dans nos avant-bras.
(— Pourquoi tu t’étonnes, maîtresse ? On t’avait prévenue qu’il fallait nous séparer.)
Je me souviens de toutes les mêlées, de tous les croche-pattes, de tous les tirages de couettes, de tous les genoux en étoile, de toutes les moqueries. Éloi, Éloi, et encore Éloi.
Il est resté le même au fil des années, du primaire au collège. Toujours tiré à quatre épingles, équipé des gadgets et des fournitures dernier cri, avec des vêtements neufs et une attitude de petit snobinard qui me faisait péter un câble à chaque fois. Et ces plaisanteries sur ma famille.
« Ta mère c’est une vieille, t’as vu les racines qu’elle se tape ? Vous êtes vraiment tous moches à faire peur dans ta famille ? On dirait des cadavres ambulants. »
Et la fois, en cinquième, où il a traité mon petit frère Théo de crevard, je lui suis rentrée dans le lard si fort que je lui ai collé un œil au beurre noir et que j’ai été expulsée du collège pendant une semaine. J’ai même pas pleuré, j’étais fière de moi, fière d’avoir défendu mon frangin. Mais c’est aussi une des rares fois où ma mère est sortie de son apathie, me concernant. Elle m’a passé un savon légendaire. Elle m’a fait comprendre, en substance, que j’étais toute seule, et que si je foirais mes études, ce serait la fin. Elle n’avait pas d’énergie à me consacrer, elle ne pouvait pas s’occuper de Théo, ramener assez d’argent à la maison pour nous maintenir tous en vie, et se faire convoquer par le proviseur une semaine sur deux par dessus le marché. Il allait falloir que je me calme, que je fasse profil bas.
Je me suis dégonflée comme une baudruche. Je crois que c’est le jour où j’ai compris que je n’étais pas vraiment importante à ses yeux. Ce moment a gravé dans ma cervelle que j’étais plus une nuisance qu’une source de fierté, qu’en effet, il fallait que j’apprenne à me débrouiller seule, et à avaler sans broncher les couleuvres que la vie me présenterait.
Éloi a continué à me harceler encore quelque temps. Comme je ne réagissais plus, il y a même eu un pic de violence verbale, un dernier effort de sa part pour me faire sortir de mes gonds. Ça a duré des semaines. Je rentrais du collège le soir avec les marques de mes ongles au creux de mes paumes. Mais comme je ne répondais plus à ses provocations, elles ont fini par s’espacer. Il y avait bien encore quelques insultes, et des regards incendiaires, mais j’avais appris ma leçon, et on ne s’est plus battus.
On a continué à grandir, et à se détester d’une autre façon, mais ça, je n’ai pas envie d’en parler maintenant.
CHAPITRE 2
Il y a trois mois
Dans la vie, il y a les gens qui décrochent la lune, qui réalisent leurs rêves, qui réussissent l’impossible, qui rencontrent l’amour fou. Je n’ai jamais considéré sérieusement que ça pourrait être moi. Et sûrement pas un vendredi matin à 7 h 15.
— Safiiiiii ! brame la voix de Prune dans le téléphone. Le moulin est en vente ! J’ai fait une offre immédiatement, et elle a été acceptée hier soir tard. Je viens de l’apprendre par Ben !
Sa voix qui craque d’enthousiasme me fait l’effet d’une douche froide.
— Le moulin ?
Je ne suis pas réveillée. Pour moi, le moulin évoque un endroit féerique et terrible autour duquel a gravité mon enfance. C’est quasiment un mythe. Je fais des rêves qui se passent là-bas, des cauchemars aussi, et la frontière entre les deux n’est jamais très claire.
— Le seul et l’unique ! me hurle-t-elle dans les oreilles.
On l’appelle « le moulin » entre nous à cause de sa roue. Mais c’est plus un manoir, un… château. Une construction hardie et gracieuse qui enjambe un bras de rivière, un peu comme Chenonceaux — aussi badass que Chenonceaux, mais à peu près deux cent cinquante mille fois moins bien entretenu.
Prune et moi avons grandi en bavant sur ce vieux monument ignoré qui tombe lentement en ruines. Dans sa tête à elle, ça a toujours été une évidence : on finit châtelaines dans ce truc. Elle a même réussi à me convaincre de conclure un pacte avec elle, quand on a eu quinze ans. On s’est juré qu’on réaliserait nos rêves, qu’on serait des entrepreneuses, libres et indomptables, qu’on créerait notre bulle de pouvoir et de magie au creux de cet univers de fous, et que ça se ferait au Moulin.
Mais c’était il y a presque dix ans et je n’ai jamais pensé que Prune passerait à l’acte sans me consulter. Il faut croire qu’au fil du temps j’avais un peu oublié le concept de Prune.
— Attends, je lui dis, ça t’embêterait de récapituler depuis le début ? J’ai l’impression d’avoir raté un ou deux épisodes, là.
Elle obtempère. Je la sens vibrer d’enthousiasme à travers la ligne téléphonique. Ses émanations s’échappent du combiné en harmoniques frénétiques et en puissances de trois. Trois, trois au carré, trois au cube, trois puissance quatre, treize, vingt-trois.
J’ai toujours eu une relation spéciale avec les chiffres. Je les vois, je les entends, ils me sautent à la figure. Ils se déclinent en couleurs, en vibrations, c’est difficile à expliquer, d’ailleurs je n’essaye plus de l’expliquer et personne n’est au courant. Même pas Prune.
Elle, par exemple, elle est un 3. J’adore ce chiffre. Moi, c’est le 13. Ça explique notre amitié, quelque part.
— Tu sais que le moulin était une propriété de la commune, me rappelle-t-elle.
Je hoche la tête. Je sais, oui. Sauf que la commune ne se décidait pas à le rénover, et que ça me rendait malade. Au lycée, on passait par le trou de la palissade pour y faire toutes nos soirées. C’était un lieu de rendez-vous, de pique-niques, de soirées, de beuveries, et de bien d’autres choses encore, pas toutes sympathiques.
— Eh ben, après les élections, et la décentralisation aidant, ils ont réexaminé les budgets, et décidé de s’en débarrasser. Tu sais que mon frère Ben est au conseil municipal. C’est lui qui m’a avertie quand ils ont commencé à discuter de mettre la propriété en vente. J’ai fait une offre au prix, immédiatement, ils ont été obligés d’accepter !
— Prune, j’observe, là on cause d’un bien public, je ne suis pas sûre que ça marche comme les ventes immobilières entre particuliers.
— Hum, peut-être. Mais on s’en fiche puisqu’ils ont dit oui !
L’enthousiasme dans sa voix me secoue, je l’avoue. C’est difficile de ne pas se laisser embarquer par Prune quand elle est lancée à plein régime. Puis elle me donne le prix et j’en reste stupide deux pleines secondes. Une somme tellement épique que tout à coup je n’ai plus la moindre sensation dans mes doigts et dans mes orteils.
— J’ai besoin de toi, ma Safoune. C’est maintenant ou jamais !
— T’es dingue, j’articule en titubant à travers l’appartement, ricochant contre les murs à la manière d’une bille de flipper.
Je vise la cuisine, la cafetière. Je vais avoir besoin de tous mes neurones.
— C’est ce qu’on a toujours voulu faire, non ? crie Prune dans le téléphone. Monter notre boîte ! Acheter le moulin !
Je déglutis.
J’ai toujours aimé le moulin, d’un amour terrifié, comme on aime un dragon apprivoisé qui peut vous faire un câlin rugueux et vous souffler du feu liquide dans le cou à tout moment. Mais je n’y ai plus trop repensé dernièrement.
— Imagine, continue Prune. On le rénove entièrement, et on en fait un lieu de vie, de mariages, de spectacles, de culture ! Moi j’ai mon restaurant et mon activité de traiteur, toi tu peux ressusciter tout le machin à l’époque médiévale comme tu en as toujours eu envie et inviter des peintres et des écrivains et faire une bibliothèque et un potager avec des cours pour les enfants.
Je vacille dans mon couloir, c’est comme si un mirage me parcourait de part en part, une sorte de fantôme millénaire, aussi brûlant qu’un vent du désert.
— Le moulin, quoi, répète Prune à la façon d’une incantation.
Elle croit savoir que ça veut dire la même chose pour moi.
Puis je pense à la distance qui nous sépare, Prune et moi. Sa confiance solaire, son optimisme communicatif, sa famille nombreuse qui déborde de joie et d’amour même si parfois l’organisation, le timing et l’hygiène laissent à désirer. Sa blondeur angélique, son charme, son talent. Et en passant devant le miroir, je me vois telle que je suis. Une brune au teint gris avec des cernes jusqu’au milieu de la figure, les joues creuses et déjà un pli amer au coin de la bouche. À même pas vingt-cinq ans.
— T’es là ? relance Prune.
Ma réponse est la fille illégitime (non désirée) d’un ballon qui se dégonfle et d’un râle agonisant.
— T’as bu hier soir ou quoi ? demande-t-elle.
Si seulement. Tout ce que j’ai fait, hier soir, et tous les autres soirs de la semaine, et du mois d’ailleurs, s’il faut être vraiment honnête c’est : bosser comme une damnée dans l’espoir de décrocher une promotion.
Une promotion qui m’est déjà passée sous le nez deux fois.
— Non, je dis à Prune, t’occupe. Ça va. Tu me cueilles un peu au dépourvu, c’est tout.
J’ai pas du tout envie de parler de ma VDM, là, tout de suite. Je préfère garder les yeux fixés sur la ligne d’arrivée : ce soir c’est le week-end.
— C’est ton patron qui te pose encore des problèmes ? s’enquiert Prune, soudain inquiète.
Je réponds par un grognement inarticulé qui pourrait vouloir dire n’importe quoi. Je lui ai raconté dans les grandes lignes mon parcours du combattant dans l’entreprise.
— Mais t’as envie de te lancer ou pas ? insiste-t-elle.
Elle n’a pas besoin de me rappeler à quel point c’est une occasion unique. Je me frotte le crâne pour essayer d’arrêter la ronde des chiffres qui se forme dans mon esprit, une gigue guillerette de calculs qui naissent dès que je pense à son idée. Des chiffres attirants, fous, dangereux, fascinants.
— C’est… financièrement, Prune, ça va être un gouffre sans fond ce truc. Cette somme indécente que tu t’engages à payer, il va aussi y avoir des frais de fonctionnement…
— Je sais ! réplique-t-elle, la voix saturée d’un rire dément. C’est complètement zinzin comme idée ! J’en ai pas dormi de la nuit. Il faut qu’on se trouve un financement. Il faut regarder les chiffres. Steuplait, steuplait, Saf, dis oui, dis oui, dis oui. J’ai besoin de toi. Tu sais que j’ai besoin de toi.
Je hoche la tête sans rien dire. Oui, oui, je sais. À ce moment-là, j’ai déjà amplement conscience de plusieurs vérités absolues :
1) Rêve ou pas, réaliste ou pas, je ne peux pas laisser Prune s’embarquer là-dedans toute seule.
2) Les choses ne vont pas tarder à partir en vrille.
3) Cette idée complètement maboule, c’est probablement la meilleure chose qui me soit arrivée récemment. Quelque chose au fond de moi veut la saisir à toute force.
4) Il est entièrement possible que ce projet-là soit trop gros pour moi.
— Je sais qu’on en est capable, m’encourage Prune, comme si elle avait entendu mes doutes, comme si elle aussi possédait cette faculté de capter les sous-courants de mes humeurs à travers la ligne téléphonique.
Je crois que c’est ça qui me pousse par-dessus bord. La confiance aveugle, grisante, de Prune dans nos chances de succès. L’idée qu’en s’embarquant ensemble, on est invincibles.
— OK, je murmure dans l’appareil, ma voix aussitôt noyée par les gloussements joyeux de mon amie.
— Tu vas voir ! Tu ne le regretteras pas. Ça va être génial !
CHAPITRE 3
Aujourd’hui
« J’ai trouvé le partenaire silencieux idéal. Il va pas nous enquiquiner ». C’est ce que Prune m’a dit, mot pour mot. Elle a affirmé qu’elle avait enfin déniché l’investisseur adéquat, celui qui allait pouvoir nous épauler dans notre projet mégalo-délirant, nous permettre de réaliser notre rêve de gosse.
Et de fait j’ai épluché tout le dossier, tourné et retourné les chiffres dans tous les sens. Et sur le papier, tout était parfait. Moyennant des heures de travail, on a même fini par ficeler un plan — un excellent plan avec d’excellents chiffres, sur le papier en tout cas.
Et c’est à cause de ces chiffres parfaits que ce matin, j’ai gravi derrière Prune l’escalier de marbre qui mène aux locaux haussmanniens de ce fonds privé. On avait rendez-vous pour signer avec cet investisseur dont nous étions d’accord pour dire qu’il serait parfait pour nous épauler.
Comment étais-je donc censée savoir qu’au détour d’une plante verte, je tomberais nez à nez avec mon ennemi juré ?
— C’est pas vrai, dites-moi que je cauchemarde, je grogne, envahie par une nausée subite.
Le « partenaire silencieux » est effectivement silencieux, pas de promesse mensongère au moins sur ce point. Depuis que nos regards se sont croisés, provoquant chez moi une remontée de bile, lui s’est figé dans une pose si dramatique qu’elle devrait être accompagnée de sa propre musique. Et il dégage à plein tube des harmoniques de 14 tellement agressifs et embrouillés qu’il me file de la tachycardie.
Éloi Morcerf. Bordel de merde.
Il n’a pas du tout changé en sept ans. Grand et ténébreux comme un Heathcliff de l’avenue Montaigne, il me dévisage d’un air scrutateur, une moue de déplaisir intense sur son visage aux traits réguliers. Il promène sur tout mon corps son œil désapprobateur, en prenant son temps. Pas comme ces pervers qui vous déshabillent d’un regard tout en réfléchissant à ce qu’ils vont bien pouvoir vous soutirer s’ils appliquent la bonne pression au bon endroit, ou s’ils vous appâtent avec ce qu’il faut. Non. Si seulement. J’ai des armes contre ces porcs-là, galvanisées au cours de mes quelques années de salariat et de course à l’échalote.
Ce regard-là est différent et je n’ai pas de bouclier pour me défendre. Il est pure détestation, pur mépris. C’est une claque brûlante comme de la glace. Il essaye de me congeler sur pied dans l’espoir qu’ensuite en tombant je me briserai en mille morceaux.
Il exècre tout ce que je suis, d’une haine totale, absolue… et réciproque.
C’est instinctif, viscéral. Je n’ai peut-être pas de bouclier, mais je rendrai coup pour coup. Moi aussi je peux disséquer d’un œil froid et dur l’homme qui se tient en face de moi. Son visage à la beauté classique ne mérite que de l’indifférence. La moue crispée au coin de ses lèvres pleines, jumelle de ma propre ride prématurée, appelle avec force l’antipathie. Ses vêtements impeccables : révoltants. Je n’ai qu’une envie, lui envoyer une bouffée enflammée de répulsif anti-connard et l’atomiser une bonne fois pour toutes.
Pendant ce temps le regard de Prune va de l’un à l’autre, inquiet mais pas vraiment, parce que Prune pense que tous les problèmes se résolvent tout seuls, tout le temps.
— Il y a un souci ? demande-t-elle.
Il y a effectivement un souci. Un énorme souci.
Prune, cependant, ne se laisse pas démonter. Elle s’embarque dans des présentations, comme si on en avait besoin !
— Safi, tu te souviens d’Éloi ? Et toi, Éloi, tu connais Safi, bien sûr.
Il ne dit même pas bonjour et moi non plus. Nous hochons la tête sans nous quitter des yeux, comme deux chiens de combat prêts à se sauter à la gorge.
— Alors, super ! conclut Prune avec entrain. Je sens qu’on va faire de grandes choses tous les trois.
Je secoue lentement la tête et le pli amer sur la figure d’Éloi se creuse encore, à la manière d’une fossette invertie, satanique. Je ne crois pas qu’on soit capable de faire de grandes choses ensemble, non.
Ce que je crois, moi, c’est qu’à partir du moment où nous respirons le même air, où nous nous tenons dans la même pièce, le monde s’engage dans une spirale de destruction dont personne, PERSONNE, ne sortira vivant.
J’articule sans le quitter des yeux :
— Prune, on peut se parler une seconde ?
Ma copine de toujours adresse un sourire à l’antéchrist, mi-navré, mi-charmeur.
— Juste un instant, Éloi, et on est à toi tout de suite.
Puis elle m’entraîne par la main, parce que malgré ma détestation intense de cet homme, je suis incapable de me détacher du face-à-face. Et maintenant je marche dans le couloir. Je note quelques détails du fond de ma transe. Moquette gris foncé, épaisse, marbres, orchidées sur des guéridons, stucs, stucs, stucs.
Enfin je suis dans une salle haute de plafond, une salle de réunion avec une grande table en verre. La porte se referme sur Prune et moi avec un petit claquement bien élevé. C’est le signal qu’attendait mon corps pour lâcher son incrédulité et son venin. Je crache :
— Comment t’as pu faire une chose pareille ?
J’en reviens pas. Je savais que ma meilleure amie était plus ou moins fiable sur tout un tas de choses. Mais je pensais qu’au minimum elle me soutiendrait. Pas qu’elle me poignarderait dans le dos.
— Quoi ? fait Prune avec une fausse innocence complètement ratée.
— Manifestement tu savais qu’il serait là. Et tu m’en as rien dit. Explique-toi. T’as intérêt à avoir une bonne raison.
Elle soupire.
— J’avais peur que tu montes sur tes grands chevaux. Oui, je me doutais qu’il pourrait être là. L’actionnaire principal du fonds, Bertrand Douvres, c’est son oncle.
Je me fustige pour ma stupidité. Il y a eu des signaux, bien sûr, et je les ai ignorés. L’investisseur local. Le nom de famille, Douvres, vaguement familier, de très loin. Normal : c’est l’oncle maternel d’Éloi. Le business angel qui va nous permettre, à Prune et à moi, de réaliser notre rêve, c’est le frère de sa mère ! Ils sont blindés dans la famille. Et évidemment, en bon fils à Papa, Éloi est allé directement travailler pour son clan.
Et maintenant j’imagine la trahison. Je vois Prune appelant directement Éloi, notre ennemi juré de l’adolescence, reniant mon amitié, prostituant pour ainsi dire notre projet avant même qu’il ait franchi la ligne de départ.
Elle soupire.
— C’était la meilleure solution, Safi. C’est eux qui m’ont écrit en premier. Et c’est pas comme si notre projet attirait les investisseurs à la pelle par ailleurs, je te rappelle.
J’ai besoin de m’asseoir. Je titube en arrière et finis par poser un coin de fesse sur le plateau de verre de la grande table.
— Mais tu savais qu’on aurait à traiter avec Éloi et ça ne t’a pas paru rédhibitoire ? Tu devais bien te rendre compte que ce serait un énorme problème, non ?
Nouveau soupir.
— Je n’étais pas sûre qu’on aurait directement affaire à lui. Et puis j’avais peur que tu réagisses comme ça. Que tu sois irrationnelle.
Irrationnelle, moi ? Non, juste réaliste. Prune s’est débrouillée pour vendre la moitié de notre nouvelle vie à notre ennemi juré. Elle a hypothéqué notre âme.
— Comment t’as pu…
La colère roule au-dedans de moi, mais quand je lève les yeux vers Prune, au lieu de l’expression de contrition que j’exige, qui seule pourrait m’apaiser, tout ce que je vois, c’est une résolution d’airain. Qui est cette inconnue en face de moi ? Où est passé l’ange de patience aux rondeurs onctueuses et aux boucles blondes ?
— Saf, je compte sur toi pour te ressaisir immédiatement. L’eau a coulé sous les ponts et on n’est plus en maternelle. C’est notre meilleure chance et tu le sais pertinemment. Alors, tu vas arrêter tes caprices et te comporter comme une adulte. Et puis c’est seulement un partenaire silencieux. Qu’est-ce qu’on en a à cirer de lui, du moment qu’on est toutes les deux ?
Tout ceci est en partie de ma faute, parce que Prune n’a pas eu toute l’histoire. Elle ne peut pas deviner ce que je ne lui ai pas raconté. Je répète d’une voix sourde :
— Prune, ça va pas être possible.
Et bien sûr, elle ne peut pas comprendre :
— Mais pourquoi ? Saf, tu as lu tous les contrats. Quinze fois. Vous avez fait des milliers d’allers-retours. Sur le papier, tout est optimisé au maximum, tu l’as dit toi-même. Signer avec eux, c’est la meilleure solution.
— Je pourrai jamais bosser avec ce type sur le dos 24/7, grommelé-je.
Rien que d’imaginer ses yeux sur moi en permanence, scrutant la moindre de mes actions pour tout miner, tout juger et critiquer, je me sens mal. Je vais vomir, je cherche déjà des yeux la corbeille à papier.
— Mais il ne sera pas sur ton dos tout le temps, objecte Prune. Il va juste nous faire un gros chèque pour qu’on puisse restaurer le moulin, et ensuite, il suivra de loin en loin en faisant des remarques sarcastiques comme un gros loser, mais on s’en fout. On est majoritaires. Allez, ma douce, sois courageuse. Je sais que tu peux le faire.
Je respire profondément pendant qu’elle m’encourage comme on calme un cheval qui se trouve à deux doigts de prendre le mors aux dents.
— Allez, ma belle, répète-t-elle. Tu peux y arriver.
Signer un contrat pour céder 49 % de notre boîte à mon ennemi juré ? La seule pensée du sourire tête à claques d’Éloi déclenche une nouvelle montée de nausée et de panique. Et j’ai l’impression que les murs suintent le 14, le chiffre d’Éloi. Je suis dans son antre et j’étouffe.
Prune continue à me parler, à m’apaiser avec le son de sa voix.
— Je sais qu’il t’a harcelée pendant tout le collège et qu’il a été dégueulasse avec ton frère. On va juste lui prendre un paquet de pognon et se tirer dans le soleil couchant, OK ?
C’est tout à fait Prune de voir les choses comme ça, comme un hold up plutôt qu’un pacte avec le diable. Maintenant elle lisse mes cheveux en approuvant de la tête quand je me calme graduellement.
— S’il y avait une autre solution, je te jure que je l’aurais choisie. Mais tu l’as dit toi-même. Sur le papier, ce sont eux notre meilleure chance. Tous les autres sont des requins suceurs de moelle. Les banques sont pires, et on s’est promis qu’on ne taperait pas notre famille et nos amis, rappelle-t-elle. Quand bien même ils auraient du blé.
Je hoche la tête, mal à l’aise. Je sais tout ça ; on en a déjà parlé mille fois. Tous les calculs, on les a faits ensemble, les décisions, on les a prises toutes les deux. Les chiffres sont bons, je les sens quand je ferme les yeux, verts et bleus et dorés, rassurants contre mes paupières. Ces chiffres que je polis depuis des mois, depuis que nous avons décidé de nous lancer, sont d’une beauté à couper le souffle. Prune a raison. Il suffit juste d’écarter Éloi de l’équation. Il n’a rien à voir avec notre projet. C’est provisoire.
Avec Prune. Bien sûr que je peux le faire.
CHAPITRE 4
Prune m’a convaincue de revenir à la table des négociations. Nous voilà donc dans une autre salle de réunion à la même décoration accueillante et très impersonnelle : une table de verre, une moquette gris perle, du verre, et toujours ces orchidées à la beauté froide. Je suis soulagée que nous n’ayons pas eu à entrer dans le bureau d’Éloi, dans un espace imprégné de sa présence. C’est déjà bien assez perturbant de l’avoir en face de moi à deux mètres, aussi raide qu’un piquet, irradiant comme jamais le 14, ce chiffre que j’ai du mal à encadrer, si plein de supériorité et de désapprobation.
Je roule des épaules sous ma veste de consultante, mais il n’y a rien à faire, tous les muscles de mon dos se sont vitrifiés en une carapace de tension. Tant pis. J’attaque direct.
— Qu’est-ce que tu fous là ? lui demandé-je sans aucune trace d’aménité.
Et lui, on dirait qu’il a du mal à ouvrir la bouche, tellement il serre les mâchoires.
— Désolé, grince-t-il, mon boss a lâché ce dossier sur mon bureau, et j’ai rien pu faire.
Genre il ne pouvait pas refuser, plaider l’incompatibilité d’humeurs. Je lis sur son visage qu’il ment. Parce que je le connais comme ma poche, ce serpent. Il n’a pas l’air désolé pour un sou. Contrarié, excédé, oui. Navré ? Jamais de la vie. Il tourne son stylo doré entre ses longs doigts, dans une attitude de nonchalance qui me semble, à moi, très étudiée. Il sait qu’il pourrait faire la couverture de GQ, ou la page spéciale « comment avoir la barbe de trois jours parfaite ».
Je le regarde un moment, incrédule, puis je sens la présence de Prune à côté de moi, qui attend un peu de maturité de ma part. Je me contente donc d’une attaque personnelle générale, que j’envoie avec un sourire suave.
— J’ai toujours su que t’avais l’âme d’un reptile.
Éloi riposte avec un rictus arctique.
— Je n’allais pas me désister et exposer un de mes pauvres collègues à tes sarcasmes, Safi. Tout le monde n’est pas aussi résistant que moi.
Ma réponse est un reniflement ronflé extrêmement réussi. Prune a l’air inquiète.
— Safi, intervient-elle.
Elle a sans doute des flashbacks de cour de récré. Elle a peur que je me jette tous ongles dehors sur notre investisseur, et que je lui crève les yeux. Et elle n’a peut-être pas complètement tort.
Sans m’en rendre compte, j’ai refermé mes mains sur les côtés de ma chaise et je la serre à m’en faire craquer les jointures. Mais je vais rester adulte et responsable. Oui, il m’énerve prodigieusement, c’est rare d’éprouver des sentiments aussi forts pour qui que ce soit, et cependant, je sais qu’il s’agit d’un problème temporaire. Tout va bien. Respire profondément.
— Bien, décide Éloi, avec une complaisance ostensible, quand dix bonnes secondes se sont écoulées dans un silence tendu.
Je peux voir à son expression qu’il pense avoir le dernier mot et ça fait remonter la bile dans mon œsophage.
— Puisque tout le monde est calmé, poursuit-il sournoisement, je vous propose qu’on réponde à vos dernières questions avant de signer.
— Pas la peine, dit Prune, l’air nerveux, en tortillant son écharpe entre ses longs doigts diaphanes. Nos avocats ont déjà étudié toutes les clauses, posé toutes nos questions. On peut signer direct.
— Moi, dis-je, j’ai une question. Quelle va être ton implication dans ce projet, Éloi ?
Je sais que c’est stupide de demander, parce que Prune a raison, on ne va pas reculer maintenant, cet investisseur est tout simplement le meilleur pour notre projet, le seul qui ait du sens, en réalité.
Une part de moi espère juste encore qu’il ne suivra pas le business, qu’il ne sera pas là à tout instant à tripoter MES chiffres. Je ferme les yeux brièvement, et oui, ils sont encore là, émeraude, bleu pétrole, irisés comme le plumage d’un oiseau exotique. Je me détends instantanément. Les chiffres sont mes amis. Ils me calment, ils me parlent.
Quand j’ouvre les yeux à nouveau, je surprends le regard d’Éloi qui m’observe avec une expression inédite, dans laquelle n’entre, pour une fois, aucun mépris. Il a plutôt l’air curieux. Ah, oui, il les voudrait bien, mes chiffres. Mais il ne peut pas les avoir. Ils sont à moi.
— Mon implication, précise-t-il : j’ai monté le dossier de financement, et maintenant je vous accompagne tout au long du projet.
J’en reste la bouche ouverte pendant qu’à l’intérieur de moi, des murs s’effondrent sur eux-mêmes.
— Comment ça, tu nous accompagnes ?
Je suis au bord de la syncope.
Quand il sourit, c’est le genre de mimique qui dessèche l’atmosphère autour. Oui, voilà, son sourire ce sont des cristaux de soude, qui vous fanent sur pied et vous font mourir en dedans.
— C’est la spécialité du fonds. On accompagne les porteurs de projets qui veulent restaurer des demeures à caractère historique pour leur donner une chance de continuer à exister. Mais on ne va pas se contenter de signer des chèques à des rêveurs incompétents qui n’ont aucune expertise en la matière.
— Merci, glissé-je par réflexe.
— Le fonds dirige la rénovation de ces biens sans compromettre leur âme, en faisant appel aux meilleurs artisans et technologies, pour que de jeunes entrepreneurs puissent les habiter et y mener leurs projets. On a des partenariats avec des entreprises spécialisées, des organismes publics, des fondations internationales. Il se trouve que tout le monde adore les monuments médiévaux français. C’est juste que personne ne sait par quel bout les prendre. Contrairement à nous, finit-il avec un sourire de loup.
— Et puis il y a des subventions et des avantages fiscaux, dis-je tranquillement. Les vieilles pierres, ça a du bon de ce côté-là.
Il hausse les épaules.
— On utilise tous les leviers qui se présentent. Le plus important, c’est de restaurer ces bâtiments patrimoniaux. C’est la vision du créateur du fonds.
— Le créateur du fonds. Ton boss. Ton oncle, quoi.
Il hoche la tête, l’ombre d’un sourire sur ses lèvres à l’arc si harmonieux, si hautain.
— Lui-même.
— Il est blindé et il peut se permettre de jouer les mécènes.
— Oui.
Quelque part ça me vexe encore plus. Que l’oncle d’Éloi se fiche de la viabilité économique de notre projet. Pour lui, c’est juste de l’argent jeté par les fenêtres. Des bonnes œuvres.
Je plisse les yeux et quand ma voix vibre dans la pièce, je ne suis pas sûre de la reconnaître moi-même. Je suis menaçante, une louve sur le point de mordre.
— Prune n’a pas besoin de la charité. C’est une chef talentueuse qui décrochera sa première étoile dès que le restau sera lancé.
Éloi se laisse aller vers le fond de son fauteuil, les bras croisés sur la poitrine. Son sourire s’est fait moqueur.
— J’en doute pas une seconde. Et moi, je serai là pour m’assurer que la boîte ne part pas dans le mur au bout de six mois parce que Prune est incapable de gérer une entreprise.
Et moi ? À quoi est-ce que je suis censée servir ? Comment fait-il ? Il se débrouille pour nous insulter toutes les deux en même temps, d’une seule réplique paresseuse. Il n’a pas changé d’un pouce depuis la maternelle, c’est prodigieux.
Je prends conscience que je suis appuyée sur la table, les paumes sur le plateau de verre, aussi tendue en avant qu’Éloi est décontracté et indolent dans son fauteuil (c’est une façade, je sais que c’est une façade, ça grouille tellement de 14 dans toute la pièce, je suis sûre que lui aussi il est prêt à bondir). La main de Prune se pose sur mon poignet.
— T’inquiète, Saf…
Je me dégage gentiment, mais fermement.
— Non, laisse-moi. Ce type essaye de t’enfoncer, de sous-entendre qu’on est des cas sociaux, quand en fait c’est tout le contraire. On veut le moulin et on l’a pris, et tout le reste, on le prendra aussi, sans attendre l’aide de qui que ce soit. On n’a pas besoin d’un blanc-bec pour vérifier que la boîte est saine. Ça, c’est MON boulot.
Quand je me rassieds dans mon siège, le cœur battant, Prune me sourit.
— J’ai jamais dit le contraire, ma jolie.
— Moi non plus, glisse Éloi. Je serai juste là pour m’assurer que vous ne vous plantez pas.
Je le vois d’ici. Il attend qu’on se vautre, il compte là-dessus. C’est comme ça qu’il entend finalement gagner le bras de fer qui nous oppose depuis l’enfance. Il va nous prendre notre rêve et nous prouver par a+b qu’on est incapables de le décrocher. Mais je ne le laisserai pas faire.
CHAPITRE 5
— Double mojito, et vous pouvez y aller franco sur le rhum. On a des choses à fêter, dis-je au barman, sombre, en m’installant dans un tabouret haut.
Et aussi d’autres à engloutir dans des flots d’alcool.
Prune s’assied à côté de moi.
— Je suis fière de toi, Saf. Tu t’es presque comportée en adulte à l’instant. Très impressionnant.
Après la signature des statuts de notre entreprise, il n’y a plus qu’à enchaîner sur la vente du moulin et la remise des clefs, mais tout est en ordre et ce ne sera qu’une simple formalité.
— Je sais pas si j’ai toujours envie de te parler, associée. T’as fait ce qu’il fallait, mais je te pardonnerai pas avant d’avoir descendu mon double mojito, OK ?
Je suis encore sous le choc et je n’ai pas bien digéré, je crois, le pire aspect de ma matinée. Revoir mon ennemi de cour de récré de manière totalement inattendue dans un costume d’adulte et avec un pouvoir de nuisance d’adulte n’est que le début de mes problèmes. Je vais devoir bosser avec lui de façon régulière et répétée. Avec cette espèce de Satan aigri et sarcastique. Business angel, mon œil.
— Chuis désolée, dit Prune. Ça ne m’arrange pas trop, moi non plus. Mais c’est juste pour la période du chantier. Ensuite quand tout marchera comme sur des roulettes, il sera bien obligé de nous lâcher les baskets. Il aura d’autres chats à fouetter. On le verra pour les conseils d’administration, une fois par an. Ça te fera un rappel du bon vieux temps, rien de plus.
Je gronde. Une fois par an c’est déjà trop.
— Il s’attend à ce qu’on se plante. Il nous a quasiment promis qu’on allait se planter.
— Mais non, dit Prune. T’inquiète. Il a pas le pouvoir de nous faire planter, et ce n’est pas dans son intérêt. Il y a beaucoup d’argent en jeu. Il va être professionnel.
— S’il ne l’est pas, j’irai personnellement voir son oncle pour demander à ce qu’il le vire, je grogne.
Mais en fait, ça m’étonnerait que ça se produise. Je connais Éloi Morcerf, à force de le détester depuis des années. Je sais qu’il est réglo, qu’il ne poignarde pas les gens dans le dos. Non. Il se contente de les dévisager froidement et de leur énoncer la liste précise, détaillée de leurs handicaps. Je ferme les yeux.
Prune se place derrière moi et entreprend de me masser les épaules. Je me pâme aussitôt en m’effondrant à moitié sur mon tabouret avec un long grognement, parce que je suis incapable de résister à un bon massage. Ceux de Prune sont divins. Et moi, je suis une addict. J’ai besoin de contact, j’ai besoin qu’on me touche. Probablement que je n’ai pas eu assez de tendresse dans mon enfance, au moment où le gouffre sans fond aurait encore pu être rebouché. Et maintenant, rien ne pourra jamais combler le vide.
— Aaaah, Prune, je te pardonne, c’est booooon.
Quand j’ouvre les yeux, le barman me regarde d’un air bizarre. D’un revers de main, j’essuie la salive au coin de ma bouche. Prune a repris sa place à côté de moi et approche son verre avec un sourire triomphant.
— À nous !
Nos verres s’entrechoquent.
— Au futur, ajoute Prune.
— Chômeuses et entrepreneuses, SDF à partir de ce soir !
Elle rit.
— Tu es presque aussi négative que lui, parfois.
Je plisse les yeux.
— Je ne suis pas négative. Je suis réaliste. Et si tu savais à quel point j’adore mon nouveau statut de chômeuse, après le taf auquel je viens d’échapper !
Le seul avantage de mon job, c’était qu’il me permettait de travailler avec les chiffres. Pour le reste, c’était l’horreur. Tout le temps en déplacement, avec des gens ennuyeux qui ne pensaient qu’à gratter sur leurs per diem pour s’offrir des bons restaurants. Et la picole, seigneur Jésus. La moitié des mecs dans cette boîte étaient en bonne voie pour devenir d’authentiques alcooliques. Et le machisme des associés, mieux vaut éviter d’en parler. Heureusement, je ne me suis jamais plainte du harcèlement latent, toujours présent, sous couvert de gentil ha-ha-on-rigole, qu’est-ce qui leur prend aux juniors de se rebiffer. Si je l’avais ouverte, ça aurait été plus difficile ensuite de me faire virer. Ça aurait fait peur aux RH. Là, j’ai réussi l’exploit : je suis libre et je pars avec un joli trésor de guerre en indemnités de licenciement, que j’investis dans le moulin ainsi que mes économies, bien sûr. Je rends mes clefs ce soir à mon propriétaire. J’ai mis le gros de mes affaires au garde-meuble et rassemblé dans quelques cartons mes possessions les plus essentielles. Prune a rendu son appart aussi et habite chez ses parents depuis quinze jours. Elle est venue à Paris exprès pour la signature.
Comme on est en mars et que l’hiver est derrière nous, on a décidé d’aller s’établir au moulin tout de suite, avant même que les travaux de réhabilitation ne démarrent. On vivra sur le terrain, dans des caravanes. C’est l’aspect qui met Prune le plus en transe, je crois que pour elle, cette entreprise est une sorte de gigantesque soirée pyjama. Elle n’a peut-être pas complètement tort.
— C’est officiel, je murmure, pas tout à fait sûre d’y croire. Nous allons être propriétaires à 51 % d’hectares et d’hectares de terrains en plus de notre magnifique moulin médiéval en ruines.
Mon plan est de superviser la rénovation tout en travaillant les sources d’approvisionnement locales pour le restaurant, les artistes du coin, les historiens régionaux. Et je compte ressusciter à sa gloire passée le potager du moulin. Je vais y faire pousser des légumes en voie de disparition. Ça nous fera un bon angle de communication pour nous faire connaître. Et je veux étudier de plus près la possibilité de réparer la roue à eau en y incorporant une turbine. Ça me paraît évident : il faut qu’on produise de l’électricité. Cet endroit va être une sorte de rêve cochon pour bobo. Mon but, c’est d’attirer les riches Parisiens pour qu’ils viennent s’encanailler un week-end au bord de l’eau en toute bonne conscience.
Pour l’instant, Prune conserve un job à temps partiel à la pâtisserie dans un restaurant de la ville, mais elle passera le reste de ses journées à élaborer de nouvelles recettes en utilisant dès que possible les fruits et légumes de mon potager. Elle squattera la cuisine de ses parents jusqu’à ce que celle du moulin soit en état de l’accueillir.
— On fera venir les touristes des quatre coins du monde, décrète-t-elle, des étoiles dans ses grands yeux bleus.
Je hoche la tête, mais c’est plus fort que moi. Pendant que Prune se délecte de son hubris, moi, je vois déjà arriver le retour de bâton. J’entends d’ici la voix de ma mère. « Tu aurais mieux fait de garder ton job sérieux, qu’est-ce qui t’a pris ? »
Si je reviens au moulin, je serai tout près de chez ma mère. Je ne vais plus guère lui rendre visite depuis que mon petit frère est mort, il y a quatre ans. La communication est devenue très difficile. En substance, je vois bien qu’elle m’en veut d’être encore vivante. Elle m’en veut de ne pas être lui. Elle cherche les traces de lui partout sur mon visage, et quand je lui demande d’arrêter, elle ne s’en défend même pas. Et moi… je suppose que j’en veux à la terre entière, parce que toute mon existence, j’ai eu l’impression, bien qu’étant l’aînée, de faire office de roue de secours, d’être une version de rechange de mon frère. Depuis qu’il n’est plus là, pourtant, je gis abandonnée dans le garage. J’étais obsolète depuis le début.
— T’es partie où, là ? demande Prune, interrompant ma rêverie morose. Ne me dis pas que c’est à cause d’Éloi. Je te jure qu’il sera là bien moins que tu ne le crains. On le verra à peine.
— Je pensais pas à lui. Mais merci de me rappeler son existence.
Elle soupire.
— Je sais que tu es persuadée de le détester, mais tu ne crois pas que tu pourrais revoir ton jugement après tout ce temps ?
Toutes les plaisanteries cruelles servies par Éloi au cours des années resurgissent en bloc. Il n’a jamais cessé de me rappeler à quel point j’étais toujours la plus pitoyable de la classe, la moins bien soignée, la moins bien fringuée, et comment mon frère, le gosse tout déformé qui ne pouvait déjà presque plus marcher, ne passerait pas Noël.
Non, maintenant que Théo n’est plus là, je ne peux plus vraiment pardonner ce genre de choses. C’est trop tard. Et je n’ai pas besoin d’un oiseau de mauvais augure sur mon épaule, qui m’explique nuit et jour par le menu de quelle façon je vais échouer.
— Désolée, dis-je. T’as raison, je sais bien qu’il faut que je me comporte comme une adulte. Mais j’aurais préféré qu’ils envoient quelqu’un d’autre. À vrai dire, je comprends même pas pourquoi il a accepté de s’occuper de notre dossier. Pour moi, c’est évident qu’il m’a dans le nez.
Prune hausse les épaules.
— Peut-être qu’il ne te hait pas tant que ça.
Je n’en mettrais pas ma main à couper. Mais je peux promettre de ne pas laisser notre inimitié faire capoter notre projet. C’est Prune qui me donne l’idée, quand elle murmure, songeuse :
— Si tu fais de sa vie un enfer, ils finiront probablement par envoyer quelqu’un d’autre à sa place.
C’est écrit
dans le code universel de la colocation. Le jeudi soir qui précède un
rendez-vous crucial sera inévitablement consacré à une fête épique. La nuit
avant mon entretien d’embauche ne déroge pas à cette loi. Un fracas monstrueux
dans le salon me tire du sommeil en sursaut vers deux heures du matin. Val et
sa bande sont dans la place.
— Yo, Valmont ! beugle un
individu mâle aux poumons puissants. Y a plus de bières
dans ton frigo !
Puis des cris, des rires, un objet
qui se brise, probablement le vase du salon, à moins que
ce ne soit la télé. Un hurlement de fille qui se termine en une cascade de
gloussements. Enfin, la voix de Val qui couvre tout ce vacarme.
— On y va ! Tout le monde
dehors ! Lorelei a un entretien important demain !
J’ai un moment
de reconnaissance émue à son encontre. Puis quelqu’un doit faire ou dire
quelque chose qui le déconcentre, car aussitôt j’entends son rire qui retentit,
clair, mélodieux, si plein de joie de vivre que je me réveille instantanément,
avec la sensation qu’on presse mon cœur comme un citron.
À
ce rire, un interrupteur s’allume dans mon cerveau, des processus de pensée en
pagaille se lancent dans mon esprit. Des inquiétudes diverses sur mon
rendez-vous du lendemain, mon plan de carrière, la liste de courses au supermarché,
mon rendez-vous en retard chez le dentiste, normalement j’y vais en novembre et
là c’est déjà avril. Toutes ces idées parasites se mettent à clignoter, c’est
largement pire qu’une illumination de Noël dans les vitrines des grands
magasins parisiens. C’est la totale avec poupées animées, petit train et
nounours en folie.
Je me retourne en grognant dans mon
lit. Deux heures du matin.
Deux. Heures.
Val, pour l’amour
du ciel.
Une fille éclate
de rire, affirmation un peu forcée de la gaieté. Un téléphone sonne, réglé au
max, tandis que Val cornaque sa bande, vraisemblablement pour les obliger à
foutre le camp, mais c’est trop tard. Je suis réveillée, alerte et en panique.
Une porte claque, j’entends
le brouhaha d’un troupeau d’éléphants qui traverse le vestibule, puis la porte
blindée de l’entrée, celle qui secoue tout l’immeuble même quand on la ferme
doucement. Le bruit est tout simplement inimaginable. Nos voisins vont nous
tuer demain, Céline et moi (à Val, ils feront des risettes, conquis par son charme,
c’est sûr).
Je me roule à
nouveau entre mes draps emmêlés, incrédule. Le salaud. Il savait pourtant que
je devais me reposer, même bourré comme il semble l’être, il n’avait pas oublié.
Qu’est-ce qui lui a pris de les faire repasser par ici ? Cette fois il l’a
fait, il a ruiné tout mon avenir, toutes mes chances de décrocher ce stage bien
payé dont j’ai vraiment besoin.
Le sommeil ne vient pas. Je pense à
tout, à l’univers entier, à ces gens qui ont transformé le salon en bazar et ma
nuit en torture, à Val, le roi de la nuit et la malédiction de ma vie
parisienne.
Je prends une grande décision,
je vais déménager, il est absolument clair que je dois me tirer d’ici vite fait
si je veux garder ma santé mentale.
Je compte sur cette résolution
drastique pour m’aider à retrouver la sérénité et le sommeil, mais rien n’y
fait. Probablement parce que je sais déjà que je l’aurai oubliée demain matin.
Puis je m’aperçois
que j’ai très soif et des crampes dans les mollets. L’immobilité ne me réussit
pas, si je ne dors pas, impossible de rester dans un lit. Je dois me dégourdir
les jambes. Je vais aller à la cuisine, me servir un verre d’eau, ça devrait
aider.
Pour ne pas gâcher
mon ultime chance de sommeil, j’évite soigneusement d’allumer la lumière et me
dirige à tâtons, une main sur le mur, une autre devant moi, en titubant un peu.
La cuisine est baignée
de clair de lune, on y voit presque comme en plein jour. Impossible donc de
passer à côté de ce qui s’y trouve. Je pousse un cri et bats en retraite dans
le couloir, dissimulée par le chambranle de la porte. Pendant un instant, je
pense faire une crise cardiaque. J’ai eu peur, vraiment peur,
un fluide
acide a envahi mon abdomen et mon cœur est parti
au galop.
Il y a un type dans le noir, au
milieu de la cuisine.
Un type avachi sur une des chaises,
la tête en avant, les jambes étalées, peut-être
endormi. Les bras repliés vers l’arrière, comme un personnage de film qui
aurait été fait prisonnier par les méchants.
La tête dissimulée
par… un sac ? Une pièce de tissu ?
Mort ?
Le cœur battant,
pétrifiée, je considère cette découverte macabre, incapable même de respirer.
Le macchabée
redresse la tête, replie ses jambes, pousse un faible grognement et moi, je
laisse échapper un cri de soulagement terrifié.
Au même moment,
je réalise que l’intrus est totalement nu.
Son visage est invisible, emballé
dans cette toile, mais je lis dans sa réaction qu’il est aussi effrayé que moi
par mon irruption. Il est possible que je l’aie réveillé.
— Qu’est-ce que…
commence-t-il d’une voix rauque, râpeuse, la voix de quelqu’un qui a traversé
un désert sans voir une goutte d’eau. Ce qui ajoute à cette impression surréaliste
d’agression, de kidnapping, tandis que sa respiration tend et agite le tissu
contre sa bouche sur un rythme rapide.
On se calme.
Nous sommes dans le onzième
arrondissement de Paris, dans un appartement étudiant qui vient d’être quitté
par une horde de jeunes fêtards.
Ils ont juste oublié
l’un des leurs. Ils vont revenir. C’est un bizutage, rien de plus.
Je m’approche à
pas de loup, probablement il ne me voit pas à travers ce truc. Je vais le libérer.
S’il a l’air normal, pas dangereux, je le libère, et je retourne me coucher.
Je le contourne sans faire de bruit
et à distance respectueuse, autant qu’il est
possible dans notre cuisine. Et je suis un être humain, OK ? J’ai des
yeux. Autant plaider coupable tout de suite. J’admire les longues jambes
puissantes, le ventre plat, la poitrine solide et les épaules bardées de
muscles compacts, d’autant plus sculpturales que les bras sont tirés vers l’arrière,
retenus dans son dos. J’admire le nid de poils sombres dont émerge un sexe
harmonieux, épais, couché contre sa cuisse.
Je heurte au passage le plan de
travail, renverse un verre. Le type sursaute, l’air nerveux,
cherche à me repérer sur sa droite, tire en vain sur ses épaules. Sa poitrine
se gonfle, ses muscles se bandent, sa queue tressaute contre sa cuisse.
— Pardon, pardon ! m’écrié-je
bêtement en filant vers le fond de la cuisine, aussi loin que je peux derrière
lui.
Je me plaque contre le mur, le
souffle court.
— Qui est là ?
demande la voix rauque.
Il m’entend,
normal avec tout ce bruit que fait ma trachée à la peine, il tourne la tête de
côté, il me cherche derrière lui. Impossible de discerner ses traits, je
reconnais cette pièce de tissu qui lui enveloppe la tête, c’est une des taies d’oreiller
du placard de l’entrée. Elle semble avoir été déchirée sur quelques centimètres
sous son nez pour lui permettre de respirer, et fixée autour de son cou au
moyen d’un morceau de scotch de déménageur. La lumière de la lune se reflète
doucement sur la surface brillante du chatterton.
À
présent, je le vois bien : ses poignets sont emprisonnés dans des
menottes. La chaîne passe dans le cadre métallique de la chaise. Il ne peut pas
se libérer tout seul, pas sans se traîner partout en tenue d’Adam et avec cette
chaise qui pèse une tonne. Je déglutis, mais ma bouche est sèche, et quand je
parle, ma voix sort presque aussi rauque que la sienne.
— Qui êtes-vous ?
Qu’est-ce que vous fichez dans ma cuisine ?
Un moment de silence, puis il répond :
— J’ai perdu un
pari.
Le soulagement m’inonde,
et un peu de déception aussi. Je ne sais pas quel film je m’étais fait, dans le
truc tordu qui me sert d’imagination, mais le scénario dramatique avait dû m’embarquer
un peu. C’est juste un pari. Ce type est un loser qui a perdu un pari. Un loser
avec des épaules à tomber et des fesses à se damner, même écrasées contre la
chaise, je vois qu’elles sont fermes et charnues.
— Waouh, tu parles d’un
pari. Tu as bu ? C’est leur idée d’une blague ?
— Je n’ai
pas bu.
— Aha ? Alors, c’est
quoi ton excuse ?
Il rit. Une sorte de coassement
rauque qui, contre toute attente, me retourne le ventre. Je suis habituée
au merveilleux rire sonore de Val, aux glapissements aigus de toutes ces
cruches qu’il charrie partout où il va, aux jappements joyeux de ses copains.
Ce rire m’est totalement inconnu, et il parle à quelque chose au plus profond
de moi, à une partie primitive de mon être.
— Tu es un copain de Val ? C’était
quoi au juste, ce pari ?
Un nouveau moment d’hésitation.
— Je ne suis pas sûr
que… T’es sa coloc, c’est ça ?
À
mon tour d’émettre un rire bref jamais répertorié.
— Au choix. Soit je suis une de ses
colocs, soit je suis la fille qui hante l’appart la
nuit et qui abuse de tous les mecs en détresse.
Pourquoi ai-je dit ça ?
L’anonymat de la situation, sa position de faiblesse me seront montés à la tête.
À ces mots il gronde, un bruit profond qui naît dans sa poitrine et finit dans
la mienne, y fait un nœud de lasso compliqué entre tous mes points stratégiques,
et tire d’un coup sec, fort.
Je m’approche à
pas timides derrière lui. Je me penche, inspecte ses mains, ses poings serrés,
tendus, le métal éclairé par la lune qui mord dans les avant-bras solides. Il
frémit quand je l’effleure de mes doigts.
— Désolée,
dis-je, même en dévissant le dossier, ça ne servirait à rien. La chaîne passe
dans le cadre métallique. Il faudrait la clef.
— Ils sont partis avec, répond-il.
Il a tourné
la tête à nouveau. J’entends son souffle, encore dix centimètres plus près et
je le sentirais sur moi. Je pose mes mains sur son cou, je cherche à tâtons l’aspérité
qui marque la fin de la longueur de chatterton.
— Je vais t’enlever
ça.
Il a un sursaut brutal.
— Non !
— Allez, ne sois pas obtus. Ça
ne peut pas être confortable.
— Je dois le garder. C’est
le pari. Sinon, ce sera pire.
— Tu dis ça
parce que tu as peur que je te reconnaisse ? Tu n’as pas tellement à
rougir de… ça… bien que je comprenne que tu puisses te sentir con de t’être
fait avoir aussi bêtement. Ça a l’air d’un pari sacrément stupide, votre truc.
Mes yeux tombent sur ses genoux et
j’avale
une goulée d’air de travers. Mon intrus nocturne est à présent en proie à une érection
franche et massive. À quel moment de notre conversation sa queue s’est-elle
ainsi dressée vers le plafond ? Qu’est-ce qui l’a excité comme ça ? Être
découvert nu dans ma cuisine ? Mes mains sur son cou ? La possibilité
d’être démasqué, ou bien celle de rester mon prisonnier ? Je me recule précipitamment,
ce qui me vaut un nouveau grondement rauque.
— Je suis là
volontairement, déglutit-il. J’ai perdu un pari et j’honore ma dette. On a vu
pire comme gage, je crois que je peux m’estimer heureux.
— À ce que je
vois, il y a des parties de toi qui sont très heureuses, dis-je sur un ton
acerbe.
Est-ce que je m’exprimerais
ainsi s’il n’était pas attaché, masqué, dans l’obscurité de mon appartement désert,
sans défense… à ma merci ?
Non. En temps normal, je n’ai
vraiment rien de téméraire. Je suis la fille qui bave sur son colocataire
depuis qu’elle a emménagé, mais sans rien entreprendre de peur de se brûler les
ailes.
— Je n’y
peux rien si cette situation me fait de l’effet, finit par dire le prisonnier.
Personne ne contrôle ses fantasmes. Il se trouve que ce gage me… me parle. Réveille
quelque chose chez moi. Il ne faut pas m’en tenir rigueur.
— Oh, dis-je, pas besoin de t’excuser.
— Ce n’étaient
pas des excuses, rectifie-t-il d’une voix qui s’est faite encore plus rauque et
basse.
Il savait bien à
quoi s’attendre en se laissant enfermer ici. Difficile de le prendre en pitié.
Si plaisanterie il y a, elle s’opère à mes dépens.
Je me recule d’un
pas et il sursaute.
— Non, ne pars pas. Ne me laisse
pas seul. S’il te plaît.
— J’ai un
rendez-vous tôt demain, dis-je.
Leurs embrouilles à
la noix ne me regardent pas du tout.
Je sors de la cuisine, je me dirige
vers la salle de bain, je le boirai là-bas mon
verre d’eau. Je n’allume pas la lumière. Je m’assieds sur le rebord de la
baignoire, contre l’émail froid. Ma respiration est toujours hachée, rapide,
cette rencontre improbable m’a secouée. Je me calme peu à peu.
L’appartement
est silencieux, mais toute velléité de dormir est ruinée. Les petites
moulinettes dans ma tête tournent encore plus fort que tout à l’heure, et je m’aperçois
que je suis dévorée de curiosité. En réalité, je n’ai qu’une issue
possible :
Retourner dans la cuisine.
— Ah, te revoilà,
m’accueillent le timbre rauque, le visage masqué, le corps d’Apollon.
— C’est quoi,
ton gage, exactement ?
Un court silence, puis il répond,
d’une voix notablement altérée :
— Je suis une sorte de…
cadeau.
Ces mots qui visiblement ont eu du
mal à sortir me font un effet radical. Je dois
m’accrocher à la table de bistrot, car maintenant j’ai les jambes en coton. Qu’est-ce
que c’est que ce plan ?
Je m’éclaircis la
gorge. J’ai besoin d’une confirmation.
— Un cadeau pour qui ? De la
part de qui ?
Après tout, ça
pourrait être le business de Céline, la troisième colocataire, qui est rentrée
dormir ici sans me réveiller, ou qui n’est pas encore revenue. Je pourrais lui
refiler le bébé ? Mais l’homme nu dans ma cuisine répond :
— Un cadeau pour toi. Une offrande.
De ma part, je suppose.
Sa voix est si rauque qu’elle
vibre dans ma cage thoracique. Quant à sa queue, elle tressaute à ses paroles.
La sortie de Val tout à l’heure me revient en mémoire : « tu ne
voudrais pas que je te présente un ou deux copains ? »
Je ris, et même
à mes oreilles ça sonne complètement faux. Je n’ai pas envie de rire, j’ai
envie de fuir, de casser quelque chose.
— Salaud, dis-je entre mes dents,
en m’adressant à mon colocataire absent.
C’est un coup
de Val, j’en suis absolument sûre à présent. Il va m’entendre.
Puis je me concentre à
nouveau sur le « cadeau » dans ma cuisine. Un cadeau digne du
calendrier des pompiers, il faut bien l’avouer. Un fantasme incarné, livré
directement chez moi.
— Et qu’est-ce
que tu as fait pour mériter ça ?
Il se redresse et cette fois, sa
queue dressée flirte avec son ventre, frôle les poils
sombres.
— Ça me
regarde. Mais je me sens obligé de préciser que cette situation n’est pas complètement
à mon désavantage.
Au cas où
mon corps avait encore besoin d’un signal pour être totalement réveillé, ce qu’il
suggère fait la blague. Mon sexe se contracte lui aussi. Pas le petit sursaut
discret qui accompagne une pensée coquine. Une crispation en bonne et due
forme, une crampe de faim qui irradie un plaisir douloureux dans tout mon
bas-ventre. Sous mon T-shirt de coton usé, informe et tout doux, les pointes de
mes seins durcissent instantanément.
Quoi ? Je suis peut-être
studieuse au point de mener une vie quasi monacale, mais j’ai des pulsions
comme tout le monde. Le tout est de décider ce que l’on en fait.
Je dois humecter mes lèvres
avant de répondre :
— Je te trouve un peu présomptueux.
Et ignorant. On ne s’est jamais vus. Tu ne sais même pas à quoi je ressemble.
Tu ne sais probablement même pas qui je suis.
À
nouveau ce rire rauque qui inexplicablement me secoue.
— Je n’en
ai vraiment pas besoin.
Mince, où
Val est-il allé chercher ce type ?
— Je dois t’avouer
que je me sens un peu insultée par ton gage, dis-je.
— Il ne faut pas. Je te l’ai
déjà dit, je suis juste un cadeau. Pas un affront.
— Et toi ? Tu n’as
pas l’impression d’être traité comme un objet ?
Un nouveau grondement s’échappe
de sa gorge et il renverse la tête en arrière, comme dépassé, vaincu par cette
idée. Je regarde, fascinée, les épaules qui se tendent, les muscles qui roulent
sous la peau, les tétons érigés qui deviennent instantanément ma nouvelle
obsession. Puis il se redresse, émet un autre son râpeux, semble chercher ses
mots.
— Qui a dit que c’était
mal ?
Personne. Pas moi en tout cas.
Mais ça sent le
coup fourré, le coup de billard à trois bandes, comme Val les maîtrise les yeux
fermés. Je me surprends à chercher des yeux la webcam, le copain dissimulé dans
l’entrée. Je tends l’oreille. Silence ; pas de rire étouffé. On n’entend
que les bruits mêlés de nos deux respirations saccadées.
Je décide de récapituler.
J’ai la bouche sèche et les idées embrumées, des images pour le moins intéressantes
qui émergent en surimpression devant mes yeux dans la pénombre. Je résume et j’en
rajoute.
— Donc, pour être
sûre d’avoir bien compris. Tu as perdu un pari contre Val, et ton gage c’est d’être
mon cadeau… livré à moi nu, sans défense, poings liés, et d’après ce que je
comprends… tu n’es pas complètement opposé à l’idée que je puisse…
À
nouveau cette gorge renversée, ce geste de reddition totale incroyablement
sexy, cette voix altérée quand il finit ma phrase :
— Profiter de ma présence.
Abuser de moi. Oui.
Un juron s’échappe
de ma bouche et il rit encore, et soudain bien qu’en posture d’infériorité,
bien qu’il soit officiellement mon prisonnier, c’est lui qui me tient.
— Approche-toi, dit-il de cette
voix râpeuse. Que faut-il te raconter pour que tu
t’approches ?
VALMONT
Deux
mois plus tôt, en janvier.
— On n’a pas encore réussi avec certitude à établir
un lien de parenté entre le sumérien et aucune autre langue ou famille de
langues, dis-je à ma grand-mère. Moi, ça me fascine. On a commencé à essayer
des translittérations, mais tu n’imagines même pas le nombre d’homophones qu’on
croise. Et la grammaire est d’une sophistication hallucinante.
Toute en chignon blanc, perles,
regard bleu perçant et veste
Chanel, Elsa soupire en remuant son thé.
— C’est
captivant, Val.
Je hoche la tête. Je suis d’accord avec elle ; c’est
captivant.
— Tu sembles donc toujours décidé à poursuivre dans cette voie ? s’enquiert-elle.
Je ne sais pas vraiment ce que je
dois répondre, dans la mesure où j’ai du mal à
considérer mes études actuelles comme « une voie ». Ça ne veut pas
dire grand-chose. Ou alors, peut-être, si l’on ajoute « de garage ».
Alors j’acquiesce.
— Le sumérien me donne beaucoup de plaisir en ce
moment.
J’élude
complètement la discussion, bien sûr, et Elsa n’est pas dupe. Elle y reviendra
tout à l’heure. Pour l’instant, je suis content de profiter d’un thé avec ma
grand-mère, alors que le vent d’hiver, dehors, fait valser les feuilles et les
sacs en plastique. On est très bien chez Angelina. C’est un rituel
petit-fils/grand-mère hebdomadaire entre nous. Désuet et un peu lancinant. Tout
ce que l’on aime dans la tradition.
Aujourd’hui, cependant, Elsa semble déterminée à
briser ce moment d’harmonie délicat.
— Boris a demandé de tes nouvelles, glisse-t-elle.
Boris est mon paternel, et le fils
d’Elsa. Un spécimen assez détestable d’homme
puissant, à mon avis. Il est né dans l’argent et il a appris à en profiter. J’aimerais
pouvoir dire qu’il appartient à une race en voie d’extinction, à une génération
que nous allons remplacer bientôt par quelque chose de plus civilisé, mais je
ne suis pas sûr de pouvoir le garantir.
— Il aimerait tellement que tu
viennes travailler avec lui, dit Elsa.
Ma réponse
réflexe est une grimace de dégoût.
Travailler avec Boris me semble, à moi, une perspective assez
cauchemardesque. Mon père aime exercer le pouvoir, et notamment celui dont il
dispose sur les hommes et les femmes autour de lui. Et il ne le fait pas d’une
manière que je respecte. C’est le genre de type qui prend plaisir à faire
pleurer sa secrétaire. Et il s’est mis en tête de me transmettre « son héritage ».
Elsa a élevé ce Boris et il m’a donné naissance.
Considérer ce chaînon manquant inexplicable entre nous, avec son altérité
barbare et incompréhensible, est une des figures imposées de mes rendez-vous
hebdomadaires avec Elsa. En général, cependant, nous profitons un peu de l’instant
avant d’en venir aux sujets qui fâchent.
— Tu es pressée aujourd’hui, ou quoi ?
D’un
mouvement aristocratique de son fin poignet, Elsa consulte sa montre sertie de
saphirs. Un cadeau de mon grand-père.
— Je me suis inscrite à un nouveau cours de dessin. Je n’ai pas
le temps de glandouiller, moi, Val. Je voulais juste savoir où tu en étais avec
Boris. Il va avoir cinquante ans. Tu sais que c’est dur pour lui. Il va mettre
la pression à tout le monde.
Je soupire. Boris est en passe d’arriver à un âge fatidique et il ne le vit
pas très bien. À en juger par l’ampleur déjà presque délirante des préparatifs
que ma mère a engagés sur ses ordres, pour le « jubilé » qui sera
donné au printemps à sa gloire.
— J’aimerais
bien que l’on me laisse en dehors de ses histoires de crise de la cinquantaine,
dis-je.
— Que tu le veuilles ou non, c’est aussi ton problème. Quand ils
atteignent ce genre de jalon, les hommes ont envie de penser à la postérité.
À
mon avis, Boris doit surtout se demander combien de temps il arrivera encore à
se taper ses jeunes collaboratrices.
— Il veut s’assurer que tu prendras la relève, dit
Elsa.
— Tu parles. Il me veut sous sa
coupe, à sa botte.
Il y a deux ans, quand j’ai abandonné les mathématiques
fondamentales pour m’inscrire en histoire de l’art après avoir essayé la
philosophie, Boris m’a coupé les vivres et a fait savoir que je pouvais me
passer des ressources familiales tant que je ne me rangerais pas à son désir de
me voir travailler avec lui. Comme il a bien veillé à ce que rien ne soit à mon
nom dans la fortune familiale, ce n’est pas très compliqué pour lui de me
mettre gentiment la pression.
Mes études
à rallonge sont une excuse pour éviter d’avoir à faire un choix difficile :
aller travailler avec Boris ou encourir la pleine mesure de sa colère. Pour l’instant,
j’ai de la chance. Tout ce que j’ai à supporter, c’est sa frustration, son mépris
et son impatience amusée. Tant que je suis officiellement un étudiant attardé,
un indécis, il tolère mon refus d’obtempérer. Mais le jour où je lui dirai
vraiment merde, il y aura probablement du grabuge. Voilà pourquoi je reste
planqué dans les limbes, pourquoi à 25 ans presque sonnés je suis encore sur
les bancs de la fac, avec même pas un master en poche.
La situation est compliquée pour Elsa. Elle sait que Boris est un
sale type, mais ne peut se dédouaner de ses obligations d’empathie maternelle.
Tout en se sentant coupable et en s’efforçant de passer derrière lui pour réparer
ses abus. Elle m’aide financièrement et me laisse squatter son appartement en l’échange
de quelques services.
— Ce n’est pas parce que tu n’approuves pas la façon
de faire de ton père que tu dois te couper de son héritage, tu sais, dit Elsa.
Tu y as autant droit que lui.
Elle a raison, dans un sens :
Boris n’a pas le pouvoir de me déshériter, de me
faire sortir de la famille. Il faudrait que tout le conseil s’y mette. Oui,
parce que le clan est régi par un conseil de famille. Nous avons même des
assemblées générales. Ce n’est plus une famille, c’est une entreprise, un
conglomérat pour être précis. Dont je fais partie et dont Boris ne peut pas m’exclure.
— Cette situation ne pourra pas
durer indéfiniment, fait observer Elsa. Il faudra
bien un jour que tu arrives à faire abstraction de ton père et à prendre une décision
pour toi-même. Si tu as un projet, tu trouveras sûrement quelqu’un pour te
donner un coup de main dans la famille.
Je fais la moue. J’y crois moyennement. Boris a un tel
pouvoir de nuisance que s’il se met en tête de faire pression sur mes oncles,
tantes et cousins, personne ne voudra plus rien avoir à faire avec moi.
Non, il faut que je trouve mon
propre chemin. Le seul problème, c’est
que je manque cruellement d’idées. Et de motivation. Désireux de changer de
sujet de conversation, j’enchaîne donc rapidement sur autre chose :
— Et à
part ça, je vais prendre un nouveau colocataire.
— Encore un ?
— Jules est parti le mois dernier.
Il a emménagé avec sa petite amie.
— Mais tu ne veux pas profiter de l’appartement tout seul ? C’est un F4
parfait pour un jeune couple, tu sais que tu peux y habiter aussi longtemps que
tu le voudras.
Je soupire. Cette question-là aussi revient régulièrement sur le tapis
d’une manière ou d’une autre. L’horloge biologique grand-maternelle n’a rien à
envier à celle de mon père. Elle veut des arrière-petits enfants partout dans
sonhôtel
particulier du septième arrondissement, et elle les veut tout de suite. Je suis
obligé de tempérer ses ardeurs, vu que ma vie sentimentale est un désert aride
ponctué d’oasis d’un soir. Elle sait très bien que je n’ai pas eu de relation
stable depuis un moment. Je proteste :
— Elsa ! Ça t’amuse de retourner le couteau dans la
plaie ?
— Je te demande pardon, dit-elle
avec élégance et non sans une bonne, bonne dose
de mauvaise foi, car il est évident qu’elle n’est pas du tout désolée. C’est
juste que j’ai eu une vie amoureuse si heureuse. J’aimerais vivre l’amour une
deuxième fois par procuration.
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire. Elle est
tellement mignonne, parfois, à la manière d’un tyrannosaure nain animé de
bonnes intentions.
— Et tu sais que j’ai l’esprit ouvert, Val. Une femme, un
homme, les deux à la fois, du moment que tu fais ta vie avec des gens qui te
rendent heureux…
Le mot clef dans cette phrase étant : « faire sa vie ». Ce
qui implique une action de construction, un projet.
— Elsa. Je n’entretiens pas de relation scandaleuse
sous le manteau. Tu imagines bien que tu serais dans la confidence. C’est juste
qu’en ce moment, il ne se passe rien. C’est le calme plat dans ma vie.
Si j’avais
trouvé la femme de mes rêves, évidemment que j’aurais déjà fichu tout le monde
dehors. Mais je suspecte que les femmes de rêve aiment les types qui « font
leur vie ». Je sais qu’Elsa veut mon bonheur et rien d’autre, mais je ne
peux pas non plus embrasser n’importe quelle carrière et épouser n’importe qui
juste pour sauver les apparences. Contrairement à Boris, je voudrais que ma vie
ait du sens.
— Je ne suis peut-être pas prêt à me poser, dis-je sans
grande conviction, parce que je sais très bien que ce n’est pas du tout le
problème. Et en attendant de trouver la femme idéale, j’aime bien avoir de la
vie autour de moi, d’où les colocataires.
— Ah, fait-elle, tu aimes avoir ta
petite cour.
Je hoche la tête. Si elle veut. C’est un peu ça. J’aime
avoir ma cour autour de moi, tisser des liens, parfois cimentés, certes, à l’alcool
et à la décadence, établis sur des histoires de beuverie et d’école buissonnière.
Au lieu de me tancer comme je m’y attends à moitié, Elsa me sourit.
— Tu as toujours été doué pour ça, Val. Ce pouvoir que tu as
sur les autres, ce talent pour fédérer te sera tellement utile quand tu décideras
de t’en servir… De toute façon, tu n’as pas besoin de ma bénédiction pour
prendre un autre colocataire. Mais je te la donne quand même. Et j’espère que
le destin ne va plus trop tarder à te tomber dessus dans un éclair aveuglant
pour te faire comprendre ce que tu dois accomplir avec ton existence.
Moi, je ne crois pas trop à ce genre de notions, alors, je me
contente de tenir compagnie à ma grand-mère jusqu’à ce qu’arrive l’heure de son
rendez-vous capital avec huit autres vieilles dames et une prof de dessin.
LORELEI
18 h 30 : je suis en
avance pour mon rendez-vous. Je sors de cours en remontant le boulevard. Il
fait encore frais, il a plu et de loin en loin, des gouttelettes d’eau
sale éclaboussent l’arrière de mon collant. Petit problème désagréable qu’on évite
en général en s’équipant de bottes, quand on peut se les offrir.
Pour la première
fois depuis que je cherche une chambre dans une colocation, j’entretiens un
minuscule espoir. Le type que j’ai eu au téléphone avait l’air gentil, avec une
voix harmonieuse et un sourire audible dans le combiné. Il propose une chambre
libre dans un appartement central et bien situé, à un prix abordable, et j’en
ai soupé de la résidence étudiante avec son chaos, ses cafards, sa vétusté déprimante.
Et surtout, cette chambre me permettrait de réduire mes transports et de dégager
plus de temps pour mes études et mes différents jobs. À ce prix-là, je pourrais
m’offrir de bonnes conditions pour réussir. C’est presque trop beau pour être
vrai et j’espère juste que l’entretien avec les autres occupants ne sera pas
trop humiliant, que je ne me retrouverai pas en concurrence avec deux douzaines
d’étudiants plus cool, plus ouverts, plus insouciants que moi et avec des
cautions de leurs parents. Le type que je rencontre m’a donné rendez-vous au
café et je n’ai pas l’impression qu’il ait organisé une gigantesque mise aux
enchères pour que l’on s’arrache sa chambre libre. Je peux me tromper, mais
quand les choses sont trop belles pour être vraies, c’est généralement qu’il y
a un loup.
Ma besace archipleine me scie l’épaule,
elle est bourrée de livres de bibliothèque et même cette toile des surplus
militaires commence à montrer des signes de faiblesse. Mon téléphone se met à
sonner au moment où j’aperçois sur le boulevard le bar où j’ai rendez-vous. Évidemment,
l’appareil est au fin fond de mon sac. Il s’ensuit donc une séquence de
jonglage chaotique et musculairement éprouvante.
— Mademoiselle Mickelson ? s’enquiert
une voix féminine quand enfin je parviens à décrocher.
— C’est moi.
— Ici le cabinet médical
du Canal, votre père ne s’est pas présenté à son rendez-vous de cet après-midi.
Je voulais juste vous rappeler que selon la politique de la maison, les
honoraires correspondants restent dus.
Oh. Non. Per.
L’estomac
soudain lesté au plomb, je change mon sac d’épaule afin de repositionner mon téléphone
pour une discussion qui s’annonce pénible.
— Je suis désolée,
dis-je à la secrétaire médicale. Il avait vraiment besoin de ce rendez-vous.
Et moi, je ne peux pas me permettre
de le payer deux fois.
— Vous connaissez notre politique.
S’il
nous avait fait signe, même au dernier moment, nous aurions pu faire quelque
chose.
J’ai beau
supplier, comme ce n’est pas la première fois, je dois dire au revoir à mes
cinquante euros. Puis je prends congé et j’appelle directement ma petite sœur,
Marie.
J’aurais téléphoné
au Per lui-même, mais il ne décroche jamais, même quand il prend la
communication, il fait comme s’il n’y avait personne au bout du fil.
— Allô, me répond
une voix morose d’adolescente désabusée.
— Salut Marie. Tu peux me dire
pourquoi tu n’as pas déposé le Per à son RDV ?
(Oui, mon père
se prénomme Per. C’est danois. Et pratique.)
— Ah, fait-elle mollement. Désolée.
— Désolée ?
C’est tout ce que tu trouves à dire ?
Note à moi-même :
jamais une bonne idée d’appeler une ado à chaud. Je respire un grand coup, à
fond, j’essaye de me reprendre, de me montrer plus patiente.
— Je peux savoir pourquoi ? Marie,
je sais que c’est dur, mais c’est le seul service que je
te demande. Si tu ne l’accompagnes pas, il sèche. Il a besoin de l’ordonnance
pour ses médocs, et aussi de parler à un professionnel.
— J’ai pas pu y
aller, maugrée Marie. J’étais au collège.
— Tu te paies ma tête ?
T’as pas cours à cette heure-là.
— OK, dit-elle avec humeur, pas la
peine de monter sur tes grands chevaux. J’étais en
colle.
— En colle ?!!!
— C’est bon,
quoi, ça arrive.
Pas à ma sœur.
— Et je peux savoir pourquoi tu as été
collée ? demandé-je sur un ton très vieille institutrice, en arrivant à la
hauteur du bar.
— Parce que la pionne est une pétasse
mal baisée ?
Pile ce dont j’avais
besoin. Que ma sœur adolescente se mette à ruer dans les brancards.
— Marie ! La vraie raison, s’il
te plaît.
J’utilise ma
voix d’airain, celle qui marchait il y a encore quelques mois.
— OK. Parce que j’ai
vendu des trucs entre les cours et à l’entrée du collège.
Mon cœur s’arrête.
La voix d’airain a disparu, à la place il ne reste qu’un ton sourd, choqué.
— Vendu QUOI exactement ?
(Par pitié,
faites juste que ça ne soit pas de la drogue. Ni des armes. Ni des faveurs
sexuelles.)
— T’inquiète,
dit Marie, je les ai vus venir, ils n’ont pas de preuves, ils ne peuvent pas me
renvoyer.
— Mais c’était
QUOI, bordel ?
Cette fois j’ai
crié assez fort pour que les fumeurs m’entendent sous la terrasse couverte et
chauffée du bistrot. Au moins, ça vaut le coup. Ma grossièreté inattendue finit
par transpercer le triple rideau blindé de je-m’en-foutisme derrière lequel ma
petite sœur se barricade.
— Des parfums tombés
du camion, lâche-t-elle. Et du maquillage. J’en ai eu par un copain.
Je laisse passer une seconde. Puis
deux. Je laisse la nouvelle s’installer, je la goûte, je la décante. Je
n’ai pas décoléré, c’est juste que ma colère est devenue un objet froid,
abstrait, du pur concentré.
— Je ne vois pas pourquoi je m’escrime
à prendre des cours d’économie quand ma petite sœur a déjà le négoce dans le
sang.
— Ça va, dit
Marie, tu vas pas faire l’aigrie. C’est juste pour gagner un peu de thunes.
Bien sûr,
ce n’est pas après elle que j’en ai. Marie a quatorze ans. Elle ne devrait pas être
en train de trafiquer pour « gagner un peu de thunes ». Mais enfin,
pendant qu’on y est, elle ne devrait pas non plus accompagner son père chez le
psy tous les mois en bus pour s’assurer qu’il ne fait pas l’école buissonnière.
Elle a trop de responsabilités
pour son âge. Je m’étais juré solennellement que ce genre de choses n’arriverait
pas. Je suis en train de tout foirer.
— Tu n’as
pas eu les sous que je t’ai envoyés l’autre jour ?
— Si, dit-elle, y a juste un problème.
C’est bien gentil de se nourrir et d’emmener son Per chez le psy, mais je vais
pas le faire à poil. J’ai besoin de blé pour m’acheter des fringues. J’ai
grandi et je suis ridicule et j’ai même pas de soutif, c’est vraiment limite,
Lo.
Des images de mon adolescence me
reviennent en mémoire, les moqueries dans la cour, les vêtements
trop vieux, trop petits, les mauvaises surprises du matin, quand il n’y a rien à
manger dans le frigidaire et que Per ronfle dans son fauteuil, assommé d’alcool
devant la télé allumée. Et la petite Marie de six ans avec son cartable énorme,
ses yeux énormes, et le vide énorme laissé par maman.
— On s’est
pas vues depuis Noël, accuse Marie, alors tu ne peux pas t’en rendre compte,
mais j’ai pris des centimètres…
Je grogne :
— Ça va, pas la
peine d’essayer de me culpabiliser.
Parce que ça
marche hyper bien. Je suis enterrée sous la culpabilité.
Inutile, évidemment,
de lui conseiller de demander du blé à Per, puisque nous nous sommes mises d’accord
pour ne lui donner que de petites sommes d’argent de poche.
— Je vais t’envoyer
plus de fric, dis-je, s’il te plaît, efforce-toi de te concentrer sur tes études.
Ce n’est qu’une phase, Marie, ça ne durera pas toute la vie, tu vas voir, l’essentiel
c’est d’obtenir tous tes diplômes.
— Ouais, fait-elle.
Je vois bien que je pourrais
continuer sur le même thème jusqu’à ce que ma langue dessèche
et tombe, elle ne m’écouterait pas davantage.
— S’il te plaît.
Pour me faire plaisir.
Elle finit par céder
d’un « OK » récalcitrant, et après des au revoir tendus, je
raccroche, le cœur au bord des lèvres. Mon cerveau pratique a déjà lancé des
calculs pour déterminer ce qu’il peut faire pour le problème de Marie. Ma trésorerie
est chroniquement basse. Je compte sur le stage d’été pour me refaire. Il me
faut dès le premier juin un job bien rémunéré qui me permettra d’engranger des
réserves pour l’hiver, et il faut que je me débrouille mieux que l’année dernière :
j’ai passé l’été à travailler, mais je n’avais pas choisi le stage le plus
grassement payé. Et puis il y avait cette expérience de terrain à valider pour
mes études. Cette année, il faut que je fasse des choix plus stratégiques.
En attendant, je vais me chercher
un autre petit boulot, peut-être m’arranger pour effectuer davantage de
comptes-rendus de colloques sur mon temps libre. Et je crois dur comme fer à ce
que j’ai dit à Marie — tout ça, c’est provisoire. Je suis déterminée à nous
mettre à l’abri du besoin. Je veux qu’elle puisse finir sa scolarité sans
soucis d’argent.
J’entre dans
le bar en rengainant mon vieux téléphone dans ma besace. C’est un établissement
de quartier comme il y en a tant à Paris, je choisis le coin le plus reculé
pour m’asseoir au calme et je sors mon cahier et le livre de macro-économie que
je suis en train de lire. Je retrouve ma page, je vais enfin connaître la réponse
à toutes les questions que je me posais sur les politiques monétaires…
Non, évidemment,
je plaisante. La macro-économie n’est pas un sujet qui me tient éveillée la
nuit. Ce n’est pas vraiment mon truc, et d’ailleurs je ne crois pas que ce soit
le truc de qui que ce soit. C’est juste une discipline un peu abstraite et désincarnée
qui permet de se créer un vernis de culture économique.
Je suis en deuxième année d’études à Sciences-Po. J’ai opté
pour cette voie après le bac parce que je pensais mettre les chances de mon côté
en faisant une école de commerce, et que celle-ci, plus abordable, m’a tout de
suite paru un bon calcul (oui, Sciences-Po est aussi une école de commerce).
Cela me vaut, bien sûr, de fréquenter au quotidien les individus parfois
caricaturaux que cette digne institution semble drainer par centaines.
Heureusement, les futurs énarques sont juste assez nombreux pour rendre l’expérience
unique et exotique, mais pas assez pour me ruiner la vie au quotidien. Quant
aux futurs banquiers, on apprend à vivre avec, je suppose. Par chance, il y a
aussi beaucoup de gens comme moi, à peu près normaux. Et de toute façon, ce n’est
pas comme si j’avais le temps de soigner ma vie sociale et associative. Entre
mes études et les petits boulots que je dois aligner pour joindre les deux
bouts, je n’ai vraiment pas le loisir de me faire des amis et de prendre du bon
temps.
C’est
pourquoi, ce quart d’heure d’avance à mon rendez-vous de ce soir, dans un
endroit relativement tranquille, je veux le mettre à profit pour lire ce
chapitre. Seul souci, ma conversation téléphonique avec ma sœur m’a vrillé les
nerfs et je n’arrive pas à me concentrer.
En désespoir
de cause, je finis par fermer le livre et le ranger dans mon sac. Je m’empare
de mon bloc-notes et je fais ce que je fais toujours quand j’ai besoin de
sortir mes poubelles mentales pour retrouver ma sérénité : je jette tout ça
sur la page, sans ordre ni logique. C’est une forme de méditation. J’y ai
recours depuis que je sais lire et écrire. Lorsque la vie me dépasse ou que mes
sentiments s’embrouillent, je me défoule en tenant sur le papier des propos qui
n’ont souvent ni queue ni tête. La seule règle c’est d’avancer sans s’arrêter,
sujet, verbe, complément, ou alors pas forcément. Parfois ce sont des dessins
qui se transforment en mots et des mots qui se changent en histoires, des
histoires en queue de poisson qui s’interrompent de manière abrupte, qui se télescopent
ou se fusionnent. Et regarder ces minuscules bribes se tortiller sous mes yeux
comme des créatures éphémères et invertébrées m’aide à rester saine d’esprit.
Quand j’émerge plus tard de ma transe, je suis vidée, rassérénée, à nouveau prête
à fonctionner.
VAL
Je descends le boulevard à
grands pas sous la pluie. La colocataire potentielle m’a prévenu par texto qu’elle
était déjà là, dans le bar du quartier sur le boulevard où je lui ai donné
rendez-vous. Je suis en retard. Je plaide la déformation professionnelle. On ne
peut pas demander à un étudiant en sumérien d’être à l’heure à ses rendez-vous.
On n’est pas à quelques millénaires près.
J’entre dans
le bar trempé, et avec vingt bonnes minutes de retard. Aussitôt la buée s’accumule
sur les verres de mes lunettes, escamotant la foule de début de soirée — des
web designers et des bobos de diverses obédiences comme le onzième sait les
produire, un ou deux travailleurs du textile, des gens du quartier que je
connaissais déjà de vue pour les avoir croisés à la boulangerie, etc.
La fille que je cherche a dit s’appeler
Lorelei. J’aime bien ce joli prénom germanique un peu tragique, mais elle a
ajouté aussitôt qu’elle était étudiante en école de commerce. Souscrivant à
tous les clichés, j’imagine donc une jeune femme à l’élégance soignée et très sûre
d’elle, qui va me battre froid pour me faire payer mon retard. J’essuie mes
lunettes sur ma chemise et examine l’assemblée à la recherche d’une femme
seule. Mise à part la vieille dame borgne au berger allemand qui passe ses
journées à écumer tout le secteur à vélo, il y a là une blonde aux cheveux
parfaits, en pull rose, absorbée par son smartphone, et une brune à l’air rêveur,
très occupée à écrire dans un cahier.
Je vais directement me planter
devant la blonde.
— Désolé pour le
retard, dis-je en tendant la main.
Je suis peut-être
chroniquement en retard, mais pour le reste mon éducation est absolument,
maladivement impeccable. C’est génétique.
Mon geste me vaut un regard perplexe
de la part de la jeune femme blonde.
— Pardon ?
— On n’avait
pas rendez-vous ? Pour l’appartement ? La colocation ?
Elle hausse les épaules
avec un demi-sourire un peu méprisant, celui que la belle fille parisienne
adresse invariablement aux types dont elle ne veut pas dans sa vie, comme si
elle avait décelé dans ma question une sorte de proposition louche.
Dérouté, je
lui présente mes excuses et envisage la seule autre possibilité : l’étudiante
en khâgne ou aux beaux-arts qui continue à gratter à toute allure dans son
cahier, là-bas au fond, en sirotant un café noir que j’imagine froid.
Je m’approche
donc de la brune dans le coin, qui ne me calcule absolument pas, ne lève pas le
nez. Elle gribouille toujours avec frénésie dans un cahier à spirale énorme. Qu’est-ce
qu’elle peut bien écrire là-dedans pour être à ce point ailleurs ? Son
journal intime ? Cette idée me fait sourire, c’est si désuet et enfantin.
La jeune femme en face de moi,
cependant, n’a pas grand-chose d’enfantin. Son manteau
d’hiver ouvert laisse voir un corps délié, mais sensuel. Une fausse maigre,
avec des attaches fines et des formes généreuses. Et des cheveux bouclés,
brillants et indisciplinés, magnifiques. Curieux, je m’approche encore un peu.
Elle ne me calcule toujours pas, et pourtant, je me tiens si près d’elle que je
peux à présent lire sa prose à l’envers au fur et à mesure qu’elle la compose.
Et
sous tes côtes
que j’écarte à deux mains, je vois la masse noire des tumeurs, un chapelet de
perles putréfiées, comme si au moment de choisir tes bijoux tu avais eu cette
fantaisie, tiens, je vais me parer en dedans, je vais me faire belle pour ce
grand connard de Saint Pierre.
— Bonté
divine, laissé-je échapper.
Elle lève
la tête d’un coup, sursaute et se recroqueville sur son texte avec un regard
furieux.
— Hé !
Elle a bien vu que je lisais sa
production. Je fais une grimace contrite.
— Pardon, désolé,
je ne voulais pas être indiscret.
— À d’autres,
lance-t-elle, l’air contrarié.
— D’accord, j’étais
dévoré de curiosité. Mais je ne voulais pas vous faire peur. C’est vous,
Lorelei Mickelson ? C’est de quelle origine, danois ?
Elle hoche la tête.
— Danois de Mulhouse. Et toi, t’es
qui ? Champollion ?
— Oh, non, dis-je d’un
air modeste, content de passer au tutoiement. Juste Valmont. On s’est parlé au
téléphone. Cela dit, c’est vrai que tu écris comme un cochon. Par chance, je
lis couramment le cunéiforme. Entre autres super-pouvoirs inutiles.
J’ai déjà
totalement envie de la ramener chez moi. Quand je me mets à parler de mes
super-pouvoirs, c’est que, bon, bref.
— Oh, fait-elle en rougissant.
Valmont. Bien sûr. Pardon.
— Appelle-moi Val, je t’en
supplie. Valmont, ça craint comme prénom. Je suis désolé pour le retard. C’est
marrant, je ne t’aurais pas vue à Sciences Po. Je t’aurais plutôt située en
histoire de l’art ou en cinéma.
Elle se raidit.
— Sûrement
pas.
Je souris et je lève
les mains dans un geste d’appel au consensus.
— C’était pas
une insulte. On peut aller voir l’appart si tu es prête. Si la chambre te plaît,
elle est pour toi.
Elle a commencé
à ranger ses affaires et s’interrompt, soudain méfiante.
— Quoi ? Comme ça ?
On ne doit pas aborder au préalable mon extrait de compte en banque, ma triple
caution et mon bilan sanguin ?
— Pour quoi faire ?
— Tous les autres propriétaires
les demandent.
— Bah, moi pas. Ça
me fatigue. Et ça me désole. J’aime bien faire confiance aux gens.
Elle me regarde, sourcils froncés,
comme si tout ça ne collait pas. Je dégaine donc mon sourire de bon chéri,
celui qui est censé rassurer, avec mes petites lunettes. Je précise pour la
tranquilliser :
— Je vais te présenter
l’autre coloc, Céline. Elle pourra te confirmer que je ne suis pas un gros
pervers dangereux, OK ?
Pour finir, elle se laisse
convaincre et dépose sur la table de bistrot une jolie
collection de pièces jaunes en paiement de sa consommation. Puis elle m’emboîte
le pas à travers le bar.
Les têtes se lèvent
sur notre passage, les clients nous suivent des yeux avec intérêt. Je dois
faire un effort pour ne pas la regarder trop ouvertement, malgré mon envie dévorante
de vérifier ma première impression — qu’elle est une véritable bombe, dix mille
fois plus belle que la poupée Barbie à qui j’ai cru avoir affaire en entrant
ici. Puis, au moment de sortir du bistrot, je peux enfin prendre prétexte de la
porte à ouvrir pour me retourner et jeter un coup d’œil dans sa direction,
alors qu’elle finit de se frayer un chemin entre les tables.
Et de fait, il émane
d’elle une sorte d’aura mystérieuse, quelque chose à voir avec son port de tête
gracieux, la finesse de ses attaches, de ses chevilles qui émergent de baskets
antédiluviennes, son collant discrètement filé, ses boucles rebelles, ou bien
encore cette besace énorme qu’elle balance sur son épaule. Elle dégage une
sorte de tension, de suspense, et je suis intrigué.
*
— Val est un gros pervers
dangereux, confirme avec complaisance Céline, mon
autre colocataire. Mais je l’ai obligé à poser un verrou sur la porte de la
salle de bain, et depuis, on cohabite à peu près. Tu as des notions d’autodéfense ?
Sinon, j’ai une copine qui donne des cours de krav maga, elle peut t’apprendre.
Je fusille Céline
du regard et j’entraîne Lorelei avec moi pour lui montrer la chambre.
— Tu es étudiant ?
demande-t-elle.
Je hoche la tête.
— En quelle discipline ?
— Hum, aucune discipline en
particulier. Ça a tendance à varier. En ce moment, par
exemple, j’étudie le sumérien.
— Euh… et ça débouche
sur quoi ?
Je hausse les épaules.
— Sur rien du tout. Ça
fait quarante siècles que c’est totalement obsolète.
— Mais alors…
pourquoi est-ce que tu as choisi ça ?
— Pour continuer à
être le summum absolu de l’inutilité.
Elle fronce les sourcils et me
gratifie d’un regard mi-perplexe, mi-horrifié. Moi,
je la trouve très bonne, ma plaisanterie de dandy fin de race. Elle, il lui
manque le contexte, forcément. Elle ne connaît pas ma famille. On ne vient pas
de la même planète.
J’ai fait le choix de publier ce livre dans l’abonnement Kindle Select pour l’instant — donc : je suis obligée de m’arrêter là, MAIS le reste du livre sera gratuit à l’emprunt pour les abonnés. Si vous ne lisez pas au format Kindle, vous pouvez obtenir une version papier sur Amazon. N’hésitez pas à me faire signe en cas de problème ! <3