Brûlant chantage de Noël, les premiers chapitres
Sous la rivalité et les coups bas, une attraction irrésistible.
Très ambitieux tous les deux, Lily et Pablo se retrouvent en concurrence pour un poste dans une prestigieuse agence de design. Lily la peste veut se faire un prénom et elle est prête à tout pour sortir de l’ombre écrasante de ses parents. Y compris à aller trop loin. Mais le ténébreux Pablo a lui aussi les dents longues.
Quand une coïncidence catapulte Pablo au milieu de la famille de Lily, dans le château de ses ancêtres, ils sont forcés de cohabiter pour les fêtes.
Une trêve des confiseurs ? Hors de question. Ce sera la guerre.
Les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre sont si forts que bientôt, ils n’arrivent plus à distinguer la haine du désir. Sous la glace du chantage, des piques et de la vengeance, s’éveillent une intimité brûlante, un respect mutuel, et une tendresse plus encombrante encore.
Mais ils n’ont pas d’avenir et il faudrait un miracle de Noël pour qu’ils arrivent à s’entendre.
Luxe, traditions excentriques, clan haut en couleur : passez Noël au château avec cette romance enemies to lovers aux mille nuances de feu et de givre.
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Les thèmes :
- Une romance enemies to lovers
- L’héroïne est une peste, mais le héros ne va pas se laisser faire.
- Proximité forcée : la guerre des couvertures
- Noël au château : luxe, famille nombreuse, et traditions créatives
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CHAPITRE 1
LILY
Il fait moins de zéro à Paris, et la météo a laissé planer des espoirs de neige pour cette nuit. Je scrute les nuages en humant l’air du boulevard. Si l’odeur inimitable de la neige est déjà présente, en tout cas, moi, je ne la détecte pas. Dommage. J’aimerais bien un Noël blanc après le Noël au balcon de l’an dernier. Rien de tel qu’un tapis blanc pour tout adoucir, aplanir les angles, et transformer en lieu de conte de fées un moment compliqué.
Neige ou pas, Paris est féérique avec les décorations qui habillent le boulevard. Cette année, la ville est revenue à quelque chose de plus classique, et tout en ayant vaguement conscience que cela me fait passer pour une traditionaliste, je dois bien avouer que j’adore ces myriades de loupiotes jaunes toutes simples qui parent les arbres nus et les façades haussmanniennes.
À l’horizon, l’Opéra me fait de l’œil. Je préférerais aller me nourrir de culture que de participer à cette fête de Noël. Un Casse-noisette me ferait dix millions de fois plus plaisir qu’une coupe de champagne.
Une moto manœuvrée par un père Noël très jeune avec un piercing dans le nez passe en pétaradant sur le boulevard, à deux centimètres du trottoir, et je fais un bond en arrière. J’ai les mains congelées : j’ai laissé mes gants en haut, sur mon bureau. Je n’ai attrapé que mon manteau, j’étais pressée de sortir pour prendre ce coup de fil en bas, pas au milieu de mes « collègues » et des autres étudiants. Ma mère ne fait pas ressortir les meilleurs aspects de ma personnalité, alors, je préfère en général m’isoler lorsqu’elle m’appelle.
— Lily, ma chérie.
— Salut, Maman.
— Comment ça se passe, ton stage ?
— Bien.
Je pourrais entrer dans les détails mais elle ne me demande pas vraiment de nouvelles. C’est plus une entrée en matière. Ça s’entend dans sa voix, dans son intonation brusque et un peu cassante. Elle a surtout un truc à me dire.
— Et ton frère ? enchaîne-t-elle pourtant. Il sort de sa caverne de temps en temps ?
C’est une autre figure imposée de nos conversations. André, mon « petit » frère de vingt ans, et moi habitons le même immeuble. J’essaye d’évacuer le sujet.
— Hum, je suis assez occupée et lui aussi, alors, on ne se croise pas trop, mais ça ne veut pas dire que…
— Bref, conclut-elle immédiatement et pas sans raison, il passe tout son temps à jouer à des jeux vidéo. J’ai intercepté son bulletin de notes avant que ton père ne le voie. Il ne va même plus en cours, si ?
André est censé faire une prépa et ensuite, des études brillantes dans une grande école de commerce. C’est en tout cas le projet que mon père, Jasper Bloome, a formulé pour lui. C’est un plan B parce que Jasper aurait plutôt rêvé qu’André marche dans ses traces et qu’il aille faire des études à Oxford. Le problème, c’est que mon frère aime surtout les jeux vidéo et qu’il veut en faire sa carrière. Mais il n’arrive pas à faire comprendre à nos géniteurs que c’est un choix d’orientation valide. Probablement parce qu’il n’essaye pas. Je ne suis pas sûre qu’il y croie lui-même. André est intelligent, mais passer à l’action lui pose toujours des problèmes.
— J’en sais rien, Maman. Tu n’as qu’à lui demander. Tu n’as pas besoin d’un informateur. Passe le voir peut-être ? Vous habitez dans la même ville, après tout. Je suis sûre que tu pourrais trouver un petit créneau dans ton emploi du temps.
— Oh la la, s’agace-t-elle aussitôt, pas la peine de le prendre comme ça, Lily. Bon. De toute façon, ce n’est pas pour parler de ton frère que je t’appelle.
Non. En général, Arielle Bloome vous appelle surtout pour vous parler d’elle-même. C’est quand même son sujet de prédilection.
— Je voulais t’avertir, pour les vacances, dit-elle.
— M’avertir ? De quoi ?
Noël arrive dans quelques jours et comme tous les ans, le clan Brühler au grand complet doit se réunir dans le château de famille à l’est de Paris, qui est la demeure à l’année de mes grands-parents maternels.
— Ton père, dit-elle. Il apporte du travail et… il vient aussi avec sa collaboratrice.
Oh, merde. Moi qui comptais sur un Noël paisible.
— Hum. Il va devoir travailler pendant la trêve des confiseurs ? demandé-je naïvement, quoique j’aie très bien compris la teneur exacte du message.
Ma mère renifle bruyamment.
— C’est ça, oui, raille-t-elle. Il va travailler pendant les vacances.
J’ai reçu l’information, cinq sur cinq. Ma mère est en train de m’expliquer que mon père a une maîtresse et qu’il va l’incruster pour Noël au château de sa belle-famille.
Il y a vingt-cinq ans, Arielle Brühler a épousé Jasper Bloome, un héritier anglais aux dents longues et au charisme renversant. Elle s’est laissé séduire par son charme, sa beauté, son intelligence et ses montagnes de fric. Je pense qu’elle est sincèrement tombée amoureuse de lui, autant qu’elle en est capable.
Depuis, il la trompe allègrement avec tout ce qui bouge, et elle se venge en faisant la même chose, et en rendant leurs deux enfants, mon frère et moi, complètement zinzin.
J’aime mes parents, mais… ils ne sont pas de tout repos.
— Cette fois, ça va beaucoup trop loin, dit ma mère. Je compte sur toi, Lily.
— Tu comptes sur moi pour faire quoi ? demandé-je, à la fois incrédule et complètement blasée.
— Je compte sur ta solidarité. On n’adresse pas la parole à cette traînée.
— Okay. Comme tu veux. C’est tout ce que tu voulais me dire ?
— Lily, je n’aime pas ce ton.
Je lève les yeux au ciel et je pivote sur les pointes de mes escarpins pour reprendre le chemin du bureau. Je sais déjà que la discussion sera terminée dans moins de cinq secondes.
Dans le hall du bâtiment, les décorations sont plus conceptuelles. Un flocon déstructuré a été accroché il y a quelques jours et flotte, suspendu, en éclats concentriques qui m’évoquent surtout des lames de patin à glace.
— Faites bonne route demain, dis-je à ma mère. Vous venez toujours avec une seule voiture ? Papa et toi ?
— Probablement pas, m’apprend-elle.
Je fais la grimace, mais aucun commentaire.
— Allez, bisous.
Nous raccrochons.
Personne ne prend l’ascenseur avec moi, alors, j’ai le temps de vérifier mon maquillage dans le miroir. J’essuie le mascara qui a un peu coulé, à cause du froid qui me fait pleurer. Je lisse rapidement mes cheveux bruns avec mes doigts, et je rajoute une couche de rouge à lèvres avant d’adresser à mon reflet un sourire froid parfaitement maîtrisé.
Mode reine des neiges : activé.
Et j’ai bien fait, car Noémie et Verdana me cueillent dès la sortie, lorsque les portes chromées glissent pour révéler l’entrée de l’agence. Noémie, Verdana et moi sommes amies depuis le début de nos études. Les mauvaises langues expliquent ça par le fait que nous sommes les trois pestes riches de notre promo, et c’est sans doute vrai. Nous venons de milieux extrêmement favorisés et nous pouvons, à nous trois, aligner tellement de pistons que les autres élèves sont obligés de nous lécher les pieds. Mes copines en profitent à fond.
— T’étais où ? fait Noémie.
C’est une blonde à la coupe de cheveux déstructurée qui fait disparaître ses taches de rousseur sous plusieurs couches de fond de teint. Elle est très jolie, et toujours très apprêtée, avec une préférence pour les robes des années 50 qui mettent en valeur sa silhouette un peu courte. Elle fait quinze centimètres de moins que moi.
— En bas. J’avais un coup de fil à passer.
Je ne lui en dirai pas plus. Je les ai habituées à une certaine arrogance pète-sec dans ma communication, et c’est comme ça qu’elles m’adorent. Ou qu’elles adorent me détester.
— Viens, dit Verdana. Tout le monde est là, Alfred t’attend pour faire son discours.
Je suis étonnée. Alfred est le PDG fondateur de l’agence de design Arsène Starine qui nous a ouvert ses portes tout le mois de décembre pour un projet utopique et transdisciplinaire. Comprendre : une opération de com et un bon moyen de rafler les meilleurs stagiaires. L’agence d’Alfred, cela dit, est très reconnue, et faire un stage ici serait un honneur pour n’importe lequel d’entre nous, sans parler d’une ligne très convoitée sur chacun de nos C.V.
Hébergés par l’agence à mi-temps, nous sommes cinq à plancher depuis un mois sur un scénario futuriste pas si improbable : le glacier de Thwaites dans l’Antarctique a fini par se casser la figure dans la mer d’Amundsen parce que nous étions incapables de baisser la température chez nous ou d’arrêter de prendre l’avion pour un oui ou pour un non. Le niveau de la mer est monté de quatre mètres et la catastrophe humanitaire globale qui en a résulté a conduit à une initiative exotique : tous les espaces du patrimoine, les églises, les musées, les palais et les châteaux, ont été reconvertis en logements à plus ou moins longue échéance pour les personnes déplacées. Notre équipe était chargée de penser l’espace et de dessiner les modules d’ameublement adaptés. Je me suis éclatée comme rarement dans ma vie à imaginer la salle d’armes du château de grand-papa reconvertie en dortoir comme un vulgaire gymnase et je me suis donnée à fond. J’ai adoré travailler avec les équipes d’Arsène Starine, et avec certains designers en particulier…
— Qu’est-ce que tu fichais ? C’était quoi, ton coup de fil ?
Typique de Verdana de revenir à la charge par la bande. De nous trois, elle est la moins excentrique, la moins remarquée, malgré le prénom à coucher dehors que son typomane de père lui a dégotté. C’est peut-être à cause de ce prénom qu’elle tente toujours de se fondre dans la masse, avec sa coupe sage, ses fringues tendance mais qui sont toujours pile-poil dans les diktats de la saison.
Je l’ignore. Ça la rend dingue, je le sais. Je me dirige vers la banque d’accueil où Rita, la réceptionniste, semble être en difficulté avec un livreur tardif. Le type s’est penché sur le comptoir et il lui tient la jambe depuis tout à l’heure. Il faut être aveugle pour ne pas distinguer que le body language de Rita lui hurle « Laisse-moi respirer » en quinze langues depuis que je suis arrivée à l’étage.
Contre cette catégorie bien particulière de gêneurs, j’ai un ton glacial qui est en général d’une grande efficacité. Je l’ai affûté comme un acier mortel.
— Je peux vous aider ?
Le type me lance un regard appréciateur. Il est baraqué et pas particulièrement canon. Je lève les yeux au ciel.
— Non, fait-il. À moins qu’un plan à trois t’intéresse.
— Dehors.
— Quoi ?
— J’ai dit, dehors. Rita n’est pas assez bien payée pour supporter les nazes dans ton genre, et si tu tentes quoi que ce soit qui ne soit pas d’un professionnalisme exemplaire, je remuerai ciel et terre jusqu’à ce que tu te fasses virer. C’est compris ?
— T’as pas l’autorité pour me virer.
— Tu veux parier ?
Mon masque de reine des neiges a un peu glissé, mais tant pis. Le type a vu le monstre sous la surface lisse, et il en prend bonne note.
— Pas la peine de t’exciter, pouffiasse, lâche-t-il.
Je me tourne vers Rita pour lui dire :
— Je pense que tu peux appeler la sécurité.
Inutile. Le type se retire en grommelant et en promettant une vengeance terrible. Je l’ignore. Je ne vérifie pas que Rita va bien. D’après mon expérience, elle va me détester pour ce que je viens de faire, en particulier le commentaire sur son salaire — elle va penser que je la prends de haut. Ou bien peut-être qu’elle aura peur de moi maintenant. J’ai trop sorti les griffes et j’ai pourri l’ambiance de Noël, et le mieux à faire maintenant, c’est de passer à autre chose. D’ailleurs Noémie me tire par la manche.
— Allez, Lily. Magne-toi maintenant.
Je la suis.
Au bout du couloir feutré, habillé de meubles de bois sombre, de tapis anciens sur le parquet en pointe de Hongrie, et de tableaux abstraits ou anciens mariés avec un goût exquis, la salle de réunion est pleine à craquer. La table chargée de petits fours et de flûtes vides attend sagement la fin du discours sous le lustre de plexiglas moderne. Dans un coin de l’immense pièce, le sapin a été habillé de décorations abstraites et le calendrier de l’agence attend qu’une main plus ou moins innocente pioche un nouveau défi dans la case numéro dix-neuf. Alfred, debout sur la petite estrade, s’est posté là avec un micro et une coupe de champagne pleine.
Quand j’entre, il me décoche un sourire et c’est impossible de ne pas lui répondre. Alfred est un mentor extraordinaire et je suis consciente de la chance incroyable que j’ai eue de pouvoir travailler, même très brièvement, à ses côtés. Je regretterai cette période captivante quand il faudra retourner sur les bancs de l’école en janvier (même si j’adore mon école).
Tout le monde est déjà là et à la seconde où nous franchissons le seuil, Alfred se lance dans son discours, félicitant les étudiants qui ont participé au projet et exaltant les valeurs de l’agence — créativité, courage, intégrité. J’écoute d’une oreille tout en balayant l’assemblée du regard. Une équipe devait participer à un pitch cet après-midi pour rhabiller de pied en cap tout un pan des services de transports régionaux et je me demande comment la présentation s’est passée.
Je finis par les trouver près de la fenêtre, Esther, la directrice associée du studio, Timothy, le planneur stratégique, et Pablo. Pablo est un designer junior qui a décroché un stage à l’agence à la rentrée. J’ai entendu qu’il était déjà diplômé et qu’il cherchait du travail. Il est tellement bourré de talent qu’il va sûrement être embauché maintenant, surtout si le pitch s’est bien passé. À en juger par son expression détendue et le sourire qui flotte sur ses traits harmonieux, j’en déduis que c’est le cas. Au moment où je le dévisage, il tourne tout à coup la tête vers moi et hausse un sourcil très brun et interrogateur, une étincelle dans ses yeux sombres.
Qu’est-ce que tu me veux ?
J’ai peu interagi avec Pablo au cours du mois que j’ai passé ici. Nous travaillons sur des projets différents. Nos collisions dans les couloirs se soldent toujours par des quiproquos ou des piques. C’est comme si on n’arrivait pas à trouver la bonne fréquence pour se parler. Il y en a toujours un de nous deux pour offenser l’autre, et je ne comprends pas vraiment pourquoi. C’est d’autant plus frustrant que je ne lui veux aucun mal et que j’admire son travail. C’est probablement ma tête qui ne lui revient pas. Dommage.
Noémie me bourre un coup de coude dans les côtes. Alfred parle de nous. Je me redresse, rabattant sur mon visage mon masque de reine des glaces, version sourire gracieux et distancié.
— Quand j’ai proposé cette collaboration à l’école Boulle, dit-il, je ne me doutais pas qu’elle serait aussi fructueuse ni que ses étudiants et étudiantes m’impressionneraient à ce point par leur inventivité, leur ambition, leur motivation.
Il me regarde droit dans les yeux et il sourit. Je le prends pour moi. Au creux de mon estomac, un espoir se met à vibrer comme une petite abeille au décollage. J’attends depuis longtemps une occasion d’être autre chose que la petite fille riche à qui ses parents louent des pied-à-terre de luxe à Paris et passent tous ses caprices. J’ai envie de devenir quelqu’un, de sortir de leur ombre et de leur coupe.
Alfred évoque de très bons résultats, touche deux mots des pitchs en cours, puis conclut son discours en levant son verre et en trinquant à la santé de l’agence. Les applaudissements retentissent, puis se muent rapidement en un brouhaha joyeux tandis que la salle s’anime, que les bouchons de champagne sautent, que les verres se remplissent et que la température monte.
Alfred ne s’est pas fichu de nous : les petits fours sont délicieux et il n’a pas lésiné sur les bouteilles. Je salue des consultants seniors et nous échangeons les dernières nouvelles de la vie du business. J’adore me tenir au courant de l’actualité. Je pourrais vraiment travailler dans une entreprise comme celle-ci, entre l’art et les affaires, dès que je serai diplômée, à la fin de l’année. Mais je suis déterminée à réussir sans utiliser le moindre piston paternel, quoi que puissent en penser mes amies.
Noémie plaisante avec Vincent, un designer à lunettes carrées et aux yeux rieurs sous un panache de cheveux fous. Verdana lit ses messages et considère son écran de smartphone avec une moue contrariée.
— Mon père amène sa nouvelle petite amie à Gstaad, se plaint-elle. Elle n’a que deux ans de plus que moi. J’en ai marre de passer Noël avec les cruches qu’il se tape. Il attend de moi que je fasse amie-amie, et ensuite il les largue avant la Saint-Valentin.
J’ai bien conscience de ce que sa situation la place dans la catégorie « pauvre petite fille de riche », mais je peux aussi la comprendre et éprouver un pincement de cœur pour elle. Depuis le divorce de ses parents, c’est tous les ans le même cirque, apparemment.
— Tu n’as qu’à aller passer Noël avec ta mère, pour changer, lui conseillé-je.
— Nan, fait-elle. Je préfère aller au ski, finalement.
Je hausse les épaules. Elle se replonge dans son écran de téléphone et je m’éloigne en direction du couloir pour souffler, mais je suis interceptée par Alfred qui semble déjà avoir un petit coup dans le nez. Ses joues pâles ont rosi et ses lunettes en écaille sont très légèrement de travers. Il entraîne dans son sillage un Pablo ombrageux, sourcils froncés.
— Je peux te parler, Lily ? demande-t-il. J’ai quelque chose à vous dire, à Pablo et à toi.
Intriguée, je les suis hors de la grande salle de réunion où les décibels grimpent lentement mais sûrement et où les gens commencent à ouvrir les fenêtres. Alfred nous guide dans le couloir à la petite salle de réunion au nord, celle avec les voilages que je trouve déprimants. Il y fait beaucoup plus froid et je me frotte les bras par réflexe, avant d’arrêter parce que ça ne colle pas vraiment avec mon image — une reine des glaces, ça n’a jamais froid.
Alfred indique d’un geste la table en forme de haricot et nous prenons place tous les trois.
— Désolé d’avoir attendu le dernier moment pour vous parler, dit Alfred. On a tous été très pris en ces derniers jours avant les fêtes. Surtout avec le pitch transports de cet après-midi. Il paraît que tu as fait des étincelles, Pablo.
Pablo encaisse le compliment d’un signe de tête et d’un bref sourire, et ils parlent un peu de la présentation de l’après-midi et des prochaines étapes dans ce qui s’annonce sûrement comme une compétition en forme de parcours du combattant.
Alfred se tourne ensuite vers moi.
— Toi aussi, Lily. Je voulais te dire que j’ai été très impressionné par ton talent et ton professionnalisme au cours des dernières semaines.
— Merci, Alfred. Venant de toi, ça veut dire beaucoup.
Pablo plisse ses yeux sombres comme s’il trouvait que je fais de la lèche, alors, je le toise de mon regard royalement frigorifique.
— C’est pour ça que je voulais vous parler à tous les deux, enchaîne Alfred avec enthousiasme, en ignorant nos mimiques. Vous devez vous douter que je ne distribue pas des stages et des compliments pour la beauté du geste. Je suis en permanence en quête de talents pour l’agence et je cherche à investir sur les meilleurs éléments, ceux qui contribueront à faire de nous une agence de design incontournable. Et vous deux, je pense que vous sortez du lot.
Où est-ce qu’il veut en venir ? L’expression de Pablo ne révèle pas grand-chose, mais je devine qu’il subodore lui aussi une proposition qui sent à moitié l’entourloupe. Pourquoi nous avoir convoqués tous les deux simultanément ? Il ne manquait quand même pas de temps à ce point ?
— L’agence va recruter un nouveau designer junior au printemps, lâche Alfred. Mais je ne peux pas vous embaucher tous les deux, même si ça me ferait très plaisir. Nous aimons payer nos employés correctement et nous sommes obligés de faire attention. Je vais donc être obligé de vous départager.
Pablo intervient.
— Puis-je te rappeler que je suis déjà diplômé, et donc que je suis immédiatement disponible ?
Je tourne vers lui mon plus impérial visage de reine des glaces.
— Je serai libre en mars, signalé-je. Je dois valider un dernier stage.
J’imagine que c’est un argument qui joue en ma faveur ? Je n’ai pas immédiatement besoin d’argent pour vivre. Je suis à l’abri du besoin. Je veux être indépendante, mais ça m’est égal si ça nécessite d’enchaîner une douzaine de stages très moyennement rémunérateurs.
— De toute façon, dit Alfred, ce n’est pas uniquement une question de finances. Je veux voir comment vous vous comportez sous la pression. Je veux vous amener à donner le meilleur de vous-mêmes.
Le sourcil démoniaque de Pablo prend la forme d’un accent circonflexe. Il est à la fois sceptique et titillé par la perspective d’un défi. Je le sais, parce que j’ai exactement la même réaction.
Un jeu ? Une compétition ? Alfred semble déjà savoir qu’aucun de nous deux ne pourra laisser passer l’occasion.
— Je veux vous faire travailler sur un pitch fictif tous les deux, en concurrence l’un contre l’autre. Vous me présenterez votre travail début janvier, et je prendrai ma décision à ce moment-là.
Pablo reste impassible, sérieusement, son expression peut vouloir dire n’importe quoi. En particulier, Tu te fous de moi ? Tu veux que je saute à travers ton cerceau pour un susucre ? Tu ne peux pas prendre de décision sur la foi de tout ce que tu as déjà vu ?
Et je le sais, encore une fois, parce que je pense la même chose, et parce que je m’applique, moi aussi, à ne pas trahir la moindre émotion.
— Intéressant, dit Pablo.
— Pourquoi pas, fais-je de mon côté.
La vérité, c’est que je crève d’envie de travailler pour Arsène Starine et que l’agence reçoit plus de cinq mille C.V. de jeunes designers tous les ans, je le sais parce que c’est la RH qui me l’a dit. Alors, si pour y entrer, je n’ai qu’un seul concurrent à tailler en pièces, ça me va. Ça me va carrément.
— Merci pour cette opportunité, murmuré-je. Quand est-ce que tu m’envoies le brief ?
— J’ai hâte de m’y mettre, renchérit Pablo. Je vais donner le meilleur de moi-même.
Il me coule un œil torve, si noir et si dense qu’on pourrait y noyer une portée de chatons.
Alfred, lui, a l’air tout content.
— Super ! conclut-il en se levant. Je vous envoie tout ça pendant les fêtes, et on peut s’en reparler au début de l’année prochaine.
Et il sort de la pièce en nous laissant là tous les deux, abasourdis.
CHAPITRE 2
PABLO
Pour Alfred, c’est un jeu. Il pourrait très bien prendre une décision tout de suite. Il pourrait embaucher l’un ou l’autre d’entre nous, de préférence moi. Il a eu largement le temps d’éprouver nos compétences. Mais il a ce petit côté joueur. C’est un bon créatif et un visionnaire, mais humainement, il est parfois un peu tangent.
Bien sûr, ça ne change rien au fait que je tuerais pour une chance de travailler avec lui.
Ni Lily ni moi n’avons brisé le silence depuis qu’il nous a plantés là. Une personne normale aurait probablement souri, soupiré, ou bien se serait tournée vers moi pour discuter de ce qui vient de se passer et tenter de faire en sorte que cette petite compétition amicale ne se transforme pas inutilement en lutte à couteaux tirés.
Pas Lily Brühler-Bloome, de toute évidence.
Cette fille est la plus grande pimbêche que la terre ait jamais portée. Non seulement elle représente tout ce que je déteste et se retrouve régulièrement en photo dans les dernières pages des magazines mondains, comme la petite princesse qu’elle est, mais en plus elle se débrouille pour être foncièrement antipathique. Elle ne dit pas bonjour, elle ne se départit jamais de cette expression froide et hautaine. Sérieusement, cette nana a la resting bitch face la plus extravagante qu’il m’ait jamais été donné de voir. C’est dommage, parce qu’elle est très jolie. Dans le genre plastique parfaite, avec ses grands yeux marrons qui tirent sur le violet, ces épaisses boucles brunes soyeuses et ces traits fins, symétriques, parsemés de taches de rousseur.
Enfin, jolie si on aime les grandes maigres, ce qui n’est pas mon cas.
— Bon, dis-je, prenant l’initiative de la conversation. Je ne m’attendais pas à ça.
Je m’y attendais, en réalité, mais elle n’a pas besoin de le savoir.
— Ah bon ? dit-elle. Pourtant, c’est pas mal le style d’Alfred, non ? Pousser les gens à l’excellence au mépris des conventions.
Elle n’ajoute pas : et au mépris des considérations humaines de base. Je ne suis pas sûr qu’elle les intègre tellement dans son quotidien, elle non plus.
Heureusement que je ne m’attendais pas à ce que l’agence m’offre un CDD pour Noël, hein. Heureusement que j’avais déjà aligné un autre job à la suite de ce stage. J’ai appris il y a deux jours que j’étais recruté pour une mission de décoration intérieure dans la demeure ancestrale d’un riche particulier, dans l’est de la France. Je ne dis pas que c’est le boulot de mes rêves, mais ça me fera une expérience à mettre sur mon C.V. et j’aurai une bonne excuse pour ne pas rentrer chez moi pour les fêtes.
— Mouais, fais-je. En tout cas, je suppose qu’il faut souhaiter que le meilleur gagne.
— C’est ça, acquiesce Lily Brühler-Bloome avec un sourire carnassier qui dévoile ses canines très blanches.
Il ne fait apparemment pas le moindre doute à son esprit que la meilleure, c’est elle. Lily Brühler-Bloome est comme ça. Ce n’est pas la modestie qui m’étouffe.
Je me souviens parfaitement du jour où elle a débarqué à l’agence. J’en étais à mon deuxième mois de stage et je commençais enfin à faire mon trou. J’étais plutôt content de moi. Les consultants de l’agence avaient compris que j’étais un bon élément à mettre dans son équipe et ils commençaient à venir me voir pour m’inclure dans leurs projets.
Puis les étudiants de Boulle sont arrivés, comme un raz de marée jeune déferlant sur notre microcosme. La plupart étaient plutôt conformes au style étudiant-artiste, avec des fringues un peu excentriques, des doux sourires d’excuse et des moments d’absence quand on leur posait des questions trop précises. D’ailleurs ils ne sont pas restés, ils se sont évaporés les uns après les autres au gré d’un processus de sélection complexe qui nous a laissés, au bout de deux mois, avec un noyau dur de six pioupious aux dents longues, dont elle.
Lily Brühler-Bloome ne porte que des tailleurs de créateur et elle regarde le monde comme si elle catégorisait les gens en rivaux, proies, et alliés potentiels temporaires. Elle fixe les gens, elle les toise, elle les épingle comme des papillons. Ceux qui se mettent à se tortiller de gêne, elle les éviscère. Ceux qui lui résistent, elle se les met dans la poche ou elle les envoie dans le fossé sans qu’on puisse jamais l’accuser d’avoir organisé leur sortie de route. Elle ne recule jamais devant un défi.
Je l’ai vue faire et je l’ai observée pendant un mois, à demi horrifié, et à demi fasciné par ses techniques de requin. On dirait qu’elle a ça dans son ADN : une agressivité sans scrupule doublée d’une assurance illimitée. Entre le moment où elle renifle l’odeur du sang et celui où elle met sa proie à mort, il ne s’écoule souvent que quelques secondes.
C’est le genre de fille qui vous rappelle que vous n’êtes pas né avec une petite cuiller en argent dans la bouche, et qu’il n’y a rien à y faire : il vous manquera à tout jamais ce truc en plus qu’elle a de son côté acquis sans le moindre effort.
Je lui rends son regard de tueuse et je me fais une promesse solennelle : je vais lui faire manger la poussière.
— On retourne à la fête ? propose-t-elle.
Je hausse les épaules.
— Allons-y.
Nous nous levons tous deux, un peu maladroits. Elle est grande mais quand même pas autant que moi, même avec ces fichus talons aiguilles dont elle ne se débarrasse jamais, je la dépasse d’une demi-tête. J’ai dit qu’elle n’était pas mon style, et c’est vrai. Physiquement elle ne correspond pas du tout au portrait-robot des filles avec lesquelles je sors. Je les préfère plus rondes et plus blondes, et de manière générale, moins létales. Ça me surprend d’autant plus quand je lui trouve des qualités, comme celle de dégager un parfum subtil et délicat de verveine et de miel relevé d’une note plus piquante qui attise ma curiosité. Mais je suis sûr que c’est une odeur qu’elle a achetée en faisant fumer sa carte bleue.
Sois sympa avec elle, Pablo. Il faut toujours être sympa avec la concurrence.
Du coup, je la laisse passer devant et je ferme la porte derrière nous. Je me risque même à faire la conversation.
— J’ai vu tes croquis et ton projet pour le réaménagement des monuments du patrimoine, lui dis-je donc. Tu as un sacré coup de crayon.
— Merci. Toi aussi.
Elle se mord la lèvre et mon regard est aussitôt attiré par le renflement pulpeux laqué de prune.
— Écoute, Pablo, dit-elle. Je respecte ton travail et je trouve que tu aurais ta place ici. Mais ça ne change rien au fait que je vais me débrouiller pour gagner cette compète.
D’accord. Au moins elle est directe. Ça change de toutes ces demi-conversations que nous avons eues dans les couloirs et au cours desquelles elle m’a complètement snobé.
— On peut rester tout à fait cordial dans la vraie vie et se livrer une concurrence professionnelle acharnée, émets-je.
Elle acquiesce.
— De toute façon, dit-elle, on n’est pas des ennemis. Juste des concurrents. Et on n’a même pas encore reçu ses fichus briefs. Ça ne servirait à rien de s’écharper tout de suite, pas vrai ?
Quelque chose dans son sourire me dit que je ferais bien de me méfier, quand même, si je me retrouve dans une ruelle sombre, seul avec elle. Je lui rends son regard intense et un peu flippant. Une seconde s’étire tandis que je me perds dans la perfection liquide de ses prunelles de tueuse. Puis quelqu’un me percute par-derrière et je fais un pas vers elle pour absorber le choc. Nous sommes suffisamment près l’un de l’autre pour qu’en trébuchant, je la percute. Elle pousse un cri et part vers l’arrière, basculant sur ces talons aiguilles insensés.
Mon réflexe est de la rattraper avant qu’elle ne s’étale sur la moquette. Mes bras jaillissent et je la ceinture à la taille, arc-bouté sur mes talons pour rétablir l’équilibre, avant de faire un autre pas en avant et de me rapprocher encore.
Quand j’ai exécuté la manœuvre, on a évité la catastrophe. Elle est toujours debout, je suis toujours debout, et dans mon dos, un abruti qui ne peut être que Jeff glousse un « Pardon M’sieur Dame ! » éraillé.
Je prends une autre bouffée de parfum à la verveine, parce que ce serait idiot de s’en priver. Les cheveux de Lily Brühler-Bloome sont doux et très certainement saturés de produits capillaires à cent cinquante euros la bouteille. Il n’y a pas un pète de graisse sur son abdomen, à part au niveau de la poitrine, et encore. Sous sa cage thoracique, un cœur affolé bat comme celui d’un oiseau. Je pourrais la casser en deux à la main.
Au lieu de ça je la repose, je fais deux pas en arrière, et pendant qu’elle reprend ses esprits, je me retourne pour engueuler ce balourd de Jeff.
— Tu pourrais faire attention, mon gros. T’es déjà bourré ou quoi ?
Jeff, mon meilleur copain à l’agence, est un producteur junior particulièrement maladroit. Il a perpétuellement l’air dans la lune, avec ses pantalons trop courts, ses gilets pleins de poches et sa coiffure à la dynamite. Mais il n’a pas son pareil pour débrouiller n’importe quelle situation à grands coups de système D. Ce type a la production dans la peau. Il trouve toujours la bonne combine. Et il adore faire la fête.
Jeff ricane quelque chose d’inintelligible, fait demi-tour et repart au pas de course dans les couloirs, pompette en effet, et à la fête de Noël de son taf. Je le regarde partir avec un sourire et en secouant la tête. Alors seulement je m’intéresse à la demoiselle que j’ai sauvée d’une mort certaine. C’est normal qu’elle ne m’ait pas encore remercié ?
Mais au lieu de me témoigner sa reconnaissance, elle commente avec un rictus :
— Quel abruti.
— Pas du tout. C’est un bon gars. Il a travaillé dur toute l’année et il a besoin de se défouler.
— Il ne devrait pas le faire dans un cadre professionnel, estime Miss Parfaite.
Hmm. Je pensais qu’il serait judicieux de faire ami-ami, au moins en apparence, mais là c’est vraiment difficile. Je lui demande :
— Tu es toujours aussi pète-sec ?
— Je ne suis pas assez patiente pour faire des risettes à tout le monde, si c’est ça ta question.
— Ce n’était pas vraiment une question.
— Ça tombe bien, je n’essayais pas vraiment de te répondre.
Gah. C’est impossible d’être mal embouchée à ce point. La vitesse à laquelle nos échanges partent dans le décor est proprement hallucinante. Si elle est comme ça avec tout le monde, Alfred va la dégager en moins de deux secondes. Il faut juste que j’arrive à lui faire voir à quel point cette fille est porte de prison.
— Tu as peur d’attraper des rides si tu souris, c’est ça ?
Elle incline la tête de côté.
— Attends, c’est toi qui ne souris jamais. Pourquoi ce serait à moi de distribuer des risettes ? C’est parce que je suis une meuf ? Il faudrait que je joue les jeunes filles effarouchées et soumises ?
Imaginer Brühler-Bloome en jeune fille effarouchée et soumise est à la fois très saugrenu et bizarrement émoustillant. Je secoue la tête en réprimant un frisson d’horreur.
— Pitié, non. Ça ne t’irait pas du tout.
Cette fois elle sourit, c’est très timide, juste une crispation extrêmement légère de la commissure. Un amusement sec. Mais ses yeux à la couleur indéfinissable brillent d’un éclat d’humour.
Le moment, cependant, est vite passé.
— Essaye pas de me coller aux basques, Pablo. Tu n’apprendras rien d’utile.
— Je n’en suis pas si sûr, m’entends-je déclarer. Je suis très observateur. On peut déduire une foule de choses rien qu’en t’observant.
Elle hausse un sourcil parfaitement épilé au-dessus d’une paupière parfaitement maquillée.
— Ah oui ?
— Tout à fait. Tu es une fifille à papa, et tu es née avec tous les avantages que cela peut offrir. Mais tu n’as jamais eu à te battre. Sous ton fin vernis de givre, il y a un petit cœur fragile qui bat, et je vais l’écraser sans difficulté.
Grands dieux, comment en sommes-nous arrivés là aussi vite ?
Son sourire s’approfondit, mais ce n’est pas un vrai sourire, c’est ce rictus qu’elle adresse à ses victimes avant d’attaquer.
— Quel fin psychologue, quel détective perspicace, raille-t-elle. Tu peux continuer à te fourvoyer sur mon compte, ça me convient très bien.
Ça va faire deux minutes que nous sommes là dans le couloir à échanger des piques et des petites brimades, et je n’en reviens pas de m’être laissé entraîner et même, accaparer, par une discussion aussi puérile. Il va peut-être que je fasse gaffe à cette fille si elle arrive à m’embarquer dans ce genre de passe d’armes sans intérêt. Je ferais mieux d’aller discuter avec quelqu’un d’autre.
Mais au lieu de ça, je remets une petite louche d’huile sur le feu.
— Tu ne voudrais pas demander à ton père qu’il t’offre un stage ailleurs ? Je suis sûr qu’il doit avoir plein de contacts un peu partout ?
L’expression de son visage m’indique qu’elle n’apprécie pas du tout l’insulte. C’était complètement gratuit de ma part, bien sûr. Je sais pertinemment que cette fille a du talent, un vrai talent, et que sous-entendre qu’elle fonctionne au piston est un coup bas injustifié.
Elle se mord la lèvre à nouveau et j’attends le moment où elle va me rappeler que ce ne sont pas mes parents, avec leur réseau, qui vont pouvoir me décrocher des stages alléchants dans ce monde ultra-fermé. Je me prépare à recevoir la riposte et c’est presque comme si j’en avais besoin pour me préparer à la bataille qui va suivre.
Mais rien ne vient.
Elle n’essaye même pas de se justifier. Elle se contente de tourner les talons, justifiant par là que j’ai vu juste, que le piston joue à plein tube dans sa carrière. Et c’est normal. Elle aurait tort de s’en priver, pas vrai ? Moi aussi, si mes parents étaient puissants, j’en jouerais à fond. Mais ce n’est pas le cas.
J’ai plus faim qu’elle, ça se voit. Ce job est pour moi.
CHAPITRE 3
LILY
La soirée de Noël se transforme en sortie dans un bar branché. Je ne sais même pas pourquoi j’accepte de me joindre au mouvement. Je suis moulue et j’ai envie d’appeler mon frère André pour m’assurer que notre mère ne lui a pas encore retourné la tête. Je me fais du souci pour lui.
Et pourtant, je me laisse entraîner. Peut-être que j’ai bu une coupe de trop, ou bien j’ai envie d’oublier un peu la réalité. Je ferais sans doute mieux de suivre mon propre conseil et d’éviter de me lâcher dans le cadre professionnel. Mais avant d’avoir eu le temps de dire ouf, je me retrouve un autre verre à la main, sur une petite piste de danse avec les étudiants de ma promo et les juniors du studio.
Jeff est complètement bourré maintenant et il tourne autour de toutes les filles de ma promo. Il est clair qu’il a l’intention de se taper une étudiante. Il essaye même de se frotter à moi pendant que je danse, mais je le fusille du regard et il s’éloigne en roulant des yeux exorbités. Ce mec a quelque chose qui ne me revient pas. Il fait le chien fou, le type sans cervelle, et par ailleurs c’est vrai qu’il travaille bien, mais la façon dont il regarde les filles quand il pense que personne ne le voit me met vraiment mal à l’aise.
Bizarrement Pablo est de la soirée aussi. Je l’aurais imaginé du style à aller se coucher avec les poules pour être performant le lendemain, mais non, il s’est laissé embarquer par Noémie sans même protester. Il ne faudrait pas lui demander de danser pour autant. Il se contente de siroter un verre en discutant avec les autres juniors et en jetant des coups d’œil sceptiques en direction des danseurs.
Je décide que je m’en fiche. Je m’accorde la soirée pour me défouler, parce que dès demain, je mettrai le paquet pour prouver à Alfred que je suis la recrue idéale. Je laisse la musique m’emporter jusqu’à oublier qui je suis, quel nom je porte, dans quel monde je vis et quel rang je suis censée tenir. J’oublie mes parents et leurs ambitions absurdes. Il n’y a plus que la musique, servie par un DJ qui sait absolument ce qu’il fait, et la nuit qui s’étend devant moi, l’anonymat de la piste de danse.
Après un certain temps passé à me défouler, j’ai besoin de faire une pause et de m’hydrater. Quand je m’éloigne de la piste de danse, Noémie danse avec Vincent. Quant à Verdana, elle a rejoint le petit groupe qui se tient dans un coin sombre et elle s’est rapprochée de Pablo. Ensemble, ils sont probablement occupés à bitcher sur tout ce qui bouge, et je fais partie du lot, sans aucun doute. Ça m’est égal.
Je prends la direction des toilettes, le cœur battant après avoir dansé et un sourire irrépressible aux lèvres. Me perdre dans la musique m’a fait du bien. Je danse encore en marchant, parcourant le couloir sombre en ondulant sur mes talons, l’esprit soudain plus léger.
Je n’ai pas le temps d’atteindre les toilettes que je suis rattrapée comme par une sorte de boulet de canon. C’est Jeff. Il est encore plus débraillé que d’habitude, complètement hilare, et vraiment bourré à présent. Il ne porte jamais de chemise au taf, uniquement des T-shirts qui se veulent arty et décalés, souvent des modèles collector évoquant des jeux vidéo vintage.
Il les assortit avec des pantalons étriqués et des chaussettes qui cherchent elles aussi à faire oublier leur laideur par les explosions de couleurs les plus criardes possibles. Je sais de source sûre que certaines des filles de ma promo le trouvent à leur goût et qu’elles sont justement sensibles à ce côté négligent que je le soupçonne de cultiver.
Je pousse la porte des toilettes des femmes et il entre à ma suite. Mon cœur donne un battement sourd mais je ne laisse pas glisser une seule seconde mon masque de reine des glaces.
— Jeff, les toilettes des hommes, c’est à côté.
Cet abruti ricane et dit :
— Ah bon ? Merde. J’ai mal lu les panneaux.
Il ne fait pas mine de sortir, cependant. Il jette un regard panoramique sur la pièce, comme s’il cherchait quelque chose, peut-être les urinoirs ? Puis il fournit ce commentaire éclairé :
— On m’avait toujours dit que c’était plus propre chez les filles, mais c’est faux. Vous êtes aussi dégueulasses que nous, pas vrai ? Vous êtes des truies aussi.
J’ignore la violence sous-jacente dans le ton de son jugement. C’est juste un mec bourré. Je me contente de répéter :
— C’est les toilettes des filles ici, il va falloir que tu sortes, Jeff, et que tu ailles à côté.
Mais au lieu d’obtempérer il affronte mon regard pourtant ultra glacial, et il fait un pas vers moi.
— Tu sais quoi, Lily ? Tu devrais te lâcher un peu. Ça te ferait du bien.
J’ignore la peur qui fait accélérer les battements de mon cœur. Ce type est un cave, il tient à peine debout, je suis aussi grande que lui, et c’est juste un gros lourd. Je soupire et je me dirige vers le w.c. en essayant de faire abstraction.
Le problème, c’est qu’il m’emboîte le pas. Il me suit ! Il m’oblige à me retourner une fois dans la cabine et à lui demander encore plus fermement :
— Tire-toi. Laisse-moi tranquille, Jeff.
Ce gros con est vraiment bourré pour m’embêter comme ça pendant la soirée de Noël de sa boîte. Il est débile, ou quoi ?
— Allez, viens. C’est la soirée de Noël. Tu ne vas pas faire ta bonne sœur ?
Je le fusille du regard pour oublier qu’il me fait franchement peur maintenant. Son haleine pue l’alcool, ses yeux sont vitreux. On n’est plus dans une situation professionnelle, on a basculé dans une autre dimension.
— Sors de là, pour la dernière fois, grondé-je entre mes mâchoires qui se crispent.
Je tente de le pousser dehors et il attrape mon poignet gauche et le serre, fort. Il fait un pas vers moi. Encore un pas et il sera dans les w.c. avec moi, et cette seule idée me rend malade.
Alors, je ne réfléchis pas vraiment. Avec ma main droite libre, j’attrape la porte ouverte et je la rabats le battant pour la fermer, bien qu’il soit dans le chemin.
Il se recule vivement.
— Hé ! Qu’est-ce qui te prend ?
L’attitude débonnaire a disparu et maintenant il est en colère.
— T’as failli m’envoyer la porte en plein dans la tronche ! se plaint-il, agressif. C’est quoi ton problème ?
— Mon problème, c’est que tu me lâches pas ! Laisse. Moi. Tranquille.
La porte de la cabine est entrouverte mais il tient toujours mon poignet, ce qui fait que mon bras gauche m’empêche de fermer la porte comme je souhaite ardemment le faire à présent.
Zut. Tant pis.
Je tire sur mon bras d’un coup sec, mais il me tient bien, il me serre de plus en plus fort, pour faire mal. La porte reste entre nous mais il la pousse et je me retrouve coincée contre le mur.
— Mais quel gros lourd !
C’est le moment, je crois, où je pète un câble. Je donne un coup brutal dans la porte et cette fois, vu qu’il est complètement saoul, ses réflexes le lâchent. Abruti par l’alcool, il ne réagit pas à temps. Il se mange la porte dans le nez et titube en arrière avec un cri aigu. Il doit lâcher mon bras et quand la porte s’ouvre à nouveau, je constate qu’il s’est pris le nez à deux mains.
Je n’attends pas d’en savoir plus avant de me tirer de là en courant. Je me glisse hors du w.c. puis, aussi vite que possible, je m’échappe vers le couloir, retrouvant avec un soulagement horrifié les boums-boums-boums de la salle. Mon cœur bat à toute allure et je ne m’arrête de courir que lorsque je retrouve le reste de mes collègues.
Je fonce droit vers Pablo et c’est lui que j’accuse aussitôt. Je me pique devant lui et je lui plante un index accusateur dans le sternum.
— Ton pote est dans les toilettes des dames, grondé-je.
Pablo n’a pas l’air de comprendre. Il a bu un peu lui aussi, c’est la première fois que je m’en rends compte. Un sourire incrédule et un peu goguenard accompagne son haussement de sourcils.
— Mon pote ?
Je décide de me montrer plus explicite, plus claire.
— Jeff. Il s’est « trompé » de toilettes. Tu devrais aller le chercher et le ramener chez lui avant qu’il fasse une bêtise et qu’il tombe sur une fille qui a moins de réflexes que moi.
Pablo semble percuter qu’il y a un problème. Il fronce ses sourcils sombres.
— Quoi ?
Le regard de Verdana saute de l’un à l’autre et elle tente de s’incruster dans la conversation.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien, dis-je. Je me tire. Amusez-vous bien.
Avant de partir, je m’adresse à Pablo à nouveau.
— Dis à ton pote que s’il recommence je lui péterai autre chose que le nez.
— Quoi ? répète-t-il. Attends. Lily.
Il essaye de me retenir par le poignet, mais comme il attrape exactement au même endroit où Jeff m’a agrippé un instant plus tôt, je crie :
— Lâche-moi !
J’ai eu un mouvement de recul et j’ai failli percuter quelqu’un qui arrivait juste derrière moi. Un homme. Grand. Je fais volte-face et c’est Timothy, le consultant. Il tient trois verres à deux mains, il rapportait une commande et il s’est détourné pour éviter le gros de la collision, mais il s’est quand même renversé la moitié d’un cocktail sur le costard.
— Désolée, grommelé-je, prenant la fuite.
Ça fait trop d’un coup, trop pour moi en tout cas. Je commence à trembler et j’ai besoin de sortir d’ici. Je pars au pas de course vers le vestiaire. Je pense que je vais craquer et je n’ai aucune envie que ça arrive ici.
— Attends. Lily.
Pablo est sur mes talons. Mais je suis partie et je préférerais me faire découper en rondelles que de rester ici une seule seconde de plus. J’ai repéré la sortie et je fonce en ligne droite, évitant les fêtards, les danseurs qui tentent de m’embarquer sur la piste de danse, ceux qui arrivent de l’entrée.
Enfin j’ai atteint le couloir et je vise la porte.
— Attends ! Lily !
C’est Pablo. Qu’est-ce qu’il fiche à me courir après au lieu d’aller s’occuper de son pote dont le nez pisse le sang dans les toilettes ? C’est débile, toute cette soirée est débile. Je ne me retourne même pas, je ne m’arrête même pas avant d’avoir atteint la porte, de l’avoir poussée. Je me prends une grande bouffée d’air hivernal qui gèle la sueur sur ma peau en une gangue glacée.
Je fais encore quelques pas avant de m’arrêter sur le trottoir. Alors seulement je prends conscience de ma respiration haletante et du rythme insensé des battements de mon cœur. Je pose une main sur ma poitrine et j’essaye de me calmer.
Tout va bien, Lily. C’est fini. Tout va bien. Respire. Tout est sous contrôle.
Mais tout n’est pas sous contrôle, Pablo m’a suivie sur le trottoir et maintenant il envahit mon espace personnel, il ne comprend pas que j’ai envie de partir, ou quoi ?
— Fous-moi la paix ! grondé-je à nouveau.
— Attends. Reviens à l’intérieur. Tu vas attraper froid. Qu’est-ce qui s’est passé ? Ralentis.
Mais il est trop près et j’étouffe à nouveau. Je fais un pas en arrière et il avance lui aussi dans ma direction, avant de se raviser et de me considérer soudain avec une expression de méfiance.
— Lily.
Il n’a pas pris son manteau non plus. Il porte toujours le costume qu’il a mis ce matin pour aller travailler, un costume plus habillé que ce que les types du studio portent au jour le jour. Il s’est sapé pour le pitch et ça lui va bien. Surtout, il faut bien l’avouer, après une journée mouvementée et fatigante puis un ou deux verres, et la chaleur de la boîte. Il a l’air d’un type qui vit en costard bien coupé, ce n’est pas du sur-mesure mais ça tombe très bien sur lui, probablement parce que M. Parfait est le portrait-robot du type pour qui les designers conçoivent des fringues. Il a eu un peu chaud, la peau de son visage brille et ses cheveux ondulés sont décoiffés. Tout ça met en relief ses traits dessinés, découpés, son nez très légèrement aquilin, ses pommettes très hautes, son menton volontaire et sa mâchoire carrée. Tout à coup une pensée me percute, venue de nulle part. Ce mec est le prototype même du jeune loup, talentueux, intelligent, ambitieux et parfait, qui débarque sans casserole et sans passé, et qui va tout rafler. Parce que c’est un mec, parce qu’il le mérite. Je peux mettre des pains dans le nez à tous les Jeff du monde, le vrai danger, c’est Pablo.
Il me surveille de ses yeux sombres et perçants, comme si j’étais une sorte d’animal sauvage qu’il faut adopter, un chat errant qui va le griffer s’il s’approche, et il a tout à fait raison. S’il fait un pas de plus ça va mal finir.
— Lily, répète-t-il, comme si ça allait m’apaiser d’entendre mon nom.
Je le fusille du regard à nouveau et ça semble le faire sourire. Fous-toi de moi, crétin.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? insiste-t-il.
— Je veux rentrer chez moi.
— Sans ton manteau ? Sans ton sac ? Ça ne me paraît pas être une très bonne idée. Reviens au moins les récupérer.
Mais je ne veux pas retourner à l’intérieur. Je campe sur mes positions. Une bouffée de vent de décembre s’engouffre sous ma jupe et me glace jusqu’aux tréfonds. Je tremble pour de vrai à présent, mais pas de froid.
Pablo soupire, lève les yeux au ciel et dans un geste fluide, il se débarrasse de sa veste de costard. Maintenant il est en chemise sur le trottoir du boulevard et il s’avance vers moi en me tendant sa veste ouverte. Un geste galant et pas bienvenu pour deux sous. Je ne veux pas qu’il approche, c’est le plus important. Je recule encore, mais j’arrive au bout du trottoir, et il y a des voitures garées.
— Ne fais pas l’idiote, dit Pablo. Tu vas choper la crève dans cette tenue.
Et lui, il ne va pas attraper froid, en chemise par ces températures qui flirtent avec le zéro ? Il insiste, il approche, avec des mouvements lents et continus, comme si j’étais un animal sauvage qui va s’enfuir au moindre bruit, au moindre geste brusque. Il est presque arrivé jusqu’à moi et je suis la première surprise de constater qu’il s’est débrouillé pour m’hypnotiser avec sa danse de chasseur de brousse.
Il va m’envelopper dans sa veste et j’ai un sursaut de panique. Il referme sur moi les deux pans du vêtement qui est fin, mais chaud, c’est de la laine de bonne qualité, et je prends conscience du froid piquant pour la première fois depuis que je suis sortie de la boîte. Pendant un bref instant il serre la veste autour de moi et une sensation ambiguë, troublante, de confort prend naissance au creux de mon estomac. La veste sent bon ce parfum qu’il porte et qui n’est pas complètement cheap, son after-shave pas totalement insupportable, et une autre odeur qui ne peut être que la sienne propre. Je suis la première choquée de constater que le cocktail n’est pas révoltant, qu’être emballée dans ce vêtement n’est pas affreux, et c’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Quelque chose au fond de moi craque et je crie :
— Mais bordel, je croyais t’avoir demandé de me FOUTRE LA PAIX !
Je me débats tout à coup, comme une forcenée. Au lieu de me laisser partir, il essaye de me ceinturer, et je redouble de furie.
— LÂCHE-MOI !!!
J’ai hurlé cette fois, d’une voix rauque, éraillée et qui s’est brisée. C’est toute la tension accumulée qui lui explose à la figure tandis que je me démène comme une bête prise au piège et qui préférerait s’arracher un membre que de rester prise dans ses crocs. Je vois rouge et je ne pense qu’à une chose, infliger le plus de dommages possible jusqu’à ce qu’on me laisse partir, à tout prix.
La porte du bar-boîte s’ouvre et Esther, la directrice associée du studio, jaillit à son tour sur le trottoir, une expression déterminée, féroce, sur son beau visage aux yeux bleus et aux cheveux gris coupés courts. J’aime bien Esther, elle a quelque chose de rassurant, mais ce soir il m’en faudrait plus pour me calmer alors je continue à me débattre et Pablo continue à essayer de me maîtriser, sans voir que ça aggrave encore le problème.
— Laisse-la, ordonne Esther, une fermeté d’airain dans la voix.
Son ton normalement mesuré a pris une raideur métallique et cette fois Pablo écoute. Il me lâche, et nous nous retrouvons tous les deux debout, côte à côte sur le trottoir, hors d’haleine. Nos poitrines se soulèvent en rythme ; c’est vraiment saisissant à quel point nous sommes synchrones.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? demande Esther.
Elle a toisé Pablo mais maintenant il est clair qu’elle s’adresse à moi.
— Aucune idée, répond-il pourtant à ma place.
Moi, ma bouche se ferme et s’ouvre comme celle d’un poisson stupide. Je ne sais pas comment résumer l’énorme succession de pétages de câble que je viens de vivre. Tout ce que je sais, c’est que je veux rentrer chez moi.
— Je veux prendre un taxi, dis-je. Je veux rentrer me coucher.
Esther me dévisage, préoccupée. Elle ne peut pas ignorer que quelque chose m’a traumatisée. Elle se tourne vers Pablo, accusatrice.
— Qu’est-ce qui se passe, Pablo ?
La température de sa voix a encore chuté de plusieurs degrés. Elle est impressionnante.
— J’en sais rien ! s’énerve Pablo en jetant les bras au ciel, l’air frustré. Elle ne veut pas me dire !
— Ce qu’il y a, sifflé-je alors, c’est que je t’ai dit de me LÂCHER. Plusieurs fois. Pourquoi est-ce que qu’aucun de vous ne peut comprendre ça ? Je veux rentrer chez moi.
Je vais prendre un taxi. J’en ai marre, je n’en peux plus. Je me défais de sa veste et je la lui rends.
— Tu peux reprendre ça, Ducon.
Je lui tends le vêtement de la main gauche et les regards d’Esther et de Pablo tombent tous deux sur mon poignet. Pablo frémit et les yeux bleus acier d’Esther s’arrondissent d’horreur.
Dans la lumière de l’éclairage public et des guirlandes de Noël, on voit que quelqu’un a serré mon poignet très fort. Il y a des traces, des traces de doigts d’un rouge qui vire déjà au marron. Je sais que c’est fou, mais j’ai la peau pâle et je marque très facilement.
— Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? demande Esther d’un ton d’airain.
J’échange un regard avec Pablo. On peut presque voir le blanc de ses yeux tellement il a l’air paniqué. Il se demande vraisemblablement si c’est lui qui m’a fait ça, tout à l’heure, s’il a serré plus fort qu’il ne pensait.
Je devrais les détromper tous les deux. Je devrais prendre le temps d’expliquer ce qui s’est vraiment passé. Le problème c’est que je n’en peux plus. J’en ai ma claque de cette soirée. Depuis la fin d’après-midi, les événements s’empilent, ajoutant à ma confusion, et tout ce que je veux maintenant, c’est vraiment rentrer chez moi, retrouver le calme de mon petit appartement et ne plus avoir à faire semblant de rien. À cet instant précis, même mon masque de reine des neiges impassible et inaccessible a du mal à rester en place.
Demain, peut-être, ce sera plus facile. Mais pour ce soir j’ai tout donné, je ne peux plus. Alors au lieu de faire de la pédagogie assommante, et de rétablir la paix dans les chaumières, je décide que je ne dois rien à Pablo. Il n’avait qu’à surveiller son pote le lourdingue. Au lieu de tout expliquer, de faire dégonfler la situation de crise, je marmonne :
— Rien du tout.
Et je les laisse se débrouiller. Ce sont de grandes personnes, tout ira bien pour eux. Je pivote vers le boulevard, et au même moment, les dieux soient loués, un taxi arrive à notre hauteur. Je le hèle en bondissant entre les véhicules garés, presque au péril de ma vie. Le taxi pile et baisse sa vitre.
J’espère qu’il prend les paiements par téléphone, mais je ne lui demanderai certainement pas sa confirmation. Je m’engouffre à l’arrière et je donne mon adresse. Je ne jette même pas un coup d’œil vers le trottoir. Je me recroqueville contre le siège en cuir.
— Vous pouvez monter le chauffage ?
Ça ne l’enchante pas, mais il le fait quand même.